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Rares sont les travaux à analyser empiriquement comment les professionnels des ressources humaines gère leur repositionnement en tant que stratèges, flexibles, développant une approche entrepreneuriale de la fonction (Ulrich, 1997; Beatty et Schneier, 1997). Cette évolution semble faire consensus. Les moins convaincus sont sensés quitter la fonction (Hunter et al, 1996 ; Truss et al, 1997). Le but de cet article est de dépasser cette alternative « loyalty or exit » (Ackroyd et Thompson, 1999) qui occulte la complexité du jeu identitaire des salariés supposés adhérer sans réserve et renoncer à leur liberté de penser. Nous analyserons tant le sens donné à ces changements par une sous-population parmi les professionnels RH, ceux de la formation professionnelle, que la manière dont ils s’y adaptent (Keegan et Boselie, 2006; Bell, 2007). En adoptant une posture micro-sociale, nous proposerons une vision réaliste du travail identitaire de résistance face au développement de pratiques RH modelée par l’idéologie de l’enterprise (Du gay, 1991), du managinaire (Aubert et Gaulejac, 1991), c’est-à-dire par une exigence d’identification exclusive à des logiques de performance économique, au détriment de préoccupations collectives, sociales et de liberté de penser.

Notre assise théorique est critique. Nous mobiliserons les travaux sur les pratiques micro-politics (Fleming et Sewell, 2002; Collinson, 2003; Ashcraft, 2005) inspirés de Foucault (1975) tant ils éclairent sur la résistance discursive du salarié. Les apports de Scott (1990) compléteront ce cadrage en soulignant l’existence d’un dédoublement dans les mécanismes de résistance. Enfin, nous utiliserons les travaux de la LPT (Labour Process Theory) qui donnent une dimension comportementale à la résistance (Prasad et Prasad, 2000). Ce travail est porteur de plusieurs enjeux. Il donne une perspective multidimensionnelle de la résistance où s’articule la lutte, l’acceptation et la reconstruction de l’identité managériale proposée. Il illustre comment des praticiens RH confrontés à une emprise questionnant leur liberté de penser se reconstruisent un espace de protection. Enfin, il éclaire sur les pratiques de résistance des cadres qui restent peu connues (Thomas et Linstead, 2002). Le but de cet article est d’analyser comment les RFPC résistent à la colonisation de leur subjectivité (Casey, 1999). Comment conservent-ils leur liberté identitaire dans un contexte de contrainte idéologique renforcée ? Ce travail contribue au développement d’une connaissance contextualisée des formes de résistance, conçue ici comme une tentative de maintenir l’intégrité de sa liberté de penser.

Empiriquement, nous utiliserons les résultats d’une enquête menée en France auprès de 33 RFPC du secteur privé. Partie intégrante de la fonction RH, la formation s’est vue redéfinie comme un levier de l’instauration d’une logique flexible (Layole, 1994). Cette évolution est mal perçue par ses professionnels tant, à la différence des autres composantes de la fonction RH en France, ils disposaient d’une identité propre, fortement marquée par des logiques collectives, des valeurs humaines de partage des connaissances. Son repositionnement autour des notions de performance, de coûts et de partenariat avec l’encadrement intermédiaire, lui-même redéfini comme client interne (Cadin et al, 1997), demeure problématique.

La présentation est structurée en quatre parties. Dans un premier temps, nous clarifierons la nature des changements à l’oeuvre dans la fonction RH et dans la formation professionnelle en soulignant les contradictions identitaires dont ils sont porteurs. Nous exposerons ensuite les modalités de la résistance mise en oeuvre par les salariés à une colonisation de leur identité par le discours managérial. Après avoir exposé la méthodologie retenue, nous montrerons que la résistance se développe autour de comportements d’oppositions et de constructions cognitives de détournement de discours comme de mobilisation de ressources identitaires professionnelles. Cette complexité ouvre de nombreuses pistes de recherches fructueuses.

1. Panorama des évolutions récentes affectant les professionnels de la formation en France

Atout stratégique pour l’entreprise (Meignant, 1986), la formation est devenue un acteur de la disparition des bureaucraties et du développement d’une entreprise sans frontière (Beatty et Schneier, 1997). Ces professionnels, comme des consultants internes (Wils et al, 2000), apportent des solutions concrètes aux gestionnaires définis comme leurs clients internes. le RFPC agit en amont des processus avec les directions pour détecter les gestionnaires et/ou les intervenants extérieurs qui flexibiliseront le fonctionnement de l’entreprise. Il apparaît comme « un assemblier » de compétences facilitant l’émergence d’une entreprise apprenante où chacun devient son propre DRH (Peretti, 1996).

