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Comme il est précisé dans l’Introduction, ce livre est un essai de « récupération créative » des éléments ayant régi le développement historique de la doctrine trinitaire, telle qu’elle fut articulée au ive siècle dans le sillage de Nicée. L’idée que K. Anatolios veut illustrer est que ce développement fut bien plus qu’une querelle autour de certains concepts ou formules auxquels on a parfois coutume de le réduire ; il a entraîné au contraire « une interprétation globale de la foi et de la vie chrétienne dans son ensemble » (p. 12). Anatolios choisit de mettre en évidence la cohérence et la richesse de cette interprétation chez trois théologiens du quatrième siècle : Athanase d’Alexandrie, Grégoire de Nysse et Augustin d’Hippone. La visée d’après laquelle il se penche sur la réflexion trinitaire du quatrième siècle est cependant systématique plutôt qu’historique ou simplement culturelle. Anatolios ambitionne en effet de montrer que cette réflexion garde tout son intérêt pour la théologie trinitaire d’aujourd’hui. C’est bien dans ce sens qu’elle peut et mérite d’être « récupérée ».

Le livre est réparti en cinq chapitres. Après une Introduction, le premier traite de « La théologie trinitaire du quatrième siècle : histoire et interprétations ». On y trouve d’abord une brève mise en perspective historique des débats du quatrième siècle, avec notamment l’évocation du rôle joué par l’héritage théologique d’Origène. Sont ensuite marqués les principaux repères de la controverse trinitaire, d’Arius et Alexandre jusqu’au concile de Constantinople (381). Très claire, l’exposition est réduite au minimum de détails, mais parvient à donner une image assez complète des événements et de leurs enjeux théologiques. Le chapitre se clôt par une discussion sur l’interprétation traditionnelle de la controverse (celle d’Athanase, en somme) et sur les catégories forgées par les divers historiens modernes pour la remplacer. À la différence des historiens d’un parti pris plus révisionniste, Anatolios fait remarquer qu’il y a du bien-fondé dans la manière de présenter la controverse trinitaire du ive siècle comme un affrontement entre les « Ariens » et les défenseurs de Nicée. Il y a, en effet, des continuités théologiques profondes entre les adversaires de Nicée, malgré des différences qu’il ne faut certes pas méconnaître. Du côté opposé, Athanase fut bien un ardent défenseur de Nicée, de même que les Cappadociens. Et le Concile de 381 a bien eu la conscience de représenter une confirmation de Nicée. La tâche d’une lecture théologique du vie siècle serait donc d’« expliquer l’intelligibilité de cette perspective [traditionnelle], plutôt que de la rejeter en bloc » (p. 28). Pour ce faire, Anatolios propose de distinguer parmi les protagonistes qui se sont affrontés deux grands groupes. Il y a d’un côté les théologiens qui parlent de l’unité de la Sainte Trinité en termes d’unité de substance (Alexandre et Athanase d’Alexandrie, Marcel d’Ancyre, Apollinaire de Laodicée) ; et il y a d’un autre côté ceux qui conçoivent cette unité en termes d’une unité de la volonté (Arius, Eusèbe de Césarée, Asterius, Aèce et Eunome). Cette catégorisation est nouvelle et intéressante, puisqu’elle a l’avantage de partir du cadre commun que tous les participants acceptaient (penser dans un paradigme trinitaire). En même temps, elle contient les termes par rapport auxquels tous les participants ont cru devoir prendre position sans équivoque. Enfin, elle permet de retrouver une cohérence dans les débats parfois confus qui ont eu lieu entre Nicée et Constantinople.

Le deuxième chapitre offre une analyse des positions de ces deux groupes à partir de la distinction « unité de substance - unité de volonté ». Anatolios dresse d’abord un inventaire des points doctrinaires que tous ces théologiens partageaient, et en premier lieu le fait que tous « acceptaient la Trinité comme objet de la foi et de la piété chrétiennes » (p. 36). C’est, peut-être, à débattre dans les cas d’Aèce et Eunome, chez lesquels il y a un effort bien perceptible de casser toute référence trinitaire pour rester dans un paradigme monothéiste strict. Le chapitre se poursuit par une analyse des théologies d’Arius, Asterius, Eusèbe de Césarée et Eunome, qui voient l’unité trinitaire comme une unité de la volonté divine. Malgré les nuances qui les séparent, soigneusement mises en évidence par Anatolios, ces auteurs convergent sur un élément fondamental, à savoir le statut de créature qu’il faut assigner au Fils. Ce qui est différent, ce sont les stratégies argumentatives, les ambiguïtés ou les concessions tactiques que l’un ou l’autre estime utile de faire pour mieux établir l’infériorité Fils et nier ainsi sa véritable divinité. À l’inverse, Alexandre d’Alexandrie, Marcel d’Ancyre et Apollinaire accentuent résolument la proximité ontologique du Fils au Père, parfois au point de considérer toute différence à l’intérieur de l’ousia divine comme provisoire et « économique ». Alors que l’une de ces deux grandes trajectoires théologiques privilégie le témoignage biblique sur un Dieu qui exerce sa souveraine volonté sur toute la création, insiste sur sa primauté absolue (le seul « non causé », agennetos) et conçoit le Christ comme l’instrument et le médiateur de cette volonté pour le monde, l’autre repose sur une « reconfiguration christologique de la transcendance divine », au point de considérer la relation du Fils (et de l’Esprit) au Père comme étant « constitutive de la perfection de la substance divine » (p. 98). La controverse trinitaire du quatrième siècle apparaît donc comme un débat à l’intérieur de la tradition biblique, plutôt qu’un affrontement entre l’Évangile et la culture gréco-romaine. Au coeur de ce débat, Anatolios identifie la nécessité de réconcilier la transcendance unique de Dieu avec la primauté du Christ telle qu’elle apparaissait dans le discours chrétien et dans la dévotion chrétienne. Cet effort de réconciliation se retrouve déjà très clairement dans le Nouveau Testament (Anatolios aurait pu tirer profit sur ce point des travaux de R. Bauckham, notamment de son recueil d’articles Jesus and the God of the Israel, 2008). Mais cette première synthèse (« primary reflection », p. 97) fut mise en question par les développements ultérieurs (occasionnés par Paul de Samosate, Origène, Méthode d’Olympe, parmi d’autres), de sorte qu’au quatrième siècle le besoin d’une « seconde réflexion » se fit sentir, afin de ressaisir l’unité de l’expérience chrétienne. Nicée et Constantinople constituent l’aboutissement de ce processus.

