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Les termes du problème

Le problème qui consiste à déterminer la cause de l’individuation est l’une de ces interrogations cruciales qui reviennent sans cesse, toujours en contextes épistémiques différents, au cours de l’histoire de la métaphysique. En vertu de quel principe un être est l’individu qu’il est et non tel autre individu ? Qu’est-ce qui cause l’individualité d’un être et le distingue ainsi de toute autre chose individuelle ? Cette question dépend évidemment du sens que l’on accorde au concept d’individu[1] et d’individualité, lequel, à son tour, est fonction du cadre théorique dans lequel il est forgé[2]. S’agissant de la période médiévale de l’histoire de la pensée, plus précisément de l’époque des universités, l’un des textes majeurs, voire le texte par excellence, à partir duquel cette question fut posée est sans conteste l’Isagoge de Porphyre, où elle est inextricablement liée au sujet central de cet opuscule, à savoir la caractérisation des cinq types de prédicables (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident), matrice de ce que l’historiographie appellera « la querelle des universaux[3] ». Ce texte fut abondamment commenté par ceux à qui incombait à cette époque la tâche d’enseigner la philosophie, notamment les maîtres de la Faculté des arts de l’Université de Paris, centre de gravité intellectuel de l’Europe du xiiie siècle. Assez étrangement toutefois, alors que les magistri artium parisiens des années 1230-1260 se trouvèrent à l’avant-garde de la colossale entreprise d’assimilation du péripatétisme gréco-arabe à la culture de l’Occident latin, aucune étude n’a encore été consacrée spécifiquement à l’examen de leurs positions au regard du problème de l’individuation[4]. C’est à cette lacune que le présent article entend remédier. Nous ne prétendons évidemment pas dresser un bilan définitif de l’état de la question à cette époque, mais, plus modestement, nous voudrions fournir un échantillon de textes que nous espérons représentatifs de la spéculation artienne des années 1230-1260, en l’espèce d’extraits significatifs de Commentaires isagogiques issus du travail universitaire des maîtres ès arts Jean le Page[5], Robertus Anglicus et Robert Kilwardby[6].

Dans le contexte du commentarisme visant l’Isagoge de Porphyre[7], il va de soi que l’individu est conçu en corrélation avec l’universel ou le prédicable, dont traite formellement l’opuscule du disciple de Plotin. En recueillant les indications que contient ce traité (lequel, rappelons-le, n’a pas de chapitre dédié expressément à l’individu), il nous est possible de dégager le concept d’individu qui s’y trouve mobilisé. Celui-ci se compose de trois traits essentiels. Ainsi, d’après l’Isagoge, est un individu : (I) ce qui ne se prédique que d’un seul[8] ; (II) ce qui constitue le terme indivisible du processus de division d’un genre généralissime (une catégorie), autrement dit, l’unité numérique dont l’espèce ultime ou spécialissime se prédique immédiatement[9] ; (III) ce qui introduit la multiplicité numérique dans l’unité de l’espèce ultime[10]. Ces trois paramètres, qui sont susceptibles de recevoir une interprétation strictement logique, permettent de caractériser l’individu quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient (substance, qualité, quantité, etc.). S’y ajoutent, toujours d’après l’Isagoge, deux autres caractéristiques qui relèvent de considérations de nature différente, respectivement ontologique et épistémologique : (IV) les individus sont ce en quoi les accidents subsistent à titre principal[11] ; (V) les individus, étant potentiellement en nombre infini, échappent à la science[12].

