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Introduction

L’éducation entrepreneuriale (EE) est de plus en plus présente dans l’école primaire et secondaire. Signal de « l’émergence d’une société nouvelle » (Champy-Remoussenard et Starck, 2018, p. 17), cette évolution éducative s’observe par exemple via le dispositif des mini-entreprises (Abdelkarim, 2018 ; Gervais et Rouanet, 2014 ; Hélène et Aubry, 2019 ; Pepin, 2011 ; Starck, 2018 ; Tanguy, 2017) et les pédagogies à valeur entrepreneuriale (Samson, Gingras et Morin, 2018) qui génèrent de nouvelles pratiques d’apprentissage pour entreprendre (Pepin, 2018), plus ou moins distanciées de la forme scolaire habituelle (Starck, 2018). Cet essor de l’EE porte des enjeux éducatifs forts. Ceux-ci visent autant l’employabilité que la sensibilisation à la création d’entreprise pour lutter contre la situation de crise et de chômage qui impacte particulièrement les jeunes (Minichiello, 2016). Cependant, l’engouement actuel s’accompagne d’interrogations majeures, notamment ontologiques, sur la nature de la conception idéologique qui sous-tend ce développement, avec l’observation d’une standardisation parfois qualifiée de « McDonalisation » (Brentnall, Lackéus et Blenker, 2021).

Quelle que soit la nature de l’enseignement prodigué, celui-ci génère des collaborations qui traversent à la fois les disciplines et les frontières physiques de l’école. En entrepreneuriat, cette dimension collective et spatiale fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’études scientifiques portant sur la façon dont le milieu influence le développement de la création d’entreprise dans un territoire. Leurs auteurs mobilisent à cette fin le concept d’écosystème entrepreneurial (Alvedalen et Boschma, 2017). Celui-ci est considéré comme un système complexe fait de collaborations multiniveaux (Wright, Lockett, Clarysse et Binks, 2006), dont la qualité intervient dans son fonctionnement. Les interactions entre les membres de l’écosystème entrepreneurial se développent pour s’accommoder (Bronfenbrenner, 1977) d’un environnement en évolution constante (Aldrich et al., 2008) en mettant en oeuvre différentes stratégies d’adaptation (Iansiti et Levien, 2004 ; Nambisan et Baron, 2013). Comprendre le fonctionnement des écosystèmes entrepreneuriaux revient généralement à comparer les caractéristiques d’un territoire et son activité entrepreneuriale (Kenny et von Burg, 1999 ; Spigel, 2017 ; Szerb, Ács, Autio, Ortega-Argiles et Komlosi, 2013 ; Zacharakis, Shepherd et Coombs, 2003) afin de déceler les stratégies d’acteurs (Isenberg, 2011 ; Zahra, Newey et Shaver, 2011). Ces stratégies sont généralement considérées comme potentiellement perturbatrices pour la cohérence d’ensemble de l’écosystème.

Dans le champ de l’EE, l’écosystème entrepreneurial est observé sous l’angle de l’université entrepreneuriale (Clark, 2001 ; Gibb, Haskins et Robertson, 2009 ; Gjerding, Taylor, Cameron, Wilderom et Scheunert, 2006 ; Greene, Rice et Fetters, 2010 ; Smith, 1999) et de l’écosystème éducatif entrepreneurial (Belitski et Heron, 2017 ; Toutain, Mueller et Bornard, 2019) dans lesquels l’EE est considéré comme un pilier (Audretsch, Hülsbeck et Lehmann, 2012 ; Feld, 2020 ; Fini, Grimaldi, Santoni et Sobrero, 2011 ; Malecki, 2011 ; Qian, Acs et Stough, 2013 ; Richez-Battesti et Lest, 2013). L’analyse de son fonctionnement est plébiscitée par les acteurs du monde politique et académique pour faciliter l’émergence de l’essaimage académique, l’employabilité des étudiants et des jeunes scientifiques, ainsi que la circulation de la connaissance entre les mondes universitaire et entrepreneurial (Belitski et Heron, 2017).

Malgré ces apports récents, les connaissances actuelles demeurent limitées, tant sur l’objet « écosystème entrepreneurial » que sur la méthode pour l’étudier. Concernant l’objet, les écosystèmes éducatifs entrepreneuriaux (EEE) sont surtout observés à une échelle macroéconomique et très majoritairement dans l’enseignement supérieur. Concernant la méthode, les cadres d’analyse manquent pour mieux comprendre le fonctionnement et les effets des écosystèmes entrepreneuriaux en général (Spigel, 2017 ; Stam et Spigel, 2016). De plus, nous savons peu de choses sur la circulation de la connaissance (Szerb et al., 2013), sur l’organisation et le fonctionnement des réseaux (Alvedalen et Boschma, 2017 ; Johannisson, 2017 ; Spigel, 2017) ou encore sur la manière dont ils sont portés, animés et développés (Mason et Brown, 2014).

Compte tenu du développement actuel de l’EE dans l’école primaire et secondaire, il devient donc urgent de mieux comprendre comment elle se structure dans son écosystème. Des recherches récentes sur le sujet ouvrent quelques voies. Peu nombreuses, elles portent sur l’étude des relations entre l’école et les parties prenantes externes locales[1] (Sommarström, Oikkonen et Pihkala, 2020a, 2020b ; Stam et Spigel, 2016 ; Toutain, Mueller et Bornard, 2019). Ces études montrent de manière convergente que certains individus semblent jouer un rôle central dans le fonctionnement des écosystèmes éducatifs entrepreneuriaux. Sommarström, Oikkonen et Pihkala (2020b) soulignent par exemple le rôle de certains directeurs et enseignants expérimentés dans le développement de relations partenariales avec les entreprises et leurs entrepreneurs. Toutain, Mueller et Bornard (2019) évoquent également le rôle de « l’enseignant-coordinateur » assimilable au « leader entrepreneur » (Greenberg, McKone-Sweet et Wilson, 2011). Cependant, aucune de ces études ne s’intéresse spécifiquement et de manière approfondie au rôle de ces acteurs.

La recherche présentée ici vise ainsi à mieux connaître la place et le rôle occupés par ces personnes dans le fonctionnement des EEE au sein des écoles primaires et secondaires. Nous avons choisi de les nommer « enseignants-médiateurs » afin de mettre en lumière la dimension relationnelle de leur activité de médiation pédagogique et d’étudier leurs relations avec toutes les catégories de parties prenantes d’un EEE. Notre question de recherche est donc la suivante : comment les enseignants-médiateurs assurent-ils le fonctionnement des EEE, dans l’école primaire et secondaire ?

Pour répondre à cette question, nous avons réalisé une enquête à partir de neuf cas d’écoles primaires et secondaires européennes situées en Finlande, en Allemagne et en Espagne. La méthode utilisée est qualitative et abductive. Les données collectées et analysées sont issues d’entretiens individuels (52), de prises de notes, de photographies et de documentations.

Malgré la singularité des contextes de chaque école, notre étude révèle des caractéristiques majeures qui définissent le rôle et la fonction de l’enseignant-médiateur dans l’EEE. Ainsi, la contribution de notre recherche est double. Sur le plan scientifique, nous proposons un modèle d’analyse théorique qui permet de décrypter la médiation pédagogique exercée par l’enseignant médiateur. Ce modèle permet de définir trois caractéristiques communes qui qualifient le rôle des enseignants-médiateurs et qui transcendent les singularités culturelles et contextuelles. Sur le plan professionnel, la clarification des premiers déterminants du rôle de l’enseignant-médiateur ainsi que les outils méthodologiques utilisés pour cette recherche (notamment la carte de proximité) peuvent être utilisés par les directeurs et les enseignants des écoles primaires et secondaires pour mieux structurer l’EEE. En d’autres termes, à l’instar des propos tenus par Auerswald (2015), le décryptage du rôle de l’enseignant-médiateur permet d’affiner l’orchestration des formations à l’entrepreneuriat. Ceci pourrait par exemple aider à mettre plus de cohérence en identifiant clairement la valeur ajoutée des organismes professionnels, dont les missions peuvent se chevaucher (Alvedalen et Boschma, 2017 ; Borissenko et Boschma, 2016 ; Spigel, 2017 ; Mars et Ginter, 2012).

