Corps de l’article

Machete caníbal, avec Dixon Dacota. Río Teatro Caribe, Caracas (Venezuela), 2011.

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Le théâtre de Jesusa Rodríguez et des collectifs Ojo, du Teatro Línea de Sombra au Mexique, d’Emilio García Wehbi en Argentine, du Río Teatro Caribe au Venezuela, les oeuvres du Mapa Teatro et du collectif Varasanta, les travaux récents de la Candelaria et du créateur colombien Víctor Viviescas, les oeuvres du collectif Teatro da Vertigem au Brésil et une partie de la production du groupe Yuyachkani au Pérou : tous (sans souci d’exhaustivité) ont en commun un intérêt marqué pour le corps comme thème et support de création, et l’utilisation d’écritures qui leur sont propres – c’est-à-dire multiformes et libérées des contraintes imposées par divers genres[1].

Entre nosotros la folie, avec Rosario Jaramillo. Mapa Teatro, Bogotá (Colombie), 2012.

Photographie de Carlos Lema.

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Ces collectifs artistiques sont engagés dans les débats sociaux et participent tous à la vie politique de leur pays ou de leur région. La plupart ont aussi en commun le fait d’entretenir des relations constantes, qu’on pourrait dire traditionnelles, avec des formes d’expression populaires comme le cirque, le cabaret ou la narration orale. Au cours des dernières décennies, leurs liens avec l’art de la performance se sont renforcés dans une relation parfois problématique, mais toujours enrichissante. Le contenu des formations en arts de la scène dans plusieurs pays d’Amérique latine en atteste : les cours de maîtrise du Teatro y Artes Vivas de l’Université nationale de Colombie[2] en sont un exemple et accueillent des étudiant·es venu·es de tout le continent. Le laboratoire transdisciplinaire qu’est cet espace de formation – désormais reconnu sur le plan académique – se consacre à des théâtralités très hybrides.

El último acuerdo: un concierto para cuerpos, piano y máquinas, avec Anton Gümbel. Teatro Jorge Eliécer Gaitán, Bogotá (Colombie), 2015.

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Cette hybridité désormais reconnue soulève néanmoins la question suivante : comment expliquer ce rapprochement de la performance, un genre artistique longtemps resté à l’écart de la pratique théâtrale et qui s’est même souvent opposé à celle-ci? « El performance no es teatro esa es la premisa » (« La performance n’est pas du théâtre, c’est la prémisse »; 2002) est le titre d’un article publié par le performeur vénézuélien Carlos Zerpa sur son blogue. Qu’est-ce qui pousse les créateur·trices du théâtre d’Amérique latine à utiliser le langage de la performance? Quel type d’oeuvres en résulte-t-il? Comment s’élabore le processus d’écriture? Ces oeuvres rompent-elles définitivement avec le drame? Nous tenterons de répondre à ces questions depuis le contexte de la création théâtrale latino-américaine. Ces interrogations font écho à la réflexion de Joseph Danan dans Entre théâtre et performance : la question du texte (2013). Dans cet essai, Danan établit une distinction claire entre la performance au sens large du terme – incluant tous les arts scéniques mais aussi le sport, par exemple – et la conception artistique de la notion de performance.

Joseph Danan rappelle au préalable les postulats de Richard Schechner (2000), qui a largement théorisé la question de la performance, en soutenant qu’elle déborde du scénique pour inclure d’autres pratiques culturelles, comme les rituels. Puis il approfondit une réflexion sur le sens restreint de la notion de performance – au sens de performance art que lui donnent les Anglo-Saxon·nes. Après cette approche définitionnelle, Danan montre comment, à l’origine, le théâtre européen s’est rapproché de la performance dans une volonté de rompre avec la mimèsis aristotélicienne, sans cesser pour autant d’être du théâtre. Ce nouveau théâtre, habité ou traversé par un « état d’esprit performatif » (Danan, 2013 : 27), caractérise-t-il une grande partie des oeuvres mentionnées plus haut? De manière plus précise, le performatif, comme qualité ou dimension, nous permet-il de potentialiser les diverses poétiques du corps de la création théâtrale d’Amérique latine? Cet esprit performatif a-t-il donné lieu en Amérique du Sud à une autre approche dramaturgique, ou à ce que Danan nomme de « nouvelles formes de dramaticité » (ibid. : 79)?

La dimension performative n’offre pas pour autant la garantie d’une réelle transformation des anciens schémas. Des formes nouvelles véhiculent parfois de vieux discours, et certaines combinaisons formelles sont plus réussies que d’autres. Le métissage, pour attractif qu’il soit, ne suffit pas à créer une expérience profonde et vivifiante – ni pour l’oeuvre ou le geste théâtral ni pour les spectateur·trices. Pour toutes ces raisons, notre attention se centrera davantage sur des oeuvres complexes ou exemplaires, c’est-à-dire sur des oeuvres qui ont suscité une réflexion tant sur le processus d’écriture que sur les relations entre l’art et son contexte, et qui présentent une poétique novatrice du corps.

Complicités et oppositions entre théâtre et performance

RoseLee Goldberg, sans prétendre définir une pratique artistique qui entend précisément échapper à toute définition unique, présente d’abord la performance en l’opposant au théâtre :

À la différence de ce qui se passe au théâtre, l’interprète est l’artiste lui-même – rarement un personnage tel que l’incarnerait un comédien –, et le contenu ne se conforme guère à une intrigue ou une narration au sens traditionnel du terme. La performance peut consister tout aussi bien en une série de gestes de caractère intime qu’en un théâtre visuel à grande échelle; certaines durent quelques minutes, d’autres plusieurs heures. Elle peut n’être exécutée qu’une seule fois ou bien être répétée, s’appuyer ou non sur un scénario, être improvisée ou avoir fait l’objet de longues répétitions

(Goldberg, 2012 [1979] : 8).

