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Le travail de Boris Vian a souvent été catégorisé comme étant par nature considérablement intertextuel, ponctué à la fois de références subtiles qui peuvent fondamentalement changer le sens d’une intrigue, et d’allusions bien plus explicites. En ce sens, un intertexte, voire une stratégie intertextuelle tout entière, peut détourner l’attention du lecteur vers un autre intertexte ou une autre stratégie intertextuelle[1]. L’oeuvre de Boris Vian est aussi un appareil textuel qui a longtemps été dominé par son paratexte, compris ici comme les informations biographiques, qu’elles soient réelles ou fabriquées, de la vie et de la légende de Vian. Dans cet article, j’entreprendrai de montrer comment, plutôt que d’être opposés, le paratexte et l’intertexte se trouvent inextricablement liés, au point d’être confondus. Dans ce contexte, les cas où l’intertexte couvre les traces du paratexte et vice-versa sont particulièrement intéressants.

Je m’intéresserai particulièrement à un aspect caché du dernier des romans signés Vernon Sullivan, plus précisément à un meurtre qui est passé sous silence, et à une solution alternative. En ce cas, remettre en perspective l’intertextualité d’Elles se rendent pas comptent (1950) en reviendrait à adopter la perspective de la critique policière développée par Pierre Bayard[2]. Lire ce roman dans le cadre précis de la critique policière, loin de l’enfermer dans le carcan générique, que ce soit sous la forme d’un roman policier ou celle d’une parodie du thriller américain, a l’effet inverse, à savoir celui de libérer la pleine littérarité du texte. Dans le présent article, je propose d’explorer la tension entre la littérature et le roman noir comme genre mineur, tension qui est partout présente dans les oeuvres de Bayard, lesquelles ont pour but de tester les limites de la critique. Mon objectif est d’exposer les stratégies de masquage et de démasquage qui sont en jeu dans Elles se rendent pas compte. J’évaluerai ce qui masque et ce qui est masqué, ce qui est derrière le masque et si les questions de l’originalité ou son contraire, la pseudo-auctorialité, sont les bonnes questions à poser lorsqu’on cherche à appréhender l’oeuvre de Vernon Sullivan.

Un des principes clés de la critique policière bayardienne est celui de la « vraie vie », autrement dit, l’existence réelle ou extra-textuelle des personnages littéraires. Pour trouver de nouvelles solutions aux crimes des classiques du roman policier, Bayard ne fait pas que relire ce qui est présent au lecteur dans l’espace transparent du texte, même s’il dit toujours très clairement qu’il ne triche pas et que ce qu’il voit dans le texte est à la disposition de tous ses lecteurs. Il voit plus loin que d’autres lecteurs, surtout, il refuse les limites textuelles que se fixent d’autres critiques en imaginant l’espace entre les lignes, ce qui permet non seulement au lecteur, mais aussi aux personnages de manoeuvrer dans le texte et, plus important encore, de transiter entre les textes. Dans sa poursuite de la vraie vie littéraire, Bayard perçoit autour des personnages un espace liminal qui prolonge les paramètres de la diégèse dans laquelle leur histoire est située et à laquelle ils sont associés. Ainsi exploite-t-il l’intentionnalité inhérente du texte, sa tendance à outrepasser les limites de son identité propre, de sorte que la textualité et l’intertextualité finissent par coïncider l’une avec l’autre[3] ; et puisque la vraie vie englobe l’espace qu’occupent le lecteur et l’auteur, la textualité finit aussi par empiéter sur l’espace que Gérard Genette a appelé le paratexte[4]. D’où l’intérêt que porte Bayard à des relectures de texte fondées sur des changements paratextuels fondamentaux. On peut penser à son essai Et si les oeuvres changeaient d’auteur ? dans lequel il avance que pour saisir l’importance de la critique de la société américaine offerte dans J’irai cracher sur vos tombes, il faut pousser à l’extrême la posture auctoriale de Vernon Sullivan et accepter qu’un tel livre n’a pu être écrit que par un romancier afro-américain et que son « vrai auteur » n’est donc pas celui qui a voulu passer pour son traducteur[5]. Chose paradoxale, cette lecture de Bayard nous paraît radicale précisément parce qu’elle prend au premier degré le péritexte et l’épitexte qui ont accompagné le roman lors de sa parution en 1946 ; c’est dire que Bayard accepte l’identité de Vernon Sullivan relatée par Boris Vian. De cette façon, Bayard défend ces paratextes auctorial et éditorial, qui ont été universellement discrédités depuis, face au paratexte plus large qu’est l’affaire Vernon Sullivan, c’est-à-dire l’histoire de la genèse, la réception du roman et le sort de son autre vrai auteur[6].