Après avoir ainsi déterminé le sens qui échoit au concept d’individu dans le cadre théorique que dessine l’Isagoge de Porphyre, la question qui nous intéresse au premier chef, celle de la cause de l’individuation, peut se poser dans toute son acuité. Une phrase de l’Isagoge, qui est destinée à connaître une fortune herméneutique considérable, semble fournir, de façon succincte et condensée, les éléments qui permettent d’y répondre : « de tels <êtres, comme Socrate ou ce blanc-ci> sont donc appelés individus parce que chacun d’entre eux est constitué de propriétés dont le rassemblement ne sera jamais identique en un autre » (« Indiuidua ergo dicuntur huiusmodi quoniam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum quorum collectio numquam in alio eadem erit ») [13]. Nous pouvons lire cette phrase en tant qu’affirmation de la thèse selon laquelle la cause de l’individuation réside dans une collection de propriétés non réitérable. Dans cette optique, Socrate, par exemple, est l’individu qu’il est, et non un autre, pour cette raison qu’il détient un ensemble de propriétés ou de traits propres (lieu d’origine, position spatio-temporelle, morphologie, etc.) que l’on ne pourra jamais retrouver pareillement en un autre[14]. À l’inverse, l’homme commun, à savoir l’espèce « homme », qui se prédique de tous les individus humains, possède certaines propriétés (être capable de rire, par exemple) qui se retrouvent chez tout homme particulier en tant qu’homme[15] ; de telles propriétés communes ou spécifiques ne peuvent donc pas assurer l’individuation des êtres. Mais d’aucuns objecteront qu’il s’agit là d’une interprétation qui surdétermine le sens du texte porphyrien, dont une lecture plus circonspecte devrait montrer qu’il se borne à soutenir qu’un individu se signale à notre attention en ce qu’il est composé d’un ensemble de traits propres qu’aucun autre ne présente, sans pour autant aller jusqu’à affirmer que cette collection de propriétés est la cause de l’individuation des êtres. Nous pourrons constater, à la lecture des textes traduits ci-dessous, que certains philosophes médiévaux n’ont pas manqué de formuler une semblable objection. En outre, lue à travers les schèmes conceptuels que ces derniers avaient hérité du péripatétisme gréco-arabe, l’interprétation forte de ce passage de l’Isagoge ne pouvait pas ne pas susciter chez eux une question de fond, dans la mesure où, dans le présent contexte, il est principalement question de l’individuation des substances (les substances premières de l’aristotélisme) et pour autant que l’on entende par « propriété » une caractéristique contingente extrinsèque à la substance individuelle (les attributs accidentels de l’aristotélisme) : est-il possible qu’une réalité substantielle ait pour cause de son être une réalité non substantielle ? Nous allons voir maintenant, dans la deuxième section de notre étude, quelle réponse les maîtres ès arts des années 1230-1260 ont apportée à cette question, ainsi que la façon dont ils s’y sont pris pour concilier les affirmations apparemment divergentes des oeuvres qui formaient le socle de leur réflexion philosophique (les « auctoritates » en présence), dès lors que, à cette thèse de l’individuation par rassemblement de propriétés que l’on peut vouloir lire chez Porphyre, semble s’opposer l’idée aristotélicienne selon laquelle la substance première est un composé qui résulte de l’union de principes intrinsèques (nommément, la matière et la forme).

Les traits saillants des positions en présence

Relativement au problème que nous venons de soulever, les magistri artium dont nous traduisons les textes ci-après sont unanimes : les propriétés auxquelles Porphyre fait référence en Isagoge, II, 15, dans la mesure où elles sont considérées comme des propriétés accidentelles, ne peuvent pas être la cause de l’individuation, si l’individuation dont il s’agit est celle d’une substance. La raison principale de cette impossibilité est simple : la cause est ontologiquement antérieure à son effet ; or de telles propriétés sont ontologiquement postérieures à l’individu : elles ne peuvent donc pas en être la cause. Il est ontologiquement impossible que l’être même de la substance individuelle soit constitué par des propriétés qui ne sont pas d’ordre substantiel[16]. Nos philosophes rejettent ainsi ce que nous avons appelé « l’interprétation forte » du passage susmentionné de l’Isagoge. En termes contemporains, ils écartent la « Bundle View » en tant que réponse adéquate au problème de l’individuation, dans la mesure où ce dernier est d’ordre ontologique. À cet égard, Jean le Page établit une distinction philosophique cruciale entre le point de vue du logicien, qui est celui de Porphyre relayé par Boèce, et celui du métaphysicien, que privilégie Aristote. Ces deux perspectives se fondent respectivement sur deux modalités ontologiques de l’individuation. Selon notre maître, il y a d’abord un être matériel, naturel ou réel de l’individuation, qui est celui auquel s’intéresse le métaphysicien ; c’est de ce côté qu’il faut chercher les principes en vertu desquels la substance est effectivement constituée en tant qu’individu. Il y a ensuite l’être cognitif de l’individuation, qui est celui que le logicien vise lorsqu’il affirme, dans la foulée des textes de Porphyre et de Boèce, que la cause de l’individuation est un rassemblement de propriétés non réitérable[17]. Même si Jean le Page ne s’exprime pas explicitement ainsi, il soutient, à notre avis, qu’un rassemblement de ce type est un principe d’individuation pour nous et non pas en soi : c’est grâce à lui que nous pouvons connaître et reconnaître qu’un être est tel individu et non tel autre. Notre artien nous invite ainsi à distinguer entre le problème logico-épistémique qui consiste à identifier les critères grâce auxquels nous sommes capables de discerner les individus, et le problème proprement ontologique qui consiste à cerner la cause en vertu de laquelle la substance est réellement individuée.