L’article s’organise de la manière suivante. Une première partie est consacrée à l’exploration de la littérature autour de trois thèmes : les dimensions ontologique, didactique et pédagogique qui structurent l’EE ; le rôle des parties prenantes dans l’EEE ; l’enseignant-médiateur et son rôle de médiation, facteur de cohérence au sein de l’EEE. Dans une deuxième partie, nous présentons notre méthode de recherche. Une troisième partie est consacrée à l’analyse des résultats. La discussion constitue notre quatrième partie.

Nous concluons par une analyse générale du rôle de l’enseignant-médiateur, évoquons les limites de notre recherche et ses implications scientifiques et professionnelles à venir.

1. Cohérence et continuité d’un EEE

1.1. L’éducation entrepreneuriale : synthèse des connaissances et cadres d’analyse

Dans une logique d’éducation pragmatique, connaissances et actions sont intimement liées (Dewey, 1916 ; Pierce, Cohen et Dewey, 2017). Cette forme d’éducation suppose deux composants clés : un milieu propice à la mise en oeuvre d’un apprentissage expérientiel et aux collaborations favorisant l’engagement communautaire (Markman, Phan, Balkin et Gianiodis, 2005 ; Szerb et al., 2013 ; Toutain, Fayolle, Pittaway et Politis, 2017) ainsi que des relais actifs qui connectent les personnes, les idées et les ressources (Mason et Brown, 2014). Selon Pittaway et Thorpe (2012), la clé de l’apprentissage de l’entrepreneuriat réside dans ce type d’approche qui permet de connecter les étudiants avec le monde extérieur. Celle-ci privilégie ainsi les interactions sociales pour développer des capacités entrepreneuriales. Ce processus sous-jacent de construction sociale des connaissances repose sur un lien indissociable entre le cognitif et l’affectif, l’individuel et le social (Alves-Bernard, 1996). De manière plus générale, la mise en oeuvre d’une formation nécessite au préalable de répondre à des questionnements appartenant à trois niveaux complémentaires : ontologique, didactique et pédagogique. Comme nous le présentons plus loin, les apports actuels de la littérature dans l’EE sur ces trois niveaux demeurent insuffisants et fragiles, révélant le manque de maturité du champ disciplinaire. Cela génère un manque de compréhension fine des formes d’apprentissage mises en oeuvre et, par voie de conséquence, de la structuration de l’EEE qui les accompagne.

1.1.1. L’ontologie, parent pauvre de la recherche en EE

Depuis les années deux mille, l’engouement des écoles supérieures et de l’université pour la formation à l’entrepreneuriat a généré une forte activité scientifique et professionnelle sur le contenu des programmes et la pédagogie mobilisée (Baptista et Naia, 2015). Cette croissance exponentielle s’accompagne cependant de faiblesses majeures dans notre compréhension du phénomène (Fayolle, 2013 ; Fayolle, Verzat et Wapshott, 2016 ; Henry et Lewis, 2018). Parmi celles-ci, le sens général attribué aux formations à l’entrepreneuriat dans les écoles reste peu connu malgré les appels de la communauté scientifique. À titre d’exemple, Béchard et Grégoire (2005) soulignaient déjà il y a quinze ans que la formation à l’entrepreneuriat soulève quatre questions fondamentales insuffisamment traitées : quel est le rôle économique et social de l’entrepreneuriat ? Faut-il systématiser l’éducation à l’entrepreneuriat ? Quel contenu doit être enseigné et comment doit-il être dispensé ? Comment les besoins des étudiants doivent-ils être pris en compte ? Lançant un appel à la communauté scientifique, les deux chercheurs présentaient deux ans plus tard un cadre d’analyse du modèle d’enseignement de l’entrepreneuriat (Béchard et Grégoire, 2007) inspiré des travaux de Bertrand (2003) dans le champ des sciences de l’éducation. Ce cadre d’analyse n’a été repris que cinq ans plus tard dans un article conceptuel de Fayolle qui poursuit la réflexion en développant notamment les dimensions philosophiques et didactiques[2] (Fayolle, 2013). Malgré leur contribution, ces cadres d’analyse restent encore peu appliqués. De même, en dépit de récents travaux sur le profil de l’enseignant (Ruskovaara, Hämäläinen et Pihkala, 2016 ; Ruskovaara et Pihkala, 2015), la relation entre la vision de l’enseignant et sa manière de concevoir son dispositif de formation reste largement méconnue. Cette question est pourtant centrale pour clarifier l’objectif, le déroulement, l’évaluation et l’EEE engagé dans la formation.

1.1.2. Des connaissances et des capacités encore peu définies

Certains chercheurs soulignent le manque persistant de travaux scientifiques sur la nature des connaissances qui composent l’EE (Béchard et Grégoire, 2005 ; Byrne, Fayolle et Toutain, 2014 ; Fayolle, 2013 ; Kyrö, 2015). Honig (2004), qui reprend les travaux de Polanyi et Sen (2009), rappelle que la nature des connaissances enseignées en EE vise l’acquisition de connaissances à la fois tacites et par l’action. Neck et Greene (2011) considèrent que l’EE doit permettre le développement des capacités d’agir en aidant à comprendre, développer et mettre en pratique des capacités et des techniques nécessaires pour entreprendre. Dans ce sens, les connaissances sont pragmatiques, obtenues par les retours d’expérience renvoyés par l’environnement (Sarasvathy, 2001). Leur accumulation favorise la formation d’une expertise (Sarasvathy, 2001) qui améliore l’efficacité et l’efficience des initiatives prises pour résoudre de futurs problèmes rencontrés. Les connaissances et capacités recherchées sont ainsi issues d’un apprentissage hautement social. Là encore, celles-ci demeurent encore peu définies.

1.1.3. Une pédagogie constructiviste et connexionniste

Les méthodes d’apprentissage qui permettent l’acquisition des connaissances didactiques basées sur l’expérience supposent, pour l’enseignant, de mobiliser une approche processuelle, constructiviste et systémique. Mintzberg et Gosling (2002) suggèrent de recourir aux travaux de Piaget, particulièrement à sa théorie de l’équilibration qui privilégie un processus d’apprentissage construit par et dans les situations-problèmes rencontrées (Piaget, 1975). Dans cette voie, les formes d’apprentissage expérientiel de l’entrepreneuriat sont étroitement liées à trois éléments : la compréhension du processus d’apprentissage (Holcomb, Ireland, Holmes et Hitt, 2009) et de son caractère dynamique (Cope, 2005 ; Politis, 2005 ; Secundo, Schiuma et Passiante, 2017) ; le rôle des réseaux mobilisés comme des ressources (Johannisson, 2017 ; Karataş-Özkan, 2011 ; Lave et Wenger, 1991 ; Lee et Jones, 2008 ; Lefebvre, Radu-Lefebvre et Simon, 2015 ; Spigel, 2017) ; le décryptage de la manière dont les entrepreneurs interagissent avec leur environnement dans un contexte singulier (Toutain et al., 2017 ; Welter et Baker, 2020). Neck et Corbett (2018), qui fondent leur réflexion sur les travaux de Béchard et Grégoire (2005) et sur les revues de littérature de Pittaway et Cope (2007) et de Nabi, Fayolle, Linan, Krueger et Welmsley (2017), proposent ainsi d’orienter les formes actuelles d’apprentissage chez les jeunes individus en s’inspirant d’une approche éducative basée sur l’andragogie (éducation pour les adultes) et l’heutagogie (apprendre à apprendre), qui trouve ses fondements dans la métacognition[3] (Flavell, 1976, 1979 ; Haynie, Shepherd, Mosakowski et Earley, 2010 ; Toutain, 2010). En d’autres termes, les connaissances tacites et les connaissances issues de l’action s’acquièrent par le développement d’une réflexion de deuxième, voire de troisième niveau autour des questions suivantes : comment apprendre à apprendre ? Et dans quel but (stratégie éducative) ? Dans le champ des sciences de l’éducation, ces questions sont étroitement reliées avec un enseignement centré sur le développement de l’individu et sa transformation en auteur de son propre apprentissage (Go, 2015).

En synthèse, les niveaux ontologiques, didactiques et pédagogiques occupent une place centrale pour analyser un EEE. Ces niveaux sont profondément liés à la vision et la manière d’agir de l’enseignant-médiateur. Leur décryptage permettrait de mieux comprendre comment il s’engage dans son activité pédagogique et comment il interagit au sein de l’EEE.