Cette définition « en creux » pourrait s’appliquer aux oeuvres – ou à des fragments des oeuvres – évoquées ici, ou encore à certains aspects de celles-ci. Mais elle correspond avant tout à des oeuvres ou à des événements théâtraux qui, comme l’écrivent Christian Biet et Sylvie Roques, se veulent des « actes énonçant leur stricte dimension singulière, voire personnelle, actes en principe non répétables, actes privilégiant la dimension du présent dans son sens le plus évanescent » (Biet et Roques, 2013 : 6).

Néanmoins, ce rapprochement réciproque – du théâtre vers la performance et de la performance vers le théâtre – ne signifie pas pour autant que le théâtre abdique ou qu’il abandonne ses formes et ses terrains de création en faveur de la performance, et vice versa. Le théâtre d’Amérique latine, empreint d’une forte tradition syncrétique, ne cède pas sa place à la performance, mais accepte de lui être perméable; il se mêle à elle, voire l’inclut. Il utilise souvent ce qui lui semble attrayant ou nécessaire dans la performance pour élargir ses possibilités formelles et, surtout, pour renouveler par tous les moyens possibles ses relations avec le·la spectateur·trice d’aujourd’hui. En intégrant la dimension performative, qui suppose que le corporel occupe une place privilégiée, le théâtre cherche les conditions d’existence du « spectateur émancipé » (Rancière, 2008) dont parle Jacques Rancière.

La distance qui séparait la performance du théâtre (Goldberg, 2012 [1979] : 8) s’est réduite : les voies d’exploration du théâtre, y compris celles de l’écriture dramatique contemporaine, ont favorisé ce rapprochement. Celles-ci incluent notamment l’acteur·trice qui prend la place du personnage, l’absence de véritable intrigue, une compréhension nouvelle de l’idée d’action dramatique, la fragmentation ou l’absence d’unité de l’oeuvre, sa brièveté ou au contraire son extension démesurée. On retrouve ces particularités non seulement dans ce qu’on appelle le « théâtre-performance », mais aussi dans le théâtre dramatique contemporain. Jean-Pierre Sarrazac s’est livré à une analyse approfondie de cette grande variété de ruptures, de métamorphoses et de réinventions du drame. De L’avenir du drame (1999) à Poétique du dramemoderne : de Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès (2012), sa réflexion, essentielle, démontre que les aspects que Goldberg considère comme des caractéristiques de la performance sont présents dans les écritures dramatiques de plusieurs auteur·trices contemporain·es :

Incontestablement, la forme dramatique moderne et contemporaine ne saurait être pensée comme le creuset où se referait l’unité du théâtre. Et cela pour cette raison fondamentale qu’elle est profondément éclatée, fragmentée. Qu’elle fait l’objet, de la part des auteurs mêmes, d’un incessant travail de déconstruction. Que, s’il existe encore un corps du drame, c’est un corps morcelé

(Sarrazac, 1999 : 297).

Le drame d’aujourd’hui présente certaines caractéristiques très répandues, notamment la mise en éclats, le silence ou l’incommunicabilité à l’oeuvre dans les dialogues, l’absence de fin, la crise de la volonté représentationnelle et la profonde mutation du personnage – que Sarrazac envisage parfois en tant qu’« impersonnage » (Sarrazac, 2012) et qui laisse souvent place à l’inquiétante présence d’un·e acteur·trice qui n’interprète plus de rôle particulier. Le théâtre contemporain sud-américain, grâce aux transformations de l’écriture dramatique – de l’écriture théâtrale en général – et de la scène, de plus en plus physique, et sur laquelle le matériel et le corporel marquent de plus en plus leur échange, ouvre presque sans réserve la porte à l’art de la performance – mais aussi à de multiples formes artistiques.

Le·la spectateur·trice de certaines oeuvres contemporaines ne se préoccupe pas de savoir s’il s’agit de théâtre, de danse, de danse-théâtre ou de performance. Cette indétermination est le caractère distinctif de certains événements scéniques en Amérique latine. Ceux-ci relèvent des « scénarios liminaux » (« escenarios liminales »; Diéguez, 2007) tels que les conçoit la chercheuse cubaine Ileana Diéguez. Elle s’appuie sur les célèbres travaux de l’anthropologue américain Victor Turner (1988 [1969]) concernant la liminalité pour en donner cette définition : « Je perçois le liminal comme un tissu fait de métaphores », autrement dit, comme « une situation ambiguë, limitrophe […], relationnelle[3] » (ibid. : 64).

El último acuerdo: un concierto para cuerpos, piano y máquinas, avec Alexander Gümbel et Natalia Orozco. Teatro Jorge Eliécer Gaitán, Bogotá (Colombie), 2015.

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El último acuerdo: un concierto para cuerpos, piano y máquinas, une oeuvre frontière

El último acuerdo: un concierto para cuerpos, piano y máquinas est un bon exemple de spectacle hybride et liminal. Cette oeuvre a été présentée pour la première fois en 2015 au Teatro Jorge Eliécer Gaitán de Bogotá et a été créée par Natalia Orozco, chorégraphe et danseuse, Javier Gutiérrez, auteur, metteur en scène et artiste visuel et Alexander Gümbel, danseur et photographe allemand. Il s’agit d’une pièce-installation, avec un danseur, une danseuse, un comédien, une comédienne et un enfant invité, qui présente d’indiscutables éléments théâtraux; elle entend reproduire le plus fidèlement possible et sans la présence du musicien le concert qu’a donné Keith Jarrett à Sapporo en novembre 1976, au cours d’une tournée au Japon. L’oeuvre se veut aussi une réponse corporelle, matérielle et visuelle à partir d’une liberté gestuelle des artistes – et parfois d’improvisations. El último acuerdo recourt à un principe de construction et d’autodestruction cycliques. Les scènes, ou plutôt les différents moments, se font et se défont devant le public. Chaque événement de la pièce passe par une déconstruction totale. Le spectacle est constitué à parts égales de la création d’images et du démontage de celles-ci. La succession des actions est traversée par un effort qui gomme toute illusion de réalité que l’oeuvre pourrait provoquer. Il s’agit de construire et de déconstruire pendant que la musique joue, selon une structure également cyclique, faite de répétitions et de variations qui s’interrompent ou se diluent alors même que le·la spectateur·trice commence à prendre plaisir à les écouter.

