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Pour cette soirée de regards croisés France-Québec sur la prévention précoce, je vais tenter de faire un tour de piste des enjeux dans ce champ tel qu’il est perçu par le milieu communautaire. Si plusieurs enjeux se croisaient déjà sur ce sujet depuis quelques années, un nouveau croisement génétique, les partenariats public-privé (PPP) dans le champ du social, vient s’ajouter dans l’écheveau des fils à démêler pour tenter de comprendre dans quel théâtre on nous invite à jouer.

Mise en contexte

Tout d’abord, j’aimerais pour vous aider à situer mon point de vue vous présenter rapidement quel est mon travail et le rôle du regroupement. Donc, je suis travailleuse au Regroupement des organismes communautaires famille de Montréal (ROCFM) depuis 15 ans. Le ROCFM regroupe autour de 45 organismes communautaires famille (OCF) sur l’île de Montréal. Quand on tente de définir le plus succinctement possible ce qu’est un OCF, on dit que ceux-ci visent à enrichir l’expérience parentale. Les OCF veulent être des lieux, des espaces d’accueil, d’écoute, de soutien, d’accompagnement des familles au rythme de leur vie, selon les défis qui se présentent à elles. Ce travail est fait principalement par les familles elles-mêmes à travers leurs échanges, leurs implications, leurs actions. Lorsque nous avons choisi cette expression, « enrichir l’expérience parentale », c’était beaucoup pour se démarquer d’une vision étroite qui s’imposait de développement des habiletés ou des compétences parentales réduisant la richesse de l’expérience vécue à une série de compétences et de comportements techniques.

Les OCF sont depuis longtemps interpellés par les différents programmes de prévention précoce. Évidemment, lorsqu’à travers un programme on nous présente des objectifs généraux comme le mieux-être des familles et des tout-petits, les OCF se sentent interpellés et concernés. Ils veulent contribuer à ces objectifs. Alors pourquoi tant de malaises et d’inconforts autour de ces programmes et pourquoi à travers le temps, plutôt que de s’amoindrir, les malaises vont en augmentant ?

Comme discutante ce soir, je suis invitée à représenter un milieu de pratique. Donc, je partirai de mon expérience personnelle de travail. Je diviserais mon travail grossièrement en deux volets. Le premier volet se situe à l’interne de la vie du regroupement. Il s’agit d’animer la vie du regroupement et de soutenir la mobilisation. Quant au second volet, il consiste davantage en un travail externe, soit de représentation des membres dans différents lieux de concertation.

L’une des particularités de ce travail est d’être en contact avec les différents acteurs agissant dans une situation. Dans mon rôle à l’interne, je suis en contact avec les organismes des milieux, les concertations locales, les intervenantes et les familles et dans mon rôle de représentante, avec les gestionnaires, les différentes organisations régionales, les chercheurs, les politiciens. De ce point de vue privilégié, il est difficile de ne pas repérer l’ensemble des enjeux en présence.

Petit détour – retour historique

Avant d’aborder les différents enjeux, je me permettrai un petit détour historique. Je me souviens, il y a précisément 10 ans, d’avoir assisté à l’annonce politique d’un investissement majeur, 22 millions de dollars, autour des jeunes parents. Ce programme s’appuyait sur une étude de Richard E. Tremblay et c’était madame Pauline Marois qui était à l’époque ministre de la Santé et des Services sociaux. Plusieurs OCF avaient été invités à cette annonce et plutôt que de se réjouir, les personnes présentes étaient inquiètes, inconfortables, et aussi partiellement en colère. En colère, parce que les objectifs énoncés correspondaient à ce que plusieurs d’entre elles faisaient déjà au quotidien, sans recevoir la reconnaissance et le financement attendus. Inquiètes, car si elles se reconnaissaient un rôle dans les objectifs généraux du programme, elles ne se retrouvaient pas dans les grandes lignes présentées du plan d’action : ciblage, intensité de l’intervention, facteurs de risque.

Inconfortables, parce qu’incapables de clairement mettre en mots et en concepts la source de leurs inquiétudes. Ces sentiments habitaient aussi des travailleuses du réseau public de la santé et des services sociaux qui étaient présentes, mais je n’oserais parler en leur nom.

C’est donc à partir de ces difficultés que les OCF ont souhaité aller plus loin dans la compréhension de ce déploiement et de ce qui motivait sa mise en place. C’est ce qu’on appelle de l’éducation populaire, se mettre ensemble pour comprendre une situation, l’analyser et renforcer notre capacité d’agir.