Bien que mon but ici ne soit pas d’arguer que Vernon Sullivan est le « vrai auteur » des quatre romans qui portent son nom, ou du moins avec lesquels il est associé, je veux me joindre, ne fût-ce que le temps d’une lecture et dans la mesure du possible – vu que mon expertise se situe plus naturellement dans l’analyse du texte proprement dit et non du paratexte – à des critiques de l’imposture auctoriale, tels Maxime Decout et Clara Sitbon[7]. À cette fin, je me permets de commencer par une des citations les plus célèbres, et sans doute l’une des plus rebattues, de Boris Vian : « On est toujours déguisé, alors autant se déguiser. De cette façon, on n’est plus déguisé[8]. »

Il est difficile à celui qui lit cette citation de ne pas penser à Elles se rendent pas compte, qui, parmi tous les romans de Sullivan et Vian, est celui que l’on associe au déguisement ; en effet, le travestissement est un motif clé du roman. Il importe peu que ce soit Boris Vian qui se déguise en Vernon Sullivan pour ne plus être déguisé, ou vice-versa, car dans les deux cas de figure on peut arguer que la réalité n’existe pas sous le masque mais plutôt en ce qu’on l’adopte. On peut également penser que le travestissement enlève le masque en laissant l’identité, qu’il s’agisse de celle de la « posture auctoriale » ou de celle de la « vraie vie », en suspens, prise dans un mouvement chiasmatique entre un devenir-Vernon Sullivan et un devenir-Boris Vian. Pourtant, au lieu de rester sur un plan purement paratextuel, je propose dans un premier temps d’estomper la ligne qui sépare, non pas Vian de Sullivan, mais le paratexte de l’intertexte. Pour ce faire, je me laisserai guider par Ross Chambers, selon qui

[l]a distinction qui est soigneusement établie entre l’« intertexte » et le « paratexte » se trouve être fondée […] sur le concept de l’auctorialité, et pour cette raison n’en est pas une, mais tout simplement une différence (déconstructible). Car, comme le veut la fonction même de l’intertextualité, signer un texte donné, et encore moins le publier, ne confère aucun droit de propriété exclusive du texte, lequel peut donner lieu à des commentaires critiques aussi divers et nombreux que les « sources » dont il s’inspire[9].

Considérons alors l’aspect le plus visible, le plus lisible du péritexte : le titre de l’oeuvre. Comme le remarquent Marc Lapprand, Christelle Gonzalo et François Roulmann, Boris Vian écrit Elles se rendent pas compte peu après avoir terminé sa traduction du roman policier Dames Don’t Care de Peter Cheyney, qui parut en Série Noire en 1949 sous le titre de Les Femmes s’en balancent[10]. Ainsi le titre Elles se rendent pas compte signale-t-il l’espace intertextuel reliant le roman à celui de Cheyney, non seulement en offrant une traduction alternative du titre de Dames Don’t Care, mais aussi, et encore comme le remarquent Lapprand et al., en citant une ligne de son texte[11]. Le rôle de Cheyney dans ce jeu de travestissement peut être considéré, suivant l’argument de Chambers, comme un signe de la différence déconstructible, du masquage qui oppose Vian à Sullivan. En revanche, il peut aussi être le signe de l’autodifférenciation, encore que ce ne soit qu’une autre façon d’exprimer cette même différence déconstructible. J’entends par cela que l’appropriation du texte de Cheyney, mise en scène dans cet espace liminal, et donc ouvertement transparent mais aussi suprêmement ambivalent, qui est celui du péritexte, peut aussi être interprétée comme le signe de la présence d’un autre intertexte qui n’est pas celle des Femmes s’en balancent de Peter Cheyney. En ce cas, il s’agit dans Elles se rendent pas compte du paratexte comme signe traître et signe de la traîtrise. Mais à quoi d’autre s’attendre de la part d’un texte dont le titre décrit un acte d’incompréhension, de non réalisation ?