El último acuerdo: un concierto para cuerpos, piano y máquinas, avec Alexander Gümbel. Teatro Jorge Eliécer Gaitán, Bogotá (Colombie), 2015.

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Cette oeuvre d’un genre indéfinissable, créée à la frontière de plusieurs expressions artistiques, tire sa force de la conjugaison du théâtre, de la danse, de la musique et de la performance – sans qu’aucune expression disparaisse. Pourquoi? Peut-être parce que le public contemporain est à même de vivre, d’analyser des expériences aussi complexes et d’en être ému; parce que dans une telle oeuvre, les différents arts conservent des contours suffisamment nets pour permettre une expérience multiple. Les corps du danseur et de la danseuse, quelques machines en proie à un mouvement constant qui les achemine vers l’autodestruction et la lumière comme matériau sculptural sont autant d’éléments qui dialoguent entre eux et qui entrent en tension avec la musique de Jarrett.

L’objectif de l’oeuvre est d’apporter une réponse créative au concert de Jarrett au moyen d’une écriture scénique multidisciplinaire qui tend vers l’abstraction. Elle se veut aussi un geste poétique et politique qui démocratise l’expérience esthétique et qui résonne avec un concert donné quarante ans plus tôt dans un contexte éloigné; concert unique dont il ne subsiste qu’un seul enregistrement. Sur la scène de Bogotá, il est retransmis en totalité (quatre-vingt-six minutes) et en haute définition pour offrir au public une expérience musicale intense. Réunir un grand nombre de spectateur·trices à Bogotá autour d’un concert considéré comme inoubliable dans l’histoire de la musique contemporaine et qui ne peut pas être rejoué représente un geste qu’on peut qualifier de poético-politique. La danse solitaire du danseur et de la danseuse, deux êtres libres qui habitent la scène sans prétendre à la rencontre ou à la confrontation dramatiques, de même que la lumière et la machine soumise au mouvement catastrophique de sa propre destruction jouent d’une manière à la fois virtuose et libre avec la musique de Jarrett :

La pièce est aussi conçue comme une expérience spatiale : elle requiert un vaste espace permettant de jouer avec les changements d’échelle. La distance physique entre les spectateur·trices et les acteur·trices et les dimensions imposantes de la scène du Teatro Jorge Eliécer Gaitán accentuent l’impression de solitude et de fragilité des corps des danseur·euses[4]

(correspondance privée et inédite d’Alexander Gümbel à propos du projet de montage scénique, 20 avril 2015).

Machete caníbal, avec Dixon Dacota. Río Teatro Caribe, Caracas (Venezuela), 2011.

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Le désir d’explorer l’autodestruction, celle du corps comme celle de l’oeuvre artistique, traverse d’un bout à l’autre la création :

Plus le corps est entraîné, plus il se détruit – chaque création est une destruction [disent à propos de l’oeuvre les auteur·trices, associant détérioration de la machine et celle du corps]. Certaines machines, par leur fonction même, exercent une force qui transforme la matière; cette action produit des matériaux aux formes et aux usages spécifiques. Avec le temps, toutes ces machines sont confrontées à l’obsolescence, soit parce que leur mécanisme se détériore, ce qui signifie la perte de leur source d’énergie, soit parce que leurs matériaux sont devenus caducs. La création artistique connaît un processus similaire. Le·la créateur·trice, le corps holistique qu’il·elle est, est son propre matériau; telle une machine somatique, il·elle est inévitablement confronté·e à un processus silencieux qui conduit à la détérioration ou à l’inutilité de sa production. Le corps et ses fonctions, la machine somatique, le corps comme machine productrice de sens[5]

(idem).

En se donnant comme visible, le corps en action propose un parcours, une expérience temporelle, des narrations ou des récits dans un sens ample et libre, des graphies, des écritures singulières. Sa relation avec l’espace scénique, avec le vide de la scène des grands théâtres, propose de multiples sens. Les auteur·trices de ce spectacle ont voulu que leur machine somatique affronte ces volumes, le vide et la solitude qu’ils engendrent en traçant des lignes subtiles et éphémères. Il·elles entendaient transformer le monde par leurs gestes et leurs récits et créer de nouvelles expériences :

Les machines sont des dispositifs qui transforment un matériau en produit, en source de profit, avec une répétition mécanique, sans failles. La machine somatique, au contraire, reconnaît, répond, improvise, transforme. Elle agit et répète, se trompe, se corrige pour se tromper à nouveau. Elle s’aventure dans l’invention d’un parcours, dans une succession de variations inédites. Le passé, impossible à répéter, s’alimente d’un présent novateur qui à son tour se transforme immédiatement en un passé obsolète, en un cycle répétitif, mais qui a une fin[6]

(idem).