Refroidir l’objet, ou déplier ou déconstruire

Je vous épargne la description de ce que l’on a mis en oeuvre pour mieux comprendre et agir depuis 10 ans. J’aimerais quand même profiter de l’occasion pour remercier Michel Parazelli, professeur-chercheur à l’École de travail social de l’UQAM qui a répondu à notre appel[1]. D’autres personnes se sont trouvées sur notre parcours, mais Michel a toujours été disponible, généreux et à l’écoute.

Donc, je disais refroidir l’objet. Prendre du recul, sortir d’une vision des bons versus les méchants, aller au-delà de mes intentions sont meilleures que les tiennes et se donner des outils et des connaissances pour comprendre.

Notre premier objectif était de comprendre ce qui fondait théoriquement ces approches. Ce fut pour plusieurs d’entre nous un premier contact avec l’épistémologie. Un gros mot ! Je vous invite à lire le texte de présentation de Pierre Paillé. Pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec l’épistémologie, la typologie qu’en fait M. Paillé rend fluide la compréhension de cette science et nous invite donc à revoir notre rapport à la science.

Ouah ! Première découverte : il n’y a pas qu’une science, qu’un savoir scientifique, il y a des sciences et ce qui les relie, c’est la rigueur. Tout aussi valides les unes que les autres, mais qui partent d’un rapport à la connaissance différente, d’un rapport à l’objet de recherche qui est différent. Dans certains cas, on reconnaît les personnes comme des acteurs et, dans d’autres, elles sont plutôt vues comme des objets.

Début de réponse à nos malaises. Malaise qui venait d’une fausse croyance que lorsque l’on accole l’adjectif scientifique, on a dit LA VÉRITÉ avec un grand V, comme en remplacement de la religion. Cette attitude religieuse face à la vérité scientifique nous mettait dans un faux dilemme. Comment être contre la vertu ? Lorsqu’il faut plutôt se demander qu’est-ce qu’il y a derrière la vertu.

Les vérités « scientifiques » apparaissent bien comme des constructions sociales où l’argument d’autorité de la science ne fait souvent que masquer, sous l’apparence du raisonnement scientifique, la réalité de la position idéologique : celle d’une minorité s’arrogeant le droit de produire les valeurs pour la société tout entière, celle de l’« air du temps » (Commaille, cité dans Lacharité et al., 2002 : p. 9).

Derrière chaque épistémologie, il y a une façon de construire de la connaissance, une vision du monde distincte et celle promue par les différents chercheurs entourant la prévention précoce étant de la famille positiviste venait heurter notre vision et compréhension de l’expérience parentale, expérience qui se construit, peu à peu, avec les autres, expérience non reproductible, mais pleine de sens.

Parallèlement à la compréhension des enjeux théoriques, on a aussi analysé les enjeux politiques, les enjeux éthiques, organisationnels, de pratiques et les enjeux pour la population. En cours de route, et je vous rappelle que cette route a été entamée il y a dix ans, le contexte a bougé. Les acteurs aussi. Ce qui complique la compréhension de l’ensemble de l’oeuvre, même si l’on ne cherche pas à faire un portrait exact de toutes les dimensions en jeu, ce qui m’apparaîtrait manquer d’humilité et relever d’une logique de contrôle.

Enjeux politiques

Le prochain enjeu que je veux soulever en est un qui est apparu plus récemment, l’enjeu politique. Évidemment que les enjeux politiques ne sont pas une nouveauté, mais cet enjeu apparaît aujourd’hui avec de nouvelles caractéristiques. Je veux parler des PPP sociaux, les partenariats public-privé dans le champ du social. Sans aucun débat, notre gouvernement a fait le choix de s’engager dans cette nouvelle voie, soit celle de réaliser sa mission à travers une fondation privée. Dans un État dit démocratique, le pouvoir d’influencer l’action de l’État n’est de toute évidence pas partagé par tous de la même façon ! Cette façon de faire s’inscrit dans un contexte néolibéral, c’est-à-dire appliquer dans le champ du social, la philosophie du privé et tenter de démontrer que le privé fait mieux que le public. En même temps qu’il investit dans ces partenariats, le gouvernement coupe dans les services publics universels et ne respecte pas sa propre politique de reconnaissance de l’action communautaire autonome.

