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De nombreux dispositifs d’enseignement et d’apprentissage dans les différentes disciplines scolaires, que ce soit le cercle littéraire en français ou la communauté de recherche philosophique en éthique et culture religieuse, visent le développement de l’esprit critique en favorisant la mise à distance de l’interprétation d’une oeuvre littéraire (Sauvaire, 2013) ou en invitant les élèves à penser par eux-mêmes (Sasseville, 2009). Trop souvent présenté dans sa formule doxique, l’esprit critique serait cette mise à distance des préjugés et des idées reçues de la collectivité desquels le sujet doit s’extirper, le réduisant ainsi au statut de fausse conscience. Nous croyons que cette définition restreint quelque peu notre compréhension des discours idéologiques. C’est pourquoi nous souhaitons, dans le cadre de cet article, enrichir la réflexion sur l’esprit critique en éducation en nous référant aux réflexions du sociologue québécois Fernand Dumont (1974) et du philosophe français Olivier Reboul (1980) sur les idéologies[1].

Origine et définition de la notion d’idéologies

Reboul soutient que le terme « idéologies » a été popularisé par le philosophe Destutt de Tracy en 1796 et renvoyait à la « faculté scientifique de penser » (Reboul, 1980, p. 17). Il poursuit en expliquant que Napoléon Bonaparte a été le premier à donner au terme sa connotation négative lorsqu’il critiquait les philosophes qui travaillaient sur l’idéologie. Bonaparte, selon Reboul, les présentait comme de vulgaires idéalistes ignorant les problèmes concrets. Dans le même ordre d’idées, Reboul (1980) révèle que Karl Marx a défini l’idéologie comme une sorte de sublimation des rapports matériels de domination. Sa définition est encore d’actualité. Dans un numéro des Cahiers Fernand Dumont, une revue consacrée à la pensée de Dumont dans laquelle il aborde le concept marxien de l’idéologie, Goyette soutient que les idéologies ne sont plus que des « phénomènes de fausse conscience qui inspirent la méfiance et le doute » (Goyette, 2014, p. 10). Cette conception de l’idéologie rejoint en partie celle de Michel Foucault tel que Bourque et Duchastel (2014) la présentent, puisqu’elle s’inscrit dans le courant postmarxiste de la critique de la modernité. Pour Foucault (1976), étant donné que les grands systèmes d’organisation idéologiques ne règnent plus, le monde est avant tout une constitution langagière. Le rôle du sujet est de se délivrer par le langage des structures langagières qui pèsent sur lui.

Même si nous ne nous positionnons pas en rupture avec les réflexions de Foucault (1976) ou de Marx et Engels (1968), nous croyons que les idéologies ne sont pas que des structures abstraites qui précèdent le sujet. Pour Dumont, le sujet idéologique sait qu’il construit une unité de sa culture plutôt que d’en recevoir une cohérence (Dumont, 1974, p. 65). Nous croyons, à l’instar de Dumont, que les idéologies permettent, de manière implicite ou explicite, de donner du sens aux actions. Fabre soutient, en présentant la pensée du sociologue québécois, que « la fabrication des idéologies est le fait, non pas d’un deus ex machina, plutôt malveillant, mais des individus eux-mêmes, lesquels trouvent là une justification à leur existence et lui confèrent une stabilité légitime » (Fabre, 2014, p. 6). Pour Dumont, les idéologies sont nécessaires au maintien du tissu social, conception qui se positionne quelque peu à l’encontre de celle de Marx, puisqu’elle redonne à l’individu un certain contrôle sur ses choix idéologiques. L’enjeu de l’idéologie n’est pas uniquement de dire le monde, mais d’agir sur celui-ci (Gagnon, 2014, p. 63). Comme nous l’avons mentionné précédemment, les idéologies constituent donc les « valeurs en action » et sous-entendent l’idée d’une confrontation entre celles-ci.

