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« Jamais encore avant 1755 on n’avait fait la guerre en Canada … » Pour beaucoup d’historiens et d’historiennes canadianistes, ces mots de Louis-Antoine de Bougainville dépeignent parfaitement la différence marquante de la pensée militaire entre les officiers métropolitains et coloniaux. Les uns ne seraient qu’habilités à une guerre « entre peuples policés », c’est- à-dire la « guerre en dentelles », et les autres à la « petite guerre », marquée par la manière de combattre des Autochtones. La guerre en Amérique serait ainsi complètement différente de la guerre en Europe au 18e siècle. L’incompatibilité des deux mentalités expliquerait, entre autres, la défaite française lors de la guerre de la Conquête (1754-1760). À cela répond Michel Thévenin, doctorant à l’Université Laval, en tentant de remettre cette guerre dans son contexte global.

Dans son ouvrage, qui est la version publiée de son mémoire de maîtrise, l’auteur présente une hypothèse contraire à l’hypothèse traditionnelle des canadianistes. La guerre européenne n’était pas impossible à faire en Amérique, elle aurait même été transposée sur le nouveau continent par les officiers et ingénieurs militaires français. Inscrit dans une certaine perspective révisionniste, cet ouvrage n’est pas une histoire sociale du fait militaire. Il s’insère parfaitement dans la nouvelle histoire militaire, bercée par l’histoire culturelle. Comme le montre Thévenin, cette dernière est pertinente, car elle s’intéresse particulièrement aux combattants et à l’expérience du combat. De plus, l’histoire culturelle s’attache à replacer les soldats dans leur société et à évaluer leurs croyances et leurs manières de faire à l’aune des caractéristiques propres de leur époque.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier présente la théorisation et la réduction en art du siège en Europe. Ainsi, l’auteur se penche sur les progrès de l’artillerie, qui rendent les fortifications caduques. Il faut donc les réinventer. Vauban apparaît alors comme le modèle à suivre en Europe, ce qu’illustre bien Thévenin. Ce dernier montre comment la poliorcétique devient, au sein de la raison des Lumières, la principale manière de combattre des monarques. En effet, cette méthode est calculée et permet de réduire l’incertitude des batailles, considérées comme trop coûteuses en hommes.

Le second chapitre évoque quant à lui les contraintes territoriales qui existent en Amérique du Nord. En effet, ce ne sont pas les Flandres, des terres plutôt plates et des plaines, mais bien des kilomètres de forêts. Thévenin y aborde la question du climat, des distances et des difficultés de communication. Il explique comment les officiers français ont pu accommoder leurs usages à ceux des peuples autochtones. Il relate également la manière dont ces derniers décrivent les ouvrages fortifiés de la Nouvelle-France. Leurs critiques sont vives, les officiers étant déçus de ce qu’ils trouvent ici en comparaison de ce qu’ils connaissent en Europe.

La troisième partie de l’ouvrage analyse la stratégie de la Nouvelle-France avant 1758. Celle-ci porte plutôt sur la petite guerre, et donc sur des « coups de main » sur des places fortes. À cela s’ajoute une stratégie plutôt agressive. Thévenin l’explique bien, il faut frapper les forts britanniques pour empêcher leur invasion. Il décrit méticuleusement les 11 sièges de la guerre. C’est ainsi que les Français assiègent Chouagen (1756) et William Henry (1757). Cependant, en 1758, le déséquilibre des forces entre les troupes françaises et britanniques, bien présenté par l’auteur, force Montcalm à se tourner vers une stratégie défensive, entraînant l’assiégement des Français.

Le quatrième chapitre expose l’application tactique de la guerre de siège en Nouvelle-France. Ici, le rôle de l’ingénieur est mis au premier plan. L’auteur les définit bien avec les dictionnaires de l’époque, puis il présente le parcours des dix ingénieurs en Nouvelle-France. Il montre également leur rôle dans « l’européisation » des sièges en Amérique, marquée notamment par l’ouverture des tranchées.

La dernière partie de l’ouvrage analyse la différence entre les cultures de guerre autochtone et française. Thévenin s’attaque, telle une armée assiégeante, au mythe de la « guerre en dentelles ». Il décrit ensuite les normes européennes de la guerre, ainsi que « l’économie de la violence », c’est-à-dire le désir de mener des batailles et la préférence pour les sièges afin d’économiser hommes et matériel. Puis, il présente la culture de guerre autochtone, bien différente de la culture européenne. Déjà incompatibles, notamment en ce qui concerne les sièges, les différences deviennent alors incommensurables. Ce qui explique en partie la défection des alliés autochtones de la France.

Fort intéressant, l’ouvrage souffre cependant de sa structure. En effet, les deux premiers chapitres font à peine une vingtaine de pages, alors que les deux suivants approchent la cinquantaine, et le dernier la trentaine. Une restructuration en quatre chapitres aurait permis d’offrir des parties plus égales et moins redondantes. De plus, le dernier chapitre semble quelque peu incongru dans l’ouvrage. Il donne l’impression que les deux parties du livre, bien que rattachées l’une à l’autre, s’apparentent davantage à deux articles séparés : la partie sur le siège propre, puis celle sur la différence des cultures de guerre. La démystification de la « guerre en dentelles », qui nous tient à coeur, aurait peut-être été mieux située au premier chapitre sur la théorisation de la guerre à l’époque moderne. En fin d’ouvrage, elle semble sortir de nulle part et coupe quelque peu le rythme de la lecture. Par ailleurs, l’usage de sources françaises pour analyser les sièges en Nouvelle-France est pertinent, mais il aurait été intéressant de les corroborer avec les sources anglaises, notamment par rapport aux pertes. L’utilisation de sources exclusivement françaises est peut-être due à la rareté des sources, mais l’apport de sources anglaises n’aurait pas été négligeable.