Ici, la nature explicitement paratextuelle de l’intertextualité d’Elles se rendent pas compte, et vice-versa, est intimement liée à l’utilisation récurrente du motif du travestissement : le roman signale une relation intertextuelle évidente au roman de Cheyney sur sa couverture, célébrant de fait la traduction du titre de cet ouvrage, et, par extension, la traduction du roman par son auteur (véritable, ici Vian) pour la Série Noire, qui sert à compenser l’absence de la mention de Vian traducteur sur l’édition originale d’Elles se rendent pas compte. Ceci confirme l’idée de masquage, où le roman sera toujours autre chose qu’il ne paraît être. Avant d’aller plus loin, il pourrait être intéressant d’opérer un retour chronologique et de réfléchir à ces mécanismes dans J’irai cracher sur vos tombes, qui, comme nous l’avons observé précédemment, est beaucoup moins porté sur le travestissement. En effet, le premier roman signé Sullivan est bien plus centré sur l’idée du passage de la ligne de démarcation des races que sur celle du travestissement. Cependant, tout comme Elles se rendent pas compte, J’irai cracher sur vos tombes opère lui aussi un travestissement d’ordre textuel, dans la mesure où un élément clé de son intertextualité reste caché sous les mécanismes externes de son paratexte. Ainsi le roman annonce-t-il de façon intratextuelle et proleptique le travestissement qui se jouera dans Elles se rendent pas compte en opérant le même degré de métissage entre paratexte et intertexte.

L’appareil paratextuel de J’irai cracher sur vos tombes est dominé par la création d’un auteur, Vernon Sullivan, et de sa biographie fictive, ce qui fait de lui un hétéronyme à part entière[12]. En effet, Lapprand et al. viennent à se demander s’il est « possible – ou même souhaitable – de présenter J’irai cracher sur vos tombes à l’écart du scandale dont ce roman est auréolé[13] ». Cette question est d’autant plus pertinente que le paratexte du roman, y compris la préface révélatrice, veille à ce que les conditions scandaleuses de sa publication soient incorporées dans le texte lui-même[14]. En effet, au niveau du paratexte, la Préface joue le même rôle que la librairie au niveau du texte, à savoir celui d’un « sas entre les lieux principaux de l’action[15] ». Selon Lapprand et al., « [l]a force de persuasion de cette Préface […] tient au fait que Vian s’ingénie à détourner l’attention de ses lecteurs du problème de l’authenticité de Vernon Sullivan[16] ». Cette force repose sur la façon dont la Préface, ou péritexte, intègre dans la trame de l’histoire de Lee Anderson, ou promeut au niveau du texte, l’épitexte, ou contexte, qu’est le célèbre canular derrière la création du roman, en invoquant des sources intertextuelles : Henry Miller, James M. Cain et, plus important encore dans la perspective de notre analyse, James Hadley Chase. En effet, lorsque Jean d’Halluin sollicite Boris Vian pour sa réunion « franco-américaine », c’est pour commander un roman qui rivaliserait avec le « succès tapageur » de Pas d’orchidées pour Miss Blandish[17]. La Préface et sa collection d’influences sur-citées invoquent donc James Hadley Chase. Toutefois, Peter Cheyney, intertexte incontournable du titre d’Elles se rendent pas compte, n’est pas totalement absent non plus de J’irai cracher sur vos tombes : de la même manière que le « sas » de la Préface ouvre le texte proprement dit, les conditions qui entourent l’arrivée de Lee Anderson à la librairie de Buckton sont explicitées en des termes qui font écho, non pas à Pas d’orchidées pour Miss Blandish, mais à un autre bestseller de la Série Noire. En effet, la justification de la présence de Lee à Buckton est double : d’abord, Tom, le frère de Lee, a des connaissances dans l’élite blanche, ce qui explique la lettre qui lui permettra d’obtenir son emploi chez Hansen. Ensuite, il y a « l’histoire du gosse », lynché par le père et le frère d’une jeune avec laquelle il aurait eu une liaison. Les critiques ont souvent considéré le gosse comme l’autre frère de Lee[18]. Cependant, ce fait n’est jamais explicitement mentionné dans le texte. De plus, le gosse ne saurait être séparé de son « histoire ». Bien que cette histoire soit dominée par des questions raciales et sexuelles, dans la mesure où elle a un rapport à des éléments qui sont extérieurs à la diégèse de J’irai cracher sur vos tombes, c’est aussi une histoire intertextuelle, où le gosse passe, par le biais des intertextes, une ligne de démarcation : non celle de la race, mais celle du genre. L’anonymat du gosse rappelle le titre énigmatique que Marcel Duhamel donnera au roman de Peter Cheyney, La Môme vert-de-gris, qui, en 1945, est le premier bestseller de la Série Noire. L’histoire de ce roman est celle d’une traduction radicale de Marcel Duhamel, destinée à capturer l’aura de la France d’après-guerre, tout récemment libérée des souris grises de la Wehrmacht, d’où l’étrange coloris de la môme. Déguisé par Duhamel, le roman de Cheyney met en scène le passage de la ligne – ennemie cette fois – de la môme et offre ainsi aux lecteurs de 1945 une histoire de résistance française qui permet aussi de résister à l’hégémonie culturelle américaine, y compris celle de ses romans noirs[19].