Le RFPC devient un exemple de gestionnaire créé par le discours enterprise (Du Gay et Salaman, 1992): « autonomous, self-regulating, productive, responsible individual ». De Witte (1988) en fait un acteur capable d’initiative, de prise de risque, pleinement responsable de la réalisation de projets audacieux. Comme un champion de l’innovation (Burgelman, 1983), il promeut une structure plus entrepreneuriale où la performance individuelle devient la norme. Ce positionnement s’est trouvé renforcé par plusieurs mesures comme le Droit Individuel à la Formation (DIF) ou la VAE (Validation des Acquis de l’Expérience) qui ont fait du salarié un nouveau client pour le RFPC. Ce repositionnement est une rupture dans la définition du rôle du RFPC telle que donnée par le ROME (Répertoire Opérationnel des Métiers et Emplois) qui souligne la dimension sociale et pédagogique du rôle. Le formateur se définit ici par ses capacités à animer la cohésion des équipes et à créer des séminaires où la culture et l’esprit d’entreprise se développent. Nombreux sont les auteurs à souligner la difficulté à tenir ces nouveaux profils (Rucci, 1997; Wils et al, 2000). Walker (1994) l’explique par un manque de compétences. Plusieurs auteurs privilégient l’explication identitaire.

Le Goff (1996) souligne le passage à un modèle instrumental de GRH, valorisant les liens de la formation avec l’actionnaire, la direction générale et les gestionnaires au détriment d’une approche politique où cette dernière entretient prioritairement des liens avec les salariés et leurs syndicats. Le RFPC cesse d’être une soupape sociale (Cadin et al, 1997). L’apprenant laisse la place au client interne, ce qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques (Grima, 2000). Le RFPC n’est plus détenteur d’une position « d’extraterritorialité » par rapport à la ligne hiérarchique qui lui permettait d’être un canal d’information informelle (Galambaud, 1982). Le Goff (1996) rappelle que la formation professionnelle en France se définit depuis la seconde guerre mondiale par des objectifs collectifs, sociaux et éducatifs (Sainsaulieu, 1981). Elle valorise l’égalité des chances, la promotion sociale. La loi de 1971 s’inscrit dans le prolongement des idéaux de la philosophie des Lumières et du rapport Condorcet et cherche à émanciper le salarié par l’instruction : « aider chacun et chacune à sortir du piège où l’installe une société en miettes, dominée par des technostructures sans âme et par un économisme dont les ratés sont de plus en plus impressionnants. » Plus récemment, Bouyssières (1997) et Grima (2000) soulignent le poids de la culture humaniste, la volonté de faire de la formation un outil de changement social au service du consensus social interne parmi les professionnels de la formation. A l’opposé, la rentabilité, la création de parcours d’excellence sont rejetées pour une valorisation de l’autonomie et de la construction de savoirs-faire qui s’inscrivent dans des métiers clairement identifiés.

2. Résister aux atteintes de son identité professionnelle

S’il existe un socle de travaux d’inspiration marxiste (Braverman, 1974; Knights et Willmott, 1990) autour de la Labour Process Theory (LPT), valorisant une conception bipolaire de la résistance où capital et travail s’opposent, des recherches récentes valorisent une réalité plus complexe (Kondo, 1990; Trethewey 2001). Ces enrichissement s’adaptent à notre terrain de recherche tant les RFPC sont à la fois peu syndiqués et cadres[1].

Loin d’être uniquement une démarche collective et manifeste, débouchant sur des grèves, la résistance apparaît ici comme complexe, contextuelle et discursive (Fleming et Spicer, 2003; Symon, 2005). Elle devient individuelle et clandestine (Ackroyd et Thompson, 1999; Prasad et Prasad, 2000). Le salarié n’est plus un support des intérêts de sa classe sociale. Sa subjectivité est valorisée. Il refuse de perdre sa liberté de penser en développant des comportements déviants (Edwards, 1979; Thompson, 1983). S’inspirant de Foucault (1975), plusieurs auteurs soulignent que la résistance ne se limite pas à une riposte comportementale manifeste (Collinson, 2003; Thomas et Davies, 2005). Les travaux post-structuralistes (Weedon, 1987), féministes (Thomas et Davies, 2005) et les analyses anthropologiques de Scott (1990) soulignent l’importance des pratiques discursives dans la résistance à la colonisation des subjectivités. Définissant l’identité comme un ensemble fragmenté et fluide où l’individu saisit diverses ressources culturelles et sociales pour se construire une identité (Ibarra, 1999), ils soulignent que le déséquilibre créé par la menace identitaire entre la définition de soi que l’individu juge authentique et l’image que cherchent à lui inculquer les discours managériaux stimule des mécanismes de contre-construction identitaire.