Les magistri artium des années 1230-1260 vont donc puiser dans les ressources philosophiques du péripatétisme gréco-arabe afin de mettre la main sur les outils conceptuels qui leur permettront de traiter adéquatement le problème de la cause de l’individuation. Il va sans dire que, dans cet horizon, deux concepts clefs s’offrent à eux : matière et forme. Les trois possibilités théoriques que l’on peut envisager à partir de ces notions sont représentées par nos philosophes. En effet, si Kilwardby pense que la matière est la cause de l’individuation[18], tandis que Robertus Anglicus opte pour la forme[19], bien qu’il ne le fasse pas sans nuances, Jean le Page maintient une position mitoyenne voulant que l’individuation résulte à la fois de la matière et de la forme[20]. Ainsi, là où l’on pouvait s’attendre à une sorte de consensus mou en faveur de la matière comme principe d’individuation — étant donné la popularité que cette option théorique censément aristotélicienne[21] a rencontrée chez les penseurs du bas Moyen Âge et la place prépondérante que l’historiographie, surtout thomiste, lui a accordée —, nous sommes agréablement surpris de constater qu’une telle diversité de positions se présente à nous lorsque nous lisons les Commentaires à l’Isagoge qu’ont produits les artiens des années 1230-1260.

Dans ce qui suit, nous entendons mettre au jour les éléments essentiels des thèses que défendent nos artiens, laissant à chaque Commentaire, à travers la traduction sélective que nous en offrons ci-après, le soin de livrer lui-même le détail de son argumentaire.

C’est en procédant par la négative, pour ainsi dire, que Robert Kilwardby arrive à la conclusion que la matière est la cause de l’individuation[22]. Selon lui, si l’on écarte les autres candidats potentiels à ce titre, à savoir, d’abord, les accidents, notamment pour la raison invoquée ci-dessus, et ensuite la forme, ne reste plus alors que la matière, qui fait exister la forme en un point déterminé de l’espace-temps, ce qui équivaut à l’individuer. La forme ne saurait d’aucune façon produire la particularité dans les choses, puisqu’elle est de soi commune ; elle détient par nature l’aptitude à exister en plusieurs et se prédiquer de plusieurs. Il n’est pas difficile de concevoir qu’un tel principe, qui est au fondement de la communauté et de la convenance que l’on rencontre dans le réel, ne puisse tenir lieu de cause d’individuation pour les choses en lesquelles il existe[23]. Cependant, nous restons aux prises avec la difficulté qui grève toute théorie de l’individuation par la matière : comment une telle entité, qui est de soi pure potentialité, totale indétermination, peut-elle causer la détermination ultime des existants, à savoir leur individualité ? S’exprimant de manière claire mais concise, comme à son habitude, Kilwardby n’aura malheureusement pas jugé opportun d’affronter ce problème[24].

Robertus Anglicus reconnaît d’entrée de jeu qu’il n’y a pas qu’une seule réponse à la question de la cause de l’individuation. Il semble, à son avis, qu’Aristote et Averroès[25] aient enseigné que la matière joue ce rôle d’individuer les substances. Mais, quant à lui, il prend le parti d’affirmer que la forme peut assumer cette fonction causale. À cette fin, il introduit une distinction entre la forme prise en soi, qui est une réalité substantielle (en limitant l’analyse au cas des formes qui tombent dans la catégorie de la substance), et l’opération propre à une telle forme, qui est d’achever ou d’actualiser la matière. En vue de cette opération, la forme substantielle détient la capacité de déterminer la matière, de la diviser en parties distinctes les unes des autres, bref de l’individuer. Dans cette optique, la matière constitue non pas la cause mais l’occasion nécessaire à l’individuation : la capacité que possède la forme de déterminer la matière de sorte que se produise un individu substantiel ne s’active que pour autant que la forme existe dans cette matière dont elle est le principe d’achèvement ou d’actualisation[26]. Tout comme Kilwardby, Robertus Anglicus pense que toute forme est de soi commune[27]. S’il en restait à cette affirmation, notre philosophe ne pourrait pas concevoir que la forme est la cause de l’individuation. Or il prend bien soin de souligner que ce n’est pas la forme elle-même, en sa substance, qui est la cause de l’individuation, mais plutôt sa capacité ou puissance de déterminer la matière. Cette capacité, de soi, n’est ni universelle, ni particulière, ni identique à la forme ni différente de celle-ci ; il s’agit de quelque chose comme une propriété essentielle de la forme[28].