1.2. Éducation entrepreneuriale et médiation éducative

Ces approches de l’école et de l’EE privilégient donc l’ouverture – de l’école – à son repli sur elle-même, la valorisation d’un apprentissage autorégulé à l’apprentissage non désiré, l’apprentissage dans et par l’expérience via les interactions sociales[4] plutôt que l’apprentissage transmissif qui dissocie l’objet d’apprentissage du besoin ou de l’intérêt de l’apprenant[5]. En d’autres termes, l’EE remet en question une éducation souvent plus « instructive » qu’« éducative » (Alves-Bernard, 1996).

1.2.1. Une nécessaire médiation école/environnement

Cette vision de l’éducation nécessite une relation intime entre le milieu d’apprentissage et l’apprenant : l’organisme humain apparaît comme une « unité d’interactions », un continuum (Alves-Bernard, 1996). L’expérience offre ainsi la possibilité à l’apprenant de s’engager dans des situations qui appellent à entrer en relation avec l’environnement : elle assure un continuum dans l’apprentissage. Le continuum, qui est organique, vivant, implique une révision permanente des connaissances par l’apprentissage expérientiel, à partir des interactions sociales et de l’actualisation des situations-problèmes rencontrées. La relation éducative est donc envisagée comme une véritable médiation qui vise une finalité essentielle : inscrire l’éducation dans un « contexte dont la continuité avec l’univers de l’apprenant soit perceptible par ce dernier » (Alves-Bernard, 1996, p. 116). Ces situations sociales suggèrent également la reconnaissance du rôle éducatif de la vie communautaire, considérée comme essentielle par les philosophes de l’éducation (Dewey, 1916 ; Platon, s. d. ; Rousseau, 2009) et les penseurs de l’éducation nouvelle[6]. Elles sont médiatrices, dans le sens où elles permettent à l’apprenant de relier ce qu’il sait avec ce qu’il est en train d’apprendre via cette « vie sociale » recréée au sein de l’école. Cependant, ces situations nécessitent une orchestration pédagogique, un « opérateur pédagogique » (Meirieu, 2007) ou un « relais actif » (Mason et Brown, 2014). Ses missions consistent à faciliter l’accessibilité auprès de l’apprenant des situations sociales productrices d’interactions sociales et de savoirs ; assurer une continuité entre ce que sait l’apprenant et ce qu’il apprend dans son projet ; veiller à ce que l’apprenant doit savoir et ce que les situations sociales lui permettent de savoir. L’opérateur pédagogique agit dans la zone proximale de développement de l’apprenant (Vygotsky, 1934), sur ce carrefour sensible entre l’expérience vécue d’apprentissage et la production de savoirs attendus (Toutain, 2010).

1.2.2. De nouvelles parties prenantes éducatives peu étudiées

Comprendre le rôle de médiation éducative devient indispensable lorsque l’école primaire et secondaire, qui mobilise l’EE est amenée de fait à revoir ses partenaires éducatifs traditionnels en développant de nouvelles relations avec des parties prenantes liées à l’entrepreneuriat et au monde de l’entreprise. À une échelle macro et méso, la place et le rôle des parties prenantes sont souvent abordés dans sa dimension stratégique via leur contribution à l’émergence et au fonctionnement de l’écosystème entrepreneurial (Toutain et al., 2017). Nous retrouvons par exemple cette approche via les travaux de modélisation d’Isenberg (Isenberg, 2011, 2014) ou autour du concept d’université entrepreneuriale (Clark, 2001) reposant sur l’analyse des relations entre des individus, les institutions et les organisations. La qualité de ces relations peut être perçue comme facteur de performance des écosystèmes entrepreneuriaux (Alvedalen et Boschma, 2017 ; Belitski et Heron, 2017). À une échelle micro, les études qui s’intéressent aux parties prenantes privilégient une analyse des effets du réseau sur le développement du projet entrepreneurial et de l’acquisition d’expertise de l’individu. L’analyse comparée des effets liés à la participation de l’étudiant aux clubs d’entrepreneurs (Pittaway, Rodriguez-Falcon, Aiyegbayo et King, 2011 ; Pittaway, Gazzard, Shore et Williamson, 2015) et de son expérience professionnelle (Morselli, Costa et Margiotta, 2014 ; Mosey et Wright, 2007) sur le développement de son projet montre comment l’expérience étudiante influe sur la capacité à entreprendre et le développement de l’esprit entrepreneurial. Cependant, les connaissances plus systémiques permettant de comprendre comment s’opèrent les interactions entre les enseignants, les étudiants, les entreprises et les associations font défaut (Acs, Szerb et Autio, 2015 ; Alvedalen et Boschma, 2017 ; Stam et Spigel, 2016). Dans l’école primaire et secondaire, les travaux portant sur l’analyse de ce type d’interactions sont rares et récemment parus (Sommarström, Oikkonen et Pihkala, 2020a, 2020b). Ils analysent la mise en oeuvre de l’interaction « école-entreprise » et l’organisation qui en résulte, mais n’interrogent pas le rôle de l’enseignant-médiateur dans l’activation et le fonctionnement de l’EEE.

1.2.3. De « l’enseignant-coordinateur » à « l’enseignant-médiateur »

Une recherche récente visant à décoder un EEE permet d’identifier les parties prenantes impliquées dans le fonctionnement d’un écosystème (Toutain, Mueller et Bornard, 2019) avec, d’un côté, les parties prenantes internes à l’école (le directeur, les enseignants, les étudiants et le personnel de l’école) et, de l’autre, les parties prenantes externes à l’école (les entreprises, les institutions, les associations, les bénévoles[7] et les parents). Elle montre également que les acteurs de l’EEE partagent le sentiment de participer à la vie d’une même communauté. Chaque catégorie exprime un besoin singulier de reconnaissance sociale lié à l’engagement individuel et collectif[8]. Le sentiment d’appartenance communautaire, qui dépasse les murs de l’école, influence positivement la motivation et l’engagement de l’élève, de l’enseignant, ainsi que celle de chaque partie prenante interne et externe. Cette observation rejoint les propos de nombreux penseurs de l’éducation tels que Dewey (1916) ou Freinet (1993) qui pointent l’importance du sens et de l’utilité perçue dans la motivation de l’élève et le fonctionnement communautaire. Un second élément notable extrait des résultats de cette recherche porte sur le rôle et le profil de l’enseignant-coordinateur. Les chercheurs notent : un fort engagement pour relier réalité et action ; un leadership prononcé qui se traduit par la capacité à fédérer et motiver les acteurs autour d’un projet commun, créer ou saisir les opportunités de collaboration présentes dans l’environnement externe ; des difficultés organisationnelles et culturelles pour impliquer les enseignants et les parents dans la mise en oeuvre d’une formation dédiée à l’entrepreneuriat dans leur école ; un sentiment de dissidence perçu par certains enseignants vis-à-vis de leur école, des programmes éducatifs et des institutions jugés trop normatifs et cloisonnants. Ce dernier constat apparaît également dans les enquêtes menées dans certaines écoles finlandaises (Sommarström, Oikkonen et Pihkala, 2020a, 2020b). L’analyse des perceptions des acteurs des EEE montre le rôle central joué par certains enseignants qui naviguent entre la modération et la radicalité (Toutain, Mueller, Gaujard et Bornard, 2014 ; Toutain, Mueller et Bornard, 2019). Ils apparaissent comme des pièces maîtresses dans l’émergence et le fonctionnement des écosystèmes. Leur connaissance de l’EEE, leur agilité à activer les formations à l’entrepreneuriat, leur capacité à fédérer des enseignants, des parents, le directeur de l’école, des entreprises, des associations et des institutions locales et régionales dévoilent un rôle de coordination et de médiation visant à assurer un continuum au sein de l’écosystème éducatif entrepreneurial. En synthèse, les évolutions de l’EE dans les écoles primaires et secondaires jettent la lumière sur une fonction cruciale, la fonction de médiation pédagogique, et sur une partie prenante pivot, l’enseignant-médiateur.

