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Au Québec, la Loi sur le traitement des élus municipaux (LTEM) accordait, depuis 1988, à chaque conseil municipal la responsabilité de fixer la rémunération de ses membres. Cette dernière devait se situer à l’intérieur des seuils minimaux et maximaux fixés par la loi et indexés annuellement. Ce système a toutefois été profondément révisé par la Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs (projet de loi no 122) sanctionnée le 16 juin 2017 et mise en oeuvre à partir de janvier 2018. En matière de rémunération, deux principaux changements découlent de cette révision législative. Premièrement, le ministère a aboli les seuils qui encadraient précédemment la rémunération des mandats politiques. Ce faisant, il donne toute la latitude aux conseils municipaux pour fixer les salaires de leurs membres. Deuxièmement, les conseils municipaux doivent désormais inclure la rémunération de chaque élu dans le rapport financier du conseil et publier cette information en ligne sur leur site Web. Les principes retenus par le législateur sont ainsi ceux de l’autonomie et de la transparence.

Comme dans d’autres contextes, il est difficile d’évoquer le palier municipal québécois au singulier. En effet, non seulement on dénombre 1108 municipalités, ce qui en fait la province canadienne la plus fragmentée, mais ce maillage est fortement marqué par un clivage urbain–rural. Les fusions municipales du tournant des années 2000 ont plutôt conduit à accentuer ce clivage, en consolidant des municipalités urbaines (moins nombreuses et plus populeuses) tout en laissant quasiment en l’état les petites municipalités rurales (nombreuses et faiblement peuplées). Ces deux réalités municipales se reflètent dans la présence de deux associations municipales. L’Union des municipalités du Québec (UMQ) regroupe plus de 390 municipalités généralement urbaines et de grande taille alors que la Fédération des municipalités québécoises (FQM) compte près de 1000 membres, y compris des municipalités locales de plus petite taille et des municipalités régionales de comté. Elles participent aux discussions gouvernementales par l’intermédiaire de la Table sur les relations Québec–Municipalités qui agit comme organe de concertation pour tous les dossiers relatifs au palier municipal. En outre, elles s’expriment en commission parlementaire, oralement et par le dépôt de mémoires, sur des projets de loi ayant de potentiels effets sur leurs membres. Plus spécifiquement, elles ont été parties prenantes des modifications législatives de 2017-2018 sur la rémunération. Pour ce faire, elles ont mené, en amont, une réflexion sur cet aspect du fonctionnement démocratique et déposé leurs rapports au gouvernement. Après l’adoption de la loi, elles ont produit des guides pour aider leurs membres à fixer un niveau de rémunération approprié. Comme nous le verrons, même si ces deux associations sont ancrées dans des réalités municipales différentes, elles ont tenu un discours plutôt convergent sur la rémunération.

La modification législative québécoise offre l’occasion de réfléchir sur les principes et les usages de rémunération du travail politique à l’échelon local. Or, force est de constater que cet aspect de la vie démocratique a peu retenu l’attention de la communauté universitaire au Canada. Si la professionnalisation politique est envisagée à l’échelon fédéral (Docherty 2003), elle est rarement construite comme un objet de recherche, que ce soit au provincial (voir néanmoins Montigny et Morency 2014) ou au municipal (Mévellec et Tremblay 2016). Moins qu’un métier (Fontaine et Le Bart 1994) ou une profession (Gaxie 1996), le mandat politique local apparaît toujours attaché à l’image d’un service rendu à la communauté sous la forme bénévole et dont les montants (généralement modestes) de dédommagement ne sont pas liés au degré d’engagement. Dans cette logique, la rémunération entendue comme une des conditions de la professionnalisation de l’activité politique est maintenue, au Canada, dans le régime de la discrétion. Selon nous, il importe pourtant d’insérer cet enjeu dans la discussion, pour deux principales raisons. La première est qu’elle invite à interroger l’actualité du modèle municipal canadien dans le contexte québécois. Deux des auteurs du présent article (Chiasson et Mévellec 2014) ont montré que ce modèle traditionnel était caractérisé par la forte dépendance des municipalités envers les provinces, des compétences principalement liées à la propriété, une fiscalité foncière comme principale source de revenus et un apolitisme des élus municipaux, qui sont autant d’éléments cohérents avec la figure du gifted amateur (Steyvers et Verhelst 2012). Aujourd’hui, il convient de mettre en lien les modifications des règles et des principes guidant la rémunération des élus et les transformations plus générales de ce modèle. Deuxièmement, la rémunération du travail politique constitue l’un des rouages de la démocratie représentative (Gaxie 1996). Comme le soulignent Sébastien Michon et Étienne Ollion (2018) dans le contexte français, si l’enjeu de la rémunération est loin d’épuiser la compréhension du processus de professionnalisation, qui intègre les parcours professionnels des élus ainsi que leurs savoir-faire et savoir-être, elle n’en reste pas moins l’un de ses ressorts essentiels. En cohérence avec une prémisse wébérienne (Weber 1963), la professionnalisation correspond minimalement au fait de pouvoir vivre de la politique.