Reboul a aussi abordé les idéologies à travers leurs manifestations dans le discours. Pour le philosophe français, les idéologies, nécessairement collectives, permettent de reconnaitre qu’un discours se situe dans une époque et un milieu qui aura de l’influence sur la pensée. Sa définition diffère quelque peu de celle de Dumont, en ce sens que les idéologies ne sont pas le propre des individus, même s’ils croient trouver en elles leur vérité et leur identité : « chacune a réponse à tout et délivre l’individu de la charge de penser par lui-même » (Reboul, 1980, p. 13). Le sujet est donc davantage assujetti aux idéologies, car elles donnent l’illusion de penser par soi-même, alors qu’il n’en est rien. Reboul a identifié cinq traits de l’idéologie : elle est partisane, collective, dissimulatrice, rationnelle et au service d’un pouvoir au sein d’une collectivité donnée. Ainsi, pour Reboul, l’idéologie est la justification plus ou moins rationnelle d’un pouvoir, même s’il ne condamne pas cette volonté de pouvoir en soutenant même qu’elle apparait nécessaire à un certain ordre civilisateur. L’idéologie est donc acceptable dans la mesure où le service du pouvoir n’entraine pas un asservissement du pouvoir (Reboul, 1980, p. 21). Lier la notion d’idéologie au concept de pouvoir sous-entend nécessairement l’idée de lutte, c’est pourquoi toute idéologie est conflictuelle ou, pour paraphraser Dumont, représente « la société en polémique » (Dumont, 1974, p. 6). Cependant, nuance Reboul, les idéologies se prétendent critiques et rationnelles et, ce faisant, camouflent leur désir de pouvoir. C’est pourquoi elles se dissimulent sous le bon sens, l’évidence, la morale et les faits (Reboul, 1980, p. 23). Bref, bien que Reboul admette la nécessité civilisatrice de l’idéologie pour une collectivité à une époque donnée, il n’en demeure pas moins critique à l’égard d’un système de pensée qui peut inhiber la subjectivité en présentant comme une évidence une situation issue d’une lutte de pouvoir.

Dans un contexte d’interprétation d’une oeuvre littéraire, nous croyons que la réception de discours interprétatifs ne dépend pas uniquement du critère de la compréhension, mais aussi du bagage culturel des sujets lecteurs.

Les idéologies présentes dans l’interprétation d’une oeuvre littéraire : exemple de la classe de français

Si Reboul perçoit l’idéologie en fonction des luttes de pouvoir inhérentes à la vie sociale, nous croyons qu’une discussion sur l’interprétation d’un texte qui mobilise un contenu axiologique peut aussi donner lieu à des luttes de nature idéologique. Le discours peut certes permettre l’ouverture, mais peut mener à un retranchement idéologique et, donc, à un renforcement ou à un abandon de certaines interprétations. Bref, la notion d’idéologies dans le contexte de l’interprétation d’une oeuvre littéraire rappelle que la lecture subjective et le partage des interprétations ne se déroulent pas en vase clos. Chaque sujet, avec ses diverses expériences et appartenances, module son interprétation selon ses valeurs. Ces valeurs restent toutefois souvent tributaires d’idéologies qui les transcendent. Autrement dit, les idéologies, comme le montrent Dumont et Reboul, ne se conçoivent que comme des actions ancrées dans une historicité non dénuées d’une certaine volonté de pouvoir. Il est donc possible que les idéologies puissent en quelque sorte réguler l’interprétation, autant subjective qu’intersubjective.

Ces réflexions sur la notion d’idéologie proposées par Dumont et Reboul nous permettent de nous intéresser aux structures de pouvoir, sans paradoxalement nous cantonner dans une conception déterministe du sujet. Il semble difficile de déterminer la nature des opinions soi-disant dominantes, ce qui pourrait mener à des définitions essentialistes des discours doxiques par lesquels, pour reprendre les mots d’Aron, l’idéologie s’assimile à « l’idée de mon adversaire » (Aron, 1936, p. 4).