Thomas et Davies (2005) montrent comment différents fonctionnaires s’approprient des parties de ce discours, jouent de ses contradictions pour conserver leur liberté de penser. Les salariés sont décrits comme actifs, capables de mobiliser des discours identitaires alternatifs, comme ceux liés à leur métier ou à la recherche d’un équilibre vie privée - vie professionnelle. Cette réécriture du discours managérial colonisateur lui fait perdre sa dimension intrusive, amende son questionnement identitaire. Cette démarche subversive, cette contrefaçon traduisent l’intensité de la menace identitaire qui stimule l’adaptation à l’environnement contraint. De la même manière, Anderson (2008) montre que la résistance dans le milieu académique repose sur le détournement de valeurs prônées par le discours de l’enterprise. La recherche de la performance devient un rempart contre le formalisme des démarches qualité et le présentéisme. Comme les esclaves et les paysans dominés décrits par Scott (1990), les chercheurs résistent en développant des discours de rébellion clandestins qui contrastent avec leurs comportements et leur discours apparents de soumission.

Les recherches sur la résistance à la stigmatisation montrent le travail de réparation, de reconstruction de l’identité. Quel que soit le fondement de la stigmatisation, la personne se développe en dehors de sa zone d’influence. Elle peut aussi feindre la normalité. Sa lutte passe aussi par un isolement social et une recherche de contacts avec d’autres stigmatisés pour obtenir les ressources rhétoriques et langagières rendant possible une lecture positive de sa situation. Kaufman et Johnson (2004) montrent comment cette proximité communautaire permet à des homosexuels d’accepter leur identité. Crossley (2000) souligne, pour des malades graves, le développement de story-telling où la personne se reconstruit une identité stable. Lutgen-Sandvik (2008) retrouve l’essentiel de ce travail identitaire dans le cadre du bullying.

Ces différentes pratiques discursives de résistance témoigne d’un contexte particulier de résistance : celui d’un marché de l’emploi favorable aux employeurs. Cornu (2008) souligne que, quelle que soit la qualification, les salariés doivent faire face à un marché de l’emploi peu favorable, à une flexibilité accrue des pratiques de GRH et à l’échec des tentatives de résistance collectives. Les RFPC sont dans ce cas. La réduction de leur périmètre d’action au profit des gestionnaires, la prise en charge de tâches comme le recrutement (De Witte, 1988), l’échec de la reconnaissance de l’activité en tant que profession conduisent à créer un marché de l’emploi individualiste et peu favorable aux salariés. Le choix du départ peut s’avérer coûteux.

Dans ce contexte, le but de cet article est d’analyser comment les RFPC résistent à la colonisation de leur subjectivité (Casey, 1999) ? Comment conservent-ils leur liberté identitaire dans un contexte de contrainte idéologique renforcée ? Ce travail contribue au développement d’une connaissance contextualisée des formes de résistance, conçue ici comme une tentative de maintenir l’intégrité de sa liberté de penser. Avant d’examiner nos résultats, nous exposerons notre méthodologie.

3. Méthodologie

Nous avons choisi une approche exploratoire et qualitative qui favorise l’expression la plus libre des RFPC interrogés. Articulant plusieurs sources de contact (associations professionnelles, réseau personnel, soutenances de stages), nous avons rencontré 33 RFPC. La collecte a pris fin lorsque les cinq derniers entretiens ne faisaient pas apparaître de thèmes nouveaux. Le tableau 1 synthétise les caractéristiques de notre échantillon qui demeure de convenance.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon : ICI

Caractéristiques de l’échantillon : ICI

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Les entretiens semi directifs menées furent réalisés sur le lieu de travail sans enregistrement[2]. D’une durée moyenne d’une heure, elles furent retranscrites immédiatement. Nous avons articulé des questions de « grand tour » et « mini tour » (Prasad et Prasad, 2000). Non-directive, la première partie de l’entretien met en confiance la personne en l’interrogeant sur les évolutions de la fonction formation (quelles furent les évolutions de la fonction formation dans votre entreprise au cours des dernières années ? Quelles sont les dimensions de votre rôle qui se sont développées ? Quelles sont celles qui au contraire se sont réduites ?) Nous avons pu comprendre si son champ de responsabilité s’était élargi, avec quels interlocuteurs ces évolutions l’ont amené à travailler en priorité. Sans précisions sur ces différents points, la nature semi-structurée de notre démarche nous a permis de faire préciser à la personne la dimension négligée.

