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Louise Dupin (1706-1799) est encore peu connue des philosophes. Elle est parfois mentionnée comme salonnière, proche de certains penseurs des Lumières, tels Montesquieu, Voltaire ou l’Abbé de Saint-Pierre. On se souvient que Rousseau a été son secrétaire pendant quelques années. On signale enfin son Ouvrage sur les femmes, texte inachevé dont on pense souvent — à tort — qu’il visait, en s’inscrivant dans une tradition remontant à la querelle des femmes, à produire un éloge des femmes et de leurs vertus.

Tiré de sa thèse en Lettres modernes soutenue en 2014 à l’Université de Toulouse, l’ouvrage de Frédéric Marty permet de dépasser de tels poncifs et devrait retenir l’attention des historien·ne·s de la philosophie. Il constitue une bonne introduction à la pensée d’une théoricienne remarquable, dont l’invisibilisation tient en grande partie au phénomène bien documenté, par l’histoire féministe de la philosophie, de l’effacement des femmes du canon. La méconnaissance de la pensée de Louise Dupin est aussi l’effet de circonstances matérielles singulières : la dispersion de la plupart de ses « papiers » à la suite de ventes aux enchères dans les années 1950. Étudier cette philosophe exigeait au préalable un patient travail de localisation des sources et de transcription des manuscrits, auquel l’auteur du présent ouvrage a largement contribué (p. 24-27). Il a déjà fait paraître quelques chapitres de l’Ouvrage sur les femmes dans différentes revues. Il prépare actuellement un nouveau livre dans lequel d’autres seront donnés à lire.

Frédéric Marty n’est ni le premier ni le seul à avoir entrepris d’exhumer l’oeuvre de Louise Dupin. Dans un article, Angela Hunter retrace l’histoire de ces recherches au long cours, depuis les travaux pionniers d’Anicet Sénéchal, dans les années 1960, et ceux de Jean-Pierre Le Bouler, dans les années 1970-1980[1]. Plus récemment, une biographie de Louise Dupin a été publiée[2]. Il faut noter enfin qu’Angela Hunter fera paraître prochainement une sélection d’extraits de l’Ouvrage sur les femmes traduits en anglais, accompagnés d’un appareil critique[3].

Parfaitement informé de ces travaux, le livre de Frédéric Marty constitue le premier ouvrage universitaire consacré au parcours et à l’oeuvre de Louise Dupin. La première partie présente son milieu social et son « réseau relationnel ». Issue de la bourgeoisie et épouse d’un fermier général, elle reçoit dans son salon parisien de nombreux aristocrates, mais aussi des philosophes et des scientifiques. Elle est proche de certains membres de l’Académie des sciences et s’informe régulièrement de leurs travaux. Ce premier moment du livre se penche également sur les relations entre Rousseau et le couple Dupin.

L’Ouvrage sur les femmes fait l’objet de la seconde partie. Frédéric Marty émet des hypothèses convaincantes au sujet de la chronologie — entre 1743 et 1751 environ — et de la méthode d’écriture de ce texte aux ambitions encyclopédiques. Il en propose également un plan et un résumé, ainsi que la liste des 47 articles qui devaient le composer (p. 311). Enfin, il s’efforce de mettre au jour les « sources » de la philosophe. Il examine ainsi son rapport à Poulain de la Barre, auquel elle emprunte sa critique cartésienne des préjugés ainsi qu’une partie de sa généalogie des inégalités entre les femmes et les hommes. Les quelques pages consacrées à Marie de Gournay sont moins convaincantes : Frédéric Marty ne parvient pas à justifier cette comparaison. Pourquoi Marie de Gournay plutôt que Gabrielle Suchon ou Anna Maria Van Schurman, pour ne citer qu’elles ? Plus généralement, c’est l’inscription de Louise Dupin au sein de l’histoire de la philosophie féministe qui n’est pas suffisamment explorée. Il eût sans doute été plus fécond d’avancer dans cette voie, plutôt que d’étudier les liens entre Louise Dupin et Mme de Lambert, « la préciosité et le courant sensible » (p. 170-204).

La troisième partie met en évidence le rôle souvent sous-évalué de Louise Dupin dans l’élaboration des Observations sur un livre intitulé : De L’Esprit des lois (1751-1753). On a longtemps considéré qu’elle n’était l’autrice que des seules pages visant à réfuter les propositions misogynes de Montesquieu, tandis que son époux aurait rédigé tout le reste. En se fondant sur l’étude scrupuleuse des manuscrits, Frédéric Marty montre qu’elle a aussi pris en charge « la partie de la critique […] consacrée aux types de gouvernement » (p. 243). La défense de l’égalité des sexes de Louise Dupin s’inscrit donc dans une philosophie politique complexe, qu’il s’agit de prendre au sérieux.