Jean le Page est d’avis que certains textes d’Aristote permettent d’étayer l’opinion que la matière est la cause de l’individuation. Mais cela ne suffit pas à ses yeux. L’individuation de la substance, selon son être réel et non selon la manière dont nous la connaissons, est causée par les deux principes essentiels que sont la matière et la forme. L’individu substantiel, en tant que tel, n’existe qu’à condition qu’il y ait une matière qui tienne lieu de fondement et une forme individuelle qui actualise cette matière ; l’existence d’un individu déterminé, qui est numériquement identique à soi et, du coup, distinct en nombre de tout autre, exige l’union de la matière et de la forme[29]. Avec une telle théorie de l’individuation, notre philosophe se bute à une difficulté importante : si la forme est co-principe d’individuation, si elle est une entité individuelle (épithète que Jean n’hésite pas à lui attribuer), quel sera alors le principe d’universalité dans les choses[30] ? Jean résout ce problème en distinguant deux modalités de la forme : la forme en tant que partie du composé hylémorphique, principe d’individualité de la substance (forme dont il a été question jusqu’ici), et la forme en tant qu’essence globale qui découle de l’union des parties substantielles du composé hylémorphique, qu’elle embrasse dans sa totalité ; c’est une telle forme, unité essentielle d’une pluralité de substances individuelles, qui est principe d’universalité dans les choses[31].

Les textes traduits : remarques philologiques

Que le problème de l’individuation tel qu’il se pose pour les philosophes du Paris universitaire des années 1230-1260 n’ait pas reçu jusqu’à ce jour l’attention qu’il mérite est principalement dû aux défis philologiques que doit relever celui ou celle qui décide de s’y intéresser. En effet, les Commentaires isagogiques des trois principaux maîtres qui sont à considérer à ce chapitre, soit Jean le Page[32], Robertus Anglicus[33] et Robert Kilwardby[34], n’ont toujours pas fait l’objet d’une édition critique intégrale, encore moins, par conséquent, d’une traduction en langue moderne[35]. Il nous faut donc commencer par fournir les textes pertinents de ces philosophes : c’est ce que nous aimerions offrir au lecteur dans cette dernière section de notre article. Nous fournissons donc ci-après la traduction française des extraits desdits Commentaires isagogiques qui ont trait spécifiquement au problème de la cause de l’individuation.

Pour traduire ces textes, nous avons dû d’abord en produire une édition critique sélective[36] à partir des manuscrits qui nous les ont transmis, à savoir :

  • Jean le Page, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Padoue, Bibl. Univ. 1589, fol. 3ra-22va (= P), et ms. Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, lat. 5988, fol. 63ra-81va (= V) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 14va-15ra P et 73rb-va V.

  • Robertus Anglicus, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Cambridge, Peterhouse 205, fol. 1ra-10rb (= C), et ms. Oxford, Bodleian Library, Canonici Miscellaneous 403, fol. 1ra-10vb et 13ra-14rb (= O) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 6va-vb C et 7va-8ra O.

  • Robert Kilwardby, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Cambridge, Peterhouse 206, fol. 33ra-42ra (= P), et ms. Madrid, Biblioteca Universitaria 73, fol. 1ra-10vb (= M) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 37rb-va P et 5vb ; nous avons eu recours à l’édition que le Père Lewry a réalisée naguère et que A. Conti devrait faire paraître dans un proche avenir : P. O. Lewry, Robert Kilwardby’s Writings on the Logica Vetus, Oxford, 1978 (thèse de doctorat inédite).