L’objet de ce texte est d’analyser le contexte, le contenu et les effets de la modification législative entrée en vigueur en janvier 2018 afin d’en saisir la portée au sein des transformations contemporaines du monde municipal québécois. En particulier, nous nous intéressons à la manière dont l’enjeu de la rémunération est compris par les principales associations municipales de la province, et comment il a trouvé sa place dans une réforme municipale plus large. Pour ce faire, nous avons réalisé une analyse documentaire en collectant les mémoires déposés en commission parlementaire et qui abordaient cet aspect du projet de loi 122, les débats parlementaires ainsi que les documents produits par les associations municipales à destination de leurs membres et disponibles sur leurs sites Internet respectifs[1]. À partir des thèmes repérés dans la littérature, ce corpus a fait l’objet d’une analyse qualitative permettant de déterminer les discours et des argumentaires dominants des acteurs municipaux ayant pour objet la rémunération des mandats politiques municipaux au Québec. Parallèlement et afin de mieux cerner les pratiques de rémunération ainsi que les effets potentiels de la loi, nous avons analysé les données fournies par les municipalités dans leurs rapports financiers annuels soumis au ministère des Affaires municipales de 2010 à 2018.

L’analyse de ces deux corpus de données révèle que si la question de la rémunération a été cadrée comme un moyen d’assurer le recrutement des édiles et d’en reconnaître les compétences, elle est également insérée dans un discours plus large sur les revendications d’autonomie du monde municipal. L’argumentaire développé en dit autant sur l’enjeu de la (re)valorisation des mandats municipaux que sur la reconnaissance du palier municipal comme un palier de gouvernement à part entière, sans toutefois pousser explicitement la carte de la professionnalisation. Par ailleurs, l’analyse des données empiriques préliminaires sur les rémunérations montre que la loi n’a pas tellement changé les choses sur un horizon temporel 2010-2018. Nous constatons la persistance d’un clivage important entre petites et grandes municipalités, les premières maintenant une rémunération qui favorise un modèle de l’engagement bénévole, alors que les secondes assument une certaine professionnalisation de leurs conseils.

Le texte est organisé en trois sections. Nous rappelons d’abord comment la littérature universitaire cerne en général, et au Canada en particulier, la question de la rémunération du travail politique municipal. De cette littérature, nous retenons les principaux thèmes associés à l’enjeu salarial en politique (professionnalisation, sélection, performance, corruption) qui sont pourtant peu exploités dans le contexte canadien. Nous présentons ensuite la réforme insérée dans le projet de loi 122 et en proposons une analyse sous l’angle des registres argumentatifs des deux principales associations municipales québécoises. Dans la dernière section, l’analyse des pratiques salariales municipales permet de confirmer le clivage des pratiques malgré une certaine communauté de discours.

