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La Compagnie de la Nouvelle-France (CNF), fondée en 1627 sous la tutelle du cardinal de Richelieu, principal ministre de Louis XIII, est une organisation familière aux historiens et historiennes de la Nouvelle-France. Ses objectifs, privilèges, pouvoirs et responsabilités, définis dans sa charte royale, sont bien connus. Chargée de peupler la Nouvelle-France dans le dessein de convertir les peuples autochtones au catholicisme et de renforcer la puissance du roi, la « Compagnie des Cent-Associés », comme on l’appelle, se voit octroyer une vaste concession seigneuriale qui s’étend de la Floride au cercle arctique et de Terre-Neuve au lac Huron et au-delà. Au cours des quinze années suivant sa fondation, les associés doivent aider 4 000 hommes et femmes français et catholiques à s’établir et leur fournir moyens de subsistance et logement pendant trois ans. Ils ont aussi l’obligation de maintenir au moins trois ecclésiastiques par « habitation ». En retour de ces contraintes importantes, le roi accorde à la compagnie le monopole de la traite des fourrures à perpétuité et de tous les autres types de commerces pour quinze ans. En tant que seigneur et gouverneur de la Nouvelle-France, la CNF détient aussi certains pouvoirs régaliens, dont la nomination de « capitaines » et la concession de terres[1]. Comme l’acte insiste fortement sur la colonisation, les historiens se sont penchés plus particulièrement sur la question de savoir à quel point la compagnie avait atteint ses objectifs à cet égard, sur la logistique du recrutement des colons et sur les liens de l’entreprise avec la Contre-Réforme catholique en France[2]. Nous connaissons donc surtout la Compagnie de la Nouvelle-France pour son rôle dans l’histoire de la colonisation de l’Amérique du Nord.

La CNF est toutefois aussi l’une des premières sociétés de capitaux françaises. De ce fait, elle appartient à l’histoire plus large du développement de la société par actions en Europe à l’époque moderne. Les premières entreprises du genre reçoivent une charte de l’État qui leur permet d’agir dans les domaines du commerce et de la colonisation outre-mer – opérations à la fois très risquées et très coûteuses. Le contenu de la charte définit leurs pouvoirs, privilèges et obligations[3]. Toutes les compagnies à charte, dont les plus connues sont les compagnies des Indes orientales anglaise et néerlandaise, se voient déléguer une partie de la souveraineté de l’État. Leurs prérogatives vont du pouvoir de légiférer à celui de déclarer la guerre. Ces compagnies ont donc un rôle public ainsi qu’une relation particulière avec l’État.

La principale innovation de la compagnie est de combiner deux instruments existants, soit le capital social et la corporation, terme qui englobe les universités, les municipalités, et d’autres formes d’organisations[4]. Le premier permet de réunir un grand nombre d’investisseurs – de quelques dizaines à plusieurs centaines – pouvant mettre en commun des capitaux et ainsi répartir les risques associés aux entreprises outre-mer. La forme corporative permet à la compagnie de posséder sa propre raison sociale, distincte de ses membres individuels ; elle peut ainsi poursuivre et être poursuivie en justice, ainsi que posséder des actifs. Grâce à un conseil d’administration responsable de gérer ses affaires quotidiennes, la compagnie sépare la propriété de la gestion. Ces caractéristiques justifient la responsabilité limitée des actionnaires, ce qui constitue la pierre angulaire de la compagnie moderne. Aux 17e et 18e siècles, toutefois, la portée des concepts de capital, d’action et de responsabilité n’est pas encore fixée[5].

Par contraste avec l’absence d’intérêt pour la forme d’entreprise de la CNF, la littérature au sujet des autres compagnies à charte européennes voit celles-ci comme de nouveaux outils de formation du capital et de gouvernance. Un courant historiographique adopte une approche économique et évalue leur performance en tant qu’entreprises[6]. Ces travaux tendent à considérer les compagnies à charte du 17e siècle comme faisant partie des développements qui mèneront à l’entreprise moderne. Un deuxième courant explore la relation entre les compagnies à charte et l’État. Certains chercheurs ont étudié de quelle façon leurs compétences en tant qu’institutions gouvernementales ont pu influencer le développement de l’État. À l’inverse, d’autres ont étudié les effets du rôle public de la compagnie, par exemple la colonisation, sur sa santé financière[7]. Le présent article s’appuie sur ce second courant et adopte une approche juridique pour faire valoir que le double statut de la CNF en tant qu’entité commerciale et corporation dotée de responsabilités publiques a influencé ses opérations. Il souligne également l’expérimentation généralisée à laquelle cette forme d’entreprise a donné lieu dans toute l’Europe maritime.

Bien que les statuts d’une compagnie spécifient les conditions relatives au capital, aux parts et à la responsabilité financière, ce n’est que lorsque des problèmes surviennent que les acteurs de l’époque s’efforcent de comprendre ce que ces termes signifient réellement. Des crises comme une faillite permettent aux historiennes et aux historiens de voir comment différents acteurs tels que les tribunaux, l’État, les associés, les directeurs et les créanciers interprètent ces concepts. La liquidation des dettes de la CNF dans les années 1630 et 1640 soulève une question fondamentale pour les associés, les directeurs et les juristes : qui est responsable de la santé financière de la Compagnie[8] ? La Compagnie de la Nouvelle-France constitue un cas particulièrement intéressant pour l’étude de la responsabilité financière car l’emprunt était son principal moyen de financement à long terme, contrairement à la majorité de ses contemporaines. Elle avait donc des créanciers importants et devint insolvable. Plusieurs membres se sont retirés de la compagnie, mais la CNF existera jusqu’en 1663. Après analyse des arguments et des principes énoncés par les différentes parties en cause, je conclus que la complexité de la question entourant la responsabilité des associés et des directeurs résulte d’un choc entre trois visions du monde différentes : une société monarchique gouvernée par un système de faveurs, de privilèges et de services au gré du roi ; un univers marchand fait de crédit, de réputation et de contrats ; et une compagnie centrée sur le capital, dotée d’une personnalité juridique distincte, de parts transférables et d’un capital permanent, la date de dissolution n’étant pas déterminée à l’avance. Divisé en quatre parties, cet article présente tout d’abord les événements entourant la liquidation des dettes de la Compagnie, avant d’étudier la relation entre la CNF et les tribunaux chargés de la liquidation. Les troisième et quatrième parties traitent spécifiquement de la question de la responsabilité en explorant, respectivement, les décisions d’emprunt ayant mené à l’accumulation de dettes et les considérations politiques, morales, juridiques et commerciales qui ont joué un rôle dans la détermination de la responsabilité des associés et des directeurs.