S’il a le grand mérite de dévoiler les contours de l’oeuvre de Louise Dupin, le livre de Frédéric Marty comporte néanmoins une limite. En effet, cet ouvrage ne donne pas suffisamment à voir la force et la singularité des démonstrations de la philosophe. Ainsi, ses propositions les plus audacieuses ne font pas l’objet d’un examen approfondi. Trop souvent, Frédéric Marty suggère que ce qu’il y a de proprement philosophique chez Louise Dupin est d’emprunt. Ainsi, ce serait Poulain de la Barre qui offrirait à l’autrice de l’Ouvrage sur les femmes « la structure philosophique qui soutient sa réflexion » (p. 163).

Tout au contraire, il nous semble que loin de s’en tenir aux arguments de Poulain de la Barre, Louise Dupin les critique et les dépasse sur certains points. On peut penser, par exemple, à sa position sur la différence des sexes, telle qu’elle est exposée dans le « Discours préliminaire », dans sa version de Montmorency — texte que Frédéric Marty avait retranscrit dans sa thèse[4]. Dans un passage dont Rousseau se souviendra sans doute et qu’il s’efforcera de réfuter au début du cinquième livre de l’Émile, Louise Dupin écrit de manière frappante :

Il y a peut-être entre les hommes et les femmes une différence, mais elle n’est pas connue, faute d’avoir été observée. Ce pourrait être un des plus curieux points que la physique et la morale eussent jamais découvert si on le trouvait. […] En prenant les choses dans l’état de nature connue, quelle différence peut-on remarquer entre les hommes et les femmes ? […] La différence des sexes n’a pour objet entre les hommes comme entre tous les autres animaux que quelques organes particuliers destinés à perpétuer leur espèce. Ces organes servent à remplir l’une des plus grandes vues de la nature et en cela sont à considérer en général, mais en particulier ils sont si peu essentiels à chaque individu qu’ils ne tiennent point aux ressorts de la vie, et que, dans les animaux, on en prive l’un et l’autre sexe pour des raisons particulières sans qu’il arrive en eux aucune altération que celle qu’on y a faite[5].

Tandis que Poulain de la Barre affirmait que « l’esprit n’a pas de sexe », Louise Dupin franchit un pas de plus en montrant que ce sont les corps qui en sont dépourvus. À ses yeux, la différence des organes sexuels est indifférente. Plus précisément, cette différence importe au niveau de l’espèce, en vue de la reproduction, mais elle n’a aucune incidence individuelle. Les organes sexuels sont à ce point indifférents aux corps individuels, qu’on peut les en priver sans que cela n’altère leur existence : sur ce plan, l’organe sexuel est contingent. Ainsi, un des enjeux des développements « physiques » de L’Ouvrage sur les femmes est de nous montrer en quoi la différence que nous croyons voir entre les corps sexués est en réalité le fruit de préjugés historiquement construits.

On peut penser également à l’usage critique et philosophique que fait Louise Dupin de l’histoire des femmes — et d’une histoire qui prend chez elle une dimension mondiale. Pour Frédéric Marty, Poulain de la Barre ne mobiliserait qu’en passant « les figures de femmes exemplaires », empruntées aux récits de la littérature philogyne, pour se concentrer sur le « raisonnement philosophique » (p. 162-163). Par distinction, Louise Dupin aurait « recours de manière développée à l’exemple historique », tout en empruntant à son prédécesseur la substance philosophique de son oeuvre. Une telle présentation ne fait pas droit à l’originalité de la démarche indissociablement historique et philosophique de Louise Dupin, à laquelle il conviendrait de consacrer des recherches approfondies. Elle manque également le fait que l’autrice de l’Ouvrage sur les femmes, loin de se contenter de reprendre à Poulain de la Barre sa généalogie conjecturale de l’inégalité entre les hommes et les femmes, en souligne au contraire la dimension arbitraire. En effet, dans la version du « Discours préliminaire » conservée à Austin, elle pointe le peu de consistance de ce récit et écrit que Poulain de la Barre aurait pu « former des conjectures contraires avec autant de vraisemblance[6] ». C’est pourquoi il est nécessaire de passer de la conjecture à la vérité historique, ce qui implique, comme elle le montre dans « l’Avant-propos sur l’histoire », de faire un retour aux « sources[7] ». Dès lors, on pourrait faire l’hypothèse selon laquelle les parties historiques de l’Ouvrage de Louise Dupin visent à donner consistance et solidité à la généalogie philosophique de l’asservissement des femmes.

Enfin, la présentation de Frédéric Marty témoigne peut-être d’un certain biais : celui qui consiste à placer l’argumentation rationnelle du côté des théoriciens masculins et l’empirie du côté de leurs « disciples » féminins. Il demeure que cette publication est très précieuse et qu’elle ouvre déjà, avant même la publication attendue des extraits de l’Ouvrage sur les femmes, de nombreuses pistes de recherches. Elle devrait inspirer de nouveaux travaux sur cette théoricienne féministe majeure.