Corps de l’article

Rectangle.

Photographie de Renaud Bessaïh.

-> Voir la liste des figures

La présence de l’eau – telle qu’elle se manifeste aussi bien dans des drames oniriques, des fables écologiques, des pièces-paysages ou des poèmes dramatiques – sera abordée au carrefour d’une approche poétique, écopoétique et poïétique du drame contemporain, toutes porosités étant possibles. Sous le prisme de l’eau, nous nous engagerons dans une traversée des écritures, mais cette traversée renverra surtout à des écritures de la traversée : de la voix, du souffle, de la mémoire et des corps, particulièrement lorsque ce qui s’écoule avec l’eau, c’est le flux même de la voix ou bien encore, l’un n’excluant pas l’autre, lorsque les drames de l’eau s’associent à des dramaturgies de l’exil, du départ, du déplacement ou de la migration. Il s’agira donc de se demander comment le motif de l’eau motive la langue et met en tension les corps – et il faudrait, disant cela, se rappeler à l’étymologie du mot « motif », motivus, ce qui agit, met en mouvement. Précisons aussi que l’ampleur du corpus sélectionné est une invitation à découvrir la diversité des écritures théâtrales françaises de ces vingt dernières années (et donc, invitation à les lire), ce qui imposera de tisser le propos de manière transversale. Pour autant, on s’autorisera des points de focales pour des plongées plus sensibles dans les matières textuelles.

Les dérèglements de l’eau ou le monde comme il va (mal)

Saisie entre manque et pléthore, inquiétude ou tranquillité, naissance et mort, terreur ou aspiration, l’eau emblématise une série de tensions, un théâtre mouvant de sensations. Les drames de l’eau sont le reflet de ces expériences. Ils ne sont pas sans lien non plus avec ces crises placées sur le devant de la scène politico-médiatique : crises sanitaires, migratoires, environnementales, climatiques et économiques. Abordées ou non par des modalités de détour (avec le souci ou non, donc, de ne pas être médusé par la réalité), ces crises, de même que leurs représentations, ramènent auteur·trices, lecteur·trices et spectateur·trices à une série de contradictions ou d’apories douloureuses. Les drames contemporains de l’eau portent la mémoire de ces crises, de bien des imaginaires archétypaux également, activant fréquemment des images obsessionnelles telles celles de la dislocation ou de la dérive (de ces mers apparues d’abord sur notre planète avec la dislocation continentale jusqu’aux dislocations d’embarcations de migrant·es).

Qu’elle soit solide (neige, verglas…), liquide (de l’eau des océans à l’eau du robinet), qu’elle renvoie à des paysages (terres arides, villes inondées) ou à des corps (corps désinfectés, déshydratés, trempés, boueux, noyés…), l’eau place souvent le théâtre face à des situations troubles, troublées, inquiétantes ou menaçantes. Si le drame inclut la fantaisie, un monde est ainsi mis en péril par l’eau dans La clairière du grand n’importe quoi (2019) d’Alain Béhar, au point que certain·es fuient pendant que d’autres, sous l’impulsion d’un clown, imaginent une traversée sur un grand bateau en papier pour repartir à zéro. En danger plus qu’imminent sont encore ces jeunes gens réunis par Guillaume Poix dans Fondre (2019) : juché·es sur des morceaux de banquise devenus radeaux d’infortune, alors qu’il·elles souhaitent dériver jusqu’à une terre promise, sous eux et elles la glace qui se disloque et qui menace d’engloutir les corps et les rêves. Deux pièces qui, de manière très différente, rappellent chacune à la fois à la tragédie des migrant·es et au dérèglement climatique.

Avec l’eau, se reflètent dans le drame – aussi bien symboliquement, économiquement que politiquement –, failles, abîmes, naufrages, contradictions ou impasses du monde moderne, sa brutalité également. Dans La terre entre les mondes (2021) de Métie Navajo, un père, homme vivant dans un village maya où la pluie n’est pas tombée depuis trois années, met en garde sa fille de la violence faite autant à la nature qu’aux individus :

LE PÈRE. – Il faut faire attention, ma fille, il faut surveiller nos pas. Nous ne sommes pas aimés chez nous. À peine sommes-nous tolérés. S’ils nous trouvent envahissants, ils... Je les ai vus poser des barbelés, couper des arbres, retourner la terre, planter, arroser, arroser, arroser encore…
CÉCILIA. – Mais où prennent-ils l’eau?
LE PÈRE. – Ils ont des moyens d’avoir de l’eau. Ils pompent l’eau partout. Le petit étang que tu aimais, où les enfants vont se tremper quand il fait chaud.
CÉCILIA. – Ce n’est pas un petit étang, c’est un immense étang. Tu ne me laissais jamais y aller parce que tu avais peur que je me noie.
LE PÈRE. – Il est asséché. Trois ans que la pluie ne tombe presque pas. Les bêtes meurent dans la forêt. Le maïs transgénique pousse, mais l’autre, celui qui avait toutes les couleurs, il est maigre et rabougri, il fait pitié à voir

(Navajo, 2021 : 29-30).

Ou plus loin :

LE PÈRE. – Nous grouillons dans la terre comme des limaces et des araignées, juste au-dessus de l’étage des morts, nous sommes. Maintenant ils baissent les yeux jusqu’à nous : ils veulent le bas du monde aussi. Ils viennent avec leurs vêtements blancs jusqu’à notre assemblée de gens sales. Tout le village ne parle que de ça. Les hauts fonctionnaires sont descendus jusqu’à nous. Ils promettent tout d’un coup qu’ils feront venir l’eau. Les médicaments. L’éducation. Le travail. En échange d’un train

(ibid. : 54).

Dans une pièce où l’action se déroule dans une région reculée du Mexique à plusieurs heures de route d’une ville en bord de mer, et qui a été écrite par l’autrice lors d’une résidence dans ce pays (avec Héctor Flores Komatsu et Josué Maychi, respectivement metteur en scène et auteur-comédien maya du Collectif Makuyeika), les présences de l’eau (à placer, notamment, en regard de la déforestation ou de la culture intensive) contribuent à pointer un état du monde tel qu’il va : au Mexique (pays aux contrastes saisissants) et au-delà. Dans ce théâtre, les présences de l’eau participent aussi d’une dramaturgie de la coprésence où le mystère est l’une des facettes du réel, et inversement. Empruntant à l’onirisme, au conte et au rituel de mort, cette dramaturgie se trouve soutenue par une série de seuils et d’oppositions : perméabilités des territoires de la vie et de la mort, écart entre ce qui vit caché et ce qui s’exhibe, disparité entre le manque pour certain·es et l’abondance pour d’autres, point de rupture entre l’être humain et son environnement naturel, contrastes de verticalité entre le bas et le haut, le dessous et le dessus (avec des lignes horizontales que constituent la terre et l’eau se reflétant l’une l’autre), creusets où se rencontrent différentes croyances, théâtre de mort, de naissance et de renaissance. Autant de contrastes et de lisières qui ouvrent le drame à la traversée de forces contradictoires et à « un entremonde dont la réalité a quelque chose de magique, ou la magie a quelque chose de très réel » (ibid. : 78).