Avec des écritures multiples – musicale, corporelle et visuelle –, l’oeuvre compose une théâtralité qui passe sans cesse de l’abstraction à l’illustration. Il y a une narration illustrée : une fable, une histoire qu’on peut qualifier de classique, la traverse. La voix amplifiée d’un·e acteur·trice se superpose par moments à la bande-son originale du concert pour raconter l’histoire de Margarita, une prostituée colombienne, travailleuse de la rue des années durant à Sapporo, qui croise le compositeur américain à un coin de rue le jour du concert. Exposée derrière une vitrine, une vieille femme recroquevillée, visiblement exténuée (ou plutôt un acteur incarnant le corps de celle-ci) marche sans cesse, sans avancer, sur un tapis roulant. Ce geste répétitif, comme la structure même du concert et du spectacle, compose une image très élaborée et techniquement sophistiquée. Est-ce de la danse? Du théâtre? Une performance? Un concert? Une installation plastique? Tous ces genres à la fois, qui ne sont pas seulement associés : c’est, au dire même de ses créateur·trices, une oeuvre pluridisciplinaire. Il serait sans doute plus juste de parler ici de théâtralité que de théâtre. Depuis toujours, le théâtre latino-américain se nourrit de formes très variées, les intégrant ou fusionnant avec elles, dans un échange certes risqué, mais très souvent novateur. Il nous semble que le rapprochement du théâtre et de la performance ne crée pas toujours un genre précis, soit le théâtre-performance. Il s’agit plutôt, dans certaines oeuvres, d’une assimilation de la performance, le corps tenant une place centrale dans cette dimension performative.

Il faut également identifier, dans le virage opéré par le théâtre latino-américain vers un théâtre performatif, une appropriation et une transformation des recherches du théâtre occidental expérimental des XXe et XXIe siècles. Selon la thèse de Goldberg – d’une ouverture remarquable, comparée à celles d’autres critiques ou artistes de performance –, l’origine et le développement de l’art de la performance sont liés aux différents courants théâtraux ou scéniques du XXe siècle. Valentina Karampagia, reprenant à son compte le texte de RoseLee Goldberg, soutient que « [l]a mise en jeu du geste, dans des processus d’inscription et de communication du mot et de l’image, ébranle les démarcations des genres artistiques et ouvre, dès le début du vingtième siècle, la voie poreuse de la performance » (Karampagia, 2013 : 36). Pour Goldberg, l’origine de la performance est effectivement liée à l’apparition de certaines expressions théâtrales dont elle s’est nourrie. Depuis le Ubu roi (1896) d’Alfred Jarry en passant par les « veillées excentriques » de Filippo Tommaso Marinetti et des futuristes ou par les expériences théâtrales de certain·es surréalistes, jusqu’aux oeuvres de Robert Wilson ou de Richard Foreman, le théâtre a offert à l’art de la performance, de plus en plus indépendant, un large spectre d’expériences scéniques modèles.

À partir des années 1980, l’influence réciproque entre théâtre et performance va en augmentant et la dimension mimétique de certaines performances suscite une riche réflexion en Amérique latine. Antonio Prieto Stambaugh (2007), responsable du groupe de recherche Teatralidad, performatividad y cultura à l’Université de Veracruz de Mexico, aborde ce thème dans un article où il souligne le caractère théâtral que présente la performance dès les années 1970-1980 : elle est alors paradoxalement liée à une certaine nécessité de mimèsis. C’est effectivement paradoxal, car tandis que le théâtre tente de s’en libérer, la performance se rapproche de la mimèsis avec des propositions parodiques et politiques : « Le postmodernisme a suscité un intérêt renouvelé pour le simulacre et la représentation, si bien que l’utilisation de signes dans l’art conceptuel alors en essor se traduit par une hyperthéâtralité visant à mettre en évidence le substrat idéologique du simulacre[7] » (Prieto Stambaugh, 2007 : 21-22). En s’appuyant sur les analyses de critiques comme Craig Owens (1994), consacrées à « identifier la mise en relief, dans l’art postmoderne, des liens entre représentation et pouvoir », autrement dit à repérer « la fonction idéologique du langage mimétique[8] » (idem), Antonio Prieto Stambaugh donne l’exemple des autoportraits de Cindy Sherman. Cette série de photographies la montre posant dans des attitudes stéréotypées : mère au foyer, vedette de cinéma, victime d’un crime – autant de mises en scène ironiques de la « Femme » comme personnage soumis au regard phallocentrique (idem).

La dimension performative du théâtre

Le théâtre d’Amérique latine recourt aussi parfois au cirque, au cabaret, aux danses modernes ou populaires, aux nouvelles technologies, à la force rituelle des cérémonies autochtones et à l’intervention dans l’espace public. Nombre d’oeuvres ont été réalisées dans des lieux peu conventionnels, dans des maisons ou des appartements, des bars, des hôpitaux, sur des places de marché, dans des gares ou des usines désaffectées, dans d’anciens lieux de culte, etc. Ces oeuvres théâtrales combinent des formes textuelles : l’écriture dramatique est mélangée à d’autres types d’écritures ou d’utilisations du discours et de la parole. Tous ces mélanges, montages et hybridations répondent, comme nous l’avons déjà dit, à l’histoire spécifique du théâtre latino-américain, à son caractère syncrétique marqué, mais aussi à son ouverture vers le théâtre moderne et contemporain occidental et à sa proximité avec des pratiques directement issues de la performance.

Il nous semble plus approprié, pour désigner les caractéristiques communes aux théâtres latino-américain, moderne et contemporain, de parler de « dimension performative » (Danan, 2013 : 27) plutôt que de « théâtre-performance » – bien que les créateur·trices utilisent parfois cette dernière notion.