La liquidation des dettes de la CNF

Les « articles » de la CNF datés du 7 mai 1627 décrivent en détail ses assises financières et sa structure de gouvernance. Ils établissent qu’il y aura cent associés et que chacun investira 3 000 livres en trois versements pour parvenir à un capital total de 300 000 livres. Les parts sont divisibles et transférables. Comme il s’agit d’une association « sans aucune solidité », les associés ne peuvent être contraints de payer plus que leur part dans l’entreprise. Seuls les fonds de la Compagnie peuvent être engagés pour les coûts et les dettes encourus dans la conduite des affaires. Douze directeurs seront élus parmi les associés pour un mandat de quatre ans. Le tiers des directeurs doivent être des marchands et la moitié venir de Paris. Les associés tiendront leur assemblée annuelle en janvier de chaque année et pourront être convoqués plus souvent au besoin. La Compagnie a aussi un intendant qui préside les réunions hebdomadaires des directeurs ainsi qu’un receveur général chargé de tenir les livres de comptes et de les présenter annuellement aux directeurs et à l’intendant[9]. Ces articles rendent la Compagnie théoriquement distincte des gens qui la composent.

Les statuts clairement définis de la Compagnie se butent rapidement aux réalités moins limpides auxquelles les gestionnaires d’une entreprise d’outre-mer sont confrontés au 17e siècle. Dès le départ, la Compagnie subit de lourdes pertes financières en raison de la guerre franco-anglaise de 1627-1632 incluant la capture de navires de la Compagnie, et d’un jugement défavorable d’un tribunal en 1634 exigeant qu’elle verse 79 900 livres à la compagnie qui détenait des privilèges commerciaux avant elle en Nouvelle-France. Le total des pertes s’élève à plus de 300 000 livres, soit tout le capital initial de l’entreprise[10]. Les associés adoptent au lendemain de ce revers plusieurs stratégies de redressement, telles que l’emprunt et la création de filiales, dont deux « compagnies particulières » successives qui prennent en charge les frais d’armement pour le voyage annuel sur le Saint-Laurent en échange de privilèges liés à la traite des fourrures[11].

Les problèmes financiers de la CNF se compliquent davantage au mois de janvier 1635. Deux anciens directeurs se présentent alors devant le Parlement de Paris et exigent des directeurs en poste qu’ils remboursent le prêt qui a été contracté lorsqu’ils étaient gestionnaires de la Compagnie et pour lequel un créancier les a approchés individuellement. Au bout d’un délai d’un mois, les anciens directeurs font saisir les effets de la première compagnie particulière du Saint-Laurent de la CNF, ce qui a pour effet de mettre en péril, une fois de plus, le voyage annuel[12]. Pendant que les directeurs de la Compagnie amènent l’affaire devant le Conseil d’État, soit la plus haute instance juridique du royaume, l’assemblée générale de la CNF répond par deux mesures : premièrement, on demande à tous les associés une contribution supplémentaire de 300 livres par part afin de faire face aux dépenses les plus urgentes. Deuxièmement, elle engage les directeurs à examiner les comptes de la Compagnie, et en particulier ses dettes[13]. C’est cette décision qui précipite le processus qui mènera à la liquidation et qui s’étalera sur six ans (de 1638 à 1644).

En 1639, le roi crée une commission composée de membres du Conseil d’État afin de superviser la liquidation. La tâche des commissaires est d’évaluer l’état des dettes de la Compagnie, d’arriver à une somme totale et de la répartir entre les associés. Dès le départ, les associés sont réticents à coopérer. Ils ne se présentent pas aux audiences de la commission, mais plutôt devant d’autres instances pour protester et renoncer à leurs parts dans la Compagnie[14]. Au même moment, d’autres créanciers qui ont eu vent de la liquidation demandent remboursement aux anciens directeurs qui, à leur tour, somment la Compagnie. Face à cette « involution du procès », les directeurs de la CNF obtiennent un arrêt du Conseil d’État ordonnant que ces affaires soient amenées devant la commission et que l’on procède à la liquidation[15]. Selon l’« état général des debtes passives de la Compagnie de la Nouvelle France » dressé le 5 février 1642, la Compagnie doit un total de 410 796 livres, 16 sols et 10 deniers. Ce montant comprend les appointements et gages des soldats, officiers et gouverneurs, les prêts d’individus et de sociétés externes, de membres de la CNF et des deux compagnies particulières laurentiennes de la Compagnie. Les 96 associés de la CNF (détenant au total 104 parts), devront payer 4 527 livres et 8 sols par part en huit versements étalés sur quatre ans[16].

À la suite de la répartition des dettes de la CNF entre les associés, le processus de liquidation se mue en une lutte entre les directeurs, qui tentent par différents moyens de forcer les associés à payer, et plusieurs associés qui cherchent à renoncer à leurs parts. En 1642 et 1643, les directeurs continuent leurs représentations devant le Conseil d’État pour faire « ordonner la contribution pour l’acquittement des debtes, quelques uns desdits associés pretendans s’exempter dudit paiement d’icelles se seroient advisez de renoncer a leurs droits parts et portions en ladite compagnie generale[17] ». Inquiets à la perspective de se retrouver seuls à devoir payer les dettes, d’autres associés se joignent au mouvement de renonciation. En 1641, la querelle entourant la liquidation se mêle à la question des dépenses pour équiper les voyages annuels, lorsque la deuxième compagnie particulière laurentienne met fin à ses activités. Le coût de l’armement des navires étant redevenu la responsabilité de la compagnie générale, l’assemblée demande aux associés de payer 1 500 livres par part en plus du paiement de la dette[18].