Si les « drames de l’eau » (au sens écologique, économique et politique) ne constituent plus une catastrophe à venir, mais une catastrophe en cours, observons par ailleurs que bien des « drames de l’eau » (au sens dramaturgique) s’arriment à des imaginaires de la dystopie ou de l’anticipation – le futur détraqué (sans qu’on en connaisse la raison, un trou noir, la colère des poissons?) d’un monde habitué à toutes les catastrophes (climatiques ou géopolitiques) où il pleut sans cesse et où il faut se protéger de l’eau dans La clairière du grand n’importequoi de Béhar. Ces genres, courants de pensée ou imaginaires entretiennent désormais des rapports féconds avec l’écriture dramatique, de la science-fiction au transhumanisme, ces deux derniers se conjuguant dans Quand j’aurai mille et un ans (2018) de Nathalie Papin, avec la jeune Cendi qui rêve de vivre jusqu’à cent dix-sept ans, fuit son pays en guerre en voyageant sur de vieux bateaux, échappe à un naufrage et se réveille dans une station sous-marine plongée dans l’obscurité des profondeurs où elle rencontre un garçon qui aura mille et un ans, issu non pas d’une mère et d’un père, mais d’une cellule créée par un programme scientifique.

Parmi les continents investis par le drame contemporain, on trouvera aussi celui de la fable écologique, celle-ci entrant ou non en dialogue avec les courants précédemment cités. Ces drames, où la question environnementale constitue un enjeu central, font une percée certaine dans le paysage des écritures dramatiques contemporaines : La neige est de plus en plus noire au Groenland (2017) de Yann Verburgh, par exemple, où le motif de l’eau se trouve canalisé par celui d’une machine à laver qui ouvre à une réflexion sur l’obsolescence programmée; Frigomonde (2010), pièce du répertoire jeune public (ou tout public) de Karin Serres, qui fait se déployer une dramaturgie de la guerre dans un contexte fabulaire de fonte des glaces. Les drames convoquant la question écologique, ou éveillant une conscience écologique, ont cependant des formes trop variées pour constituer un continent dramatique à part entière. On prendra par ailleurs le soin d’observer que, pour la plupart, la crise environnementale engage surtout un dialogue avec des crises intimes : comme dans Les glaciers grondants (2015) de David Lescot où un écrivain, qui ne connait rien au sujet, accepte d’écrire un article sur les changements climatiques pour un quotidien, entame son investigation (précise et documentée), mais où le dérèglement dont il est alors question est aussi bien climatique qu’amoureux, ou encore, dans un autre registre, Quand viendra la vague (2019) d’Alice Zeniter, fable écologique sous fond apocalyptique qui tresse ensemble, à partir d’une situation ancrée sur une montée des eaux sur une petite île, la question du couple et le naufrage d’un monde moderne. De même, dans La neige est de plus en plus noire au Groenland de Verburgh, la question environnementale se coud à celle du couple par l’entrelacement de ce qui arrive à Carole (une ingénieure qui diminue la durée de vie de son prototype de machine à laver) et à Sylvain (le mari de Carole devant accompagner son père vers la mort).

En fait, la présence de l’eau dans les écritures dramatiques – le seul des quatre éléments dans lequel nous pouvons nous mirer, rappelait le philosophe français Gaston Bachelard (1985) – ne renvoie finalement que peu aux questions de la crise environnementale même si on voit apparaître un grand nombre de pièces abordant ce sujet. Ce sont davantage, tout au moins sur ces quinze dernières années, des écritures du seuil et de la traversée qui s’associent au motif de l’eau même si ces dernières peuvent à l’évidence être aussi liées à la question écologique, notamment celles qui déploient des dramaturgies de l’exil ou de la guerre, y compris de la guerre de l’eau comme c’est le cas dans Iq et Ox (2003) de Jean-Claude Grumberg où l’eau conduit au conflit et à la mort des deux peuples qu’elle séparait. La traversée en mer de même que l’imaginaire tout contemporain de la mer activent et structurent bien des imaginaires auxquels les écritures dramatiques répondent ou sont poreuses : de la mer spectaculaire avec ses navires rentables et démesurés à la mer-cimetière noyant les corps jusqu’aux espaces maritimes devenus aussi des espaces numériques convoités.

Écritures du seuil et de la traversée

Dans les écritures de la traversée, nager, flotter (ou couler) accompagnent ou suppléent les dramaturgies de la marche (et de la claudication). Ces écritures sont aimantées par les questions identitaires ou des fantasmes de disparition. Mobilisant les questions du regard et de la voix, du témoignage aussi (ou de ce qu’il en est de prendre ou de donner la parole), elles nous font suivre des trajectoires anonymes, marginales ou méconnues qui peuvent s’adjoindre à des phénomènes de détraquement (des espaces, du temps, des corps), de soustraction (au regard de l’autre, notamment), de dépossession, d’altération ou de dislocation. Elles convoquent un certain nombre de motifs récurrents, à commencer par le départ – tel qu’annoncé par Amalia dans La terre entre les mondes de Métie Navajo : « Cécilia : Vous irez où? / Amalia : Je ne sais pas. De ce côté. Ou de ce côté. Loin. Là où il y a de la terre et de l’eau » (Navajo, 2021 : 51) – ou la fuite, par exemple celle de Sveta, jeune tchétchène quittant son pays en guerre, dans CHTO Interdit aux moins de 15 ans (2006) de Sonia Chiambretto (son arrivée à Saint-Pétersbourg, dans une partie intitulée « reflux », avec son arrêt par la police russe, le corps alors transi de froid et la neige s’enfonçant jusqu’aux genoux, le souvenir de Grozny avec l’hélicoptère survolant la ville qui « s’appelle ACOUA comme le poisson » (Chiambretto, 2009 : 31), sa fuite éperdue associée à la course de l’eau et du vent…).

Les écritures de la traversée confrontent le théâtre à des temps de détresse et d’épreuve, tout particulièrement quand elles abordent les sujets de l’immigration. Entre autres exemples, on pensera au récit de cet océan qui disloque les barques dans Père et fils (2012) de David Léon, pièce où s’entremêlent le temps des camps et celui des bateaux des exilé·es. En écho avec ce qu’endurent les migrant·es, la désagrégation (de bateaux ou de corps) et la dérive reviennent inlassablement dans les drames de la mer. Quant aux questions majeures, à la fois éthiques, politiques et dramaturgiques, qui se nouent autour de la représentation de l’exil ou de l’exode, elles mettent également à l’épreuve le théâtre jeune public : Noircisse (2018) de Claudine Galea, où ce qui se joue pour quatre adolescent·es avant l’arrivée de la grande marée, entre amitié, rejet, exclusion et courage, c’est aussi la question de la noyade des réfugié·es en mer; Plus d’école (2002) d’Emmanuel Darley où une guerre civile place d’un côté la jeune Tallula qui s’enfuit avec les sien·nes sous la pluie et dans la boue vers la ville, et de l’autre côté son amie Bella qui revient d’où l’on s’est sauvé (il s’agit donc du camp, pour Bella, qu’on appellera, faute de mieux, celui des « vainqueurs »).