Revenons à l’idée de « performatif ». Cette dimension, présente dans une grande partie de l’histoire de l’art du XXe siècle, est essentielle au XXIe. Des recherches récentes consacrées à cette question en proposent des définitions éclairantes. Pour Karampagia, la danse et la littérature peuvent être pensées au moyen de ce concept. Elle met l’accent sur l’idée du geste scénique :

Le performatif en arts de la scène indique l’alliance de médiums hétérogènes créant une oeuvre qui se donne à voir dans l’instantanéité de son déroulement. Dans l’objectif de montrer le « déroulement » de l’objet – à savoir de le présentifier au lieu de le représenter – et d’augmenter l’« effet d’ici et maintenant », c’est-à-dire d’accentuer l’impression de sa ponctualité, de sa singularité et de sa précarité, la performance assigne à la gestualité un rôle capital. Si les arts visuels trouvent dans le geste un paradigme de création et de communication, c’est parce que le geste ne peut être saisi qu’en action en ce qu’il implique dans son tracé même l’actualité du corps. On ne peut percevoir le geste qu’en temps réel. Son élaboration et son apparition coïncident, et une fois le geste tracé, il disparaît aussitôt. Le geste ne relève pas de la permanence, mais de la précarité. Ainsi, le modèle gestuel offre aux arts vivants la possibilité de communiquer le présent et conséquemment d’interroger le modèle représentationnel classique qui répète une représentation déjà cristallisée. Le happening, l’action painting, l’improvisation dansée en temps réel, le théâtre corporel témoignent de la tendance gestuelle

(Karampagia, 2013 : 33-34; souligné dans le texte).

Il existe des caractéristiques communes à toutes les propositions théâtrales latino-américaines contemporaines : le désir de liberté formelle et l’inclination vers un théâtre aussi métissé que l’est sa culture. Cette liberté se cherche toujours plus à la frontière des langages artistiques. Ce théâtre n’abandonne pas complètement le théâtre dramatique, mais en emprunte les chemins d’une façon anarchique. Il existe bien sûr des oeuvres purement performatives, créées par des artistes de théâtre, et qui appartiennent indubitablement à l’art de la performance – nous y reviendrons.

Performance dans le théâtre et effets de réalité

L’expression « théâtre dans le théâtre » se précise au XXe siècle et désigne un procédé dramaturgique présent dans toute l’histoire du théâtre. Ce procédé, qui consiste à créer un effet de fiction dans la fiction selon une sorte de mise en abyme, nous est désormais familier. Il est ainsi défini par Georges Forestier dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin :

Structure dramatique fondée sur le dédoublement, c’est-à-dire consistant en l’introduction d’une pièce de théâtre (ou d’un fragment) dans une autre pièce de théâtre. À tel moment de l’action de la pièce principale, se produit un changement de niveau dramatique, les protagonistes se divisent en acteurs et en spectateurs d’une nouvelle action dramatique, sans solution de continuité entre histoire enchâssée et histoire enchâssante. La pièce intérieure terminée (ou interrompue), l’action principale reprend son cours, modifiée par les répercussions que le contenu de la pièce intérieure a eues sur les personnages (« acteurs » aussi bien que « spectateurs »)

(Forestier, 1991 : 822).

Transformons la formule : plutôt que de parler de « théâtre dans le théâtre », parlons de « performance dans le théâtre ». Certaines oeuvres dramatiques citées dans cette étude, ou d’autres qui sont empreintes d’une forte dimension dramatique, créent des effets de rupture au moyen de gestes improvisés ou effectués par des non-acteur·trices, invité·es sur l’espace scénique pour interrompre le flux de l’action dramatique. On peut qualifier ces gestes de « performatifs » ou encore d’« effets de réalité ». Tout d’un coup, les corps « réels », dans leur matérialité et leur vulnérabilité, impliquent directement les spectateur·trices, ceux·celles-ci allant parfois jusqu’à participer au spectacle – devenant ainsi des « spectacteur[·trices] » (Boal, 2007 [1977]), pour reprendre le terme d’Augusto Boal.

Dans Misa fronteriza (2016), oeuvre créée par le collectif Gorguz Teatro de Monterrey de Mexico, les acteur·trices revendiquent la théorie de Boal devant le public, à qui il·elles demandent de jouer et de répéter des prières d’une messe païenne où il n’est pas question du corps et du sang du Christ, mais de la vie quotidienne des habitant·es de la frontière. Ce « rituel » théâtral évoque la tequila, les chansons populaires, l’esprit de transgression et la capacité de vaincre les obstacles posés par les Nord-Américain·es pour empêcher les migrant·es mexicain·es de franchir la frontière. Ici, la relation théâtre-performance s’effectue par l’assimilation de l’oeuvre théâtrale, des formes et des modes de l’art de la performance. Dans certaines mises en scène, qui n’introduisent plus une autre fiction comme dans le « théâtre dans le théâtre », mais plutôt des moments performatifs, l’effet d’intensité produit est remarquable.

La spectacularisation des victimes

Beaucoup de créations contemporaines utilisent des fragments de « réalité » qui secouent l’assistance mais aussi les artistes, transformé·es en témoins d’actions « réelles ». Un tel procédé est désormais répandu dans le théâtre contemporain, sous des formes variées. Certaines sont réussies, d’autres nous laissent dubitatif·ves, en particulier sur le plan éthique.

Dans plusieurs pays d’Amérique latine, nombreuses sont les oeuvres portant sur la violence extrême, la guerre ou les conflits armés et faisant appel à des non-acteur·trices – généralement protagonistes réel·les de ces conflits. Cette irruption du réel sur la scène contemporaine a été largement théorisée par José A. Sánchez dans son livre Prácticas de lo real en la escena contemporánea (2012 [2007]). En Amérique latine, où des conflits sociaux en nombre se sont intensifiés à la fin du siècle dernier, on a de plus en plus recours à ce procédé depuis la décennie 1990. Il est toujours d’actualité, avec toutes sortes de variantes.