Les difficultés incessantes rencontrées par la Compagnie pour obtenir le paiement de ses dettes par des associés et pour couvrir les dépenses d’armement mène, en juillet 1643, à un arrêt royal spécifiant les conditions sous lesquelles un associé peut renoncer à ses parts. Ceux qui n’ont pas signé les délibérations au sujet des emprunts de la Compagnie, qui n’ont pas investi dans les deux compagnies particulières et qui n’ont pas reçu l’une des 12 lettres de noblesse accordées à la Compagnie « seront receus a renoncer sy bon leur semble a ladite compagnie generale », en autant qu’ils le fassent au cours du mois[19]. Durant les deux années suivantes, directeurs et associés font des représentations devant le Conseil d’État, les premiers cherchant à obtenir la condamnation de ceux qui sont en défaut de paiement, les seconds la permission de se retirer ou la confirmation qu’ils l’ont fait. À la fin des procédures de liquidation, il ne reste plus que soixante-quatre associés dans la Compagnie[20].

Le Conseil d’État et le statut corporatif de la CNF

Le processus long et complexe ayant mené à la liquidation des dettes de la CNF révèle la nature de la relation entre la Compagnie et le Conseil d’État. Le fait que la liquidation ait été faite au Conseil indique que la Compagnie est considérée comme l’un des multiples corps composant la société française. Intermédiaires entre le roi et ses sujets, les corporations sont constituées par le roi et dépendent de lui pour assurer leur pérennité[21]. Il existe plusieurs types de corporations, par exemple les universités, les municipalités, les guildes, les compagnies de professionnels, les ordres religieux et les compagnies à charte. La base des relations entre le roi et les corporations est la nature contractuelle du pouvoir[22]. En termes féodaux, le roi offre sa protection en échange de la loyauté et de l’obéissance de ses sujets. Les corporations reçoivent certains privilèges et exemptions en échange de services qu’elles rendent au roi et au public. Ces services peuvent être d’ordre fiscal, judiciaire, professionnel ou gouvernemental. Outre ses droits commerciaux exclusifs, les privilèges de la CNF comprennent une exemption de taxes sur les biens nécessaires aux voyages ainsi que la protection contre la dérogeance des membres issus de la noblesse[23]. En échange, la Compagnie prête allégeance au roi et s’engage à disséminer sa gloire et sa renommée ainsi que celles de Dieu. Elle contribue au bien public par le peuplement et le gouvernement de la Nouvelle-France. Ces activités servent Dieu (par l’évangélisation des peuples autochtones), le roi (gouvernement du peuple et du territoire) et les sujets (essor commercial)[24].

Outre leurs obligations féodales respectives, le roi et les corporations comme la CNF entretiennent une relation juridique particulière. Toute justice émanant du roi, celui-ci doit s’assurer que les privilèges des corporations sont reconnus et que chacune remplit ses fonctions sans empiéter sur la juridiction des autres[25]. La CNF, comme d’autres corps, a le droit de défendre ses prérogatives devant des cours désignées. Selon l’article 19 de l’acte de création de la Compagnie, le roi se réserve, à lui et à son Conseil, tous les cas d’opposition en lien avec les articles de la Compagnie[26]. Les directeurs de la Compagnie obtiendront ainsi, à différentes occasions, un arrêt royal permettant de faire transférer au Conseil des poursuites intentées auprès d’autres cours[27]. De façon générale, les corporations peuvent se présenter devant le Conseil d’État avec des requêtes et des remontrances ou pour demander la protection du roi. Les directeurs de la CNF demandent ainsi à plusieurs reprises que des décisions prises par les directeurs ou que des délibérations de l’assemblée soient confirmées par arrêt royal. Il s’agit d’une pratique fréquente, car un arrêt royal rend les actes privés juridiquement contraignants[28]. Dans une décision de l’assemblée de la CNF datant d’août 1641 qui demande 1 500 livres à chaque associé pour financer le prochain voyage annuel, les associés déclarent que les directeurs « poursuivront [chercheront à obtenir] un arrêt du conseil confirmatif de ladite deliberation ». Les associés qui refusent de payer seront « contraincts comme pour les affaires de Sa Majesté[29] ». Un arrêt royal daté du mois de février suivant à cet effet fait en sorte que les associés qui ne paient pas verront leur propriété confisquée. Les directeurs se présentent le plus souvent devant le Conseil à propos de nouvelles contributions financières des associés. Sans un arrêt royal, il aurait été plus ardu de poursuivre un associé en défaut de paiement[30]. Le Conseil d’État joue donc un rôle d’appui aux règles internes régissant les membres d’une corporation.

Le statut corporatif de la CNF influence également la forme de sa liquidation. Si la Compagnie avait été une association commerciale comme une autre, elle aurait déclaré faillite. La plupart des faillites commerciales sont prises en charge par les juridictions consulaires responsables des affaires marchandes. Le processus peut déboucher sur une liquidation ou sur une entente négociée permettant au débiteur de payer un montant réduit en échange de remboursements à échéances établies[31]. Une corporation insolvable, toutefois, ne déclare pas faillite. Constituée par le roi, sa liquidation et, le cas échéant, sa dissolution, se font sous l’autorité et la supervision du roi, en partie du fait du rôle public qui lui a été confié. Cette pratique remonte au moins au règne d’Henri IV (1589-1610)[32].

Le Conseil d’État, devant lequel les directeurs de la CNF se présentent, s’occupe, avec le Conseil privé, d’affaires administratives et judiciaires. La majorité de ses membres sont issus de la noblesse de robe et sont nommés par le roi. Sous le cardinal de Richelieu, ils sont au nombre de 31[33]. Les conseillers sont choisis parmi les maîtres des requêtes de l’hôtel, qui jugent à la fois des affaires ordinaires et extraordinaires, et parmi les membres de haut rang des cours souveraines. Afin de faciliter le travail du Conseil d’État, le roi a créé des commissions permanentes et des commissions temporaires. Comme ces dernières sont créées ad hoc lorsque des problèmes surviennent, c’est le genre de commission qui s’occupe de la liquidation des dettes d’une corporation[34]. Dans le cas de la CNF, le roi confie la commission à quatre conseillers du roi : le sieur Nicolas Langlois de Colmolins, Étienne II d’Aligre, Denis Bouthillier, baron de Rancey, et le sieur Le Gras[35]. Les commissaires ont pleine autorité pour statuer sur l’affaire, indépendamment du Conseil d’État.