Formellement, les écritures de la traversée – dont toutes n’abordent pas les questions migratoires – composent généralement des pièces-paysages, autrement dit des pièces où se déploie un flux de conscience transcrivant des subjectivités plurielles et où les figures ou personnages peuvent se perdre ou se dissoudre dans le paysage. Il peut alors autant s’agir de dramaturgies de l’errance – la perte de repères et la disparition de Bob parti marcher jusqu’au canal pour voir les lumières sur l’eau la nuit dans Promenades (2003) de Noëlle Renaude, avec un parcours qui nous conduit des canaux parisiens à un lac – que de dramaturgies de la contemplation ouvrant à des traversées intérieures – la suspension d’un voyage immobile qui commence au bord d’une route un jour de neige dans Neiges (2010) de Yan Allegret.

Dans les drames de l’eau, les mondes franchis ou à traverser peuvent être tragiques, fantasques, réalistes, magiques, oniriques. Parfois basculent-ils encore dans le virtuel comme avec cette équipe chargée de faire entrer numériquement des personnes qui arrivent sur l’eau dans Et insubmersible dans la seconde qui suit (2020) de Claire Rengade, pièce qui, par un jeu de correspondances entre matière vocale, matière numérique et matière aqueuse, compose une géographie instable, un espace de l’entre-deux tiraillé par des oppositions constantes (« là-bas c’est pas loin d’ici » [Rengade, 2020 : 9]), où l’on peine à avancer (« j’avance de 10 je recule de loin? » [ibid. : 13]), ce jusque dans la parole (« ça a du mal à avancer la parole » [ibid. : 9]). L’écriture orchestre dès lors une perte de repères :

[L]a mer est semée de villes toutes seules

l’archipel des villes sur la carte à l’envers

toutes les villes d’Europe baignent elles sont plus raccrochées

à rien

[…]

c’est là que je me perds

les liaisons avec le sud moi je les ressens pas

je les ressens pas dans mon corps

la ville est vers l’ouest et je suis vers le nord

– elle est tout en bas la mer

– c’est la mer en bas?

– pour moi la mer est au sud

– c’est le haut

– parce que le sud c’est là où y’a la mer?

(ibid. : 21.)

Soutenue par un régime visuel omniprésent qui dit aussi ce qu’il en est de la domination médiatique (en témoigne la présence de cet oeil-caméra qui zoome, recadre, enregistre, capture et ne cesse de dupliquer), le drame de l’eau met en crise l’acte même de voir : « plus on s’approche et moins on voit » (ibid. : 32), « du coup est-ce que tu peux l’effacer? / qu’il y ait une espèce de noir » (ibid. : 31), « tu veux le voir en vrai? ou juste le suggérer? » (ibid. : 19), « je comprends pas je suis si nombreux que ça? / ça reflète / pareil nulle part / je te l’ai dit y’a rien à voir » (ibid. : 27). La déroute des voix, dont on ne sait pas toujours si elles sont regardées ou regardantes, dramatise autant les tribulations de l’identité, de la parole que de l’oeil, cela non sans interroger nos pulsions scopiques sur les drames des migrant·es en mer.

La traversée ne se réduit donc pas, dans les drames contemporains de l’eau, à un sujet ou à une thématique. Elle est d’abord poétique, vocale, visuelle, du moins quand les autrices et les auteurs de théâtre retiennent surtout de l’eau ses possibilités. Le motif ouvre alors une trajectoire à la langue, cela parfois aussi non sans ludisme quand l’écriture, comme dans Et insubmersible dans la seconde qui suit, joue avec les mots et les sons (« puis dans la mer / ah c’est amer » [Rengade, 2020 : 42]). L’eau permet tout particulièrement de figurer ce que la langue charrie, ce qui, avec elle, tangue – notamment quand il s’agit de dire ce qui ne peut se dire – « je suis en voyage vers une langue d’exil / tangage de l’eau tangage de la terre tangage des mots » (Simonot, 2021 : 44), lit-on dans Traverser la cendre de Michel Simonot, pièce où le détour du poème dramatique par le dialogue des mort·es (inauguré dans l’Antiquité par Lucien de Samosate mais qui s’enracine ici chez Heiner Müller) interroge le rôle du ou de la témoin, mais aussi donne à voir / entendre / sentir l’absent·e qui nous regarde, cela au sein d’une partition rythmique nous rappelant aussi que la voix ne se porte et ne se déporte qu’à partir ou qu’en direction de l’absence (les absent·es étant ici, avec et au-delà de la Shoah, ces femmes et hommes anéanti·es par l’Histoire et nous appelant pourtant à garder souffle et vie). Avec le motif de l’eau, ce qui est donné à entendre c’est ainsi tout ce que la voix reflue, ce qu’elle soulève – le jaillissement de l’eau qui ouvre Bleu comme jamais le ciel (2010) de Natacha de Pontcharra –, comment elle déborde, ce qu’elle efface, ce qu’elle reflète aussi – la réverbération du soleil dans l’eau, dans Et insubmersible dans la seconde qui suit, qui ne laisse jamais l’oeil ou le corps en repos, « cet espèce de reflet comme ça / c’est quand même ce truc de vagues qui est dedans / toujours il faut que j’aille toucher l’eau / et c’est moi qui lui dis d’avancer reculer » (Rengade, 2020 : 43) –, ce qu’elle dérobe ou engloutit enfin – l’inondation dans La trempe (2010) de Natacha de Pontcharra, la fonte de la glace dans Fondre de Guillaume Poix.

Dès lors des éléments aqueux se trouvent susceptibles de s’infiltrer dans la partition dramatique pour composer un texte théâtral où l’être humain, s’il n’est pas absent, se voit ravalé (« À part ça il n’y a rien, c’est-à-dire, il y a nous, / c’est-à-dire personne » [Navajo, 2021 : 14] dans La terre entre les mondes de Métie Navajo), réifié (du « tu me connais? / je ne suis pas référencé » [Rengade, 2020 : 14] au « je suis une vraie personne entre guillemets pour de vrai » [ibid. : 25] dans Et insubmersible dans la seconde qui suit de Claire Rengade), anonymisé ou liquéfié comme dans Les chants anonymes (2021) de Philippe Malone, poème dramatique sur la disparition (constituant, à certains égards, le prolongement d’une autre pièce de l’auteur, Septembres [2009]), la chute (de même peut-on dire que ce texte est un autre volet d’une autre pièce, Krach [2013]) et la submersion perçues sous le prisme de l’exil et d’une traversée en mer, en l’occurrence la Méditerranée – faut-il dire de quels désordres de l’Histoire et de quels drames cette mer est et a été le théâtre : drames de morts, de disparitions, d’abandon jusqu’au drame de l’indifférence.

Drame liquide et figuration des corps

À ce stade de notre investigation, autorisons-nous un point de focale sur Les chants anonymes de Malone. La pièce compose un théâtre de la traversée où le drame de l’eau est autant une expérience faite à la langue qu’au corps : à la fois le corps du texte (pour la partition vocale proposée et la mise en espace du texte sur la page) et le corps-figure dont la mise en jeu ne se situe pas au niveau d’une situation à résoudre (ici aussi le drame a déjà eu lieu – « Alors nous avons sombré » [Malone, 2021 : 12]) et dont la spectralité (ou le devenir-fantôme) constitue à la fois le point d’origine et le point d’horizon du poème dramatique. Un travail poétique très précis matérialise visuellement la langue et ses traversées sur la page (par la typographie ou les casses de caractères, notamment), scande le texte de répétitions ou de répétitions-variations (comme ces « Enregistrez » ou le « Tu es anonyme » répétés plus de quarante fois dans le texte, ou ce « Non » repris en écho une dizaine de fois), fragmente le discours, isole des mots sur la page, suspend le phrasé ou encore coupe le souffle comme si on était brusquement, tympan détraqué, face à ces sons, vraisemblablement suscités par des pressions atmosphériques, qui pèsent sur l’oreille, ébranlent aussi bien physiquement que psychiquement, et qu’on entend sur certains rivages.