Une dimension importante dans la mise en oeuvre de ces partenariats est la mobilisation des communautés. On veut soutenir la mobilisation, tant au plan national, régional que local. Le pouvoir devient plutôt diffus dans ce contexte et les processus aussi. Ce que l’on peut constater selon les expériences vécues jusqu’à maintenant est que les rapports de pouvoir qui se jouent dans ces différentes instances sont plutôt violents. Violence symbolique, dans la non-reconnaissance, le mépris, l’absence de processus démocratiques, l’absence de droits de questionner, de réfléchir. Les stratégies de contrôle sont puissantes ; ce qui fait dire aux acteurs locaux que l’on veut davantage les organiser que les mobiliser. Vous me direz, pourquoi les organisations y participent alors ? Les pressions pour atteindre des consensus sont fortes, l’exclusion aussi sans oublier qu’à peu près le seul développement et financement possible pour les communautés passe actuellement par cette forme de partenariat.

Enjeux pour les pratiques

Dans ce contexte, les travailleurs du social et de l’éducation, qu’ils soient dans le réseau public ou dans le milieu communautaire, sont désappropriés de leurs connaissances et de leurs compétences. Comme nous le voyons, les enjeux sont liés, mais la division du travail cherche à les isoler. Les questions théoriques appartiennent aux chercheurs, la question de la légitimité, aux politiciens, la question du financement, aux gestionnaires, la mise en oeuvre, aux concertations et l’application, aux intervenants. Et lorsque dans un lieu ou l’autre, on pose une question plus large, pour faire des liens entre les éléments à considérer, on nous répond que ce n’est pas de notre ressort. Finalement, on nous dépossède de notre intelligence. Dans le milieu communautaire, on parle d’avoir une approche globale et avoir une approche globale, c’est entre autres de ne pas accepter de réduire la réalité à certains aspects techniques, mais de considérer et de prendre en compte dans notre lecture, le plus possible l’ensemble des dimensions qui font sens pour les personnes.

Enjeux pour la population

Je ne reviendrai pas sur les effets de stigmatisation, d’exclusion, de culpabilité, d’autres mieux que moi l’ont déjà fait. J’aimerais cependant souligner que lorsqu’on est dans une logique de marché, on a des clients qui ont des besoins et on entre dans un monde de concurrence, de performance et d’efficience dans la réponse aux besoins et dans la solvabilité de ceux-ci.

Qui dans le cadre d’un partenariat public-privé est responsable du respect des droits ? En principe, notre gouvernement a cette responsabilité. Mais dès lors qu’il délègue ces responsabilités à des tiers, qui devient responsable du respect des droits ?

Qu’en est-il de la mobilisation ?

Pour terminer, j’aimerais parler de la mobilisation. J’avoue que je suis absolument jalouse et intriguée par ce qu’ont fait nos amis français avec le collectif Pasde0deconduite. Jalouse, parce que j’aimerais bien qu’ici aussi, les gens (chercheurs, praticiens, parents) prennent davantage la parole et influencent les politiques, et intriguée, parce que j’aimerais comprendre comment une telle mobilisation a été possible imaginant difficilement comment cela pourrait être possible au Québec.

J’ai quelques hypothèses sur le sujet. La première qui me vient à l’esprit est qu’en France le discours des politiciens et des porteurs de l’intervention précoce est plus direct, plus cru, donc plus offensant, ce qui provoque la mobilisation tandis qu’au Québec, les mêmes choses sont tellement enveloppées de bonnes intentions que l’on ne voit pas ce qui s’y cache.

Une seconde raison qui expliquerait en partie nos écarts en termes de mobilisation serait liée au respect de la profession. J’ai l’impression qu’en France il y a un plus grand respect des professions tant de la part des gestionnaires que des intervenants eux-mêmes. Une profession vient avec des actes, un cadre théorique, des possibilités, des limites, de l’autonomie et de la fierté. Peut-on penser qu’ici les professionnels se sentent bien seuls à défendre leurs pratiques ? Les ordres professionnels et les syndicats ayant pour mandat de défendre soit le public, soit les conditions de travail.

Quant à ma dernière hypothèse, je la situerais dans le champ des différences entre les approches dominantes. En France, les approches psychanalytiques sont très présentes et au Québec, à peu près absentes. On peut donc penser que ce qui est mis en place à travers les programmes d’intervention précoce qui relève davantage du comportementalisme a heurté davantage les praticiens français que les praticiens québécois déjà rompus à la psychoéducation.

Je demeure donc jalouse et intriguée, mais stimulée et déterminée à poursuivre notre exploration et nos actions, à prendre des risques, à ouvrir des brèches avec toute l’incertitude que nous portons, pour qu’il demeure des espaces de liberté de paroles et d’actions pour les familles, pour les intervenants et pour les organismes.