1.3. L’enseignant-médiateur et son rôle de médiation, facteur de cohérence au sein de l’EEE

1.3.1. L’enseignant-médiateur, partie prenante essentielle dans le fonctionnement d’un EEE

Comme nous l’avons vu, l’enseignant considéré comme un « opérateur pédagogique » ou un « relais actif » joue bien plus qu’un simple rôle de coordination pédagogique. Il prépare les conditions qui génèrent des situations sociales propices à l’autoapprentissage et fournit « l’ensemble des aides ou des supports qu’une personne peut offrir à une autre personne en vue de lui rendre plus accessible un savoir quelconque » (Raynal et Rieunier, 1997, p. 220). La notion d’« enseignant-médiateur » valorise ainsi cette dimension relationnelle essentielle, d’autant plus que l’orientation de l’enseignement vers l’autoapprentissage déployé dans des situations sociales créées à cette occasion nécessite d’impliquer de nouvelles parties prenantes internes et externes à l’école. Le rôle de médiation de l’enseignant apparaît également via la recherche des réseaux professionnels susceptibles de mettre leur expertise à disposition des apprenants (Sabiron, 1995). Cela étant, de potentiels médiateurs peuvent également figurer parmi les membres de l’écosystème, sans être enseignants ni dépendre directement de l’école (Mesnier et Aumont, 1992). Quel que soit son statut, sa fonction première vise à connecter des idées, des personnes et des ressources et à faciliter le développement des interactions, base de la construction sociale de l’apprentissage (Lave et Wenger, 1991). Par ces connexions, l’enseignant-médiateur apparaît tel le « passeur de frontières », à l’instar du salarié qui, dans une entreprise en recherche d’innovation, fait circuler l’information entre les réseaux internes et l’environnement externe (Tushman, 1977), participe à la création de nouvelles connaissances (Allen, 1969 ; Cohen et Levinthal, 1990) et contribue à la saisie d’opportunités (Haas, 2018). Le rôle et les traits de personnalité de ce type d’acteur jugé très utile dans la capacité d’innovation des entreprises ont ainsi fait l’objet de recherches (Tushman et Scanlan, 1981) qui ont connu un certain retentissement dans le monde éducatif, particulièrement autour des problématiques de réseau et d’engagement communautaire (Sandmann, Jordan, Mull et Valentine, 2014 ; Weerts et Sandmann, 2010). Cette approche prône une conceptualisation du service éducatif qui définit l’engagement communautaire par une construction partagée de la connaissance entre les institutions et la communauté scolaire. La collaboration vise à encourager la production de connaissances pragmatiques, qui traitent un besoin sociétal (Boyer, 1996). L’engagement communautaire est porté par des professionnels et des partenaires qui naviguent entre les différentes sphères, à l’écoute des communautés ou des universités pour en transmettre les voix. Ces professionnels établissent des passerelles entre les organisations et ses différents partenaires (Scott et Davis, 2015). Ces passeurs de frontières apparaissent ainsi comme des apporteurs de solution aux communautés, des experts techniques, des avocats internes et des champions de l’engagement (Weerts et Sandmann, 2010).

1.3.2. Son rôle dans la cohérence d’un EEE

Plus largement, le rôle de passeur de frontières au sein d’un EEE contribue sans doute à son efficacité, en particulier au degré de cohérence de l’écosystème qui met en relation un ensemble hétéroclite d’individus et d’organisations. Le concept de « cohérence », bien que souvent flou, repose cependant sur l’hypothèse selon laquelle tout état de déséquilibre crée une tension que l’individu va chercher à supprimer (Eiser, 1971). Par exemple, en gestion, Bourguignon et Jenkins (2004) étudient les critères permettant d’établir le degré de cohérence d’un système de contrôle de gestion avec une stratégie. Soulignant le manque de définition de cette notion, ils distinguent la cohérence instrumentale de la cohérence psychologique. Cette dimension psychologique apparaît dans les travaux d’Antonovsky (1987), Ryland et Greenfield (1991), qui posent les bases du concept de sense of coherence (SOC) : une disposition personnelle à considérer que le monde est à la fois gérable et prévisible. Il contient trois dimensions : comprehensibility, c’est-à-dire le degré d’intelligibilité du monde ; manageability, c’est-à-dire la capacité à « agir sur » le monde, en utilisant ses propres ressources ou celles de son entourage immédiat ; et enfin meaningfulness, c’est-à-dire la capacité à voir le changement comme quelque chose de normal et de porteur d’opportunité, et non de menace. Il est donc intéressant de questionner la perception de l’enseignant-médiateur sur le monde éducatif dans lequel il intervient, sa vision sur la finalité de l’EE, comment il pense pouvoir agir sur le monde par l’EE, ce qui rejoint les constats précédents de la littérature en EE. Dans ce champ, la cohérence est considérée comme contingente aux questionnements posés sur l’alignement entre les objectifs, les moyens et les résultats (Biggs et Tang, 2003). Vus sous un autre angle, Béchard et Grégoire appellent à « formaliser la réflexion académique sur la cohérence entre les différentes dimensions qui caractérisent les différentes innovations pédagogiques » (2007, p. 262). Enfin, la recherche de cohérence s’inscrit dans une échelle temporelle et pose la question de la continuité. Sous un angle éducatif, l’efficacité de l’apprentissage expérientiel est liée à la continuité des situations pédagogiques vécues par l’élève (Dewey, 1916). En tant qu’opérateur pédagogique, l’enseignant-médiateur est lui-même continuité, « continuité entre son histoire et son projet, continuité entre le sujet reconnu comme tel et les responsabilités qu’on va devoir lui confier, continuité entre son inscription culturelle et sociale et les savoirs qu’on va lui enseigner aujourd’hui, demain et après-demain, ici, au sein de la collectivité scolaire » (Alves-Bernard, 1996, p. 23). Cette approche de la continuité pédagogique trouve un écho récent dans le champ de l’EE. Sommatröm, Oikonnen et Pihkala (2020a) soulignent par exemple que les enseignants des écoles finlandaises observées privilégient les collaborations de long terme avec les entreprises externes pour développer l’apprentissage de l’entrepreneuriat. Cette vision correspond à un constat plus général selon lequel les événements courts répondent davantage à des objectifs de formation visant le développement de projets (apprendre pour entreprendre) ou la découverte de l’entrepreneuriat (apprendre ce qu’est l’entrepreneuriat) tandis que les collaborations plus durables privilégient l’apprentissage des capacités entrepreneuriales (apprendre la manière d’agir entrepreneuriale). Ainsi, le rôle de « passeur de frontières » exercé par les relations établies avec les différentes parties prenantes et la médiation, qui permet de proposer et d’expliciter une forme de continuum pédagogique pour l’élève, est influencé par le sens que l’enseignant-médiateur attribue au programme éducatif en entrepreneuriat. Le décryptage de cette vision personnelle et des activités qui en résultent constitue un point d’entrée dans la compréhension du fonctionnement d’un EEE.

2. Méthodologie de recherche

2.1. Une étude de neuf cas européens

Notre recherche est de nature qualitative : nous étudions les enseignants-médiateurs dans leur contexte naturel de travail et nous privilégions la profondeur de l’analyse. La volonté de prendre en compte la pluralité d’acteurs constituant un EEE afin de saisir le rôle de l’un d’entre eux, l’enseignant-médiateur, nous a naturellement conduits vers la méthodologie des études de cas (Wacheux, 1996 ; Yin, 2013). Un cas désigne ici un programme en entrepreneuriat et l’ensemble des personnes impliquées. Cette méthodologie permet de recueillir des données multiples et d’accéder à la complexité des perceptions interindividuelles pour faire émerger, par comparaison intercas, une construction théorique. Nous avons donc conçu un design de recherche afin de recueillir pour chaque cas un riche matériau permettant de multiplier les sources de preuve (Yin, 2003) : enregistrements d’interviews, notes de visites des lieux[9] (systématique pour chaque cas), photos des espaces d’apprentissage, notes lors des réunions d’accueil et d’information avec des partenaires internes et externes, lors des observations directes non participantes de séquences de classe (une par cas) ainsi que des documents, fiches et sites Internet de présentation des programmes des écoles. Après chaque étude de cas, un premier codage ouvert a permis de suivre l’obtention de la saturation recherchée des résultats (échantillonnage théorique).

Les cas ont été repérés grâce au programme conjoint de l’Europe et de l’OCDE, « Entrepreneurship 360[10] », lancé en 2014, portant sur des programmes éducatifs innovants en entrepreneuriat et ciblant les publics du primaire, secondaire et de la formation pour adulte. La nature de ce public a été considérée comme une donnée contextuelle de notre terrain. Parmi 100 cas proposés, des experts scientifiques internationaux en ont sélectionné 27, issus de 15 pays européens. Ainsi, nous avons pu analyser un objet de recherche, « best practices in entrepreneurship education », non prédéfini par nos soins, mais désigné par des experts professionnels et académiques. Nous en avons sélectionné un tiers, soit neuf cas, afin de viser une qualité théorique pertinente, tout en tenant compte des limites (notamment financières) de notre projet (Eisenhardt, 1989). Afin de préserver la plus grande distanciation possible, nous ne connaissions aucun de ces cas avant leur étude, ceux-ci n’étaient pas non plus issus de notre culture et de nos réseaux professionnels.