Contrairement à d’autres corporations ayant fait des représentations devant le Conseil, la CNF a des membres faisant également partie de l’appareil judiciaire. Les premiers membres de la Compagnie sont Richelieu lui-même, le marquis d’Effiat, surintendant des finances, et Isaac Martin de Mauvoy, intendant de la marine. Selon les statuts de la CNF, l’intendant de la Compagnie doit être choisi parmi les conseillers du roi du Conseil d’État. Ainsi, Jean de Lauson, maître des requêtes, membre des Conseils d’État et privé et président du Grand Conseil, est nommé intendant par Richelieu, en 1627, à la demande de la Compagnie. Plus tard, François Fouquet, maître des requêtes, conseiller du roi, client de Richelieu, membre de la future Compagnie des îles de l’Amérique, lui succède. Ni l’un ni l’autre n’est membre de la CNF au moment de sa nomination, bien que Lauson acquerra plus tard une part pour son fils et que Fouquet recevra une part gratuite en prenant la relève[36]. Au moins 44 autres associés sont conseillers du roi dans différentes cours, dont des parlements provinciaux[37]. Le Conseil d’État est donc impliqué tant comme entité adjudicatrice que comme groupe d’investisseurs dans l’entreprise.

Le chevauchement des effectifs trahit bien la volonté de Richelieu de surveiller de près les affaires de la Compagnie. D’Effiat, Mauvoy, Lauson et Fouquet sont tous des créatures de Richelieu qui profitent de son patronage en échange de services[38]. Parmi les quatre conseillers nommés à la commission pour s’occuper de la liquidation, Bouthillier a intégré la clientèle de Richelieu grâce à des liens avec les La Porte, la famille de la mère de Richelieu. Colmolins, quant à lui, est un conseiller au Grand Conseil, conseiller d’État et premier président à la Chambre des Comptes de Rouen, qui jouit de la confiance du cardinal, siégeant à plusieurs commissions permanentes à partir de 1627[39].

Si des membres du Conseil d’État sont littéralement et figurativement investis dans la CNF, comment cela affecte-t-il la liquidation des dettes de la Compagnie ? On serait porté à croire qu’un tel niveau d’implication augure bien pour une résolution favorable à la Compagnie et à ses associés. Des expériences antérieures ont toutefois démontré que les liens entre la Compagnie, le Conseil et Richelieu ne prémunissent pas contre un jugement défavorable. En 1634, après une bataille juridique qui a duré six ans, le Conseil d’État ordonne aux associés de la CNF de payer 79 900 livres à la compagnie de traite qui l’a précédée et à son dirigeant, Guillaume de Caën, en compensation des pertes associées aux années restantes de ses privilèges, malgré la révocation de tous ces anciens privilèges dans l’acte de création de la CNF[40]. Bien qu’il soit difficile de dire quel rôle les chevauchements de personnel entre le Conseil d’État et la Compagnie ont joué dans la liquidation, on constate qu’une des préoccupations du roi et du Conseil est que la Compagnie continue de remplir ses fonctions publiques, notamment l’approvisionnement annuel de la colonie. En février 1643, les directeurs se présentent devant le Conseil d’État pour expliquer qu’une fois qu’ils auront distribué les profits du voyage de l’année précédente entre les investisseurs et payé la compagnie particulière pour les marchandises, ils n’auront plus d’argent pour financer le voyage de l’année suivante. Ils demandent à ne pas être tenus responsables « des evenemens qui s’ensuivroient par faute de faire un embarquement pour ledit pais en la presente annee ». Accédant à leur demande, le Conseil ordonne que les dividendes et les sommes dues à la compagnie particulière soient réservés pour les préparatifs de la prochaine saison[41]. L’importance politique du maintien de la colonie a influencé cette décision ainsi qu’une redistribution des dettes entre les associés.

La CNF est donc liée au roi et au Conseil d’État juridiquement, en tant que corporation, et socialement, par la composition de ses membres. Cette relation informe le processus par lequel les dettes seront liquidées. Quand vient le moment de décider qui était responsable, les commissaires se penchent sur la façon dont les décisions d’emprunt ont été prises.

Les prêts, la personnalité morale et la responsabilité des directeurs

La question la plus litigieuse dans la liquidation des dettes de la CNF concerne les emprunts contractés par la Compagnie. L’emprunt en soi est une affaire de routine pour les compagnies à charte européennes qui doivent faire des dépenses substantielles en armement, notamment pour les navires, les marchandises, les provisions de l’équipage et les salaires. Cela ne devient un problème que lorsque les emprunts s’accumulent[42]. La CNF se retrouve dans cette situation à partir du milieu des années 1630. Or, la Compagnie se distingue par sa stratégie d’emprunts à long terme. Les conditions des emprunts négociés deviennent un élément fondamental dans le processus d’assignation de la responsabilité des dettes de la CNF. La responsabilité personnelle des directeurs soulève des questions particulières quant à la responsabilité au sein d’une compagnie détenant un capital permanent et des parts transférables.

La stratégie d’emprunt de la CNF évolue avec sa situation financière. La Compagnie commence à emprunter dès le début de ses activités. Les associés n’ont à payer la première année que les 1 000 premières livres de leur mise de 3 000 livres, procurant ainsi à la Compagnie un capital de 100 000 livres. Pour compléter, la Compagnie emprunte à court terme 150 000 livres avec l’intention de les rembourser au retour des navires à l’automne. La guerre contre l’Angleterre éclate toutefois, et la flotte de la Compagnie est capturée dans le golfe du Saint-Laurent en 1628, ce qui oblige les directeurs à demander immédiatement aux associés le deuxième versement de 1000 livres (sur les trois prévus) pour rembourser les emprunts[43]. La CNF se retrouve donc sans capitaux pour financer le voyage de l’année suivante. En 1629, elle change donc de tactique en contractant des rentes constituées. Il s’agit d’emprunts à long terme pour lesquels l’emprunteur s’engage à payer une somme fixe (la rente) annuellement et à perpétuité ou jusqu’à ce que le capital et tout arriéré soient remboursés. C’est la forme d’emprunt la plus courante en France à l’époque moderne, conçue pour contourner les lois contre l’usure. Bien que le contrat spécifie un taux d’intérêt correspondant au taux fixé par la loi, il ne prévoit aucune échéance pour le remboursement du capital. Le créancier ne peut poursuivre l’emprunteur que pour les arriérés d’intérêts. Les rentes sont donc intéressantes autant pour les emprunteurs que pour les prêteurs en raison de leur flexibilité et de leur stabilité[44]. Entre 1629 et 1633, la CNF contracte au moins quatorze prêts sous forme de rente constituée. Les rentes annuelles formant la majeure partie des dettes, l’accumulation des arriérés au cours des années 1630 vont précipiter la liquidation.