Si l’on remplace l’influence intertextuelle de Chase par celle de Cheyney, la première phrase de J’irai cracher sur vos tombes, « Personne ne me connaissait à Buckton », se réfère au dilemme de Boris Vian plutôt qu’à celui de son alter-ego américain. En ce sens, une autre ligne est franchie, cette fois-ci entre Buckton et Paris. « L’histoire du gosse » est alors celle de la genèse de La Noire française, et le paratexte de J’irai cracher sur vos tombes comprend non seulement l’histoire de l’imitation scandaleuse par Vian d’un romancier noir américain, mais aussi et surtout l’appropriation tout aussi scandaleuse par Duhamel du roman noir américain. En d’autres termes, il s’agit de l’histoire du véritable roman noir à la française sous couvert d’une fausse américanité, plutôt que celle de la traduction française d’une américanité authentique. Dans la perspective de la présente analyse d’Elles se rendent pas compte, « l’histoire du gosse » suggère une interaction constante du paratexte et de l’intertexte, qui simultanément renforce et conteste l’importance de l’affaire Sullivan. Essentiellement, cela suggère que le paratexte et l’intertexte sont l’un au service du déguisement de l’autre. Comme nous le fait remarquer Chambers, la différence entre l’intertexte et le paratexte dépend du concept de l’auctorialité, et c’est justement ce concept qui est remis en cause par la création de Sullivan par Vian et l’appropriation du roman de Cheyney par Duhamel.

Il appert que la différence déconstructible, telle que la conçoit Chambers dans le cadre de l’intertexte et du paratexte, est aussi manifeste qu’inexistante : si l’un décrit un mouvement et une cohabitation partielle entre deux textes et que l’autre souligne l’extériorité du texte pour mieux démontrer sa perméabilité, les deux affichent une seule et fondamentale autodifférenciation du texte. Dans le reste de la présente analyse, je veux me focaliser sur l’interaction entre les fonctions paratextuelle et intertextuelle dans Elles se rendent pas compte pour voir si certaines différences fondamentales ne sont en fin de compte que des différences déconstructibles.