La pièce déploie un imaginaire contemporain de la mer (où se trouvent imbriqués enjeux historiques, économiques, politiques et intimes) en même temps qu’elle répond aussi, formellement, à cet imaginaire – réponse d’autant plus importante que cet imaginaire se met aujourd’hui à structurer nos discours et nos pensées. En bien des points, la pièce rencontre enfin les successives évolutions du drame contemporain telles qu’elles se manifestent pour exprimer notre contemporanéité, notamment le développement de la pièce-paysage. La figure est en effet plus défigurée que figurée. La géographie est déconstruite dans l’intime. Outre la physicalité de la langue, les mots relèvent d’une composition graphique. L’écriture entretient des analogies fortes avec la picturalité – la mer est après tout également ici un « monochrome » (ibid. : 20) bleu, « lorsque l’on coule / le bleu est la dernière couleur perçue » (idem) – et la question de l’image (étroitement associée à celle de la disparition) n’a de cesse de parcourir le texte (précisons ici que l’auteur est par ailleurs photographe) – « Photo post-mortem » (ibid. : 18), « Flashs incendiaires sauce publicitaire. Aveuglée » (ibid. : 28), « Tu as inversé les cartes, restauré leur négatif » (ibid. : 29).

Sauf que, et ce renversement doit attirer notre attention, si un processus d’effacement est à l’oeuvre (comme c’est communément le cas dans les pièces-paysages), il ne concerne pas seulement un évanouissement de la figure dans le paysage mais aussi, et ce en toute fin de la pièce, une disparition de l’élément marin dans les corps. La pièce se clôture en effet de manière emblématique par « La mer a séché en nous » (ibid. : 59). Autrement dit, à la tradition contemporaine qui propose une disparition de la figure dans le paysage, Malone propose une disparition du paysage dans la figure.

D’autres changements de paradigme du drame sont repérables : la neutralisation des cadres spatio-temporels ne permettant pas ou si peu d’assigner définitivement la fable à un espace ou à un temps nettement identifiables (quant à la mer Méditerranée, elle n’est finalement nommée qu’une seule fois), mais aussi les nouveaux partages des voix avec une parole qui n’est pas assignée à une identité stable et où la parole chorale, voire la parole chantée, tracent, à un second degré, une voix poétique.

Entre flux et reflux, entre mouvement et stagnation, entre écoulement et écroulement de la voix ou des corps, l’eau n’est pas un élément du drame, elle en est le centre névralgique et concourt à composer ce que j’appellerai ici un drame liquide. La mer et les fluides sont en effet moins les sujets d’une écriture sur l’eau que la matière propice à une écriture à partir de l’eau, processus qui explique la sensation sensorielle, quasi immersive, qu’on peut ressentir à la lecture du texte. L’eau se trouve investie dans ses enjeux plastiques : de la figuration des corps (qui, dans leur consistance, rappellent l’éponge) en passant par la composition de l’espace dramatique qui se fait résolument liquide – « Au milieu de la traversée tu rêves, ou plutôt tu imagines que tu rêves, suspendue sous la voûte d’un ciel où l’air s’est entièrement mué en eau. Entre le ciel et la terre, il y a l’état liquide. Entre le plomb et l’or, encore la promesse liquide » (ibid. : 38), « Fil d’Ariane liquide. Tu n’auras pas la chance d’une paroi solide dans ce labyrinthe mouvant » (ibid. : 31).

Au coeur de ce drame liquide, les figures sont traversières, c’est-à-dire qu’elles sont de passage, mais aussi traversées (et éprouvées) par l’eau autant qu’elles traversent l’espace aqueux (et éprouvent la traversée de cet espace et des autres) : « L’exil commence lorsque le chemin parcouru dans ton corps excède celui parcouru par ton corps » (idem). Prises par le flux vocal (et ses reflux qu’orchestrent les multiples voix contrapunctiques), ces figures traversières sont à la fois happées par le spectral – « Notre ombre abandonnée quelque part sur le sable » (ibid. : 7), « Les limbes ne conservent pas d’archives » (ibid. : 45) – et saisies par des mues et un glissement continu où la prise identitaire n’est jamais stable – « Il faut glisser dans un nouveau corps. S’enfler d’une bouée de chair de rechange » (ibid. : 22).

La cartographie des espaces traversés ou à franchir se fait radiographie de corps éreintés, décousus, désagrégés – « Alors nous avons coulé / Des éboulis de chairs / dans des corps sans parois » (ibid. : 35), « L’exil est une rupture d’organes. Une carte déchirée. Il endeuille ton ventre disloqué. La nausée achève le démembrement » (ibid. : 31). Les séparations ou les démantèlements continus de ces corps rappellent aux processus de la réification de l’humain dans toutes les dimensions de la société capitaliste marchande, au moins depuis la période coloniale – « Dans ton dos un continent colonial aux tracés rectilignes. Du point A au point mort » (ibid. : 29). Les corps ne sont ainsi pas seulement épuisés, ils sont dépossédés, soustraits, au point de devenir sans contours – « corps sans parois » (ibid. : 14 et 35). Ces corps finalement pompés, essorés, disent tous, tant sur le plan individuel que collectif, ce qu’il en est de l’effondrement et de l’évidement – « Le soleil a vidé l’eau des corps » (ibid. : 28). Et quand ils ne sont pas évidés, ils sont imbibés de fluides parasites et mortifères directement issus de la société capitaliste – « Ils ont bu leur dernier galon de fuel. Les enfants digèrent mal le progrès. De l’essence coule dans leurs veines » (idem). De manière continue, la pièce investit ainsi la question de l’eau tant dans ses dimensions plastiques et symboliques, qu’historiques, économiques et politiques.

Les voix qui s’élèvent saisissent l’auditoire et engendrent chez lui un ébranlement, d’autant plus que leurs adresses (quasi flottantes) ne sont jamais sûres. Elles nous laissent entrevoir des figures (du simple quidam à la figure de l’exilé) aux corps spongieux, perméables (« tu es Anonyme et tu es perméable aux balles » [ibid. : 30], « Plus rien ne retient les eaux » [ibid. : 31]) ou vacillants (ici quand on avance, on le fait avec des « jambes de sable » [idem]). Mais cette figuration des corps oscille surtout, comme une marée, entre un mouvement descendant – « alors nous avons coulé » (ibid. : 23) – et un mouvement ascendant – « à force de lever la tête / nos poitrines s’arquent » (ibid. : 12), « tu escalades les vagues. Tu es une sherpa. Tu es une éclaireuse. Tu franchis l’avenir » (ibid. : 35) – où les corps concrétisent alors la détermination, le choix, la promesse, le désir et la force.