Les quatorze rentes constituées ont des conditions similaires. Chacune a été contractée par les directeurs de la CNF en vertu d’un pouvoir d’emprunt accordé par l’assemblée générale. En 1629, les directeurs se voient autorisés, collectivement, à emprunter jusqu’à 40 000 livres en rentes annuelles ou en prêts conventionnels. Ils contractent 24 090 livres en rentes annuelles auprès de cinq individus. En 1632 et 1633, ce tableau est respectivement de 36 000 livres (provenant de six prêteurs) et de 10 200 livres (provenant de trois prêteurs)[45]. L’acte de constitution de rente rédigé par deux notaires le 23 mai 1629 est représentatif de ces emprunts. Passé entre les directeurs de la Compagnie et Jeanne Tristan, veuve du sieur de La Mothe, conseiller du roi au Parlement de Rouen, il engage les premiers, en leurs noms propres, à payer une rente annuelle de 600 livres en quatre versements, qu’ils garantissent avec leurs biens réels et personnels. En échange, Tristan prête aux directeurs 9 600 livres. Le prêt est fait au denier 16 (ou 6,25 pour cent d’intérêt), soit le taux fixé par ordonnance royale en 1601. Toutes les rentes de la Compagnie, qui varient entre 1 600 et 9 600 livres, utilisent ce taux[46]. Les 600 livres « seront raschaptables a toujours en rendant, baillant et payant a une fois et ung seul payement » le capital de 9 600 livres. Dans un acte annexé confirmant la réception des 9 600 livres, les directeurs s’engagent à payer « chacun sa part et portion » et, en même temps, « ont obligé et obligent … toutte ladite compagnie[47] ». Les directeurs prévoyaient rembourser le capital en un an, mais une note en marge de l’acte indique que Martin Tabouret, directeur et receveur, a payé le capital à l’héritier de Jeanne Tristan seize ans plus tard seulement. Bien que l’intention des directeurs ait été de rembourser toutes les rentes dans l’année, le terme moyen de remboursement est d’un peu moins de treize ans. En 1632, seulement deux rentes constituées avaient été remboursées[48]. Le remboursement de la plupart de ces prêts se fait dans la seconde moitié des années 1640, à la suite de la liquidation.

Ceux qui empruntent sous forme de rente constituée au nom de la Compagnie proviennent des mêmes milieux socioprofessionnels que les prêteurs. Les directeurs de la CNF sont à l’image des membres de la Compagnie, dont la majorité sont des officiers royaux, des financiers ou des marchands[49]. En 1629, par exemple, on compte parmi les directeurs sept financiers dont l’un est aussi un officier royal de la finance et trois, des conseillers et secrétaires royaux. Un autre est officier de la finance ainsi que conseiller royal. Quatre sont marchands à Paris ou à Rouen. Un quart des 12 directeurs sont des clients de Richelieu. Thomas Bonneau, écuyer, conseiller du roi et financier, deviendra l’un des plus importants financiers de son époque. Ainsi, ces directeurs détiennent un savoir-faire collectif considérable dans la gestion financière et les affaires et peuvent mettre leurs vastes réseaux professionnels et personnels au service de la Compagnie[50]. Les prêteurs, tout comme les directeurs, appartiennent à la noblesse, sont officiers royaux ou marchands, ce qui est une situation typique en matière de rentes constituées[51]. À part Tristan, veuve d’un conseiller royal du Parlement de Rouen, les prêteurs de l’année 1629 comprennent un marchand bourgeois parisien, un maître serrurier, un sergent et huissier au Châtelet de Paris et un cinquième d’occupation inconnue. Les directeurs de la CNF, comme d’autres emprunteurs, apprécient les rentes constituées car elles leur évitent d’avoir recours à des prêteurs professionnels qui perçoivent des intérêts bien au-dessus du taux légal et parfois aussi des intérêts composés. Bien qu’elles ne soient pas immunisées contre les dévaluations de la devise par la Couronne, les rentes constituées sont des investissements à risque relativement faible. C’est une des raisons pour lesquelles des femmes comme Jeanne Tristan s’engagent dans de tels contrats[52]. On ne sait pas exactement de quelle façon les directeurs entrent en contact avec ces prêteurs. Toutefois, au moins deux des associés sont eux-mêmes notaires et rédigent certains des contrats de rente constituée de la Compagnie ; il est donc possible qu’ils aient servi d’intermédiaires[53]. Ce qui est sûr, c’est que les milieux socioprofessionnels similaires des emprunteurs et des prêteurs sont un facteur qui a dû contribuer à inspirer confiance des deux côtés.