Revenons d’abord sur l’allusion dans le titre au roman de Cheyney, Dames Don’t Care. Plus qu’un simple titre, « elles se rendent pas compte » est une des expressions préférées de Francis, protagoniste d’Elles se rendent pas compte, qui commente continuellement l’incapacité des êtres humains à voir au-delà des apparences, ce qui, dans le cadre d’une histoire de travestissement, constitue une référence autoréflexive, c’est-à-dire un signe dans le texte qui renvoie à la couverture portée par le texte. D’ailleurs, Francis répète cette expression pour la dernière fois dans la dernière ligne du texte[20], ce qui boucle la boucle, pour ainsi dire, et enferme le texte. Or, même si l’élément paratextuel qu’est le titre est repris dans le corps du texte, si bien qu’il semble assumer un rôle intertextuel, son ambivalence invite le lecteur à « se rendre compte » en ne tenant pas compte de la trace laissée par le roman de Cheyney. Pour reprendre un terme de Michel Riffaterre, il s’agit ici d’une référence paratextuelle déguisée comme « intertexte obligatoire »[21].

La nature de l’intertexte, telle que l’entend Riffaterre, est de se révéler de manière codée, ou de se révéler tout en se cachant. La trace de l’intertexte crée chez le lecteur l’impression que ce qui est présent dans le texte masque une absence. Riffaterre nomme la marque que laisse l’intertexte dans le texte une agrammaticalité[22]. À la différence du paratexte, qui s’explique par son contexte, un intertexte se révèle au lecteur quand il se passe quelque chose dans le texte que le contexte immédiat n’explique pas. Pour comprendre un texte face à une agrammaticalité textuelle, le lecteur doit importer un autre contexte, qu’il cherche dans l’intertexte. L’intertexte que je veux démasquer ici est caché dans la même mesure que le paratexte, lui, est mis en scène. Autrement dit, la mise en scène du titre de Cheyney dans Elles se rendent pas compte, qui par sa position liminale peut difficilement se cacher, sert à détourner l’attention du lecteur de l’intertexte. Dans le cas spécifique d’Elles se rendent pas compte, une agrammaticalité intertextuelle risque de se confondre avec d’autres éléments typiques du roman policier qui ont une fonction similaire : on peut penser à des indices ou bien à des fausses pistes. Par conséquent, l’intertexte dans ce roman est d’autant mieux caché.

À titre de comparaison, relisons la première ligne du roman qui, par sa place et par sa fonction, semble appartenir au paratexte : « D’abord, ça devrait être interdit, les bals costumés[23]. » Cette ligne attire l’attention du lecteur d’abord parce qu’elle occupe l’espace liminal et privilégié où le texte hésite entre le péritexte et la diégèse proprement dite ; deuxièmement, elle profite de cet espace liminal pour commenter le contexte de la publication du livre dont elle est la première ligne, car le roman est surtout une histoire de travestissement, et donc un bal costumé, et en tant que roman signé Vernon Sullivan, sa parution ne peut que rappeler, voire défier, l’interdiction de son célèbre prédécesseur J’irai cracher sur vos tombes[24].

Le passage suivant, en revanche, contient une agrammaticalité d’ordre intertextuel : pour pouvoir suivre sa trace et saisir son contexte, le lecteur doit avoir le bagage culturel nécessaire :

  • [Ritchie :] […] Il y a un Chinetoque avec un poignard dans les tripes au beau milieu de ta chambre. Faut que je te remercie de la surprise.

  • [Francis :] Comment t’es entré ? je dis.

  • [Ritchie :] La porte est ouverte, il répond. Tout est sens dessus dessous, un vrai bordel.

  • [Francis :] C’est Wu Chang, je lui explique[25].

L’intrigue d’Elles se rendent pas compte est à plusieurs égards « un vrai bordel », si bien que cette scène n’est pas sans rappeler l’autoréflexivité du paratexte. Toutefois, malgré la démesure du roman, l’agrammaticalité, le fait que quelque chose ici est « sens dessus dessous », saute aux yeux du lecteur. En effet, tous les indices mènent à un intertexte obligatoire, à condition que le lecteur ait lu Douze Chinetoques et une souris.