Le protocole de recueil des données permet de réaliser une triangulation des données telle que définie par Denzin (Bealer, 1971), grâce à la variété des sources de données et à l’utilisation, au sein des entretiens, de méthodes de recueil de données différentes. Cette démarche avait pour objectif de recueillir la perception de l’EEE par chaque acteur autour d’une unité de cas délimitée par le champ du programme d’éducation à l’entrepreneuriat étudié. Deux outils de collecte principaux ont permis ce recueil, lors de chaque entretien, menés par au moins deux chercheurs. En tout début des interviews, nous avons utilisé un outil de recueil de la proximité relationnelle perçue afin de comprendre la place des enseignants-médiateurs. La proximité est un concept multidimensionnel (proximité cognitive, organisationnelle, sociale, institutionnelle et géographique) issu de la loi proxémique qui stipule que ce qui est proche est plus important que ce qui est loin (Moles et Rohmer, 1978). La proximité sociale définit ainsi la façon dont les relations entre les agents au niveau microéconomique sont enracinées socialement, c’est-à-dire le degré de confiance basé sur l’amitié, les affinités et l’expérience (Boschma, 2005). Dans cette optique, nous avons choisi un recueil visuel de la proximité sociale fait d’une cartographie (Annexe 1) comprenant des acteurs potentiels de l’EEE[11] et une échelle d’évaluation de leur proximité vis-à-vis de l’école et l’EE (Annexes).

Dans un second temps, nous avons utilisé un guide d’entretien permettant de comprendre la place et le rôle des enseignants-coordinateurs au sein de l’ensemble des parties prenantes des EEE étudiés. Le guide d’entretien est organisé autour de neuf thèmes abordés, avec chaque partie prenante : le profil d’un élève typique de ce programme, les méthodes d’enseignement/d’apprentissage, les matériels et les espaces dédiés, les activités réellement pratiquées, la place du cours d’entrepreneuriat dans les programmes, l’identification et l’implication des parties prenantes, les objectifs du programme et valeurs transmises, les facteurs de motivation ou de démotivation jouant sur l’implication dans le programme. Cet outil nous a permis de donner la parole à chacun de manière homogène sur le programme innovant en entrepreneuriat : finalité, déroulement, place et moyens alloués, nature de l’implication des parties prenantes et facteurs facilitant ou freinant le fonctionnement de l’EEE. Ce guide a été utilisé de manière semi-directive et les entretiens enregistrés. Les thèmes ont été abordés sous forme de questions simples et adaptées aux profils très variés des personnes interrogées (enfants, adultes, personnel administratif, éducatif, professionnels extérieurs).

2.2. Les données collectées

Nous avons ainsi interrogé, dans chaque écosystème, des enseignants, médiateurs, directeurs d’école, élèves et parties prenantes externes et locales (parents, associations, entreprises, institutions). Au final, nous disposons de 52 entretiens semi-directifs enregistrés auprès de 11 catégories d’acteurs internes et externes constituant un EEE, assortis de 51 cartes d’analyse de proximité, avec la répartition suivante, détaillée dans le tableau 1 : 15 élèves, 1 bénévole, 9 enseignants, 9 coordinateurs, 6 directeurs d’école, 3 entrepreneurs, 5 parents, 3 représentants d’institution, 1 représentant d’une école extérieure.

Tableau 1

Composition de l’échantillon des études de cas

Composition de l’échantillon des études de cas

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2.3. Analyse abductive des données enregistrées

En complément de l’analyse des données recueillies lors des entretiens, les notes prises lors de réunions de présentation des programmes et des observations en classe ont permis de capturer le « climat » pédagogique et institutionnel des programmes. Les photos nous ont également permis de documenter chaque cas, en portant une attention particulière aux espaces pédagogiques dédiés ou non aux formations à l’entrepreneuriat (la question des moyens alloués). L’analyse des données est une analyse de contenu (Strauss, 1987), avec un codage mixte. Il est théorique selon les thèmes issus de l’analyse de la littérature intégrés dans nos deux outils de recueil de données pour les entretiens et émergeant du terrain, dans une démarche adbuctive (Glaser, 1978).

L’analyse thématique a été conduite en deux étapes principales. Tout d’abord, un premier niveau d’analyse abductive, selon un codage ouvert, a été réalisé afin de noter les éléments saillants (thèmes récurrents, thèmes surprenants par leur présence ou leur absence, éléments dissonants). Cette étape a fait émerger la singularité de la figure de l’enseignant-médiateur en contraste avec les perceptions des autres catégories d’acteurs, confirmée par la suite de l’analyse. La triangulation des informations a permis, par exemple, d’analyser l’étendue et la qualité de l’activité de médiation dans les propos de l’enseignant-médiateur, initialement désignés via les données extraites des entretiens et de la carte de proximité (Annexe 1), puis comparés aux données du directeur de l’école[12], des élèves[13] et enfin aux données recueillies lors les échanges au cours d’une réunion avec des partenaires externes[14]. Le positionnement central des enseignants-médiateurs étudiés résulte donc de l’analyse de ce faisceau d’indices. Nous avons également cherché à vérifier s’ils étaient seuls ou pas. Ensuite, l’analyse s’est concentrée sur l’enseignant-médiateur, avec un codage réalisé à l’aide du cadre d’analyse présenté dans le tableau 2, élaboré sur la base de la littérature exposée dans la première partie et articulé autour de trois dimensions : la perception de l’enseignant-médiateur, l’appui apporté à son action par le contexte et les relations avec les parties prenantes.

Tableau 2

Cadre d’analyse des données

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Nous avons suivi un processus de généralisation analytique (Yin, 2013) permettant de passer des données codées à un niveau supérieur d’abstraction afin d’extraire les résultats selon l’organisation des données présentée en annexe 2. L’analyse des cartes de proximité a été faite en codant les choix de niveaux de cercles afin de calculer des moyennes de niveaux de proximité par acteurs, par cas et intercas. La richesse des cartes a été codée en calculant le nombre d’acteurs indiqués comme impliqués dans l’EEE pour chaque acteur et en calculant la moyenne de cette richesse par catégories d’acteurs intercas.

2.4. L’enseignant-médiateur : identification et fonction

Les résultats sont présentés en suivant les trois dimensions de notre modèle final (Figure 1), en commençant par la perception et l’opérationnalisation de l’EE par l’enseignant-médiateur (partie droite en haut de la figure 1).

Figure 1

Le rôle et la fonction de l’enseignant-médiateur au sein d’un EEE

Le rôle et la fonction de l’enseignant-médiateur au sein d’un EEE

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2.5. Profil, place et perception de l’enseignant-médiateur

Concernant l’identification et le rôle de l’enseignant-médiateur dans l’EE, trois constats majeurs émergent.

2.5.1. Un profil varié qui influence la nature de la relation avec l’école et ses enseignants

Nous avons recensé neuf médiateurs au total, tous désignés à notre attention par leurs institutions. Ceux-ci présentent des profils de fonctions variés : certains sont prioritairement enseignants, mais assurent une activité de médiation complémentaire ; d’autres sont d’abord médiateurs et assurent en plus une activité d’enseignement ; enfin, quelques médiateurs sont des professionnels externes à l’école et ne sont pas enseignants. Ce profil différencié joue sur la relation avec les autres enseignants. Par exemple, selon deux médiateurs, qui ne sont pas des enseignants, la collaboration avec les enseignants se heurte à un manque de fluidité, qu’ils abordent soit avec bienveillance, en accompagnant les enseignants peu familiers avec l’EE, soit avec une certaine distance. Ils notent également les difficultés d’adaptation de certains enseignants chez qui le programme en entrepreneuriat peut produire une forme « d’incohérence » vis-à-vis du programme éducatif classique. Ce sentiment génère gêne et réprobation chez certains enseignants soucieux de suivre prioritairement le programme, comme souligné par deux médiateurs non enseignants : « ils ont du mal à sortir de leur zone de confort » (Espagne, C5) ; « il faut changer la mentalité des enseignants » (Finlande, C9).

Ce constat corrobore la notion de « dissidence » caractérisant le profil de certains enseignants très actifs dans le développement de formation à l’entrepreneuriat à l’école primaire et secondaire (Toutain et al., 2014 ; Toutain, Mueller et Bornard, 2019). Il illustre également les résistances et les conflits latents observés entre les enseignants d’une même école (Sommarström, Oikkonen et Pihkala, 2020b).