Dans la seconde partie de l’entretien, nous demandions à la personne de décrire son adaptation à ces évolutions. D’abord, nous avons abordé cette interrogation sous l’angle de l’impact des évolutions de la fonction sur le professionnalisme du RFPC (En quoi ces changements ont changé votre manière de travailler ? Avez-vous mis en place de nouvelles façons de traiter des problèmes ?). Puis, nous l’avons questionné sur l’impact de ces changements sur sa compréhension de son rôle et son niveau d’adhésion à ces évolutions. Nous avons orienté nos questions sur leurs limites et leurs avantages en tentant de faire décrire à notre interlocuteur les gagnants et les perdants de ce basculement.

Compte tenu du peu de connaissances accumulées sur le sujet, nous avons recouru à une méthodologie enracinée (Strauss et Corbin, 1990) donnant à notre cadre théorique un rôle de base de réflexion. Plus précisément, nous avons abordé l’analyse avec des notions tirées de la littérature telles que ressources identitaires, riposte comportementale, menace identitaire. Les dix premiers entretiens ont fait l’objet d’un codage séparé du premier auteur ayant pour fondement premier le cadre théorique de la résistance et d’un RFPC en activité qui a analysé les entretiens en s’intéressant au contenu professionnel du travail des RFPC interrogés. Ce codage parallèle a enrichi l’analyse et a donné lieu à une confrontation jusqu’à obtenir un accord sur l’ensemble du matériel. Ainsi, la catégorie « travail identitaire » a été divisée en 14 sous-catégories. Puis, cette base a systématiquement été mise en perspective pour les entretiens suivants. Chaque entretien servait à éclairer la compréhension du suivant. Ce mouvement de comparaison constante menant à la construction ou à la destruction de nouvelles catégories fut la base d’élaboration d’une première grille interprétative qui a, à son tour, fait l’objet d’une double mise à l’épreuve.

Aucun logiciel de traitement de données ne fut utilisé. Nous n’avons écarté aucun thème du fait de la rareté du matériel empirique le fondant. Celui-ci est hétérogène. Ainsi, la catégorie des ripostes comportementales ne comprend que quelques paragraphes alors que celui des différentes ressources rassemble plusieurs pages. La disparition d’un thème s’explique donc par sa proximité avec un autre. Conscient de la richesse du matériau et de la possibilité d’interprétations différentes, nous avons cherché à obtenir ce que Kvale (1994) qualifie « d’intersubjectivité dialogique ». Pour cela, lorsqu’un accord n’était pas obtenu entre le premier auteur et le RFPC, une discussion s’engageait pour cerner les limites et le contenu du construit. Au-delà, nous avons présenté nos résultats auprès de plusieurs groupes de RFPC au sein d’une association professionnelle. Ensuite, l’ensemble du matériau empirique et du codage réalisé a été discuté avec un chercheur spécialisé dans le domaine de la formation et de la gestion des ressources humaines.

4. Travail identitaire et résistance des RFPC

Loin d’être une fonction a la légitimité croissante, la formation apparaît à nos interlocuteurs comme contestée : « La formation ce n’est plus ce que cela était dans cette entreprise. On n’est plus écouté. On apparaît de plus en plus à la fin des processus de décisions. » Tous en reconnaissant n’avoir jamais joui d’un statut réellement important dans leur organisation, les RFPC interrogés font état d’une réelle régression dans leur marge de manoeuvre. Les acteurs internes (cadres opérationnels, salariés) comme externes (consultants, organismes de prestations de service) hésitent de moins en moins à se passer de leur service. A la différence des années 90, cette dérive ne fait pas l’objet d’une reprise en main par la direction générale. Cette dernière semble acquiescer à cette évolution : « Ici il y a encore quelques années, la direction tapait du poing sur la table quand un responsable d’unité osait faire appel au marché pour répondre à ses besoins de formation. Maintenant, cela se fait régulièrement. On n’a pas notre mot à dire. On reçoit la facture. J’ai bien eu un soutien verbal de mon DRH, mais ce n’est pas allé plus loin. ». Face ce « formatage de la formation à une relation client-fournisseur interne »[3], la résistance s’organise autour de trois pôles.

Le RFPC développe un puissant registre caché où il dissimule son opposition aux évolutions de sa fonction sous une adhésion de façade en tentant de maintenir les invariants de son professionnalisme grâce à la maîtrise de ressources identitaires fortes. Le travail identitaire prend aussi la forme d’un repositionnement professionnel où le RFPC cherche à conserver ses valeurs dans d’autres activités. Enfin, rarement, le RFPC entre en rébellion ouverte.

