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Spécialiste de l’histoire de l’Amérique française et des relations entre Européens et Autochtones à l’époque moderne, Gilles Havard, historien maintes fois récompensé pour la qualité de ses travaux et directeur de recherche au CNRS, a publié en 2019 L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde. Dans le sillage de sa précédente et volumineuse synthèse sur les coureurs de bois, Havard consacre son nouvel opus aux aventuriers francophones qui ont parcouru les Grands Lacs, les Prairies et les Rocheuses dans le cadre de la traite des fourrures entre le 16e et le 19e siècle. Pour l’auteur, l’objectif est de faire contrepied au narratif téléologique de la conquête de l’Ouest par les colons anglophones mus par le principe de « destinée manifeste ». Reprenant le concept de Claude Lévi-Strauss d’une période « conradienne » (p. 12) en Amérique, c’est-à-dire d’une époque de cohabitation réelle mais complexe entre Autochtones et colonisateurs, Havard met en lumière le profil d’hommes francophones qui ont incarné une Amérique fantôme, passés à la trappe de l’histoire et de la mémoire.

Privilégiant le récit biographique, Havard redonne vie à dix de ces aventuriers « oubliés ». Pour ce faire, il a sélectionné des individus connus pour avoir produit des témoignages écrits de leur parcours ou parce que leur histoire a été consignée par leurs contemporains. D’ailleurs, Havard travaille avec des sources de première main et complète les zones d’ombre de leurs vies après avoir écumé une panoplie d’archives diverses (judiciaires, civiles, etc.). Par l’accumulation de ces dix cas limites, son approche, qui relève de la microhistoire, cherche à exposer « des régularités, des comportements collectifs et des logiques sociales » (p. 16) qui dépassent les trajectoires individuelles et qui éclairent le groupe et l’époque auxquels les aventuriers appartiennent. Neuf chapitres présentent en ordre chronologique dix profils d’aventuriers qui marchent dans les pas de leurs prédécesseurs.

Tout d’abord, Havard se fait un point d’honneur de sortir de l’ombre les aventuriers qui n’ont laissé que peu de traces. En effet, il entame ses biographies avec le sort funeste du huguenot Pierre Gambie ( ?-1565), truchement auprès des Timucuas de Floride, et les termine avec celle de Pierre Beauchamp (1809-v. 1878), un des derniers trappeurs et interprètes canadiens à avoir vécu parmi les Autochtones sur le Haut-Missouri.

Ensuite, les aventuriers les plus connus qu’Havard présente sont ceux de l’époque du régime français dont il revisite les écrits. Selon l’historien, si le truchement Étienne Brûlé (v. 1590-1632) a été tué par les Hurons, c’est parce qu’il a fini par être victime du paradoxe du truchement (p. 71) : doublement marginalisé après avoir trahi Champlain, il n’était plus utile ni aux Hurons ni aux Français. Si l’on n’apprend rien de nouveau sur le célèbre coureur de bois Pierre-Esprit Radisson (1636-1710), ses Voyages, en revanche, doivent être compris comme un traité qui justifie l’ascension sociale du roturier, devenu noble en Angleterre, mais désargenté à la fin de sa vie (p. 160). L’interprète Nicolas Perrot (v. 1643-1717), également fils de roturier, qui voyagera et documentera les peuples de la région des Grands Lacs pour les autorités de la Nouvelle-France, ne réussira pas à s’élever socialement. Ses entreprises commerciales sont vouées à l’échec (p. 207), car il était trop enclin à céder aux logiques de générosité des Autochtones plutôt qu’à faire du profit (p. 223). Les frères La Vérendrye (1714-1794 et 1717-1761), qui partent à la découverte de la mer de l’Ouest, ne seront pas plus chanceux que Perrot. S’ils poursuivent le processus d’ascension sociale du paternel, l’échec de leur entreprise et leurs insuccès commerciaux les font crouler sous les dettes (p. 275).

Hors de portée des histoires nationales aux frontières circonscrites et n’incarnant pas les valeurs de la « destinée manifeste » américaine, les prochaines figures qu’Havard expose, comme le voyageur Jean-Baptiste Truteau (1748-1827), ont souvent été évincées de la Grande Histoire. Le journal que tient ce dernier de son voyage dans le Haut-Missouri a été scrupuleusement analysé par Havard qui nous présente un homme paradoxal et frustré. S’il entretient le mythe du « bon Sauvage », Truteau témoigne également beaucoup de mépris envers les Autochtones en érigeant une barrière religieuse, morale et sexuelle contre eux (p. 283, 321 et 325). Il juge son expertise de voyageur mal reconnue par ses employeurs (p. 283) et termine sa vie comme humble précepteur, mais qui bénéficie d’un certain statut dans sa communauté (p. 333). Absent de l’imaginaire collectif du Canada (et du Québec), faisant office de méchant dans celui des États-Unis, l’interprète Toussaint Charbonneau (1767-v. 1839) a pourtant été une figure pivot de l’exploration de l’Ouest. Avec sa femme Sakakawea, ils ont guidé Meriwether Lewis et William Clark jusqu’au Pacifique. Sans pour autant éluder les vices du personnage, Havard corrige la perception historiographique et mémorielle de cet épicurien. Contrairement à la majorité des coureurs de bois, il embrasse le mode de vie des Autochtones (Gros Ventres) avec qui il partage pratiquement l’entièreté de sa vie (p. 365). Illettré, c’est par le regard des autres que l’on peut le voir apparaître dans les sources en tant que guide. Au moyen de la même méthodologie, Havard a exhumé de l’oubli le coloré homme des montagnes Étienne Provost (1786-1850). Ce Canadien d’origine passe l’essentiel de sa vie adulte entre les voyages de traite dans les Prairies et Saint- Louis où il est établi comme cabaretier. Malgré ses nombreux séjours auprès des Autochtones, il revient parmi les siens chaque hiver (p. 454).

Pour terminer, Gilles Havard a démontré la force et la pertinence du récit biographique en histoire. Chaque récit s’additionne à l’autre et favorise chez le lecteur une compréhension progressive des aventuriers francophones, des nations autochtones qu’ils rencontrent et de l’Amérique qui se transforme. Pour que ces personnages puissent reprendre vie dans la mémoire, Havard a délaissé le ton académique sans pour autant manquer de rigueur, comme en témoignent les nombreuses références. Il présente ses dix portraits à hauteur d’homme, plongeant dans leur quotidien et parfois dans leur intimité grâce à un foisonnement d’anecdotes. Comment ne pas avoir l’eau à la bouche devant les talents culinaires de Charbonneau (p. 353) ? Ses biographies nous dévoilent des humains imparfaits avec leurs qualités et leurs défauts. Gilles Havard s’est fait plaisir en écrivant ce livre et on le comprend de s’être permis de reconstituer certains événements et dialogues entre aventuriers et Autochtones. L’Amérique fantôme contribue à déconstruire les histoires nationales et avec la tombée de ces oeillères s’expose une réalité historique complexe, mais pas impossible à cerner. Mais, pour pénétrer la mémoire, cette histoire doit être connue et diffusée, c’est pourquoi Havard a rendu sa lecture accessible. Reste à savoir si l’histoire peut redresser l’arbre courbé de la mémoire.