2.5.2. Peu visibles, mais perçus comme centraux, avec la perception la plus riche des acteurs de l’EEE

Curieusement, l’enseignant-médiateur n’est pas systématiquement cité spontanément par les répondants parmi les acteurs impliqués dans le dispositif de formation à l’entrepreneuriat. Cité en moyenne 4,4 fois sur les 11 acteurs possibles (à niveau égal avec les parents et le personnel de l’école), l’enseignant-médiateur[17] n’est donc pas le plus « visible » socialement, contrairement aux enseignants (cités en moyenne par 5,4 personnes au sein des EEE), aux directeurs d’école (5,2), aux entreprises (5) et aux élèves (4,9)[18]. L’activité de médiation se fait ainsi plus ou moins dans l’ombre.

En revanche, si l’on s’intéresse aux acteurs interrogés qui citent le médiateur, nous observons qu’ils le placent au coeur de l’EEE, avec une proximité relationnelle moyenne de 1,2 (1 étant le niveau maximum, 5 minimum). L’analyse de la proximité relationnelle de l’EEE dessine un noyau resserré composé, par ordre d’importance, des élèves (1,1), des médiateurs (1,2), et des professeurs non médiateurs (1,3).

D’autre part, les cartes remplies par les médiateurs eux-mêmes contiennent le plus grand nombre d’acteurs recensés dans l’EEE avec une moyenne de 10,3 repérés, contre seulement 6,6 pour les élèves ou bien même 8,7 pour les directeurs d’école[19]. L’analyse affinée des acteurs qu’ils ont recensés et de leurs scores de proximité reflète clairement leur bonne connaissance de l’écosystème éducatif et leur positionnement de médiateur dans l’entre-deux mondes (interne et externe de l’école).

2.5.3. Une vision humaniste et pragmatique de la formation à l’entrepreneuriat

Aux questions « pourquoi enseigner l’entrepreneuriat ? Pour quoi faire ? », une majorité d’enseignants-médiateurs décrivent l’éducation au sens large, le développement de l’individu, plus que le développement stricto sensu de compétences entrepreneuriales : « Parfois nous disons ici que l’éducation est pour tous les aspects de la vie humaine […] c’est une éducation de tout ce qui fait l’humanité d’une personne. » (Allemagne, C1)

Il est question de préparer les élèves à « la vraie vie », de s’impliquer dans de « vraies » activités avec une « vraie » valeur, d’utiliser de la « vraie » monnaie, de faire comme dans la « vraie » vie professionnelle. En d’autres termes, l’EE peut contribuer à la transformation de l’élève en l’aidant à devenir : « entrepreneur de sa vie » (Allemagne, C3) ; ou à se préparer à devenir un futur « citoyen de demain » (Espagne, C4 et C5).

D’autre part, selon certains enseignants-médiateurs interrogés, l’EEE et la formation en entrepreneuriat valorisent les élèves et l’école. Cela permet à l’élève de se distinguer des autres par son engagement dans un processus entrepreneurial induisant l’acquisition de capacités entreprenantes, très bien accueillies dans les profils recherchés par le milieu professionnel et celui de l’enseignement supérieur. Pour l’école, cela valorise son image auprès de ses futurs élèves, de ses partenaires institutionnels, économiques, associatifs via, par exemple, une promotion marketing de la formation (photos, communication sur les projets d’entreprise, etc.). L’enseignant-médiateur aide ainsi à rendre visibles, hors des murs de l’école, la qualité individuelle de certains élèves « méritants » sur le plan de leur engagement entrepreneurial ainsi que la qualité du programme et plus largement de l’école dans laquelle il se déroule.

D’une manière générale, les formations ne sont pas imposées aux élèves, une configuration souvent non voulue par les enseignats-médiateurs. Elles convergent avec leur volonté de développer l’autonomie des élèves. Le fait pour ces élèves de pouvoir sortir du cadre scolaire classique est clairement identifié comme un élément qui favorise l’engagement. Le manque de temps ou la discontinuité des expériences, qui sont liés aux contraintes des programmes, peuvent cependant modérer les résultats attendus. Une enseignante-médiatrice finlandaise note par exemple que la création d’un travail d’équipe relève d’un véritable défi chez des élèves qui participent seulement quelques mois à un projet durable[20] (Finlande, C9). D’autres enseignants-médiateurs soulignent également le manque de temps, en particulier lorsque celui-ci doit être trouvé au sein des programmes académiques trop contraignants.

2.6. Facteurs contextuels qui influencent l’activité de l’enseignant-médiateur

Nous notons d’une manière générale une forte sensibilité des enseignants-médiateurs au sujet du contexte institutionnel. Celle-ci se manifeste à eux par un regard critique, soulignant notamment l’influence ambivalente du contexte institutionnel sur le fonctionnement de l’EEE. Celle-ci est évoquée à plusieurs échelles, de l’école au pays.

2.6.1. Autonomie de l’enseignant-médiateur dans l’école : source de motivation personnelle, mais potentiellement conflictuelle

Les enseignants-médiateurs ont clairement exprimé leur plaisir à bénéficier d’une certaine marge de manoeuvre lorsqu’ils décrivent leurs différentes initiatives, qui contrastent avec la liberté limitée des enseignements dans des cours « classiques ». Ce décalage peut provoquer des tensions, voire des conflits internes, comme nous l’avons déjà évoqué.

De la même manière, ils soulignent un lien de forte dépendance entre le fonctionnement de l’EEE et le soutien de la direction de l’école. Par exemple, un enseignant-médiateur allemand mentionne que « la coopération avec l’école peut ne pas fonctionner, avec la direction de l’école » (Allemagne, C1).

Or, l’absence épisodique de soutien constitue une source de démotivation du médiateur ; une observation que l’on retrouve chez une enseignante-médiatrice allemande, qui déplore les difficultés pour mobiliser des ressources externes de l’EEE sans l’appui de l’école. Elle souligne que « l’idéal est lorsque les parties prenantes externes sont amenées à l’école » (Allemagne, C3).

Cette même personne évoque également sa difficile place, incomprise par certains de ses collègues ou ignorée par d’autres, qui ne reconnaissent pas son rôle de médiatrice. Résigné, un enseignant-médiateur espagnol déplore le manque d’implication de toute l’école : « une chose qui manquerait c’est d’avoir carrément toute une école impliquée, avec une approche très large et holistique, mais c’est complètement en dehors de la réalité, beaucoup trop ambitieux » (Espagne, C5).

2.6.2. Soutien externe apporté à l’école : un facteur d’appui interne au rôle de l’enseignant-médiateur

Deux enseignants-médiateurs allemands, un enseignant-médiateur espagnol et une enseignante-médiatrice finlandaise expriment l’importance de la reconnaissance des actions de formation déployées dans l’EEE par les autorités locales (municipales, provinciales, régionales), les professionnels et les entreprises. À titre d’illustration, le directeur d’école de l’enseignante-médiatrice finlandaise explique que le soutien politique de la municipalité est particulièrement notable, car la promotion de l’entrepreneuriat et de l’emploi sont inscrits dans son projet stratégique. Ce soutien facilite l’intégration, par le directeur, de la formation à l’entrepreneuriat dans son école, ainsi que sa justification interne auprès des collègues de l’enseignant-médiateur.

2.6.3. Problème d’intégration de l’EE dans le programme national, un obstacle à l’action de l’enseignant-médiateur

Certains enseignants-médiateurs soulèvent le problème constant de la marginalisation de l’EE vis-à-vis du programme officiel d’enseignement national. Cette faible reconnaissance pose de nombreux problèmes, à commencer par celui du temps nécessaire, parfois inconciliable, avec le volume d’enseignement classique, accentué par un mouvement de densification des volumes horaires. En conséquence, les enseignants-médiateurs tentent de s’adapter aux contraintes en « bricolant » pour gagner quelques heures sur les marges de manoeuvre encore possibles, ce qu’ont exprimé trois d’entre eux, mais parfois les projets débordent sur les loisirs.

2.7. L’enseignant-médiateur et les parties prenantes de l’EEE

Cette dernière partie expose son rôle dans le fonctionnement de l’EEE, perçu au travers des échanges avec les parties prenantes. La notion de « partie prenante » est considérée ici, dans un sens élargi, comme un « individu ou groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels » (Freeman, Wicks et Parmar, 2004). Les parties prenantes se déclinent en deux catégories d’acteurs (internes et externes) jouant un rôle dans le déroulement de la formation à l’entrepreneuriat dispensée au sein de l’école[21].