À la différence du titre qui renvoie au roman de Peter Cheyney que Boris Vian connaît intimement au moment de la parution d’Elles se rendent pas compte pour l’avoir traduit, cette référence à Douze Chinetoques et une souris doit son importance au fait que celui-ci n’est pas un roman de Cheyney, mais de James Hadley Chase. Dans ce roman, la question « pourquoi douze Chinetoques ? » est posée au début de l’histoire et la réponse, qui se fait attendre, est relativement banale : il s’agit de la taille des lots d’esclaves livrés sur la côte américaine par une bande de truands. Cependant, un Chinetoque, du nom de Chang, a une importance particulière dans l’intrigue. Comme c’est le cas du Wu Chang d’Elles se rendent pas compte, la présence inexplicable du corps de ce Chang dans une pièce donne le signal de départ à l’enquête ; en effet, dans les deux romans il est difficile de savoir quand et comment le Chinois est entré dans la pièce en question[26]. Le détective Dave Fenner, qui est devenu célèbre des deux côtés de l’Atlantique à la suite du kidnapping de Miss Blandish, quitte son bureau discrètement pour découvrir l’identité d’une personne qui siffle dans le couloir. N’y trouvant personne, il regagne son bureau où apparaît, comme par magie, un corps : « C’était bien un Chinois. On lui avait tranché la gorge d’une oreille à l’autre[27]. »

Si l’état de la chambre de Francis, qui est « sens dessus dessous », signale bien une agrammaticalité, et donc l’absence-présence d’un intertexte, il suggère aussi une inversion. Comme nous l’avons vu, redonner de la grammaticalité au texte, au sens où Riffaterre l’entend, veut dire comprendre son plein sens, d’où l’idée de l’intertexte obligatoire. Bien que cette notion de sens unique ressemble curieusement à l’idée d’une transparence du texte, qui serait opposée à l’intertextualité décrite par Chambers, elle est aussi très similaire à la « vérité » des relectures de Bayard. Je propose donc de combiner ici la poursuite de la trace de l’intertexte et la justice bayardienne, selon laquelle un crime littéraire est à résoudre et un criminel à punir[28], en faisant une lecture « sens dessus dessous » du cas de Wu Chang à partir de l’enquête de Douze Chinetoques et une souris. C’est en cela que l’intertexte renvoie ici à une lecture plus révélatrice parce que mieux déguisée que celle suggérée par le paratexte : pour découvrir la vérité, il s’agit de relire à l’envers le texte d’Elles se rendent pas compte en substituant aux déductions de Francis celles de Dave Fenner. Or, alors que les propos de Ritchie cités ci-dessus laissent comprendre que le Chinetoque dans la chambre de Francis serait mort, Ritchie explique par la suite que, malgré ses blessures, Wu Chang est en fait toujours vivant. En revanche, le Chinetoque que trouve Fenner est, lui, bel et bien mort. L’agrammaticalité de la présence dans la chambre d’un Chinetoque d’un nom très similaire à celui du cadavre de Chase est telle que le lecteur d’Elles se rendent pas compte ne peut que douter de la véracité, ou de l’intégrité, des propos de Ritchie. Autrement dit, ce dernier ne dit pas tout. Par l’intermédiaire de l’intertexte interposé, le lecteur soupçonne la présence dans la chambre de Francis de ce qu’il ne lui est pas donné de voir de ses propres yeux, à savoir un cadavre. En un mot, une relecture intertextuelle et bayardienne suggère que Wu Chang aurait été effectivement assassiné[29].

Comme Lapprand et al. le constatent, le titre d’Elles se rendent pas compte contient, lui aussi, une inversion, ainsi qu’un appel direct au lecteur :

Au-delà de l’analyse de ce roman et du lien que son titre offre avec l’adaptation française de Dames Don’t Care, une seconde lecture laisse entrevoir une sorte de pied de nez de Vian. Elles se rendent pas compte, ce pouvait être « Ils se rendent pas compte » : le monde littéraire qui ne daigne plus lire ses oeuvres, Gallimard pour qui il effectue des traductions mais qui rejette les textes signés de sa propre plume, et enfin les lecteurs, qui persistent à préférer les romans noirs de Sullivan[30].

Notre lecture intertextuelle corrobore cette analyse à une inversion près : le dernier des romans signés Sullivan a beau donner à lire un roman noir, et même un vrai roman de la Série Noire, son intrigue reste « sens dessus dessous ». Le lecteur ne peut surtout pas se permettre un plaisir passif en le lisant ; il faut, au contraire, qu’il se rende compte et qu’il le relise, qu’il le lise à l’envers. Ainsi, en renvoyant le lecteur à Peter Cheyney, le titre exige-t-il de la part du lecteur une lecture double et paradoxale : en relisant Elles se rendent pas compte par le biais de son intertexte, il lit en parallèle un roman noir non pas de Cheyney mais de James Hadley Chase.