Nous avons opté pour une traduction qui serre de près l’original latin, ne nous en écartant stylistiquement que lorsque cela était nécessaire pour ne pas nuire à la lisibilité du texte. Les divisions en sections et paragraphes, ainsi que la numérotation de ces derniers et la ponctuation des phrases, sont de nous. Enfin, lorsqu’il nous a semblé utile ou nécessaire, pour des raisons grammaticales ou sémantiques, d’ajouter des termes qui n’ont pas d’équivalents directs dans l’original latin, nous les avons insérés entre crochets obliques (<>).

Commentaire à l’Isagoge de Porphyre attribué à Jean Le Page (extrait)

<question>

§ 1

Puisque, dans ce qui suit[37], il est écrit que les propriétés accidentelles sont la cause de l’individuation selon le logicien, nous nous demandons si cela est vrai ou non.

<arguments pour la négative>

§ 2

Il semble que non.

§ 3

<a> En effet, nulle <propriété> accidentelle postérieure n’est la cause de ce qui est antérieur et essentiel. Mais ces propriétés sont accidentelles et postérieures à l’individu même.

§ 4

<b> Aussi, la distinction entre tel individu et un autre individu sera causée par ce à quoi revient en premier le fait d’être une cause dans la réalité. Mais ce n’est pas par ces propriétés que le fait d’être en premier se trouve dans la réalité.

§ 5

C’est pourquoi <l’individuation> ne sera pas causée par ces propriétés.

<question corrélative>

§ 6

À cause de cela, on se demande si <l’individuation> est <causée> par les principes intrinsèques que sont la matière et la forme.

<arguments contre la forme>

§ 7

Qu’elle ne soit pas <causée> par la forme, on le prouve ainsi :

§ 8

<c> La forme, quant à ce qu’elle est de soi, est le principe de la communauté et de la multitude, tandis que l’individuation est la note de la particularité et de la singularité. L’individuation n’est donc pas causée par la nature de la forme.

§ 9

<d> En faveur de la même <thèse>, il y a un second argument. Rien de ce qui relève de l’existence selon le nombre, ici et maintenant, n’est l’effet de ce qui est cause de l’être partout et toujours. Donc, si l’individuation est la note de l’être ici et maintenant, tandis que la forme est le principe de l’être partout et toujours[38], alors l’individuation ne sera pas causée par la forme.

<argument contre la matière>

§ 10

<e> En outre, la matière, quant à ce qu’elle est de soi, est passive et non active, comme il est écrit au premier <livre> De la génération[39] : il est propre à la matière de pâtir et de recevoir, tandis qu’il est propre à la forme d’agir. Donc, la matière, quant à ce qu’elle est de soi, n’est cause de rien.

<réponse>

§ 11

À cette question, il faut répondre que Porphyre et Boèce affirmèrent que la cause de l’individuation est un rassemblement de propriétés qui se trouve dans un individu de telle sorte qu’il ne se trouve pas dans un autre[40]. Or le métaphysicien parle autrement, car il semble que la matière soit la cause de l’individuation, ce qui concorde avec les textes <que l’on trouve> dans le livre Du ciel et du monde [41] et dans le livre des Physiques[42] : dans les deux cas, en effet, <on affirme> que tout sensible est sensible[43] par sa matière. C’est pourquoi, dans le cinquième <livre> de la Philosophie première[44], il est écrit que sont identiques en nombre ces <choses> dont il y a une seule matière continue sous une seule forme, tandis que sont identiques selon le genre et l’espèce ces <choses> dont il y a une seule forme.

§ 12

Trois <choses> peuvent être comprises dans ces mots <d’Aristote>. La première est que les individus s’enracinent dans la matière ; la deuxième est qu’ils sont achevés par la forme individuelle ; la troisième est qu’ils trouvent leur terme <ou leur limite> par l’union de cette forme et de cette matière. Et c’est le sens qu’ont ces mots : ce dont il y a une seule matière continue sous une seule forme. En effet, <Aristote> touche premièrement à la matière ; deuxièmement à l’unité de la forme et de la matière ; troisièmement à la continuité de l’une et de l’autre relativement au composé.

§ 13

Je dis donc qu’il convient de parler de l’individuation de deux façons : d’une <première> façon, quant à son être premier, et celui-ci est appelé « être matériel » ; d’une autre façon, quant à son être second[45], et celui-ci est appelé « être cognitif »[46]. Le premier découle de la matière et de la forme, tandis que le second découle d’un rassemblement de propriétés, de sorte que <ce rassemblement se trouve> dans l’un des existants et non dans un autre[47]. Et c’est de cette façon que Boèce et Porphyre s’exprimèrent <au sujet de l’individuation>[48].