Une analyse des écrits d’Athanase d’Alexandrie est proposée au troisième chapitre. Le Contra Gentes-De incarnatione Verbi est lu par Anatolios comme un « correctif de la théologie d’Eusèbe » (p. 102). Les points sur lesquels Athanase se détache le plus de son contemporain sont la manière de concevoir la transcendance divine, l’affirmation de la divinité du Fils et une sotériologie étroitement liée à cette affirmation. Anatolios identifie chez Athanase les lignes d’une véritable « herméneutique trinitaire » dans laquelle exégèse et théologie sont inséparables. La théologie de noms divins et son rapport avec la prééminence du Christ, la réflexion sur Dieu comme créateur, le rôle de « médiateur » assigné au Verbe, la christologie et la tournante trinitaire de la sotériologie d’Athanase, sont quelques sujets qui sont traités dans cette section (p. 108-126). Après l’examen des ressorts théologiques de la défense par Athanase du homoousios nicéen, on passe à la pneumatologie, avec notamment une lecture des Lettres à Sérapion. Le chapitre se clôt par une réponse à la thèse de R. Gregg et D. Groh (la sotériologie d’Athanase serait « essentialiste » en opposition avec celle d’Arius, « volontariste »). Certaines de ces remarques sont aussi, peut-être, destinées à M. Wiles. On appréciera ce traitement éclairant de la réflexion d’Athanase, dont Anatolios est un spécialiste.

Environ quatre-vingts pages sont consacrées à Grégoire de Nysse. Plutôt que de se focaliser sur les « petits traités trinitaires », Anatolios choisit (avec raison, à mon sens) d’étudier la doctrine de Grégoire à partir notamment de ses écrits contre Eunome. L’aspect réactif et celui constructif de son « épistémologie trinitaire » sont analysés avec maîtrise, bien que tous les lecteurs ne seront peut-être pas convaincus par la section qui traite de la connaissance de l’essence divine chez Grégoire (p. 160-167). Anatolios y suggère, par exemple, que la connaissance de l’essence divine serait possible, selon Grégoire, quoique sans fin (p. 161-162, et 164), alors que les textes qu’il cite semblent parfois contredire cette assertion (par exemple, p. 165). De manière générale, il faut rappeler que Grégoire est très critique à l’égard de toute entreprise qui chercherait à percer par voie conceptuelle le mystère de l’ousia divine. La pneumatologie de Grégoire, telle qu’elle est décelable en Contre Eunome, Contre les Macédoniens et À Eustathios, est ensuite traitée, et Anatolios en donne une évaluation plus positive que d’autres interprètes (tels A. Meredith ou C. Beeley). La Lettre 38 (qu’il considère de Grégoire) et l’opuscule À Ablabius ont aussi droit à un traitement judicieux. Quelques pages sont à la fin consacrées au thème du progrès perpétuel (epektasis). Tout au long de ce parcours, Anatolios est capable de recenser un nombre important de parallèles entre Grégoire et Athanase.

La théologie d’Augustin est abordée à travers une lecture du De trinitate. Anatolios veut résister à la tentation de réduire la réflexion de ce traité à l’analogie psychologique supposée constituer son noyau, proposant en revanche de le lire comme « une démonstration de la manière dont une existence christocentrique rend possible l’appropriation de la doctrine trinitaire » (p. 242). Les thèmes majeurs du traité sont par la suite analysés : la relation entre foi, raison et l’épistémologie trinitaire ; la révélation scripturaire et la connaissance de Dieu ; la signification trinitaire des théophanies de l’Ancient Testament ; l’Incarnation et la mission de l’Esprit ; l’image trinitaire dans l’humanité ; la centralité du Christ ou encore « l’Esprit Saint comme amour et don ». Le ton est irénique et l’approche éminemment positive. Augustin en ressort comme un théologien de la tradition nicéenne à part entière, et non pas comme le représentant d’une triadologie latine particulière en opposition avec, par exemple, celle cappadocienne. Dans la conclusion générale Anatolios indique quelques éléments pouvant contribuer à une « récupération créative » de la foi trinitaire de Nicée.

Ce livre est dense, riche et novateur, et constitue un complément tout à fait intéressant à d’autres ouvrages récemment publiés sur Nicée et son héritage théologique (par exemple, J. Behr ou L. Ayres). Il fera une agréable surprise à ceux qui éprouvaient une certaine insatisfaction à l’égard des tentatives récurrentes de nier tout bien-fondé à la version historiographique traditionnelle sur la controverse trinitaire, sans pour autant pécher par naïveté ou manque de rigueur. Mais il récompensera certainement tous les lecteurs qui veulent comprendre la complexité des débats du ive siècle et redécouvrir leur signification pour la réflexion trinitaire d’aujourd’hui.