Si complexe ce jeu de paratextualité et d’intertextualité soit-il, il semble que Boris Vian auteur d’Elles se rendent pas compte fasse néanmoins le jeu des critiques selon lesquels les romans signés Vernon Sullivan seraient des oeuvres dérivées par rapport aux vrais romans noirs américains, et surtout ceux de la Série Noire. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que même si Bayard propose une nouvelle vérité transparente à la place de celle de l’auteur, et Riffaterre une lecture dont la grammaticalité s’appuie sur un seul intertexte obligatoire, les deux approches reposent sur la pluralité fondamentale du texte. L’intertextualité ainsi que la critique policière ouvrent le texte et suivent les traces de son intentionnalité. La seule différence qui m’intéresse à mon tour alors n’est pas celle qui oppose les romans noirs de Sullivan à de vrais romans noirs, des traductions ou des parodies à des originaux, ni même les romans signés Sullivan à ceux signés Vian ; c’est plutôt la différence déconstructible, qui analyse la façon dont un roman de Sullivan s’oppose à lui-même. Si en allant vers un texte de James Hadley Chase, un texte de Vernon Sullivan atteint un degré plus élevé d’originalité, ce n’est pas parce que Sullivan devient un roman noir américain, mais parce que son originalité est une fonction de cette mobilité. Autrement dit, pour reprendre une expression employée par Barbara Johnson pour expliquer la différenciation textuelle dans le schéma de Barthes, « la différence critique n’est pas celle qui fait qu’un texte diffère d’un autre texte, mais celle qui fait qu’un texte diffère de lui-même[31] ».

Il est intéressant de se rappeler que les oeuvres dérivées qu’a écrites Sullivan dérivent de romans noirs originaux qui leur sont contemporains : J’irai cracher sur vos tombes est publié en 1946, l’année où Pas d’orchidées pour Miss Blandish paraît en Série Noire ; Elles se rendent pas compte est publié en 1950, sur les talons du roman indiqué par son paratexte, Les Femmes s’en balancent, qui paraît en Série Noire en 1949, et de celui qui est son intertexte, Douze Chinetoques et une souris, qui, lui, sort une année plus tôt, en 1948. Manifestement, Vian serait bien plus qu’un lecteur assidu de la Série Noire ; en effet, il devait faire partie des collaborateurs de Marcel Duhamel. Et par ailleurs, ce cercle de Duhamel, où circulent les romans dont les traductions allaient devenir des classiques de La Noire française, n’est pas qu’un bal costumé, un endroit où Boris Vian mettrait un masque pour devenir autre ; il est aussi un endroit où les frontières entre La Noire et la Blanche s’estompent. En effet, comme nous allons le voir en guise de conclusion, ce qui fait qu’un roman passe pour un roman noir peut aussi cacher d’autres aspects qui relèvent de la littérature proprement dite.

Comme nous l’avons vu, un des casse-têtes de Douze Chinetoques et une souris est de savoir comment le corps de Chang arrive dans le bureau de Fenner. Le lecteur suppose qu’au moment où Fenner quitte son bureau par la porte arrière, attiré dans le couloir par le bruit d’une personne qui sifflote, une autre personne, qui porte le corps, entre par la porte d’entrée[32]. Que ce scénario soit plausible ou non, la présence miraculeuse du corps dans le bureau sert de fétiche, nous faisant oublier l’inexistence inexplicable de cet autre corps, à savoir celui de la personne qui sifflotait : « Comme il [Fenner] tournait sans bruit la poignée de la porte et commençait à l’entrouvrir, le sifflotement s’interrompit brusquement. Il sortit dans le couloir et regarda. Personne[33]. » Ainsi le corps du Chinois dans le bureau de Fenner en refoule-t-il partiellement un autre que l’on ne voit pas, alors que dans Elles se rendent pas compte la présence intertextuelle, ou l’absence-présence, de ce même Chinois permet de rendre visible, entre les lignes, le corps de Wu Chang, dont la présence textuelle et donc réelle dépend autrement des seuls propos de Ritchie. Chose encore plus intéressante, le refoulement partiel qu’incarne le Chinois dans le bureau de Fenner fait oublier l’air que la personne inexistante sifflotait dans le couloir : « Qu’est-ce que c’était, cet air-là ? Il écouta. Puis, machinalement, il se mit à fredonner tout bas, en même temps que le siffleur, les accents nostalgiques de Chloe[34]. »

