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Penser l’Amérique : de l’observation à l’inscription est un ouvrage collectif en histoire atlantique et politico-culturelle, analysant comment le discours d’observateurs européens sur la colonie française d’Amérique est structuré dans sa mise en écrit, puis transmis, conservé, interprété et réécrit en Europe, entre le milieu du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle. Composé de neuf articles, l’ouvrage est dirigé par les professeurs Nathalie Vuillemin (Université de Neuchâtel), spécialiste en littérature française moderne et en histoire des récits de voyages scientifiques en Amérique du Sud au XVIIIe-XIXe siècle, et Thomas Wien (Université de Montréal), historien de la Nouvelle-France et du monde atlantique français. En phase avec les études actuelles qui déconstruisent les discours, l’ouvrage propose une nouvelle approche de leur analyse dans le cadre de l’impérialisme français. Les articles cherchent à comprendre comment les savoirs américains (expériences des colonisateurs et collecte des caractéristiques géographiques et scientifiques du territoire) sont perçus par les auteurs européens selon des conceptions et des valeurs qui leur sont propres et ensuite transcrits dans un langage susceptible de trouver écho auprès du public européen. Étudié à partir de documents envoyés et diffusés en Europe, ce sujet est traité à travers deux approches : les manifestations de résistance à l’inscription par des observateurs européens de l’Amérique (présence de préjugés et absence de compréhension et d’intégration de la pensée amérindienne…) et les modifications (suppression de données, réécriture, critique, formatage…) apportées en Europe sur certains discours touchant la question américaine. Trois types de sources sont utilisées : les ouvrages religieux, les documents diplomatiques et les traités scientifiques. Celles-ci offrent un portrait relativement exhaustif de la production littéraire de l’époque qui traverse l’Atlantique. Le plan thématique de l’ouvrage reprend d’ailleurs cette division tripartite.

La première section de l’ouvrage s’ouvre sur la manière dont les écrits religieux sont remodelés afin de mettre en scène les martyrs pour donner un sens commun et européen aux récits. Adrien Paschoud analyse le martyrologue du jésuite Matthias Tanner (1675, Prague), oeuvre rassemblant des biographies de missionnaires-martyrs, et montre comment les récits sur les martyrs canadiens sont transformés par un processus de réécriture et d’association avec des illustrations édifiantes pour se conformer aux normes codifiées du genre apologétique. Muriel Clair, pour sa part, s’intéresse à l’étude du Manuscrit de 1652, recueil jésuite destiné à faire connaître les religieux décédés en Huronie au sein de la colonie. Vouée à élever ces missionnaires au rang de martyrs, l’oeuvre initiale reflète pleinement leur expérience américaine. Or, le récit est revu en Europe pour le rendre intelligible au public, quitte à perdre des informations comme la tendance des jésuites de Nouvelle-France à s’acculturer aux cultures amérindiennes.

La deuxième section porte sur la façon dont le pouvoir français impose sa souveraineté sur le territoire et les peuples amérindiens à travers la gestion du discours diplomatique. Dans un article stimulant, Jean-François Palomino étudie la biographie du cartographe Jean-Baptiste-Louis Franquelin et montre que les cartes de l’Amérique qu’il élabore, lesquelles glorifient l’empire français, visent à convenir aux attentes de Versailles, mais surtout à accélérer l’ascension professionnelle du cartographe en devenir. Si cette stratégie échoue partiellement, ses cartes promeuvent le discours impérial de la France louis-quatorzienne. De son côté, Françoise Le Borgne analyse comment le baron de Lahontan mobilise, dans ses Dialogues, la parole autochtone pour donner son avis – changeant selon les périodes – sur la monarchie française. La mise par écrit et la circulation de la parole autochtone sont également étudiées par Catherine Broué. Son article pose les bases d’un travail de recherche dont l’objectif est de mettre en lumière les caractéristiques de la mise en forme et de la réécriture, par l’administration coloniale française, des comptes rendus des conférences diplomatiques franco-amérindiennes. La transformation des écrits par l’administration centrale apparaît aussi dans le processus d’archivage des documents. Marie Houllemare se questionne notamment sur l’organisation du classement des archives du secrétariat d’État à la Marine au XVIIIe siècle. Dans un contexte d’archivisation des ministères, la collecte et l’archivage des documents servent alors à façonner l’image d’une Amérique homogène et européenne.

Enfin, la troisième section ouvre avec pertinence la réflexion sur l’histoire culturelle en expliquant que les savoirs scientifiques collectés en Amérique, et reportés à l’écrit, sont revus pour que le territoire colonial français soit intégré à sa métropole. Les discours des naturalistes, même s’ils viennent d’individus présents en Amérique, sont marqués dans leurs interprétations et dans leur rédaction par les connaissances et les concepts européens. Christopher M. Pearsons expose que les oeuvres des naturalistes sont conçues pour diffuser une image idéale d’une Amérique dont les espèces animales et végétales paraissent similaires à celles d’Europe. À ce constat s’ajoutent une difficulté à décrire les particularités de cette nature et une prise de conscience à retardement des différences qui complexifient les discours. Mais, au-delà de la subjectivité des naturalistes, les écrits subissent une seconde interprétation en Europe, comme le souligne Wien qui propose une analyse du journal botanico-météorologique de J.-F. Gaultier, médecin du roi à Québec dans les années 1740-1750. Ce naturaliste voit ses observations résumées et reformatées dans des textes européens publiés pour satisfaire les intérêts du public et de la communauté scientifique. Pourtant, Vuillemin précise qu’il n’est pas aisé de collecter des informations lors des expéditions. À partir de l’exemple du Voyage à la Martinique du naturaliste et homme politique Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, la chercheuse conclut que les récits coloniaux se retrouvent modifiés dans leur contenu par les difficultés du terrain (météo, outils inadaptés…) qui peuvent raccourcir la durée des expéditions, provoquer des pertes d’informations, mais aussi constituer un moyen pour certains de critiquer le projet européen de possession de l’Amérique en ne relevant pas les informations demandées.

De manière générale, l’ouvrage de Vuillemin et Wien pose de façon limpide la question de l’impact, sur la structure et le contenu des documents historiques, du rapport entre auteurs/éditeurs/destinataires. En abordant les aspects religieux, politique et scientifique, les articles montrent que les discours sur l’Amérique française des XVIIe-XVIIIe siècles s’avèrent construits dans des buts précis, personnels comme collectifs, financiers comme discriminatoires.