Au coeur de ce labyrinthe bleuté et de ces corps séparés, éboulés, solubles, évidés ou brusquement fulgurants, émerge une figure féminine, centrale dans la pièce, mais pour ainsi dire floutée (il faudrait rappeler que l’auteur est aussi photographe) :

Les voix se dissolvent, inutiles et vieillottes. Tu n’es pas de celles qui croient aux Sirènes, tu n’es plus de celles qui croient. Tu rêves juste à l’abri des regards, entre ciel et terre fusionnés, au coeur d’une flaque grise sur une carte essorée. L’eau berce ton corps, t’étreint, te soulève par les hanches. Comme pour te consoler. Dans l’attente, tu consens à la torpeur. Et tu sens que cette torpeur absente de toute sollicitation, privée d’attente et d’horizon, risque de durer longtemps. Une dissolution lente dont l’anémie augure l’avenir. Tu deviens floue. Tu t’estompes

(ibid. : 30).

La trajectoire anonyme de celle dont on ne saura pas le nom, qu’on pourrait dire portée en creux par celui que Jean-Pierre Sarrazac appelle le « rhapsode » (Sarrazac, 1999), de même que les autres figures avec elle convoquées (car il s’agit ici de tenter de dire un « nous »), charrie une mémoire chorale anonymisée, acte d’identités dissoutes mais aussi d’une possible renaissance :

Lorsque nous touchons terre

nous ne sommes plus qu’écume et crépitement

nos noms et nos visages ont reflué vers le large

Il en est des voyages comme des métamorphoses

des trajectoires comme des envoutements

des oublis comme des renaissances

nous ressuscitons

(Malone, 2021 : 32).

Dans la pièce, l’élément aqueux, devenu aussi métaphore d’une existence humaine, n’est pas sans renvoyer le théâtre à un « naufrage avec spectateur » (Blumenberg, 1994), pour reprendre le titre de l’essai du philosophe allemand Hans Blumenberg, tant ce crépitement ne prend aussi son sens qu’à l’écoute et au regard du public de cette faillite et de cet espoir jumelés, que chacune ou chacun soit (on pourra l’être tout à la fois) en empathie ou distancié·e, voire en interposition (dans la logique de ce que Guy Debord appelle la séparation).

Dans un drame où rythme, souffle et voix enregistrent concrètement et brutalement l’expérience de l’exil, le drame de l’eau orchestre de manière palpable l’épreuve et l’expérience de la disparition mais aussi la colère, qui est aussi une sortie « hors de soi », à ce que peut être ce dedans du corps, qu’il soit asséché ou submergé, d’où la colère nous fait sortir et là où elle se manifeste, jusque dans l’explosion de tout ordre normatif de la langue. La traversée s’accompagne ainsi d’un refus chevillé au corps – « J’avance un pied, l’autre. Je ne me noierai pas. La mer s’est entièrement retirée. Les rives l’ont engloutie. J’ai 650 000 ans d’avance et je pars moi aussi » (Malone, 2021 : 49).

Voix(es) de l’eau et poétiques du flux

Aussi gagnera-t-on à penser les poétiques de l’eau dans le contexte dramaturgique d’un « théâtre des voix » (Le Pors, 2011) susceptible de faire entendre des voix tues ou spectrales telles que Patrick Kermann les déployaient par l’entremise de Giovanni, plongeur en cuisine à bord du Titanic dans The Great Disaster (1999), mais dont on comprend rapidement qu’il est finalement déjà mort alors que des voix disent comment l’eau efface dans les cales les lettres que le bateau transporte et qu’elles font résonner, en fin de pièce, le chant des naufragé·es et autres oublié·es du fond des eaux. Les drames contemporains de l’eau sont souvent le lieu du déploiement d’une parole émanant des territoires de la mort : de la voix du maître-nageur dans Plus d’école d’Emmanuel Darley dont on comprend qu’il est lui aussi déjà mort à ces voix émergeant de la nature, dans un contexte quasi animiste, dans L’appel du pont (1999) de Nathalie Papin, comme la Voix de la rivière qui (accompagnée de la Voix du pont et de la Voix de la nuit) n’interrompt pas son flux de paroles et de chants, porte la mémoire de toutes les traversées et se trouve elle-même à l’écoute d’une voix plus ancienne, la voix de la vieille rivière souterraine. Le flux et son interruption sont de son propre aveu ce qui caractérise la Voix de la rivière; au jeune Luan qui lui demande de se taire, elle répond :

C’est ça mon langage, c’est de ne jamais interrompre mon chant. Je charrie les morts, beaucoup de morts. Je porte des corps qui traversent la nuit. Qui n’atteignent pas toujours l’autre rive. Mes eaux sont froides. Il y a les barques, les radeaux pleins de survie. Même les poissons perdent leur vivacité. Je chante pour eux. Même si mes eaux sont noires, même si mon cours s’alourdit, je continue de chanter. Je chante pour mes poissons, pour ma source, et mon océan. Je chante aussi pour toi puisque tu m’entends

(Papin, 1999 : 28).

C’est aussi en connaissance de ce contexte d’un théâtre des voix protéiforme qu’il convient de se saisir des pièces où divers environnements (cosmogoniques, oniriques ou numériques) susceptibles de submerger le drame peuvent nous apporter de nouvelles vues sur les écritures, spécialement dans ces textes où de l’eau met en peine figures ou protagonistes – la déroute des voix, précédemment évoquée dans Et insubmersible dans la seconde qui suit de Claire Rengade –, voire qu’il convient de prendre le pas sur la femme ou sur l’homme, ces dernier·ères s’absentant ou se perdant dans le paysage – comme dans Le camp des malheureux (2015) de Thibault Fayner.

Dans Le camp des malheureux, l’écologie n’est pas le sujet de la pièce, mais la disparition du personnage dans la ville de Londres dans la première partie, puis dans le fleuve dans la deuxième partie (personnage déjà absent finalement dès le début de la pièce car mis en voix par une voix anonyme) se trouve orchestrée par un nouveau régime vocal faisant émerger la voix du fleuve, l’écriture signant de la sorte la prédominance du monde non-humain dans la pièce, ici celle d’un monde aquatique où il y est question tant de mort (la jeune Morgane disparait bel et bien) que de naissance ou de renaissance (le fleuve a ici incontestablement quelque chose de placentaire).

Une pièce soucieuse d’éveiller une conscience écologique ne relève donc pas nécessairement d’un éco-drame, et une pièce dont le sujet ne relève pas du sujet de l’écologie peut répondre en tous points aux enjeux d’une écopoétique. Autrement dit, bien des pièces explorant des enjeux écologiques relatifs à l’eau (fonte des glaces, pollution de l’eau, pénurie…) obéissent au modèle de la pièce-machine et optent pour un point de vue perçu depuis le monde humain. Et des pièces qui n’abordent pas le sujet environnemental d’un strict point de vue fabulaire ou qui n’émettent pas (ou pas de prime abord) le souci d’éveiller une conscience écologique (pas de manière édifiante en tout cas) se trouvent susceptibles d’obéir aux modèles d’un éco-drame : une pièce où la nature ou un élément naturel prend plus d’importance que l’individu ou ouvre à une manière de penser les formes du vivant dans un écosystème où l’humain ne domine pas, comme dans la dernière partie du Camp des malheureux de Fayner. Parfois encore, le drame bascule dans un drame liquide comme dans Les chants anonymes de Philippe Malone.