Flexibilité identitaire et hypocrisie organisationnelle

Les RFPC sont conscients qu’un marché de l’emploi défavorable et la volonté des directions générales les empêchent de s’opposer ouvertement aux changements affectant leur travail. Si ces modifications sont perçues comme des ruptures, ils restent confiants sur leurs capacités à conserver le coeur social de leur identité professionnelle. Ils pensent que la reconfiguration managériale de la formation a besoin de cette composante. Un dédoublement identitaire apparaît. A un premier niveau, le RFPC se conforme au discours de l’enterprise. Il aide son client gestionnaire à tenir son nouveau rôle : « Je suis un fournisseur de services de formation à l’ensemble des services de l’entreprise. Ma performance économique est claire : c’est le chiffre d’affaires que je réalise auprès de mes clients gestionnaires. Je travaille pour qu’ils soient autonomes dans la gestion de la formation de leurs équipes. » Pour autant, si comme le confie l’un d’entre eux : « Théoriquement, le nouveau modèle client-fournisseur m’amène à travailler à ma marginalisation, voire ma propre disparition », dans les faits les RFPC relativisent cette menace.

Rares sont les gestionnaires aptes à gérer seuls la formation de leur équipe. Alors que le RFPC devrait enregistrer leurs orientations, et perdre son expertise pédagogique, il s’avère qu’il la conserve, voire la renforce : « Pour beaucoup de jeunes gestionnaires, faire face à cette tâche (gérer la formation) est très complexe. Ils ne connaissent pas les métiers, ne maîtrisent pas nos processus de formation. Notre appui leur est très utile, comme en attestent nos scores lors des audits de satisfaction. Ils ne sont pas les acteurs de notre externalisation. » Les cadres opérationnels continuent à solliciter le RFPC pour des tâches qui devraient être maintenant de leur responsabilité (définition de leurs besoins). Cette prestation de service devient informelle. Le soutien peut être plus explicite en cas d’erreurs du gestionnaire qui contraint le RFPC à jouer un rôle de « pompier » pour éviter à son partenaire de sérieuses difficultés.

Ce conformisme de façade rime avec le développement d’une hypocrisie organisationnelle : « Le nouveau statut donné au gestionnaire n’a pas fondamentalement changé le fond de notre activité. En revanche la forme a beaucoup évolué. Notre soutien se fait plus informel, souterrain. Le gestionnaire veut être reconnu comme autonome des services centraux. Tout cela débouche sur un fonctionnement informel grandissant. On est plus hypocrite dans nos interventions. » La plasticité identitaire devient la caractéristique première d’une résistance efficace : « Pour pouvoir continuer à plaider la cause des salariés et de l’intérêt collectif, je dois accepter plus qu’avant d’entendre l’intérêt à court terme des gestionnaires. C’est à partir du moment où je les aurais convaincu que je peux leur être utile à ce niveau que mon discours social sera audible, pas avant. » Pour mener à bien cet ajustement, le RFPC mobilise deux ressources clé.

La première est l’expertise. Sa connaissance de solutions pédagogiques adaptée lui garantit de l’autonomie : « Sans que personne ne soit irremplaçable dans une organisation, je pense que ma contribution est appréciée. Je sais répondre aux besoins de l’encadrement comme des salariés. Contrairement à beaucoup d’autres RFPC, je n’ai pas peur du marché de l’emploi. Je sais que je peux retrouver un emploi aisément. » Cette compétence permet au RFPC de pouvoir dire non à un cadre client dont il juge la demande irréalisable sans avoir à craindre une réaction hiérarchique. Cette marge d’autonomie qui apparaît dans le modèle client-fournisseur interne comme une hypothèse théorique devient ici une réalité incohérente avec l’image d’un acteur fonctionnel au service d’un gestionnaire opérationnel impossible à ne pas satisfaire.

La seconde est la culture. La sur-valorisation des intérêts particuliers des gestionnaires est un danger pour sa pérennité. Le RFPC utilise donc ce paradoxe d’un questionnement de la création de valeur par les pratiques enterprise dans ses rapports avec les cadres supérieurs : « Je rappelle le plus fréquemment possible le rôle joué par la formation dans une entreprise implantée sur trois continents et dans plus de trente pays. C’est un véritable ciment organisationnel qui avec la mobilité permet au groupe de conserver son unité tout en restant flexible. Dans ce cadre, notre centre de formation de Y est un véritable creuset culturel que je veille à entretenir. Cela donne des résultats. Le Directeur Général m’a dit récemment que cela constituait le coeur de ma mission. » Un autre rappelle comment il a instrumentalisé la culture sociale de l’entreprise pour convaincre un gestionnaire de l’utilité d’une formation. Le RFPC mobilise aussi d’autres cadres ou les syndicats pour valoriser le rôle culturel de la formation. Si la compétence et la culture permettent au RFPC de conserver sa subjectivité, leur absence rend la résistance complexe.