2.7.1. Une activité médiatrice avec les parties prenantes internes incluant les parents

Les parties prenantes internes à l’école comportent les élèves de l’école et les enseignants qui dispensent les cours, mais également les parents et parfois les employés de l’école, la direction de l’administration et/ou de l’école[22], dans certains pays comme l’Allemagne, qui facilitent la tâche de l’enseignant-médiateur : « la coopération avec la direction de l’école, avec les élèves, en partie aussi avec les parents, mais aussi et surtout avec les employés de l’école ici ; le chef de l’administration aide aussi beaucoup » (Allemagne, C1).

L’un des atouts majeurs d’un EEE repose sur l’offre étendue de ressources en conseil, financement et appui matériel, et les relations avec les parties prenantes sont précieuses pour cela. De plus, la capacité à trouver des ressources est considérée comme un des points importants de l’apprentissage entrepreneurial. L’un des enseignants-médiateurs interrogés a par exemple longuement décrit comment il a pu montrer aux élèves qu’une simple discussion informelle pouvait conduire à identifier des ressources insoupçonnées, à proximité et gratuites[23]. Cependant, certaines relations peuvent être difficiles, comme avec les parents qui ne sont pas toujours perçus comme facilitateurs. Par exemple, dans un collège espagnol, les parents ont expliqué que le secteur public est un secteur prioritaire pour l’avenir de leur enfant. Selon un enseignant-médiateur espagnol, le mythe de l’emploi stable et bien rémunéré reste très ancré dans les croyances des parents les plus défavorisés socialement. Cela rend parfois les relations difficiles avec l’enseignant-médiateur qui promeut un esprit entrepreneurial fondé sur l’engagement et l’accomplissement individuel, ainsi que la création de valeur éthique et sociétale. L’EE n’apparaît alors ni prioritaire ni plébiscitée par les parents, ce qui tend à fragiliser la nature des relations au sein de l’EEE.

2.7.2. Une activité médiatrice avec les parties prenantes externes, de proximité spatiale et relationnelle variée

D’une manière générale, l’enseignant-médiateur entretient une relation de proximité avec les acteurs externes impliqués dans l’EEE, par exemple ceux du « quartier » (Allemagne) ou la place du marché municipal pour vendre les produits fabriqués par les élèves (Espagne). Un enseignant-médiateur allemand interagit avec les « communautés locales » composées de TPE[24], de centres technologiques, de musées, de laboratoires de recherche. Deux enseignants-médiateurs espagnols complètent en mentionnant l’université régionale, le fablab, la municipalité, le musée, la banque, l’incubateur régional, la province et la région. Cette relation de proximité se définit également par l’ancienneté des relations qui facilite l’alignement dans la mise en oeuvre des activités médiatrices. Un enseignant-médiateur espagnol, dont les propos sont complétés par son directeur d’école, souligne : « il y a aussi une relation personnelle qui s’est développée depuis de nombreuses années, entre les enseignants et les institutions, et qui rend les choses plus faciles » (Espagne, C6 et C3).

Les liens non professionnels sont perçus comme facilitateurs des relations avec les parties prenantes externes. Par exemple, un médiateur allemand explique la qualité de la relation avec l’un des partenaires, car le fils du chef d’entreprise a fait l’école. Comme il le précise, « ce n’est pas seulement une relation, mais c’est une bonne connexion » (Allemagne, C1).

Notons le cas particulièrement intéressant du médiateur espagnol du cas 1 et 2 qui est salarié d’un organisme externe d’appui aux entreprises – forte distance institutionnelle à l’école –, mais manifeste pourtant une forte proximité relationnelle avec certains enseignants et le directeur de l’école[25] : il semble très bien connaître les différents programmes entrepreneuriaux, le contexte économique, sociologique et politique local ; il est connecté avec les réseaux internationaux (en particulier ceux de l’OCDE et de l’Union européenne) ; il interagit fréquemment avec les acteurs politiques influents dans sa région ; il possède ainsi une vision élargie de l’EEE et des différentes phases d’implémentation de celui-ci, ce qui lui confère un recul critique[26] et une vision de plus long terme.

Enfin, les enseignants-médiateurs ont tendance à mobiliser certains acteurs externes selon leur expertise professionnelle, même s’ils sont un peu plus éloignés de leur cercle de proximité relationnel. Par exemple, des enseignants-médiateurs finlandais font appel à des représentants des syndicats professionnels et des réseaux de coopération entrepreneuriale, des épiceries, des organisations sportives et des bibliothèques. Les échanges se produisent dans ou en dehors de l’école, via des visites, des récits d’expérience, des témoignages, des discussions ou des concours. Un enseignant-médiateur allemand souligne l’intérêt du concours externe pour favoriser la coopération entre les parties prenantes de l’EEE : « Vous devez alors voir le professeur dans l’équipe non seulement en tant que médiateur des connaissances, mais aussi en tant qu’entraîneur et parfois en tant que membre de l’équipe. » (Allemagne, C1)

Ces événements partagés participent ainsi au développement du sentiment de vie communautaire qui motive et engage ses membres.

3. Discussion

Malgré la singularité des contextes et l’hétérogénéité des contenus des formations, des traits communs sur la place et la fonction de l’enseignant-médiateur émergent de notre enquête exploratoire. Trois caractéristiques majeures ressortent.

En premier lieu, l’enseignant-médiateur joue un rôle important dans la conception de la formation focalisée sur le développement de l’élève, ainsi que son guidage au sein de l’EEE. Quel que soit son profil, il entretient un fort lien de proximité relationnelle avec le programme qu’il soutient, en relation avec les différentes parties prenantes, en particulier la direction de l’école[27]. Cette proximité influence la manière dont il sélectionne les acteurs potentiels qui structurent l’EEE. Cette sélection s’effectue selon les besoins spécifiques de la formation, ainsi que la nature des relations formelles et informelles qu’il entretient avec les acteurs de l’EEE. Il occupe donc une fonction importante à la fois dans la définition d’une vision générale de la formation et dans sa mise en oeuvre plus opérationnelle (didactique et pédagogique) selon une approche de l’éducation fondée sur le développement de l’individu en quête de sens, qui échange avec son milieu de proximité. Cette approche se retrouve dans le concept d’« efficience sociale » défini par Dewey (1916) et chez les penseurs de l’éducation nouvelle (Freinet, 1993) ou de Go, philosophe de l’éducation (2015) : l’éducation, ici la formation en entrepreneuriat, doit être un moyen permettant à l’élève de libérer son pouvoir d’agir pour lui-même et le monde dans lequel il vit. Cette quête de sens conduit naturellement à l’ouverture et la rencontre. En animant l’EEE, l’enseignant-médiateur structure un cadre facilitant l’apprentissage dans et par l’échange avec des acteurs internes et externes à l’école. Cette dimension ontologique et politique de l’éducation constitue une motivation centrale chez les enseignants-médiateurs, qui fondent très clairement leurs attentes personnelles dans la capacité de leurs élèves à transformer le monde de demain. Cette représentation idéaliste n’est cependant pas contradictoire avec des attentes plus pragmatiques et utilitaristes de l’EE : la valorisation du développement de l’élève et du programme peut aussi rejaillir positivement sur l’école qui le porte et le rôle de l’enseignant-médiateur qui l’anime.

