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Mohammed Zakaria Ali-Bencherif et Azzeddine Mahieddine, tous deux professeurs à l’Université de Tlemcen en Algérie, nous proposent un ouvrage collectif riche d’enseignements pour quiconque s’intéresse au développement de nouvelles pratiques sociolangagières issues des possibilités ouvertes par le web 2.0 (conversationnel et participatif).

Les dix contributions qui forment le recueil présentent le double intérêt de se fonder sur des études empiriques et de s’inscrire dans une analyse du discours numérique qui prend acte du fait que le média change la nature discursive et la portée sociale du message. Plus précisément, l’ouvrage se veut une réflexion sur les discours produits dans les réseaux socionumériques avec la double ambition « de mieux comprendre comment se développent les pratiques communicatives, langagières et scripturales dans un contexte magrébin caractérisé à la fois par un plurilinguisme et une pluri-graphie. […] [et] de [les] mettre en lien […] avec une approche du terrain numérique comme espace d’expression publique, de revendication identitaire, voire de mobilisation sociale » (p. 18, introduction).

Ibtissem Chachou, connue pour ses études sur les médias algériens, signe la première étude. Dans le sillage du hirak, mouvement contestataire populaire, entamé le 22 février 2019, les journalistes perçus comme « agent[s] docile[s] et domestiqué[s] […] relais au discours officiel de propagande » (p. 39) vont réagir et organiser des sit-in devant le siège de la télévision d’État afin de restaurer leur éthos professionnel. Cette initiative de crédibilisation de soi durera dix-sept semaines où chaque mardi, ces protestataires vont dénoncer la rétention d’informations, la désinformation et la censure imposée par la hiérarchie. Ces sit-in riches en slogans (également étudiés par Chachou) sont diffusés sur YouTube. L’étude des commentaires postés sous ces vidéos montre des critiques semblables à celles exprimées dans la rue et, en dépit d’expression d’appréciation positive, la suspicion reste forte. Toutefois, comme le note Chachou, le dispositif a permis pour la première fois dans l’histoire du journalisme en Algérie qu’un dialogue, certes différé, s’installe avec le public.

C’est encore le hirak algérien débuté en février 2019 qui est au coeur de la deuxième contribution, signée Karim Ouaras. Le chercheur met de l’avant l’arsenal communicationnel et discursif plurilingue et plurigraphique du mouvement qui se déploie sur la toile, et dans la rue, contre le régime en place. Il montre à travers deux événements qui sont des tentatives de division du peuple algérien (un échange complaisant entre le président intérimaire Bensalah et Poutine tenu lors du sommet Russie-Afrique en octobre 2019 et le propos injurieux face aux opposants du ministre Dahmoune devant le Conseil de la nation en décembre 2019) comment les prises de position sur les réseaux sociaux se sont portées contre la désinformation (des grands médias traditionnels à la solde du pouvoir).

La contribution suivante, signée Ali Becetti, cherche à comprendre les échanges en ligne de jeunes Algériens et Algériennes à partir de leur pratique de deux environnements numériques, Twitter et le site d’annonces Ouedkniss. Cette contribution se veut une occasion de réfléchir sur les méthodes et théories les plus à même de nous aider à comprendre les pratiques technolangagières. Becetti s’arrête notamment sur la notion de « corpus » qu’il considère peu adéquate du fait de l’instabilité, de la multimodalité et de la plurisémioticité des données numériques, lui préférant celle de « lieu de corpus » emprunté à Emerit (2016).

La réflexion méthodologique sur le statut des données, leur constitution en corpus est également au coeur de la contribution de Mohammed Zakaria Ali-Bencherif. Celui-ci s’intéresse aux commentaires de contenus médiatiques de la part d’internautes algériens. Un dispositif de veille médiatique conçu comme une ethnographie des pratiques langagières en ligne vise à « essayer de comprendre ce qui se joue lors d’échanges asynchrones écrits, ce que les internautes veulent signifier par leurs commentaires et ce qui les amène aux choix et aux changements de langues » (p. 97).