Le repositionnement identitaire comme stratégie de résistance

Le RFPC se perçoit ici comme questionné : « Je ne suis plus reconnu pour ce que je fais dans cette entreprise. La mise en place d’une logique de marché interne a réduit ma crédibilité à celle d’une simple chambre d’enregistrement des actions des gestionnaires. Beaucoup d’entre eux oublient les nombreux services que je leur donne pour gérer leur nouveau rôle de gestionnaire de la compétence de leur équipe. La formation pour laquelle je me suis engagé il y a plus de dix ans n’existe plus. » Un repositionnement identitaire s’opère. Le RFPC investit professionnellement en dehors de l’entreprise, voire bifurque.

Le RFPC valorise un ailleurs qui peut être un moment ou un lieu définis dans le temps. Le cadre associatif professionnel joue ce rôle. La réunion mensuelle locale devient un « havre de paix » ou un « ieu de ressourcement », prioritaire dans l’agenda. L’institution professionnelle comme le lieu sont synonyme de : « oublier les résistances, les tracas quotidiens, l’absence de compréhension des problématiques de formation pour me retrouver avec des personnes avec lesquelles je suis en accord. C’est ici que je retrouve les bases de mon engagement dans la formation. » Le RFPC complète sa fuite en multipliant les occasions d’être avec des pairs. Il se doit d’être présent à des manifestations professionnelles : « C’est vital pour la tenue d’un poste de RFPC en entreprise d’être au moins deux jours par semaine en dehors de son entreprise. Si vous restez trop longtemps dedans, vous prenez le risque de vous scléroser face aux pratiques de management qui ne valorisent pas la formation. Pour tenir il faut sortir et je m’y emploie. Je l’ai fait noter dans ma définition de fonction. » Faiblement reconnu en interne, le RFPC se construit une légitimité auprès de ses pairs en écrivant ou co-écrivant avec un universitaire, un ouvrage sur la FPC. Il devient enseignant ou conférencier. Il prend des responsabilités dans les structures professionnelles. La présentation de soi se complexifie. L’identité se morcelle mais conserve sa cohérence autour du professionnalisme. Une autre option consiste à se recentrer autour de valeurs de solidarité, de sens du collectif. Le RFPC prend en charge des activités comme le journal associatif interne ou l’animation du sport corporatif : « J’ai besoin pour mon équilibre personnel de me sentir utile au collectif que j’apprécie. Alors comme la formation ne me permet plus cela, je me suis investi dans le journal interne et le sport. Cela n’a pas été difficile car pour le premier, c’est moi qui avait lancé la première version, il y a plus de dix ans. Pour la seconde, j’ai pratiqué le rudby pendant plus de quinze ans dans l’entreprise ».

En l’absence de zones internes à investir, ces RFPC se repositionnent en enrichissant leur vie personnelle d’activités où les valeurs éducatives, sociales sont présentes. Ils prennent un mandat politique dans de petites communes ou s’investissent dans des associations où s’exprime leur altruisme (lutte contre le chômage, l’illettrisme), voire leur passion (tennis, scrabble).

Entrer en rébellion

Le travail identitaire peut s’accompagner de comportements de résistance ouverte. Dans ces trois cas, l’opposition fut de courte durée, moins d’une année, et pris fin avec le départ du RFPC. Dans l’organisation, il s’oppose à la politique de formation en rédigeant des notes qu’il adresse aux cadres dirigeants. Guidé par « une éthique de conviction », ces RFPC alertent le personnel lors de réunions. Ils expliquent les limites des choix de la direction générale en développant une argumentation étayée et factuelle grâce à l’appui de gestionnaires et de syndicalistes qui s’opposent à ce « virage libéral » de la formation. Cette sensibilisation s’exprime aussi lors des clôtures de stages ou des remises de diplômes. Enfin, aucun des RFC n’a marqué son départ par un pot, malgré une forte ancienneté, ce qui fut perçu comme un véritable « clash ».

A l’extérieur, le RFPC instrumentalise le monde associatif professionnel comme un vecteur de lutte interne : « Les directions générales ne s’y connaissent pas en formation. Elles sont souvent les victimes de modes. Beaucoup de RFPC le savent et le déplorent. Moi, comme d’autres, on a décidé d’agir en cherchant à peser sur le débat public. Avec le X (association professionnelle), nous disposons d’une tribune à partir de laquelle nous pouvons donner des avis qui peuvent avoir une influence. » Un autre souligne que la voie de la conviction interne étant bloquée, pour faire passer ses idées, la meilleure solution est la promotion externe en espérant que cela pourra toucher sa direction générale. Le dernier souligne que cette forte présence externe lui permet de repérer des consultants ayant des idées proches des siennes qu’il pourra utiliser comme levier de changement. La publication de livres, d’articles, la participation à des colloques entre dans cette même stratégie de conversion de l’environnement à ses positions.