Dans les rentes constituées de la CNF, le statut de la Compagnie en tant qu’entité corporative est confronté au concept bien établi de « solidité » ou responsabilité solidaire. Comme les autres corporations, la Compagnie a la capacité juridique d’emprunter en son nom propre. Ses statuts prévoient, comme nous l’avons vu, qu’en ce qui a trait aux dettes de la Compagnie, les associés « oblige[nt] le fonds de la dite compagnie seulement[54] ». Pourquoi les directeurs ont-ils, en pratique, assumé la responsabilité solidaire ? Peut-être parce qu’en 1629 la Compagnie n’a pas de crédit suffisant, ou parce qu’il est ainsi plus facile d’emprunter. En effet, les créanciers préfèrent la responsabilité solidaire car elle leur assure d’être payés lorsqu’ils le demanderont. Une corporation de cette nature soulève la question de qui sera responsable en cas de défaut de paiement. La responsabilité solidaire leur permet de réclamer la totalité des arriérés à une seule personne parmi un groupe de débiteurs – souvent le plus riche – sans avoir à poursuivre toutes les parties[55]. Ainsi, les 12 directeurs sont engagés dans toutes les rentes constituées « en leurs propres et privez noms … l’ung pour l’autre chacun deulx seul et pour le tout sans forme de fidijussion, division ni discussion ». Selon cette clause juridique courante du droit romain, chacun est personnellement responsable de la somme totale. Les directeurs, en tant que débiteurs solidaires, ont des recours les uns contre les autres dans l’éventualité où on demanderait à une personne de payer. Dans la déclaration accompagnant la rente constituée avec Tristan, ils s’engagent à payer chacun leur part. Simon Alix, directeur en 1629, paiera plus tard les arriérés avec son argent personnel. Il intentera ensuite une poursuite contre les autres directeurs de l’époque, amenant ceux-ci à convoquer leurs homologues en poste[56]. Nous avons vu, à la lumière des milieux socioprofessionnels desquels sont issus les directeurs de la CNF, qu’ils jouissent d’un vaste réseau de contacts, qu’ils ont de l’expertise en gestion financière et qu’ils ont accès à de l’argent. Certains directeurs comme Ythier Hobier, conseiller royal et président des trésoriers généraux de France, qui léguera 546 885 livres, 2 sols et 7 deniers à ses héritiers en 1643, détient une fortune considérable avec laquelle les directeurs garantissent les rentes constituées. Le fait qu’ils aient aussi des investissements dans la Compagnie à protéger constitue une garantie supplémentaire pour les prêteurs[57]. Bref, les directeurs représentent un investissement à faible risque. Bien que la CNF soit, en théorie, une personne morale distincte de ses membres, la Compagnie dépend des individus qui la composent en mettant leur crédit et leur réputation en avant pour mener ses affaires[58].

Si les directeurs sont personnellement et collectivement responsables, les caractéristiques d’entreprise de la CNF, soit les parts transférables et le capital permanent, soulèvent de nouvelles questions à propos de la responsabilité pour les affaires de la Compagnie. Est-ce que des directeurs ayant contracté des emprunts en leur nom propre et qui ayant terminé leur mandat ou quitté la Compagnie par la suite sont toujours responsables ? Dans une société traditionnelle, quand un associé s’en va, l’association est dissoute et l’actif et le passif sont répartis entre les membres (incluant celui qui déclenche la dissolution)[59]. La CNF, en revanche, continue d’exister malgré les changements dans sa composition. Comme on l’a vu, d’anciens directeurs somment les directeurs en poste de s’occuper des poursuites judiciaires des créanciers « estant pour le fait de ladite compagnie[60] ». Bien qu’il ait été prévu que les prêts seraient remboursés dans l’année, la plupart des emprunteurs demeurent responsables pendant plus d’une décennie. Il n’est arrivé qu’à une seule occasion que les nouveaux directeurs absolvent leurs prédécesseurs des dettes qu’ils avaient contractées. En février 1632, les directeurs en poste libèrent les directeurs de 1629 de leur responsabilité à l’égard des rentes constituées qu’ils ont contractées, « d’autant que l’estat des affaires de ladite compagnie ne permette quand a present d’en faire les rachaptz[61] ». Autrement, très peu de protections existent pour les associés ayant engagé leur responsabilité personnelle dans les affaires de la Compagnie. La liquidation des dettes met en lumière la vulnérabilité juridique des anciens directeurs et l’absence de mécanisme formel pour le transfert de la responsabilité dans la société de capitaux qu’était la CNF.

Comme les conditions des rentes constituées de la CNF le démontrent, il n’existe pas de séparation claire entre la Compagnie et ses membres. Les directeurs utilisent leur crédit personnel et leur réputation pour emprunter de l’argent pour la Compagnie, sans processus formel les libérant de toute responsabilité. En même temps, ils lancent des recours contre les autres membres de la Compagnie en se fondant sur les délibérations concernant l’emprunt. C’est cette délibération collective qui justifie, aux yeux des directeurs, la répartition de la responsabilité des dettes entre tous les associés. Contestant ce point de vue, ces derniers présentent leur propre interprétation des statuts de la Compagnie et de leurs obligations.

La responsabilité des associés

Les requêtes des directeurs devant le Conseil d’État et les renonciations des associés révèlent des perceptions concurrentes de la responsabilité. Pour soutenir leurs allégations selon lesquelles ils ne sont pas responsables des dettes ni des nouvelles contributions, les associés s’appuient sur les statuts de la Compagnie. Dans leur requête en renonciation devant le Conseil d’État, en 1644, les héritiers d’un associé déclarent au sujet de la demande des directeurs pour des contributions additionnelles que « c’estoit contrevenir aux articles de ledit contrat par lequel ilz ne sont autrement obligez[62] ». Les directeurs ont selon eux outrepassé leurs prérogatives. Les héritiers se réfèrent en particulier aux articles 3 et 15. Le premier stipule qu’« aucun des dits associés [ne] puisse être tenu ni contraint contribuer, sous quelque prétexte que ce soit, que jusqu’aux dites trois mille livres, si bon ne lui semble ». Le second empêche les directeurs d’obliger les associés au-delà de « la concurrence du fonds de la dite Société » ou du capital initial de 300 000 livres[63]. Dans d’autres actes de protestation, les associés justifient leur droit à la renonciation en se référant à la clause stipulant qu’ils peuvent quitter la Compagnie après le premier versement de 1 000 livres. Ces clauses, jumelées à celle n’engageant que les fonds de la Compagnie pour les dettes, semblent établir des limites bien définies à la responsabilité des associés[64].