Dans bien des drames de l’eau, l’eau est donc moins un sujet qu’une matière ou un flux qui porte ou déporte la voix, quand elle n’est pas aussi, comme dans Et insubmersible dans la seconde qui suit de Rengade, un flux de paroles vaines contre lequel on butte ou avec lequel on lutte et qui invalide la possibilité même de trouver sa propre voie(x) : « mais moi ce brouhaha c’est presque comme le silence / c’est-à-dire que je suis noyé / c’est un vacarme qui me dit presque rien et qui devient comme le silence » (ibid. : 17). Les écritures du flux tissent par ailleurs des liens entre la disparition et la mise au monde. De manière symptomatique, cette alliance signe une mue du personnage dans Le camp des malheureux de Fayner. Si la première partie nous fait suivre les méandres de la scandaleuse Morgane Poulette dans un circuit ombilical que représente le dédale gris londonien, la deuxième partie, en revanche, s’ouvre sur la nature et le cosmos, voix et souffle devenant réparateurs pour une figure désormais absorbée par le paysage : « Tu es un fleuve enfin. Tes cheveux sont les herbes du fleuve. Tes bras sont les rochers du fleuve. Tu n’as plus de pensées, tu n’as plus de langage, plus rien qui ne se torde, plus rien qui ne se contracte; tu t’écoules tranquillement » (Fayner, 2015 : 78). Ce retrait du personnage est à placer à la lumière à la fois du développement de la « pièce-paysage » et d’une esthétique écosophique (où l’humain ne se situe pas au sommet de la hiérarchie du vivant). Pour rappel, Gertrude Stein proposa pour la première fois le terme « pièce-paysage » (landscape) dans une conférence, intitulée « Plays », prononcée en 1934 à l’occasion d’une tournée de conférences aux États-Unis. Michel Vinaver, dramaturge français, reprendra à son tour cette expression.

Les écritures de l’eau : éléments d’une poétique dramatique

Dans le drame contemporain, les territoires de l’eau sont donc multiples mais aussi poreux. Quels que soient ces territoires, les manifestations et impacts des présences de l’eau ne peuvent évidemment pas être saisis, dans une perspective de poétique des textes de théâtre, sans cartographie minimale : états de l’eau – la pluie, la neige, la boue ou encore l’eau gelée (différents états qu’on retrouve tous dans Traverser la cendre de Michel Simonot : « avancer encore et encore / t’arracher de la boue » [Simonot, 2021 : 3], « gluant de glaise / de neige fondue » [idem], « franchir les cadavres de glace » [ibid. : 6], « les flammes montent dans la pluie » [ibid. : 18]) –, espaces naturels – fleuves, lacs, rivières, mers ou océans : ce jeune garçon qui, dans la pièce jeune public Le marin d’eau douce (2007) de Joël Jouanneau, remonte le cours du Loing, d’abord à pied, puis à la nage, enfin en canoë avant de chavirer dans la mer; la mer rugissante qui monte ou gronde ou la plage alternant entre marée basse et marée haute dans Noircisse de Claudine Galea; le fleuve avec son quai désert dans Marzïa (2012a) de Karin Serres.

Les espaces de l’eau peuvent également être artificiels : cette piscine olympique, ici le lieu d’une catastrophe (d’un attentat ou d’un incident, la pièce rend volontairement la question en suspens), dans Bleu piscine (2019) de Pauline Guillerm; l’institution spécialisée et ce qu’elle révèle de souffrances avec le bassin d’eau de la piscine au grand air pour des enfants dans Sauver la peau (2014) de David Léon. La piscine est ainsi un motif central dans Plus d’école d’Emmanuel Darley. L’eau apparaît, outre cette piscine, également dans l’environnement de la pièce avec la pluie et la boue qui accompagnent un exode. De cette pièce (jeune public), ne soyons pas médusé·es par le titre qui pourrait laisser présager une fable buissonnière : elle aborde en fait le sujet de la guerre civile. S’il n’y a « plus d’école », c’est que celle-ci a été détruite, une bombe a d’abord explosé dans le grand bassin de la piscine puis ce fut le tour de la cantine et de l’école. Quand et pourquoi a eu lieu la guerre civile qui sépare les deux enfants? On ne le saura pas. Quand la pièce commence, la guerre a eu lieu et touche à sa fin. Nous sommes donc, pour emprunter à la terminologie d’Hélène Kuntz, dans une « dramaturgie de l’après-catastrophe » (Kuntz, 2002). Chaque scène alterne entre deux locutrices (Bella et Tallula), évoluant respectivement dans des espaces différents mais placés en miroir. Les deux petites filles ne sont réunies qu’à la dernière scène, à la faveur d’un traitement onirique, chacune se parlant en miroir mais « comme sans se voir ». Amies inséparables, elles viennent de deux villages distincts et aimaient, avant que la guerre n’éclate, se retrouver chaque semaine à la piscine, « notre piscine », répètent-elles à plusieurs reprises dans la pièce. La guerre venue, les fillettes appartiennent chacune à un camp adversaire et sont dès lors physiquement séparées par un bois appelé « le bois brûlé » qui se situe entre leurs deux villages. La référence à Verdun que constitue ce « bois brûlé » renvoie au lectorat adulte le spectacle saisissant de deux tranchées se faisant face et séparées par un étroit no man’s land. Contraintes par l’arbitraire que constitue toute frontière et face à l’absurdité de cette guerre, les deux fillettes se refusent à s’oublier quand on les presse de ne plus jamais y penser et se raccrochent au souvenir de cette piscine où est née leur amitié, au chemin à parcourir chacune pour s’y rendre, à leurs brasses, à la douche, aux cabines d’essayage, au surveillant perché sur sa chaise haute.

Toute la pièce se construit selon une logique d’alternance des monologues des deux fillettes à l’exception de l’avant-dernière scène où Darley insert un autre monologue, celui de Serge, seul adulte de la pièce dont la voix s’exprime par un discours direct et non rapporté. Cette voix qui constitue un contrepoint essentiel, et dont le public adulte comprend qu’elle surgit d’outre-tombe quand une didascalie subjective « en rêve peut-être » peut laisser penser aux enfants qu’elle provient d’un univers onirique, est celle du maître-nageur de la piscine : « Je suis celui qui sur le bord surveille. Donne la main à tous ceux qui pataugent. Encourage. Encourage les premières brasses. Les mouvements fluides ou paniqués » (Darley, 2002 : 48). L’intrusion de cette voix de traverse éclaire la mécanique du jeu de rêve opérante dans le drame. Les derniers mots et dernières pensées du maître-nageur sont pour les deux fillettes, et il n’est pas improbable que tout le drame soit finalement vu sous le prisme de son regard au seuil de la mort : « Et puis ils ont fait le tri, ils sont venus et ont pris quelques-uns d’entre nous, nous sommes partis et sommes restés un moment près d’un grand trou, chacun pensant à ce qu’il avait été, à ceux qu’il avait connus. Moi, j’ai songé à ces deux petites, les deux fillettes du dimanche matin. Jamais je n’ai su leurs noms » (ibid. : 50). Le motif de l’eau active alors une dramaturgie de la résistance et renvoie, dans la pièce, autant à ce qui emporte qu’à ce qui perdure.