<solution des arguments>

§ 14

<a* ; b*> Les deux premiers arguments procédaient d’une façon de s’exprimer qui s’appuie sur l’être de nature[49].

§ 15

<c* ; d*> Relativement aux autres arguments, il faut noter qu’il y a deux sortes de forme[50]. L’une est la forme consécutive au composé ; <elle est> une par essence pour plusieurs suppôts[51] : cette forme est le principe de l’universalité et de la communauté. L’autre est la forme qui est une partie du composé, attachée à la matière par des dispositions réciproquement contraignantes : cette forme est le principe de la particularité et de l’individualité[52].

§ 16

<e*> Par conséquent, je concède volontiers que <…> si l’on parle de la matière dite selon le premier sens[53].

Robertus Anglicus, Commentaire à l’Isagoge de Porphyre (extrait)

<questions>

§ 1

<Porphyre> affirme que chaque individu possède sept propriétés, à savoir la patrie, etc.[54], par lesquelles il diffère des autres individus, signifiant par là que ces propriétés causent l’individu.

§ 2

À ce sujet, on pose trois questions. La première est : est-ce que l’accident est la cause de l’individuation (ou de l’individu) ? La deuxième : est-ce que la forme <est la cause de l’individuation> ? La troisième : est-ce que la matière est la cause de celle-ci ? Et je parle en ce moment de l’individu <de la catégorie> de la substance, comme Socrate ou Platon.

<première question>

§ 3

Au sujet de la première <question, on argumente> ainsi.

<l’accident n’est pas la cause de l’individuation : arguments>

§ 4

<a> De manière universelle, la cause est antérieure à ce qui est causé ou à l’effet et elle est plus noble que celui-ci. Mais aucun accident n’est plus noble que la substance. C’est pourquoi aucun accident ne sera la cause de l’individuation de la substance.

§ 5

<b> De même, si l’accident contractait l’espèce en un individu et causait cet individu, <il s’agirait> alors soit de l’accident de cet individu, soit <de l’accident> de cette espèce. <Il> ne <peut s’agir de l’accident> de cet individu, puisque l’accident de cet individu, qu’il soit par soi ou par accident, est postérieur à cet individu. Or la cause de l’individu ou de l’individuation lui est antérieure. C’est pourquoi <etc. D’autre part,> aucun accident de l’espèce n’a moins <d’extension> qu’elle. Mais ce qui contracte l’homme, <par exemple>, en un sujet, ou en l’espèce quant à un individu, a moins <d’extension> que cette espèce, autrement il ne la contracterait pas. Donc aucun accident de l’espèce n’est la cause de l’individu.

<l’accident est la cause de l’individuation : arguments>

§ 6

En sens opposé.

§ 7

<a> Ce qui distingue les choses les unes des autres est <leur> cause. Mais un individu diffère des autres par sept propriétés accidentelles, comme le maître l’affirme dans le texte. Donc ces sept propriétés seront la cause de l’individu, et ainsi l’accident ou les accidents seront la cause de l’individu. La majeure est manifeste, puisqu’un homme, <par exemple>, a l’être par <cette propriété qu’est> le rationnel, et par celle-ci un individu diffère des autres[55].

§ 8

<b> De même, les individus d’une <même espèce> diffèrent seulement par le nombre. Mais le nombre est un accident. Donc ils diffèrent seulement par l’accident. Puis donc qu’ils diffèrent par ce qui est leur cause, l’accident sera la cause de chaque individu.

<deuxième question>

§ 9

On poursuit au sujet de la deuxième <question>.

<la forme n’est pas la cause de l’individuation : arguments>

§ 10

Et on argumente ainsi.

§ 11

<a> Toute forme dans le genre de la substance ou bien est une forme universelle, ou bien est particulière ou individuelle. Si donc la forme est la cause de l’individuation, <il s’agit> ou bien <de la forme> universelle, ou bien <de la forme> individuelle. <Il ne s’agit> pas du premier mode, puisque la forme universelle ne contracte pas quelque chose qui a moins <d’extension> qu’elle. Ainsi donc elle ne contracte jamais l’individu, puisque tout individu a moins <d’extension> que la forme universelle. <Il ne s’agit> pas plus du second mode, puisque si la forme individuelle contractait l’homme, <par exemple>, en un sujet, alors cette <forme devrait à son tour être contractée> par une autre. Donc, à l’endroit de cette autre <forme>, je pose la question suivante : qu’est-ce qui l’individue ? Puisqu’elle n’est pas individuée par elle-même, elle l’est donc par une autre forme, soit universelle — ce qui ne pourrait pas se produire, comme il est apparu <ci-dessus> —, soit individuelle ; si c’est le cas, pose la même question à l’endroit de cette forme individuelle : et ainsi s’ouvre une régression à l’infini.