En deuxième lieu, l’enseignant-médiateur apparaît tel un passeur de frontières au sein même de l’école. Son engagement et l’activité qui en résulte reposent sur une vision de l’éducation qui nécessite, nous l’avons vu, une certaine liberté d’action parfois difficile à obtenir et maintenir. L’une de ses caractéristiques – et compétence – majeures repose sur sa faculté de dialogue avec les acteurs de l’école comme avec les parties prenantes externes, ce qui facilite la construction d’une offre étendue de ressources (conseils, financements, matériel). De plus, les échanges qu’il provoque permettent de niveler les différences, voire les statuts entre les membres de l’EEE (enseignant, salarié, chef d’entreprise, élève, etc.). Nous rejoignons donc les thèses défendues par Dewey (1916), Rancière (1991) ou Freinet (1993) et plus récemment Saint-Fuscien (2017) sur le rôle des échanges « authentiques » avec les membres de l’EEE. Ils favorisent la mise en confiance de l’élève et l’acquisition d’une autonomie d’apprentissage par expérience. Les relations entre l’enseignant-médiateur et les élèves tendent ainsi vers la collaboration, dont le niveau d’engagement peut aller jusqu’à la coopération[28] dans la joie d’apprendre (Go, 2012, 2015). Cependant, en créant un écosystème ouvert à l’interdisciplinarité et à l’hétérogénéité des acteurs, l’enseignant-médiateur interpelle, voire remet en question les modes de collaboration habituels. L’un d’entre eux n’hésite pas à souligner que ce type d’approche représente un « véritable cheval de Troie », pour introduire des changements rapides qui ne se réalisent pas sans difficulté. L’usage de la pédagogie par projet peut générer une transformation culturelle et susciter des interrogations fondamentales, mais clivantes : qui a la légitimité pour enseigner quoi ? En quoi ce qui est enseigné s’aligne-t-il avec les objectifs du programme scolaire ? Quel temps consacrer à l’EE ? Au détriment et/ou en complément de quels enseignements ? etc. Outre le décloisonnement des disciplines, certains enseignants-médiateurs ont également souligné l’enjeu lié au maintien durable de ces échanges entre les élèves et les acteurs de l’EEE pour le bon déroulement de la formation en entrepreneuriat. Ce point, qui a fait l’objet de prises de position institutionnelles en Finlande (Finland, 2004), met en exergue la difficulté récurrente pour organiser et pérenniser une intervention pédagogique sur le long cours. Comme nous l’avons vu, cette limite rejoint les propos tenus par Dewey (1916) et de nombreux pédagogues sur le rôle du temps pour ancrer les connaissances actionnables issues d’un apprentissage expérientiel. Le passeur de frontières ouvre ainsi des questions complexes qui bousculent les modes traditionnels d’enseignement, au risque de cliver des positions parmi les enseignants et le personnel de l’école[29].

En troisième lieu, l’enseignant-médiateur possède un degré d’autonomie et de liberté d’action qui se définissent par trois éléments clés : sa proximité avec la direction de l’école et ses collègues enseignants ; sa connaissance du monde institutionnel (économique et éducatif) à l’échelle du territoire local ; et enfin l’importance des attentes exprimées par la direction de l’école et la gouvernance politique locale pour mobiliser l’EE dans une perspective d’insertion professionnelle[30]. Une majorité d’enseignants-médiateurs consacre une partie de leur autonomie et de leur liberté d’action à mobiliser prioritairement le proche environnement de l’école dans l’EEE. Ce constat rejoint plus généralement les analyses de Moles et Rohmer (Moles et Rohmer, 1978) et de Boschma ( 2005) sur le concept de proximité. La proximité spatiale est un gage de réussite de l’EEE et du travail d’animation de l’enseignant-médiateur. Cependant, l’autonomie et les ressources dédiées restent variables et incertaines, plaçant l’enseignant-médiateur dans une recherche permanente de solution, de compromis, tant vis-à-vis des acteurs de l’EEE que du système éducatif en place et des contraintes imposées par la direction de l’école. En proie à la remise en question, son rôle et sa fonction, qui ne sont pas assurés dans le temps, reposent ainsi en grande partie sur son engagement personnel, ce qui crée un point de fragilité de l’EEE.

Conclusion

La recherche que nous avons présentée vise à comprendre le rôle des enseignants-médiateurs dans le fonctionnement d’un EEE. Nos résultats montrent que l’émergence et le fonctionnement d’un EEE reposent sur l’initiative d’une personne clé qui fonctionne avec un petit groupe d’individus proches (enseignants, professionnels externes, directeur d’école) et qui possède la vision la plus riche de l’EEE. Malgré la singularité des contextes de chaque école, trois caractéristiques majeures définissent ainsi le rôle et la fonction de l’enseignant-médiateur dans l’EEE.

En premier lieu, l’enseignant-médiateur semble jouer un rôle central dans la conception de la formation à l’entrepreneuriat (focalisée en grande partie sur le développement des capacités entreprenantes de l’élève) et sur son guidage dans l’EEE. En deuxième lieu, l’enseignant-médiateur remet en question les modes de collaboration et d’enseignement traditionnels. Il apparaît ainsi tel un « passeur de frontières » au sein même de l’école, en prônant l’interdisciplinarité et la collaboration entre les élèves, les enseignants et les acteurs externes qui interviennent dans la formation. Ceci n’est pas sans risques. En troisième lieu, l’enseignant-médiateur possède un degré d’autonomie et de liberté qui varient selon quatre éléments clés : sa proximité avec la direction de l’école et ses collègues enseignants ; sa connaissance du monde institutionnel (économique et éducatif) à l’échelle du territoire local ; l’importance de la demande exprimée par la direction de l’école et la gouvernance politique locale vis-à-vis de l’introduction de l’entrepreneuriat dans une perspective d’insertion professionnelle. D’une manière plus générale, les enseignants-médiateurs considèrent l’EEE comme un moyen pour rendre le monde intelligible auprès de l’élève. Les rencontres avec les parties prenantes internes et externes à l’école lui ouvrent ainsi le champ des possibles pour agir sur le monde et avec le monde. Elles lui permettent de donner du sens et de l’utilité à son apprentissage, facilitant l’ancrage de ses connaissances. Cette approche de l’éducation montre que l’enseignant- médiateur considère le changement comme une source d’opportunité plus qu’une menace. L’analyse de ces neuf cas considérés comme des cas exemplaires au niveau européen révèle pourtant une position précaire de l’enseignant-médiateur et de l’EEE dans lequel il agit. L’absence d’intégration officielle dans le système éducatif d’une partie des formations à l’entrepreneuriat observées, les conflits internes avec la direction et les enseignants, les difficultés à mobiliser les entreprises et les professionnels externes, l’absence de reconnaissance du temps supplémentaire investi dans la fonction de médiation sont quelques indicateurs de cette précarité. Par voie de conséquence, le continuum pédagogique et la cohérence de l’EEE sont renégociés en permanence par l’enseignant-médiateur. Son expérience accumulée au fil des années reste un élément décisif pour le maintien et le développement de l’EEE.

Les résultats présentés sont soumis aux limites inhérentes à notre protocole de recherche, par exemple au nombre et au choix des cas étudiés. En effet, même si nous avons pu percevoir la saturation théorique, le choix des cas étudiés a été réalisé au hasard parmi un échantillon que leurs promoteurs avaient souhaité valoriser sur le plan international en les soumettant à la sélection du programme « Entrepreneurship 360 ». De même, les personnes rencontrées ont été celles mises en avant par leurs institutions, mais aussi disponibles : elles n’ont donc pas été choisies aléatoirement. Cela révèle certains acteurs considérés comme importants par l’écosystème, tout en risquant d’en masquer d’autres, potentiellement intéressants, que nous n’aurions pas identifiés malgré les analyses transversales au sein de chaque cas. Ensuite, notre cadre d’analyse nous a permis d’outiller la compréhension de la complexité d’un écosystème, mais aussi de la réduire. Certaines dimensions ont été difficiles à appréhender, par exemple les dimensions précises de l’autonomie de l’enseignant-médiateur ou de la qualité de l’alignement des objectifs d’apprentissage (et notamment leur évaluation). De plus, il s’agit d’une capture d’image de ces EEE à un instant de leur existence, donc unitemporelle, sans possibilité d’appréhender la dimension dynamique de la création et du développement des EEE.

Malgré ces limites, la recherche présentée ici ouvre des questions non résolues, à portée scientifique et professionnelle. Par exemple, la précarité des ressources allouées aux enseignants-médiateurs doit interpeller les acteurs publics et privés du monde scolaire sur les conditions de pérennisation des EEE. Notre étude nous a montré à ce stade que la légitimité et la responsabilité du portage de l’EEE reposent majoritairement sur les épaules de l’enseignant-médiateur, ce qui le rend très fragile avec une pérennité incertaine. Ce contexte ouvre ainsi un champ de questionnements scientifique et professionnelle : comment assurer dans le temps une cohérence et un continuum de l’EEE ? Quels sont les éléments clés de ses coopérations intrinsèques ? Comment assurer une gouvernance durable, collaborative de l’EEE ? Faut-il, et si oui comment, motiver et impliquer davantage les enseignants, la direction et le personnel de l’école dans l’EEE ? Dans quel but ? Comment mesurer la performance d’un EEE dans l’apprentissage des capacités entrepreneuriales des élèves ?