Pourtant, malgré ces clauses et à l’instar de leurs homologues dans d’autres sociétés par actions, les associés doivent contribuer au-delà de leur part[65]. La première demande de nouvelle contribution se produit en septembre 1632 après que la Compagnie a dû payer 40 000 livres d’indemnité pour avoir saisi des bateaux de pêche[66]. Chaque associé verse alors 450 livres. Par la suite, d’autres demandes de contributions sont destinées à couvrir les coûts d’armement des navires pour le voyage annuel. Lorsque l’assemblée de la Compagnie crée la seconde compagnie particulière laurentienne, en 1638, trois choix sont présentés aux associés : se joindre à l’entreprise au coût de 1 000 livres, payer 200 livres par année pour le maintien de la colonie, ou renoncer à leur part. Un peu plus des deux tiers entrent dans la compagnie particulière. En 1642, la Compagnie demande aux associés 1 500 livres supplémentaires. À la fin de 1643, les associés avaient payé entre 1 550 livres et 4 250 livres de plus que leur part[67].

Les articles de la CNF portant sur la responsabilité limitée se sont révélés sujets à interprétation. Les mots « si bon ne lui semble », à l’article 3, en particulier, laissent place à la possibilité que les associés puissent décider de contribuer pour plus que leur part. La question de responsabilité devient donc intimement liée au processus décisionnel de la Compagnie. Une fois par année et lorsque nécessaire, les associés tiennent une assemblée générale afin d’élire des directeurs et s’occuper des questions urgentes. Tous les membres ont droit de vote et les décisions sont prises à la majorité simple. Caractéristique des corporations, le vote à majorité simple contraste avec l’unanimité requise dans la plupart des sociétés commerciales de l’époque. Bien que la délibération ne soit signée que par les membres présents à l’assemblée, les décisions lient tous les membres : « pour être suivies et avoir tel effet que si tous ensemble et d’une voix, les dits associés les avoient délibérées et arrêtées[68] ». Les associés absents sont donc également obligés par les résolutions de l’assemblée. C’est le pouvoir d’emprunt octroyé par l’assemblée qui amène les directeurs à obliger « toutte ladite compagnie » et à déclarer qu’ils sont en mesure d’engager des recours contre les autres associés pour le paiement des rentes[69]. Les directeurs présenteront au Conseil d’État, en vue d’en obtenir confirmation, les résolutions de l’assemblée concernant la création de la deuxième compagnie particulière, les contributions aux coûts d’armement et la liquidation des dettes[70]. Selon les directeurs, les associés ont consenti aux nouvelles contributions et sont donc responsables des dettes de la Compagnie.

D’autres caractéristiques de la CNF propres aux corporations commerciales, notamment sa structure de gouvernance, son capital permanent et la transférabilité des parts, soulèvent des questions morales particulières quant au processus décisionnel et à la responsabilité des associés. Compte tenu de la séparation entre les investisseurs et les gestionnaires, est-il juste de tenir les premiers responsables des dettes de la Compagnie ? Après tout, ce sont les directeurs et d’autres officiers de la Compagnie qui prennent la majorité des décisions relatives à ses opérations quotidiennes. Le changement dans la composition de la Compagnie avec le temps soulève une autre question : ceux qui se sont joints après que les décisions d’emprunt ont été prises devraient-ils être responsables de ces dettes ? Cette question revêt une importance particulière parce que la Compagnie voit le nombre de ses membres augmenter entre 1629 et 1630 et entre 1632 et 1634 afin d’accroître son capital à la suite des pertes des premières années. Au moins 29 investisseurs se sont ajoutés[71]. La question de savoir s’il est légitime de tenir également responsables tous les associés dans une telle organisation préoccupera particulièrement les commissaires chargés de la liquidation.

Un consensus émergera sur la nécessité d’attribuer différents niveaux de responsabilité selon le rôle des associés dans la Compagnie. Bien que les directeurs considèrent tous les associés responsables des rentes constituées, ils établissent une distinction pour « ceulx qui ont signe ladite deliberation[72] ». Ceux qui ont participé directement à une décision sont plus responsables des créances qui en découlent que les autres. Les commissaires, quant à eux, prennent en considération les conditions de prêt, les arguments des associés concernant le droit de renonciation et les limites à leur responsabilité énoncées dans les statuts. Ainsi, dans l’arrêt de juillet 1643, il est prévu que ceux qui ont signé les délibérations concernant un emprunt ne peuvent pas quitter la Compagnie et doivent payer leur part des dettes. Cette condition exclut automatiquement du droit de renonciation tous ceux qui ont servi comme directeurs ou officiers de la Compagnie. Bien que les votes majoritaires lors des assemblées de la Compagnie aient supposément lié tous les membres, en pratique, tant les directeurs que les commissaires attribuent différents degrés de responsabilité aux investisseurs et aux gestionnaires.

En associant la responsabilité à la participation, les directeurs et les commissaires se sont probablement inspirés d’autres compagnies et pratiques juridiques. La compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’un des modèles de Richelieu pour la CNF, accordait à ses actionnaires une responsabilité limitée bien que les directeurs aient été, au départ, personnellement responsables ; ce n’est que graduellement que ces derniers ont obtenu une responsabilité limitée[73]. En France, la société en commandite, une forme de partenariat bien établie, opère selon le principe que différents niveaux d’engagement déterminent deux niveaux de responsabilité. Les partenaires actifs contribuent par leur travail et s’occupent des opérations, alors que les commanditaires ou associés passifs fournissent uniquement le capital. Pour des raisons morales, les investisseurs ne peuvent pas être responsables des décisions prises par les associés actifs ; ces derniers sont donc considérés entièrement responsables[74]. Bien que les premières compagnies par actions françaises aient pu servir de guide, la responsabilité des administrateurs variait selon la compagnie et pouvait changer[75]. De façon plus générale, les juristes français prennent en compte le niveau de participation lorsqu’ils déterminent la responsabilité, sans égard aux statuts de la compagnie[76]. Vu le grand nombre de membres d’une société de capitaux comme la CNF, les associés jouaient nécessairement différents rôles. Les conditions de renonciation déterminées par les commissaires reconnaissent que les associés n’étaient pas tous égaux. En tant que principaux décisionnaires, les directeurs assument une responsabilité plus grande.