§ 12

<b> De même, toute forme est de soi multiple. C’est pourquoi aucune forme ne sera de soi particulière et individuelle, puisque toute forme est cause de multiplication et de division[56].

<la forme est la cause de l’individuation : argument>

§ 13

En sens opposé.

§ 14

Dans le septième <livre de la Métaphysique>[57], il est écrit que seul l’acte divise et distingue. C’est pourquoi, puisque l’action échoit à la forme, la forme sera la cause de la division et de la distinction, et ainsi de l’individuation.

<la matière est la cause de l’individuation : argument>

§ 15

De même[58], dans le livre Du ciel et du monde[59], <il est écrit> : si je dis « ciel » par un terme absolu, j’exprime la forme seulement, mais si je dis « ce ciel-ci », j’exprime la forme dans la matière. C’est pourquoi, puisque le ciel est <quelque chose de> commun et ce ciel-ci est un individu, l’individu n’ajoute que la matière à ce qui est commun.

<réponse générale>

§ 16

Il y a deux façons de répondre à cette <question> : d’une première façon, je concède que la forme est la cause de l’individuation ; d’une seconde façon, la matière, et cette deuxième façon <de répondre> semble être celle d’Aristote et de son Commentateur.

§ 17

Si donc tu voulais poser que la forme est la cause de l’individuation dans le genre de la substance, tu pourrais dire alors que la forme, dans le genre de la substance, outre le fait qu’elle est en soi substance, est l’acte de la matière, bien que les diverses formes achèvent la matière de manière plus ou moins complète. Donc la forme spécialissime dans le genre de la substance, comme la forme de l’homme, possède sa substance et son opération, à savoir achever la matière, et pour cela, <la forme> possède la capacité[60] ou la puissance de désigner[61] la matière. Par conséquent, cette forme, par l’acte d’achever la matière, quand bien même on ne la dit pas désignée ou individuée, possède la puissance ou la capacité de désigner ou d’individuer la matière. Par conséquent, cette puissance ou capacité dans l’espèce ou dans la forme de l’espèce, puissance qui s’ajoute à la substance de cette forme de l’espèce, est la cause qui contracte la forme de l’espèce en la matière de l’individu ; et parce que dans cette forme il y a différentes puissances au regard de la matière de différentes <choses> désignées, il y a plusieurs individus différents sous cette espèce.

§ 18

Donc, une fois que l’on a supposé cela, il appert que, en appelant « forme » cette puissance ou capacité, la forme sera la cause de l’individuation. Quant à la matière, elle n’est pas la cause, mais l’occasion <de l’individuation>. En effet, telle forme n’a pu être désignée que dans la matière. C’est pourquoi la matière n’est pas la cause mais l’occasion de l’individu<ation>.

<réponse à la première question>

§ 19

Lorsque cela est compris, tu peux résoudre le problème. Et il convient que tu répondes à la première <question> que <l’accident> ne peut pas être la cause d’une telle <individuation>.

<solution des arguments en sens contraire>

§ 20

<a*> Au premier <argument> en sens contraire, il faut répondre que par les sept propriétés un individu diffère d’un autre seulement de manière accidentelle et non de manière substantielle. Par conséquent, ce par quoi l’un diffère de l’autre est sa cause de manière accidentelle.

§ 21

<b*> À l’autre <argument>, il faut répondre que le nombre, suivant l’acception qui est la sienne dans la définition de l’espèce[62], n’est pas un accident. En effet, le nombre, suivant sa présente acception, n’est que cette puissance ou capacité nombrée que possède la forme de l’espèce. Par conséquent, parce que cette puissance n’est pas un accident, ce nombre n’est pas non plus un accident. Mais le nombre qui est un accident et une quantité fait suite à ce nombre.