Ce type d’irruption du réel dans le théâtre – surtout si les victimes réelles d’un conflit sont présentes sur scène – suscite inévitablement un questionnement sur la dimension éthique des relations instaurées par les artistes avec les personnes ou les communautés. En Colombie, par exemple, le terme « pornomiseria » s’est répandu pour qualifier des pratiques artistiques qui, malgré leurs bonnes intentions et leur désir d’engagement manifeste, exposent des faits d’actualité douloureux ou catastrophiques en montrant des personnes fragilisées, voire sans défense vis-à-vis de la curiosité morbide des spectateur·trices.

La tempestad du collectif Varasanta, créée à Bogotá en mai 2012, appelle ce type de questionnement. Comme on le sait, La tempête (1611) de Shakespeare a pour thème le pardon. Dans la version du Varasanta, l’action dramatique est interrompue par l’entrée en scène de femmes victimes de la guerre en Colombie : celles-ci témoignent de leurs propres expériences de la violence et de leurs réactions à l’idée d’accorder leur pardon à leurs agresseurs. Fernando Montes, metteur en scène du collectif et acteur, s’interroge : « Il y a de la magie dans l’oeuvre de Shakespeare. Et que peut-il y avoir de plus magique dans le théâtre que la réalité et la non-représentation?[9] » (Montes, cité dans En Órbita, 2013.) Il résume ainsi sa démarche : « Toute l’oeuvre est représentation, et soudain a lieu l’irruption de la réalité concrète et dure du pays […], ce qui doit rendre possible une réflexion[10] » (idem). Il s’agit alors d’une ouverture sur la réalité par le croisement, dans l’espace scénique, de la vie et du théâtre : l’objectif politique de l’oeuvre semble très clair. Il est cependant nécessaire d’examiner le statut que perd ou conserve le témoignage des victimes dans une oeuvre de ce type, la force que perd ou gagne la métaphore présentée dans l’oeuvre et, plus largement, les relations entre acteur·trices et victimes à propos de la « spectacularisation » de ces dernières. Antígona oriental[11] (2014), écrite par l’autrice uruguayenne Marianella Morena et mise en scène par l’Allemand Volker Lösch, est fondée sur les mêmes prémisses : insérer des moments de réalité, ou plutôt des témoignages réels, au sein de la représentation d’une oeuvre classique actualisée. Pour cette pièce, créée au Teatro Solís de Montevideo en 2012 (avant d’être représentée dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique latine, dont la Colombie), les créateur·trices ont rencontré quarante femmes qui ont été victimes de tortures et d’humiliations de toutes sortes durant la répression militaire sous la dictature en Uruguay[12]. Elles ont été auditionnées, ce qui renvoie d’emblée à un procédé pour le moins étrange quand il s’agit de témoignages de torture. Dix-neuf d’entre elles ont été sélectionnées pour participer. Le quotidien El Observador présente la pièce comme « un croisement risqué entre le théâtre et la réalité » avec une mise en scène novatrice, consistant à « mettre en dialogue un classique de Sophocle avec des ex-prisonnières politiques et exilées de la dictature militaire uruguayenne[13] » (El Observador, 2012).

À céder la scène et une partie du temps de la représentation aux victimes de la guerre ou d’autres types de violence, le théâtre opère un geste direct qui rompt délibérément avec la fiction. Il cherche aussi à décupler la puissance de cette fiction, à l’actualiser et à la complexifier par la dénonciation citoyenne qui l’accompagne. On sait qu’accéder au statut de victime du conflit a été – et continue d’être – pour beaucoup de personnes un processus difficile et parfois infructueux, tant en Colombie qu’en Uruguay, en Argentine, au Chili ou dans d’autres pays d’Amérique latine. Obtenir cette reconnaissance et se faire entendre sont d’une grande importance pour ceux·celles qui ont été affecté·es par la guerre. De ce fait, les espaces de témoignage public permettant aux victimes de s’exprimer sont rares et particulièrement valorisés. Avec La tempestad ou Antígona oriental, le théâtre offre cet espace, rend possible le témoignage, donne la parole. D’un autre côté, cette parole encadrée, c’est-à-dire esthétisée par la représentation, n’acquiert-elle pas une ambiguïté propre au théâtre? Cette parole est-elle seulement un témoignage ou ne devient-elle pas aussi un spectacle? Et, sans vouloir pour autant discréditer l’intention politique des artistes, un spectacle douteux d’un point de vue éthique? Il est certain que la présence des corps de toutes ces femmes qui forment le choeur dans Antígona oriental impressionne; leurs témoignages émeuvent parce que nous savons qu’ils portent sur des faits réels. Dans La tempestad, les femmes déplacées par la violence en Colombie éveillent aussi la compassion. Or, dans ces deux exemples, la théâtralité confère d’office un ton artificiel aux témoignages. Ceux-ci font l’objet du même processus de mémorisation utilisé par les comédien·nes qui, avec leurs techniques, renouvellent le texte à chaque représentation. Les victimes ne maîtrisent pas ces techniques, de sorte que leurs témoignages sonnent faux, comme s’ils étaient récités. Les victimes représentent leur propre drame. Un phénomène particulier se produit alors, comme si le non-jeu parvenait à être non-jeu à condition que les acteur·trices ne jouent pas, tandis que les protagonistes d’événements réels, une fois placé·es en situation de représentation, ne peuvent représenter que médiocrement leur propre histoire. Impossible de généraliser sur un problème aussi épineux : ce qui est sûr, c’est que dans de telles oeuvres mélangeant interprètes professionnel·les et non-acteur·trices, lesquel·les racontent leur « véritable drame », quelque chose paraît par moments embrouiller la valeur testimoniale de cette parole – le pouvoir métaphorique de l’oeuvre n’en sort pas renforcé, il est au contraire amoindri.