La moralité de la responsabilité est aussi liée au profit. L’article qui permet aux associés de la CNF de partir après avoir payé le premier versement de leur part pose une condition : « pourvû qu’ils n’ayent tire aucun profit de la dite Société[77] ». Les profits sont particulièrement importants parce que le profit sans risque est considéré comme usuraire. Aux 17e et 18e siècles, les associations dans lesquelles les membres ne sont pas égaux éveillent les soupçons car elles contredisent l’idéal marchand de fraternité et d’égalité (dans le sens prérévolutionnaire des termes). En effet, elles semblent se rapprocher de l’illégale société léonine, dans laquelle certains prennent tous les risques tandis que d’autres réalisent tous les profits[78]. En permettant à certains associés de la CNF de renoncer sans avoir payé leur part des dettes, les commissaires devaient s’assurer que personne ne profitait indûment. Ils ont donc refusé le droit de renonciation à ceux qui avaient pris part aux deux compagnies particulières du Saint-Laurent, toutes les deux profitables, et ceux qui avaient obtenu des lettres de noblesse[79]. En déterminant la responsabilité pour les dettes de la Compagnie, les commissaires ont tenté de trouver un équilibre entre les risques moraux posés par la responsabilité solidaire et ceux posés par la responsabilité limitée.

La logique monarchique basée sur le patronage et le paternalisme entraîne la prise en compte d’autres considérations. La relation personnelle qui existe entre le roi et ses sujets contribue aussi à modeler l’issue de l’affaire. En mai 1644, les fils d’un associé anobli, feu Luc Viel, commissaire de l’artillerie, se présentent devant le Conseil royal pour demander que leur renonciation soit acceptée malgré leur inéligibilité en vertu de l’arrêt de juillet 1643. Ils insistent sur les multiples services que leur famille a rendus au roi, citent des hommes morts au combat, et soumettent des états de service que feu Viel avait reçus[80]. L’accent qu’ils mettent sur la vassalité de la famille envers le roi suggère qu’ils croient pouvoir ainsi obtenir une oreille favorable. Bien que la décision ultime dans ce cas-ci n’est pas connue – le Conseil ayant ordonné aux héritiers et aux directeurs de la CNF de présenter des pièces justificatives –, la disparition des héritiers de Viel de la liste des membres après 1643 suggère qu’ils ont obtenu une décision favorable du Conseil. Il existe certainement d’autres exemples où le Conseil a permis à des gens anoblis et à d’anciens directeurs de renoncer à leur participation[81]. Ce que révèle le cas de Viel, c’est que d’autres types de contributions peuvent neutraliser les obligations d’un membre envers la Compagnie.

Bien que des associés se soient basés sur les statuts de la CNF pour défendre leur refus de participer au remboursement de la dette, leur responsabilité demeure une éventualité. Le processus de prise de décision de la Compagnie, à la majorité simple des voix en assemblée, semble avoir obligé tous les associés, mais la structure de gouvernance apparentée à celle des corporations rendait les rôles des membres inégaux. S’inspirant de la tradition juridique et des exemples d’autres compagnies, les directeurs et les commissaires ont reconnu différents niveaux de responsabilité au sein de la CNF.

Conclusion

La liquidation de la Compagnie de la Nouvelle-France révèle la complexité résultant de son double statut de corporation et de société commerciale. Cette hybridité signifie que la Compagnie occupe différents terrains simultanément. Comme d’autres corporations, la CNF entretient une relation juridique et féodale avec le roi. Elle a le privilège de faire entendre toutes ses causes devant le Conseil d’État et d’y présenter les résolutions de son assemblée afin d’en obtenir la confirmation. Contrairement à d’autres corporations, la CNF est une institution dans laquelle des membres du Conseil d’État, notamment le principal ministre Richelieu, sont financièrement engagés. La supervision serrée de la Compagnie par Richelieu a vraisemblablement contribué à l’importance attribuée à la poursuite des voyages commerciaux transatlantiques pendant la liquidation. Quelqu’un devait être tenu responsable des dettes afin qu’ils ne soient pas interrompus.

Fusionnant la corporation et le capital social, la CNF possède des caractéristiques – notamment la personnalité morale, les parts transférables, le capital permanent, la séparation de la propriété et de l’administration – qui ont soulevé de nouvelles questions à propos de qui est responsable de sa santé financière. Si la Compagnie peut techniquement emprunter en son nom propre, la préférence des créanciers pour la responsabilité solidaire modèle les pratiques d’emprunt de la CNF. Les directeurs contractent personnellement des rentes constituées, prêtant ainsi leur crédit et leur réputation à la Compagnie. Lorsqu’ils démissionnent ou quittent la Compagnie, toutefois, il n’existe pas de mécanisme formel leur permettant de transférer leur responsabilité à un autre associé, une situation qui les laisse sans protection puisque la Compagnie elle-même continue d’exister. Les pratiques d’emprunt de la CNF et l’incertitude qu’elles ont créée démontrent que la Compagnie et ses membres ne sont pas clairement séparés.

La revendication des directeurs du droit d’intenter des poursuites contre d’autres membres pour le paiement des arriérés des rentes a fait en sorte de diriger l’attention vers le processus décisionnel au sein de la Compagnie. En tant que corporation, celle-ci voit son assemblée prendre des décisions à la majorité simple, décisions qui lient tous les membres. La structure de gouvernance corporative de la CNF remet toutefois en question la légitimité de tenir tous les membres également responsables des décisions prises. Au moment de déterminer la responsabilité des dettes de la Compagnie, tant ses directeurs que les commissaires chargés de la liquidation reconnaissent différents niveaux de responsabilité, en fonction du rôle de chaque membre. Cette différentiation fait apparaître l’inégalité fondamentale des associés, une caractéristique qui va à l’encontre du principe de fraternité à la base des associations commerciales. En effet, cela crée la possibilité d’une distribution inégale des profits et des risques. Les commissaires établissent trois conditions à la renonciation à la Compagnie (et à ses dettes), mais la relation personnelle entre le roi et ses sujets joue aussi un rôle à ce niveau. Des contributions comme le service militaire peuvent suppléer aux obligations légales d’un associé envers la Compagnie. L’histoire de la liquidation des dettes de la CNF montre l’importance de situer cette compagnie dans le contexte plus large des expérimentations européennes avec la forme de la société par actions. La CNF n’est pas simplement un véhicule de colonisation ; sa structure compte aussi. La dynamique entre les dimensions corporative et commerciale de la Compagnie a contribué à modeler ses rôles de gouverneur, de commerçant et de seigneur de la Nouvelle-France.