5. Discussion

Cette recherche montre comment les RFPC s’aménagent un espace de liberté intérieure face aux pressions d’une idéologie managériale (Du gay, 1991) les réduisant à des prestataires internes de service (Layole, 1994; Ulrich, 1997; Grima, 2000). La contamination idéologique est d’abord contenue grâce à la maîtrise de ressources professionnelles et culturelles qui permettent au RFPC de maintenir son identité professionnelle tout en acceptant les nouvelles conditions de son activité. L’absence de ces protections conduit le RFPC à déplacer le centre de gravité de son identité en dehors tant de son entreprise que de la formation. Enfin, il peut s’afficher comme rebelle et développer des comportements déviants. Ces résultats rentrent en résonance avec la littérature à plusieurs niveaux.

Ils confirment la complexité des formes prises par la résistance articulant travail identitaire (Kondo, 1990; Trethewey, 2001; Fleming et Spicer, 2003; Lutgen-Sandvik, 2008) et comportements déviants. Ils étendent la validité externe des travaux de Thomas et Davies (2005) et Anderson (2008) sur la résistance de cadres à une menace de colonisation de leur subjectivité au cas des RFPC. La résistance apparaît principalement comme un travail original, individuel de décalages, de reconfigurations conscients du discours de colonisation où l’individu se reconstruit sous une apparence de conformisme, ce qui valide les recherches de Scott (1990) sur les « Hidden Transcript ». En cela, tant les apports de la LPT (Braverman, 1974; Knights et Willmott, 1990) que certains travaux sceptiques d’inspiration foucauldienne (Thompson et Ackroyd, 1995) sont questionnés. Loin de subir la contrainte idéologique, l’individu conserve sa liberté en sélectionnant les éléments les plus stratégiques de son environnement pour se construire une identité fragmentée (Crossley, 2000; Kaufman et Johnson, 2004). Il en va de même pour les travaux sur les populations stigmatisées (Lutgen-Sandvik, 2008). Les RFPC recherchent aussi activement la présence de semblables afin de lutter contre la colonisation de leur subjectivité et s’éloignent des lieux de questionnement identitaires. La survalorisation de liens et d’endroits extérieurs est là aussi fortement présente.

A l’inverse, ce travail contribue à nuancer la vision d’une association délicate entre acceptation et refus du projet identitaire proposé par le discours de l’enterprise (Trethewey, 2001; Thomas et Davies, 2005). Les RFPC peuvent vivre cette situation en termes de dédoublement, de dualité de rôle. Le RFPC se dédouble et joue un rôle formel dans l’entreprise qui ne lui correspond pas et développe ailleurs son identité réelle sans éprouver de gêne particulière autre que la gestion de l’hypocrisie.

Au-delà de cette hypocrisie, cette recherche rend compte d’une forme de résistance active, la rébellion qui met en danger professionnellement le salarié qui l’exerce (Cornu, 2008). Sans nier la pertinence de ce résultat, il convient de nuancer son usage. Dans les différents cas observés, le RFPC a quitté rapidement l’entreprise en prenant sa retraite. De ce fait, le risque semble restreint, tant le RFPC échappe à la contrainte d’un marché de l’emploi défavorable. De ce fait, cette orientation nous apparaît comme un comportement propre à contexte spécifique et marque les limites de la liberté de se rebeller des RFPC.

Bien que porteuse d’apports, cette recherche ne constitue qu’une étape dans l’étude de la lutte de cadres pour maintenir un espace de liberté intime face aux pressions d’une idéologie managériale. De nombreuses pistes de recherches émergent.

La première serait d’enrichir la grille de lecture anglo-saxonne des travaux de psychosociologie francophone (Pagès et al., 1979; Aubert et Gaulejac, 1991; Chanlat, 1998) qui illustrent d’autres formes de résistance plus inconscientes, mais tout aussi hypocrites aux pratiques de colonisation de l’esprit. Cette perspective permettrait d’intégrer une vision plus nuancée des mécanismes de résistance qui valorise ici la capacité du sujet à distinguer son identité de celle de l’organisation, au-delà son emprise. On peut penser que sur des publics dotés d’une identité professionnelle moins affirmée, cette grille de lecture aurait d’autant plus sa justesse.