Théâtre et réalité : autres jeux possibles

Dans les oeuvres qui forment le triptyque Anatomía de la violencia en Colombia (2010-2014) du Mapa Teatro[14], les relations entre l’action des acteur·trices – qui n’est pas dramatique au sens conventionnel du terme – et les effets de réalité sont à la fois plus subtiles et plus complexes. Ce croisement exige de la part des interprètes, des participant·es non-acteur·trices et du public un exercice de décodification, de lecture critique et de vécu sensoriel intense.

La seconde oeuvre du triptyque, Discurso de un hombre decente, joue comme les deux autres parties avec différents niveaux de fiction et de réalité. L’oeuvre débute par l’intervention d’un·e expert·e en matière de drogue dans la vie réelle. Cet·te invité·e fournit une brève explication sur les effets de la cocaïne, sur les problèmes liés à son interdiction, sur les relations entre guerre et trafic de drogue, etc. L’expert·e – différent·e à chaque représentation – est interpellé·e sur un ton moqueur par une comédienne qui interprète le rôle de Virginia Vallejo, amante de Pablo Escobar dans les années 1980. Cette journaliste frivole est en proie à une excitation grandissante au cours de la représentation, comme si elle consommait de la drogue en quantité importante. Après la scène du·de la conférencier·ère, placé·e sur le devant de la scène et muni·e d’un micro, avec une lumière naturelle, d’autres plans se succèdent par étapes. L’espace scénique se découvre par plans successifs, dévoilant progressivement au public un paysage de forêt colombienne à l’atmosphère inquiétante et d’une grande puissance poétique. Cette oeuvre est empreinte d’une polysémie qui renvoie à la complexité du conflit. L’écriture est composée de textes inventés et de documents. Elle se veut une réponse à la fois analytique, poétique et parodique : acteur·trices comme non-acteur·trices créent un univers insolite fait de liens entre spectacle et vie sociale, de citations de personnages politiques et de drames personnels vécus par les protagonistes du conflit.

Un moment de l’oeuvre est particulièrement frappant : la scène, voilée par un tissu qui crée une sorte d’écran translucide, est perçue comme distante, légèrement déformée, irréelle. Un rappeur populaire, connu du public et dont les vêtements et les gestes sont ceux de Pablo Escobar, entre en scène. Ce chanteur n’interprète pas le personnage. Il lit une lettre que les auteur·trices de la pièce ont imaginée dans la poche du pantalon d’Escobar quand il a été abattu par la police de Medellín. Apparaît alors une actrice couverte de feuilles de coca qui parodie une danse rituelle, tandis qu’au fond de la scène, un petit groupe de musiciens – le véritable groupe qui animait les fêtes privées du capo – accompagne en sourdine l’action.

Discurso de un hombre decente fournit un exemple éloquent d’un théâtre multiforme dans lequel les relations entre théâtre et performance – s’il s’agit à proprement parler d’une performance – sont complexes. La performance est à ce point entremêlée au théâtre qu’elle finit par se fondre en lui. L’« état d’esprit performatif » (Danan, 2013 : 27) dont fait état Danan traverse toute la dramaturgie du Mapa Teatro, donnant lieu à une oeuvre tant poétique que politique. Elle est en outre indiscutablement théâtrale, malgré ou plutôt grâce à la beauté du spectacle. Celui-ci exprime de façon claire deux choses : le rapport intime entre fête et violence, soit l’axe de tout le triptyque, et la question de la légalisation des drogues – présentée comme un pas à faire pour mettre fin à la guerre en Colombie.

Il est donc répandu de trouver au sein d’une même oeuvre des fragments dramatiques, des narrations traditionnelles et des prises de parole effectuées à titre personnel. A título personal est d’ailleurs le titre que La Candelaria a choisi pour un spectacle créé en 2008, où les acteur·trices prenaient tour à tour la parole pour exprimer leurs propres opinions politiques, mais aussi leurs sentiments sur ce qui les reliait ou les opposait au collectif. Cette oeuvre est un exemple parmi plusieurs d’une forme de passage entre différents genres, où la proposition dramatique est camouflée sans disparaître, jouant avec les apparitions / disparitions – un théâtre qui doit aussi bien à la liberté formelle de la performance qu’à une approche brechtienne de la distanciation.

L’étude des processus de création de ces artistes, de leurs oeuvres ou de leurs manifestations théâtrales permet de comprendre que la liberté formelle répond à des nécessités bien précises, qu’elles soient philosophiques, politiques ou à la fois d’ordre éthique et esthétique. Jesusa Rodríguez, par exemple, ne figure pas dans l’étude que la chercheuse Mónica Mayer a réalisée sur les femmes artistes de performance au Mexique. Mayer affirme que les réalisations de Rodríguez sont autre chose que des performances, et ne l’inclut donc pas dans son analyse (Mayer, 2004 : 46). D’autres approches, comme celle de la chercheuse Analola Santana (2009), utilisent en revanche le terme « performance » pour désigner les oeuvres de Jesusa Rodríguez. Dans Misa en Los Pinos (2001), par exemple, l’artiste critique, avec le ton parodique qui la caractérise, les relations suspectes de Vicente Fox, alors président de la République du Mexique. Elle tourne aussi en dérision l’Église catholique, complice d’abus de pouvoir dans ce pays, et l’entreprise Coca-Cola.

Dans une entrevue menée avec Paola Marín, Gastón A. Alzate (1999), chercheur mexicain, dit voir dans les expérimentations de Jesusa Rodríguez une incursion franche dans le langage de la performance. Il souligne les caractéristiques essentielles du travail de l’actrice et metteure en scène : la liberté d’utiliser tous les langages, toutes les techniques, tous les genres servant à divertir, à surprendre, voire à submerger le·la spectateur·trice, dans une critique incisive de la société mexicaine.