<réponse à la deuxième question>

§ 22

À la deuxième question, il convient que tu répondes, comme cela a été supposé, que la forme, de la façon qui a été dite, est la cause <de l’individuation>.

<solution des arguments en sens contraire>

§ 23

<a*> Au premier <argument> en sens contraire, il faut répondre que cette division de la forme relève de la forme proprement dite, à savoir l’une universelle, l’autre particulière. Mais cette puissance de la forme n’est pas proprement la forme, mais plutôt quelque chose de la forme, d’une certaine façon. C’est pourquoi elle ne mérite ni le nom d’universel ni le nom de particulier. Et comprends que ceux qui affirment cela disent[63] que cette puissance n’est pas identique à la forme de l’espèce dont elle est la puissance, ni n’est autre que cette forme, mais, d’une certaine façon, elle lui appartient.

§ 24

<b*> À l’autre <argument>, il faut répondre qu’il prouve plutôt l’opposé que ce qui est proposé, puisque cela même qui est la cause de la distinction de la matière est la cause de l’individuation de la forme qui est différenciée dans la matière. Par conséquent, la forme, en disposant la matière et en la divisant par parties, est la cause de l’individuation.

<réponse à la troisième question>

§ 25

À la troisième question, il faut répondre que la matière n’est pas la cause de l’individuation ; elle est cependant l’occasion nécessaire pour l’individuation. Quant à la manière de poser la matière comme cause de l’individuation, je la laisse de côté pour l’instant à cause de la prolixité du discours et de la matière à individuer[64].

Robert Kilwardby, Commentaire à l’Isagoge de Porphyre (extrait)

§ 1

On poursuit en se demandant si l’individu est constitué de propriétés, parce que si c’est le cas, il y aura substance à partir de non-substances, ce qui est impossible. On se demande aussi quelle est la cause de l’individuation.

§ 2

À quoi il faut répondre que la matière est la cause de l’individuation. Et l’accident ne peut pas être la cause. En effet, l’accident par soi[65] ne le peut pas, puisqu’il est à égalité avec l’universel en tant que tel, et rien de tel n’est ce par quoi le particulier est particulier. L’accident non par soi[66] ne le peut pas non plus, puisqu’il est postérieur à l’individu, consécutif à ce dernier, et ce qui est postérieur n’est pas la cause de ce qui est antérieur.

§ 3

La substance-forme[67] ne peut pas non plus être une telle cause. En effet, n’importe quelle forme de soi est apte par nature à être en plusieurs et <dite> de plusieurs. Ainsi elle ne sera pas ce par quoi le particulier est particulier.

§ 4

Donc seulement la substance-matière[68] sera une telle cause, ce qui appert ainsi : si l’on abstrait toutes les causes de communauté et de convenance, ce qui demeure seulement est la cause de l’individuation. Mais lorsque toutes <les causes> ont été ainsi abstraites, ce qui demeure seulement est la matière. Donc la matière est la cause de l’individuation. En effet, elle fait que la forme existe ici et maintenant et ainsi elle l’individue.

§ 5

Donc, si nous parlons de l’individuation au sens où l’union de la forme avec la matière produit l’individu, le ce-quelque-chose, la substance première, alors l’individu n’est pas constitué de propriétés, mais au contraire il est une substance <composée> de substances.

§ 6

Cependant, quand on s’exprime de cette manière, on ne se dispense pas des propriétés selon l’acte de subsister, mais <au contraire> sept accidents sont consécutifs <à ce qui subsiste>, d’après Boèce : la patrie, la lignée parentale, la forme, la figure, le lieu, le temps et la nomination propre[69]. Et l’un de ces accidents ne suffirait pas <à distinguer l’individu>, parce que l’accident, quel que soit le genre dans lequel il se trouve, est commun à plusieurs substances. C’est pourquoi un rassemblement d’accidents est nécessaire. Ainsi l’individu a un nom, à savoir un nom propre, par lequel il a une nomination et non pas l’existence. En effet, il n’a pas un nom qui nomme sa substance individuellement, car un tel nom serait un nom commun, puisque toute nomination de cette sorte provient de la forme et n’importe quelle forme est commune.

§ 7

De cela vient aussi que l’individu ne se prédique de rien. En effet, parce que le particulier ajoute la matière à l’universel et la matière ne se prédique de rien, ni n’est nommée, d’après Aristote, le particulier ne se prédique pas non plus, ni n’est nommé.