Deuxièmement, la mise en évidence de formes de résistance « non décaféïnée » (Cornu, 2008) pour un public de cadres moyens constitue un élargissement des travaux de la LPT (Edwards, 1979; Thompson, 1983). Il conviendrait de valider cette capacité de l’encadrement intermédiaire à résister ouvertement aux injonctions des directions générales. Les recherches récentes envisageant le rôle stratégique des cadres intermédiaires dans les processus d’innovation (Floyd et Wooldridge, 1997; Rouleau, 2005) pourrait constituer un socle théorique pertinent. Plus encore, les analyses en cours sur le rôle de l’encadrement intermédiaire dans la redéfinition des projets des entreprises lors de plans sociaux (Balogun et Johnson, 2004) ouvrent des pistes fructueuses. A l’inverse, il nous semble tout aussi intéressant d’approfondir la compréhension de mécanismes de travail identitaire qui permettent au sujet de distinguer un espace d’identité libre d’un autre contraint. Ici les recherches sur le « dirty work » entamés sur des publics de policiers (Dick, 2005), comme sur des populations socialement ou physiquement stigmatisées (Ashforth et Kreiner, 1999), nous semblent prometteurs.

Plus encore, le poids dans les données de l’investissement en dehors de l’entreprise, voire de la sphère vocationnelle, conjugué à une prise en compte de l’âge des salariés, nous amènent à penser que l’âge comme la diversité des expériences professionnelles passées constituent des variables aussi explicatives que l’existence d’une identité professionnelle forte pour expliquer la capacité de résistance du salarié à une tentative de colonisation de sa subjectivité. Cette piste de recherche mériterait un prolongement.

Plus spécifiquement en matière de GRH, ce travail montre comment le nouveau discours autour du positionnement de cette fonction est compris de manière extrêmement diverse et sceptique de la part de nombreux professionnels. Si plusieurs auteurs, au début des années 90, étaient convaincus que cette fonction recelait un grand nombre de salariés peu adaptés au nouveau positionnement (Walker, 1994; Rucci, 1997; Wils et al, 2000), il semble que contrairement à ces pronostics, loin de quitter cette fonction ils aient choisi d’y demeurer et de rentrer en résistance contre le projet de les transformer en prestataires internes de service. Cette nouvelle rhétorique de GRH semble avoir eu une efficacité réduite dans son formatage des subjectivités. L’élargissement à d’autres professionnels des ressources humaines nous apparaît comme une nécessité tant, dans le contexte français, les professionnels de la formation ont construit d’une identité particulière.

Au-delà, il nous semble intéressant de vérifier dans quelle mesure d’autres professionnels, en dehors des RH, disposent de ressources pour conserver leur liberté psychique face aux pressions d’une idéologie managériale. Sur ce plan, à l’image des travaux sur les contraintes couplées (Butler, 1993), on peut s’interroger sur l’association questionnement professionnel- remise en cause structurelle. Ici, les cas des postiers ou des conducteurs de bus semblent intéressants tant le nouveau projet d’identité du fonctionnaire et le passage à une logique de service questionnent doublement ces professionnels.

Ce travail invite enfin les directions à prendre conscience que l’identité du salarié ne se décrète pas simplement de l’extérieur mais par une construction conjointe au travers de l’activité de travail et de la régulation conjointe avec les pairs (Reynaud, 1993). Sans cela, le discours managérial est conçu comme une menace et débouche sur un renforcement du fonctionnement informel de l’organisation au détriment des objectifs de contrôle initialement poursuivis. Plus encore, cela facilite l’hypocrisie organisationnelle, source possible de scepticisme (Dean et al, 1998). En ce sens, ce travail prolonge les recherches en ergonomie (Roger et al, 2007; Clot, 2008;) qui soulignent l’importance de la distinction entre le travail réel et le travail prescrit en mettant en lumière que l’identité du salarié, construite dans son travail réel, constitue un espace de liberté qui doit être préservé d’une colonisation par le projet identitaire de l’organisation.

Ces apports comme ces perspectives ne doivent pas masquer les limites de ce travail. La plus importante à nos yeux reste le recours à un échantillon de convenance dont la représentativité reste questionnable. Le caractère impliquant de nos questions et le dispositif de recherche mis en place ne nous ont pas permis de contrôler le biais de désirabilité sociale. L’absence de triangulation des sources de preuves constitue une limite réelle qu’il conviendrait de dépasser dans de prochains travaux. En outre, nous n’avons pas pu nous prémunir contre l’existence d’un effet de groupe ayant amené les RFPC interrogés à se consulter avant notre rencontre. Enfin, on peut aussi s’interroger sur la distance prise par les RFPC rencontrés sur leurs pratiques professionnelles, tant les réformes les affectant sont fortes et récentes. Sur ce point, on peut penser qu’un dispositif de recherche longitudinale accompagnant un ou plusieurs RFPC sur la durée du changement de régulation de leur activité aurait donné des résultats différents.