Le cabaret de Jesusa Rodríguez et de Liliana Felipe, à la fois espace et genre de spectacle, se veut un lieu de débats sur les formes théâtrales contemporaines. On peut ainsi assister à un voyage dramatique partant du théâtre « traditionnel » pour aller vers l’opéra et l’opérette, puis finir avec le cabaret, genre qui englobe les derniers. D’après Alzate, le cabaret permet à ces deux artistes de revenir à la forme dramatique quand elles le veulent : c’est au cabaret qu’elles se sont fait un nom, qu’elles ont créé des liens officiels entre les théâtres classique et contemporain, le cabaret allemand et le théâtre sous chapiteau mexicain du début du XXe siècle.

Chacun·e des artistes dont nous venons de parler a approché différemment la performance en fonction de motivations distinctes. Ces créateur·trices ou collectifs ont réalisé des expérimentations singulières et ont porté le langage performatif à des niveaux différents. Il·elles ont cependant en commun ces caractéristiques :

  • Le désir de rupture avec un théâtre purement mimétique;

  • La recherche d’un théâtre qui inclut davantage le·la spectateur·trice;

  • La volonté de proposer aux spectateur·trices ou participant·es des expériences ouvertes, auxquelles chacun·e peut donner un sens à partir de son vécu particulier et de ses propres ressources en tant que cocréateur·trice;

  • Le désir d’une liberté de création que certain·es ne trouvent pas dans des processus plus conventionnels de mise en scène;

  • La nécessité pour les acteur·trices de s’exposer et de parler en leur nom sur scène ou dans des espaces théâtraux dits « alternatifs ».

Mensonge du théâtre écrit versus vérité du corps de la performance?

Certains collectifs ou artistes cherchent à rompre avec la domination du théâtre écrit, auquel ils ne font pas confiance, et choisissent d’expérimenter, avec le corps, un théâtre plus « vrai », plus « authentique ». Cette quête représente incontestablement une motivation déterminante pour l’artiste de performance. L’expérience « réelle » fonctionne comme moteur et objectif du théâtre qui s’apparente à la performance. À l’oeuvre dramatique comme parole inventée par un·e auteur·trice, antérieure à la mise en scène qui la représente, l’art de la performance veut opposer la vitalité d’une oeuvre qui se construit dans le présent comme une expérience réelle en soi, dans une relation d’interdépendance avec les circonstances, nécessairement changeantes et imprévisibles, du temps de sa réalisation. Quand quelque chose échappe au contrôle, le rapport au temps change. Cette altération de l’expérience, c’est ce que recherchent le plus souvent plusieurs artistes qui souhaitent que quelque chose d’intense se passe dans leurs corps et dans ceux des participant·es au cours de l’expérience théâtrale. Quelque chose qui perturberait le flux « normal » du fonctionnement social et politique de la vie. Il s’agirait alors de modifier ce fonctionnement, cette normalité, ce flux apparemment organisé de la vie ordinaire.

Dans cette perspective, tout procédé d’imitation peut être jugé d’un point de vue moral. Autrement dit, l’imitation peut être perçue comme un mensonge dangereux, une distorsion du réel ou une manipulation suspecte de la part de son auteur·trice, là où la performance serait plutôt fragile, exposée au flux incontrôlable de la vie – de la vie véritable, en somme.

L’écriture dramatique, même lorsqu’elle est très éloignée du drame aristotélicien, est aujourd’hui contestée, alors que le corps, et à sa suite le théâtre dit « corporel », sont considérés comme porteurs de la vérité. La question de la vérité oppose la performance au théâtre écrit – qui appelle une représentation et une incarnation. Le drame écrit, décidé et organisé par un·e auteur·trice, est assimilé à un mensonge; le théâtre de « pure présentation » se veut exempt de toute fabulation, faisant plus confiance au corps et à son langage qu’à la parole ou au discours écrit. Marina Abramović définit d’ailleurs la performance comme un acte réel, véritable, et en ce sens différent du théâtre (Abramović, citée dans The Museum of Modern Art, 2010).

Selon Abramović, le théâtre n’est pas un acte totalement présent, mais une répétition, une action qui n’est pas réelle et qui manque de vérité (idem). Signalons que malgré l’importance de la réflexion d’Abramović, d’autres artistes et théoricien·nes de la performance doutent de la séparation claire et nette entre théâtre et performance et, surtout, du caractère de vérité de cette dernière. Tracey Warr, dans son étude préliminaire à l’ouvrage The Artist’s Body, affirme que le scandale causé par les actions et performances de l’actionnisme viennois a détourné l’attention du fait que la majeure partie de leurs actes de mutilation, de torture et de coprophagie ont été théâtralisés, imités ou mis en scène au moyen de photographies (Warr, 2012 [2006] : 12). Il est intéressant de constater à nouveau une assimilation du théâtre au mensonge, au faux ou au douteux. En Amérique latine, l’idée que la performance est « vraie » et que le théâtre est « faux » a trouvé un écho chez quelques créateur·trices ou théoricien·nes. Natalia Restrepo[15], artiste colombienne issue du théâtre et qui se consacre à la performance, insiste plutôt sur le rapprochement entre ces deux manifestations : elle dit construire avec son corps des personnages spectaculaires, des personnages qui, comme au théâtre, sont et ne sont pas elle-même, et estime que c’est par ce jeu de distanciation qu’elle obtient une efficacité du geste. En somme, Restrepo construit des personnages théâtraux dans ses performances. Ce geste dramatique est absolument relié à une question politique : celle du droit à la vérité des victimes du conflit colombien. À l’instar de plusieurs créateur·trices du théâtre d’Amérique latine en quête d’une autre approche dramaturgique, Restrepo appartient à un théâtre performatif qui potentialise les diverses poétiques du corps de la création théâtrale pour construire une scène reliée à son monde, à l’actualité de sa ou de ses sociétés.