On fera en outre preuve de vigilance à ce que l’eau pointe des conduites pour les corps : les enfants qui escaladent les rochers glissant sur la plage, avant la chute, dans Noircisse de Claudine Galea; les différents mouvements d’avancée et de recul, de montée ou de descente dans Et insubmersible dans la seconde qui suit de Claire Rengade (« essaye de reculer un peu droit » [Rengade, 2020 : 13], « fais pas le con faut se mettre en montée » [ibid. : 32]); les corps des baigneuses et des baigneurs qui se meuvent dans la piscine dans Bleu piscine de Pauline Guillerm; la neige qui recouvre l’université et qui relie intimement les corps dans La faculté de Christophe Honoré : « Il voulait me déshabiller entièrement et je voulais qu’il ferme les volets, mais il me disait non à cause de la neige qu’il voulait voir tomber dans la nuit. Et il a ouvert la fenêtre pour que ma peau prenne la couleur du froid, un rose froid, il a dit “magenta” […]. Bref, j’étais nu et je parlais à la neige » (Honoré, 2012 : 7). De même, l’eau est propice à différentes explorations corporelles ou biologiques comme, chez Rengade, le devenir poisson, tout éphémère soit-il, dans C’est comme Flash Gordon au début (2003) ou ces poissons, encore, « un peu bizarres » qui ne « bougent pas », sont « droits dans leurs ailerons » (Rengade, 2020 : 32) dans Et insubmersible dans la seconde qui suit.

À observer les présences de l’eau dans le drame, s’érige devant nous un inventaire de figures : humaines – marins, océanographes ou femme-pieuvre dans Marzïa de Karin Serres –, animales (en contexte ou non d’un théâtre ab-humaniste) – les grenouilles (dans la lignée du choeur des grenouilles d’Aristophane) dans OUAOUARONS, maudits ouaouarons (espèces de grenouilles) (2002) d’Eugène Durif, fable carnavalesque sous fond fabulaire d’une invasion de batraciens –, et autres bestiaires marins – la fuite vers l’océan et l’engloutissement par le monstre marin dans le Pinocchio (2015) de Joël Pommerat et dans Ceci n’est pas un nez (2016) d’Eugène Durif, ou le Moby Dick (2013) de Fabrice Melquiot où l’auteur s’empare du monstre imaginé par Herman Melville –, quand l’eau n’abrite ou n’enfante pas des créatures hybrides, merveilleuses ou ancestrales – on pensera, par exemple, chez Nathalie Papin, à Yolé tam gué (2002) où la pluie fait pousser une dame-palmier ou à ces poissons-dinosaures pouvant vivre des milliers d’années évoluant au fond de l’océan dans Quand j’aurai mille et un ans.

Importent également les fonctions spécifiques associées à l’eau selon qu’elle souille ou qu’elle lave – celui qui, dans Le laveur de visages (2003) de Fabrice Melquiot, avec son seau d’eau et sa peau de chamois, lave les voitures qu’il vient de voler pour les rendre à ses propriétaires. Sous le prisme de l’eau, l’écriture met aussi en jeu les pages les plus sombres de l’Histoire : de l’Holocauste – avec La petite Danube (2007) de Jean-Pierre Cannet où Anna nettoie dans les eaux du Danube la veste de pyjama rayée trouvée au fond du jardin – au colonialisme – avec l’eau sale du seau où l’on plonge l’éponge du tableau noir qu’un enfant conseille à un autre enfant de boire pour se laver la bouche de sa langue natale dans le contexte tout politique d’une fable sur le français à l’école coloniale dans Transe-maître(s) (2019) d’Elemawusi Agbedjidji. Et à évoquer ici Agbedjidji (d’origine togolaise), il faudrait encore se rappeler à la singularité, la richesse et la diversité des dramaturgies afro-descendantes dont beaucoup ne manquent pas de convoquer les représentations et imaginaires de l’eau dans ses dimensions tant poétiques, spirituelles que politiques. L’obsession pour l’eau de Kossi Efoui (auteur togolais en exil en France) est à cet égard emblématique. Des corps liquéfiés dans Le corps liquide (1998) où se lisent en creux le parricide, mais aussi le drame d’un océan qui engloutit les corps, en passant par Io (tragédie) (2006) qui n’est pas sans renvoyer à tous ces corps d’esclaves avalés par l’Atlantique, jusqu’à L’oubli de l’eau (premier volet des Suites prométhéennes, présenté en 2018 et écrit en compagnonnage avec la compagnie française Théâtre Inutile implantée à Amiens), Efoui puise avec l’eau une symbolique, récurrente dans son oeuvre, sur un espace aqueux du seuil ou de l’entre-deux survivant aux corps, espace tantôt assimilé à la mort ou à la disparition, tantôt à la conception ou à l’engendrement, et renvoyant toujours à la présence de la douleur dans la mémoire et à celle de la mort dans la vie. L’eau entretient encore, chez Efoui, des rapports multiples avec la mythologie : le fleuve éternel dans lequel se dit cachée Anna dans Io (tragédie) fait ici penser au Styx; Io (figure parabolique qui, dans l’oeuvre d’Efoui, relie l’histoire de l’Occident à celle de l’Afrique dans un temps antérieur à celui de l’histoire du christianisme), quant à elle, est la fille du fleuve Inachos dans la mythologie grecque.

Les présences de l’eau, dans ses fonctions et enjeux, varient donc selon une multitude de paramètres dont on ne prétend pas ici rendre compte dans le menu mais qu’il importe a minima de signaler tant ces spécificités dessinent aussi, dans les dramaturgies, une cartographie pour la voix, les corps et les espaces. On distinguera encore les manifestations de l’eau selon qu’elle soit un élément auquel on s’adresse – Chips personnel! (2012b) de Karin Serres, avec la petite fille qui s’interroge, parle à son ombre mais aussi à la pluie –, selon qu’elle soit un objet pour l’écoute – Cécilia, dans La terre entre les mondes de Métie Navajo, qui n’a connu que son village maya reculé dans la forêt : « La mer papa! Là, juste aux pieds de la ville! La mer, calme comme un immense lac. Les grands oiseaux blancs qui vont et viennent sans cesse au-dessus. Tu ne m’avais pas dit papa. Je suis restée là, à écouter le son de l’eau. Je me suis endormie. Le son de l’eau, tu ne m’avais jamais parlé de ça » (Navajo, 2021 : 46) –, ou selon encore qu’elle soit objet du regard – ce narrateur fixant le verre d’eau posé sur la table de la cuisine, dans Communiqué no 10 (2011) de Samuel Gallet, qui le renvoie au lac où il se rendait enfant quand il apprend la mort de son frère :

Je prends le verre, je regarde les remous de l’eau, les plages bondées, les gamins dans le soleil et les éclaboussures et le soupçon du bonheur sur le visage de mon frère. Ma mère au téléphone hurle qu’on lui rende son fils, ne comprend pas le nom de l’hôpital à l’Est de la ville, ne veut rien comprendre, confond les couverts avec des hirondelles, la fenêtre avec la porte. Les couverts volent, se plantent cinquante mètres plus bas dans la terre, ma mère enjambe le rebord, je la retiens par la taille, elle me frappe, nous roulons sur le sol, elle crie, je l’allonge, elle pleure, elle s’endort. Je bois l’eau comme si je ne buvais pas et il n’y a plus rien à voir

(Gallet, 2011 : 21).