La présence de Chloe dans ce roman de James Hadley Chase est sans doute l’aspect le plus étonnant de l’agrammaticalité du corps absent-présent de Wu Chang. La trace de l’intertexte mène le lecteur à un point d’origine commun au dernier des romans signés Sullivan et au plus célèbre des romans signés Vian. Il est curieux de constater qu’en 1940, l’année où Twelves Chinks and a Woman fut publié en version originale (par Jarrolds, maison d’édition basée à Londres), cet air avait déjà des accents nostalgiques, car c’est en 1940 aussi que Duke Ellington enregistre la version de Chloe qui est maintenant connue de tous[35]. La première version de Chlo-e (Song of the Swamp), enregistrée par Charles N. Daniels, avec des paroles de Gus Kahn, date de 1927. Cette chanson est devenue une trace, un air dont les paroles se sont peu à peu effacées. En 1950, lors de la publication d’Elles se rendent pas compte, Chloe devait avoir des accents d’autant plus nostalgiques pour Boris Vian. Non pas que beaucoup de temps se soit écoulé depuis la parution en 1947 de L’Écume des jours, mais le contexte de l’auteur était déjà passablement différent. Et pourtant, malgré les changements de contexte, les deux postures auctoriales de Boris Vian et Vernon Sullivan se rejoignent au seuil du bureau de Dave Fenner, celui-là dehors, sifflotant, invisible dans le couloir et celui-ci dedans, corps étranger, mort au coeur d’une enquête[36].

Cette hésitation au seuil du bureau de Fenner nous ramène à cette distinction – qui n’en est pas une – entre le paratexte et l’intertexte. Dans le cas d’Elles se rendent pas compte, les deux renvoient à la Série Noire. Peter Cheyney et James Hadley Chase étaient bien entendu des auteurs différents, mais, comme Vian le fit remarquer lui-même en 1945 dans une critique cinglante des traductions de Marcel Duhamel[37], cette différence authentique, qui permet de les distinguer l’un de l’autre, est effacée lors de leur parution chez Gallimard. D’ailleurs, Cheyney et Chase, comme Sullivan, ne faisaient que passer pour des auteurs américains ; tous les deux étaient britanniques. Il est sans doute à peine exagéré de dire qu’à ce moment de la Série Noire, période dominée par des traductions de ces deux auteurs vedettes, le roman noir américain était un grand « bal costumé ». Et quant à l’originalité de Boris Vian, au moment où Colin demandait à Chloé si elle était « arrangée par Duke Ellington »[38] elle était déjà la trace d’une chanson enregistrée vingt ans auparavant par un compositeur américain qui lui-même avait de nombreux pseudonymes, dont les très français Jules Lemare, L’Albert et Paul Bertrand ; et avant d’incarner l’inspiration littéraire de Boris Vian elle avait déjà traîné dans des couloirs du roman noir.

Quelles que soient les différences qui distinguent un roman de Vian d’un roman de Sullivan, on peut se demander si la description de Ross Chambers de deux expressions de la textualité qui se rejoignent dans la différence ne saisit pas une interconnexion entre ces deux postures. Pour paraphraser Chambers une toute dernière fois, la distinction entre Boris Vian et Vernon Sullivan se trouve être fondée sur le concept de l’auctorialité, et pour cette raison, n’en est pas une, mais tout simplement une différence déconstructible. Et cette différence, comme celle établie entre l’intertexte et le paratexte, a donné lieu à bien des commentaires critiques aussi divers et nombreux que les sources dont leurs textes s’inspirent.