C’est une volonté de mettre en lumière la gestion des relations interpersonnelles à distance via la messagerie instantanée qui anime Youcef Hammoumi. Une approche qualitative des quelque 730 captures d’écran d’échanges de membres de la population étudiante collectées par l’auteur auprès de ses pairs permet de faire ressortir diverses activités métacommunicatives dont ces échanges sont riches (exhiber un désaccord, dissiper un malentendu, remédier à une rupture de la communication/relation, etc.).

Dans la contribution suivante, Rabiha Ait Hamou Ali et Chérif Sini partent du constat que le Web s’avère un espace de pratiques orales et d’écriture pour le kabyle. La question est de savoir si la multiplication des webtélévisions, webradios, blogues, forums de discussion, etc., en kabyle accentue sa variation sociogéographique, freinant ainsi « l’élan pan-kabyle et pan-amazigh qui a servi jusqu’ici de boussole aux acteurs du mouvement de revitalisation […] [ou si, au contraire] elle contribue à l’émergence d’une norme endogène » (p. 137). Des observations de terrain conduisent ces deux spécialistes à conclure qu’en raison de la mobilité virtuelle que la communication numérique offre à la parole kabyle, les rapprochements par convergence entre les idiomes locaux sont plus nombreux que les différences. En somme, cette convergence « par compromis […] paraît assoir l’hypothèse d’une norme endogène, déjà préparée par la chanson à texte et l’écrit » (p. 149).

La dimension transnationale de cette langue fait que l’on reste en domaine amazigh tout en se transportant au Maroc avec les deux contributions suivantes. D’abord, Samira Moukrim s’intéresse aux identitèmes (Boyer, 2016) sur Facebook. Ces indices révélateurs d’identités (unités linguistiques, scripto-iconiques, audiovisuelles) sont saisis à partir de quelque 1500 comptes d’utilisateurs qui se déclarent être d’origine amazighe et dont les profils et les productions sont observés et décrits sur un temps assez long : 2013-2020. Entre autres observables, le choix du pseudonyme, comme un prénom d’origine amazighe, dans un contexte où ces prénoms font l’objet d’interdiction par l’administration marocaine, se révèle une « sorte de revanche à cet ordre contraignant de dénomination » (p. 160). Ensuite, Mohamed Sguenfle traite du rôle du numérique comme élément fédérateur de l’action collective des militants amazighs. Il se fonde sur deux cas de mobilisation large de la population amazighe du Maroc. Que ce soit pour dénoncer l’absence de la langue amazighe sur une nouvelle carte d’identité nationale sécurisée ou une volonté politique de renommer des rues sans tenir compte du caractère amazigh des localités, dans les deux cas, le numérique a joué un « rôle de mobilisateur de masse » (p. 189), faisant du web une « agora virtuelle » (p. 190).

On revient en Algérie avec une autre contribution de Mohammed Zakaria Ali-Bencherif qui s’intéresse aux choix graphiques, linguistiques et langagiers (notamment les pratiques en émergence) vus comme traits identitaires (individuel, groupal et ethnonational) à travers le réseau social Facebook.

Enfin, Inès Ben Rejeb clôt l’ouvrage sur un terrain tunisien en montrant que le paysage numérique en Tunisie reste marqué par la prédominance de figures stéréotypiques tant du masculin que du féminin. Elle note toutefois à côté de représentations sociales qui suggèrent le maintien de l’ordre établi (femmes s’occupant du foyer, cherchant le grand amour et prenant grand soin de leur apparence) des figures de femmes qui s’insurgent contre cet ordre social, réclamant plus d’égalité et de justice sociale.

Aux termes de ce tour d’horizon, je retiens trois éléments interreliés. Nous avons là un volume important pour l’approche du discours contestataire et de son actualisation par l’intermédiaire des médias socionumériques au sein de communautés où informer, protester, contester peut s’avérer un acte lourd de conséquences. Ce faisant, ces diverses études de cas sur des terrains « du sud » sont riches d’enseignement et témoignent aussi de tout l’intérêt de la collection « Proximités – Sociolinguistique et langue française » qui a récemment publié plusieurs volumes donnant à lire différentes voix et surtout des voix différentes.