Il convient enfin d’évoquer quelques constances, autrement dit, de nous rappeler à ce qui, avec l’eau, persiste dans le drame contemporain. L’eau, source matricielle, mouvante et ambivalente, s’associe depuis longtemps au souvenir ou à la rétrospection. Le phénomène est toujours nettement perceptible dans les dramaturgies du récit de vie et de l’intime. L’eau est alors, encore et toujours, ce courant qui, dans des drames mobiles ou immobiles, charrie la mémoire : celle de cette femme seule dans sa chambre qui, dans L’inattendu (2001) de Fabrice Melquiot, évoque son amant africain mort noyé; celle de ces trois femmes à la dérive, descendant au matin sur une barque une rivière pour atteindre la mer dans Trois femmes descendent vers la mer (2006) de Gilles Granouillet.

De même, que sa présence soit en mineur ou qu’elle apparaisse comme un leitmotiv, l’eau continue de renvoyer à une multitude de références culturelles ou religieuses, à certains textes sacrés ou mythes susceptibles d’être réactivés dans les écritures de façon explicite ou plus souterraine. Dans La Chair de l’homme (1995) de l’auteur franco-suisse Valère Novarina, la question (qui clôture la pièce) « Au bord de combien de fleuves, ruisseaux, torrents et rivières vous êtes-vous assis et avez-vous laissé couler vos larmes? » (Novarina, 1995 : 508) fait référence au psaume 137 de l’Ancien Testament. La rivière qui charrie les morts, dans L’appel du pont de Papin, est en rapport avec le Styx de la mythologie grecque, même s’il n’est pas cité comme tel. Dans Les chants anonymes de Philippe Malone, le cimetière marin de la Méditerranée est clairement assimilé au Styx : « La navigation sur le Styx. Réglementée. Permis valides légalité drapeau neutre pavillon offshore. Promesse chiffrée qu’aucune perturbation ne viendra troubler les croisières ronflant sur leur piscine privée » (2021 : 24). Dans La terre entre les mondes de Navajo, Cécilia baptise Amalia du nom d’une déesse maya de l’eau, Ixchel. Entre autres exemples.

Dans le drame, ces diverses références des mondes de l’eau dessinent les contours d’un théâtre de la matière où eau, mais aussi terre, feu et air sont des motifs constants, où ils se croisent et se répondent. Dans ce théâtre des éléments, la matière aqueuse peut s’associer à la matière même du langage, ériger des drames riches de cosmogonies. Éventuellement, la composition du drame accompagne alors une disparition du personnage dans le paysage aquatique, comme dans Le camp des malheureux de Thibault Fayner (où le personnage se fond avec le fleuve).

Variations poétiques et poïétiques sur l’eau (pour conclure)

On aura ici posé quelques balises et repères pour cartographier la présence de l’eau (ou les présences de l’eau) telles qu’elles se manifestent en France dans les écritures dramatiques – présence(s) qui, entre diversité des formes ou des répertoires et dynamiques d’infiltration, fécondité et hybridité des imaginaires, révèle(nt) des territoires dramatiques (répertoire jeune public inclus) fertiles à l’expression de nos crises, de nos aspirations et de nos complexités. Qu’elle soit le lieu du trouble, de la tranquillité, de la déroute ou du péril, qu’elle tisse des rapports d’intimité avec un ailleurs, qu’elle projette hors de soi ou qu’elle nous place face à soi ou face au monde et à l’Histoire, l’eau met à l’épreuve le regard, l’écoute et les corps.

On distinguera cependant les présences de l’eau selon que les autrices et les auteurs de théâtre fassent de l’eau un des éléments (ou l’élément) qui compose l’espace qui émane du texte dramatique (du lieu de l’action en passant par un hors-lieu jusqu’à l’espace diégétique), l’eau participant alors à l’environnement sonore ou visuel de la scène imaginaire du drame, selon qu’il·elles l’appréhendent dans les diverses dimensions allégoriques qu’elle peut revêtir (la tradition est ancienne), mais aussi dans ses dimensions historiques, politiques, géopolitiques, économiques ou écologiques (aux frontières plus que poreuses et qui structurent aussi nos imaginaires), selon enfin que l’eau soit aussi le déclencheur propice à une figuration des corps et au jaillissement de la langue, le lieu d’une recherche dramaturgique en somme, l’eau devenant, dès lors, l’un des paradigmes (y compris rythmique) configurant le théâtre de la parole.

Mais il importe de toujours nous rappeler à quel point poétique et poïétique se fécondent. Les drames de l’eau, ce sont également les tourbillons, les accalmies ou les sources de l’écriture, ce à quoi les mots se sont arrimés, ce par quoi ils ont été emportés. Autrement dit, ils nous renvoient aux questions de l’antre de la création, si ce n’est de l’imagination créatrice, comme le formulait Gaston Bachelard (1985). Un certain nombre d’autrices et d’auteurs qui portent attention à l’oralité, écrivant pour ou par l’oreille, composant par le son et par la voix (Darley, Malone, Galea, Fayner…), en reviennent ainsi à l’eau pour décrire ou tenter de décrire ce qui préside à leur geste d’écriture. Entre autres exemples, Rengade explicite son travail vocal à l’oeuvre dans À chaque étage on voit la mer (2009) par la métaphore de la plongée et du bain : « J’écris en rond, on entre dans mes textes comme on plonge dans un bain, en se laissant porter par la voix. Ce n’est pas construit à la ligne, mais à l’image[1] ». Avec les drames de l’eau, les auteur·trices nous font interroger la nature poétique, et donc politique, du langage, de même qu’il·elles peuvent un temps nous faire entrer dans la fabrique de l’écriture. Les multiples variations chez Novarina, dans ses oeuvres dramatiques ou théoriques, sur le motif d’une parole qui s’écoule comme de l’eau ou relève du débit d’un liquide, d’un courant ou d’un flux éclairent ainsi tout autant sa singulière cosmogonie théâtrale que le statut qu’il accorde à l’écriture. « Il faut capter, trouver le courant du texte, son phrasé, son sens comme celui d’une rivière » (Novarina, 2006 : 28; souligné dans le texte), « Progression par vagues, par nappes : les scènes s’éboulant les unes les autres, se déversant dans la pensée » (ibid. : 14), écrit-il dans Lumières du corps – motif de l’eau participant en outre, chez lui, d’un théâtre des éléments : de l’acteur·trice brûlant le langage à l’air figurant le souffle (animal ou spirituel) qui porte la parole.

Et si nous évoquions brièvement qu’un grand nombre de mythologies s’associent aux drames de l’eau, il faudrait encore préciser que certaines d’entre elles relèvent d’expériences ou de mythologies intimes s’enracinant dans l’enfance. Les diverses logorrhées, envahissant les textes de théâtre de Didier-Georges Gabily et composant une dramaturgie de l’écoulement et du flux, puisent leur source, notamment, dans la Loire, fleuve de l’enfance de l’auteur-metteur en scène qui s’associe, dans sa cartographie dramatique, à un lieu de la perte et de la mémoire. De même, la lecture de la pièce Les chants anonymes de Malone s’éclaire encore sous un nouveau jour quand on sait que l’auteur est fils de marin, né au bord de la Méditerranée, mer avec laquelle il entretient un rapport complexe. Sur les présences et les épreuves activées par les drames de l’eau, on avancera qu’elles offrent aussi le reflet d’un théâtre à l’épreuve de l’écriture.