La rémunération des élus municipaux, un angle mort de la science politique canadienne

Cette section est consacrée à un rapide état de la littérature sur la question de la rémunération des élus municipaux. Alors que le thème bénéficie d’un intérêt relativement soutenu dans plusieurs pays occidentaux, il reste marginal comme angle d’analyse de la démocratie locale canadienne. Cela nous amène à faire un double constat. D’une part, les liens entre rémunération et caractéristiques du personnel politique[2] sont faiblement théorisés, faisant de cet enjeu une question essentiellement empirique. D’autre part, peu de recherches, même empiriques, permettent jusqu’à présent de cerner cet aspect de la politique municipale au Canada. Les thèmes repérés dans cette littérature guideront l’analyse des discours des acteurs québécois.

Les promesses de la rémunération du travail politique

Depuis les travaux initiaux de Max Weber (1963), l’enjeu de la rémunération du travail politique fait l’objet de nombreuses réflexions qui évoluent au fil du développement de la sociologie politique. La question du traitement du personnel politique est un aspect sensible de la démocratie et du débat public, et ce, quels que soient l’échelon politique et le contexte national (pour un aperçu comparatif en Europe, voir, pour l’échelon local, Guérin et Kerrouche 2008 ; et, pour les parlements nationaux, Mause 2014). Les contributions de l’ouvrage dirigé par Rémy Le Saout (2019) permettent d’ailleurs de prendre la mesure de certaines similarités des débats, qu’ils concernent les parlements nationaux ou les autorités locales. Nous proposons ici de rappeler quatre principaux thèmes, souvent entremêlés, qui parcourent les écrits sur la rémunération : la professionnalisation du politique, l’attractivité des mandats, la performance des élus et la lutte contre la corruption.

Premièrement, et sans reprendre nos propos introductifs, la rémunération du travail politique est une dimension essentielle de sa professionnalisation. Une importante littérature est consacrée à ce phénomène (voir par exemple : sur les parlementaires européens, Best et Cotta 2007 ; sur les parlementaires français, Garrigou 1992 ; Costa et Kerrouche 2009 ; sur leurs collègues suisses, Mazzoleni 2006 ; sur les membres du congrès états-unien, Squire 1992). La rémunération des responsabilités politiques accompagne une certaine structuration du champ politique, où le mandat électif doit être accessible indépendamment des fortunes individuelles. Ce faisant, l’exercice de la politique devient une activité indépendante des autres activités sociales et économiques présentes dans la société. Au municipal, un regard transversal sur les contextes nationaux européens permet de constater que les structures d’indemnisation se révèlent beaucoup plus diversifiées à l’échelon local qu’à l’échelon national. La rémunération des élus municipaux risque davantage de varier selon les individus, par exemple selon le temps consacré à leur mandat ou le type de responsabilités prises en charge (Le Saout 2019, 20).

Le second thème est celui de l’attractivité des mandats. Généralement, cette attractivité est moins entendue sous l’angle du nombre de candidatures que sous celui de leurs caractéristiques (notamment l’âge, le genre, les origines ethnoculturelles et le parcours scolaire et professionnel). Une rémunération plus importante permettrait d’attirer des candidats dont le niveau de scolarité est plus élevé ou dont l’occupation professionnelle est dite supérieure, et qui seraient donc considérés comme plus « compétents ». Cela semble également être confirmé par les études portant sur les maires italiens (Gagliarducci et Nannicini 2013) et les élus municipaux brésiliens (Ferraz et Finan 2009). Ces résultats doivent toutefois être nuancés. Tout d’abord, l’argument de l’attractivité apparaît être sensible au genre. Peverill Squire (1992) avait déjà montré que le niveau de rémunération (comme élément central de la professionnalisation politique) semblait avoir un effet favorable sur la présence des Afro-Américains, mais pas des femmes. Plus récemment, Kaisa Kotakorpi et Panu Poutvaara (2011) ont révélé qu’en Finlande, un salaire plus élevé attirait plus de candidates avec un niveau de scolarisation élevé, mais pas plus de candidats partageant le même profil. De plus, Matthias Messner et Mattias K. Polborn (2004) rappellent que si une rémunération plus élevée rend plus attractif un mandat électif, elle peut aussi induire une baisse de la « qualité » générale des élus, les candidats « compétents » ayant moins de probabilité de réussir à se faire élire.

En lien étroit avec le point précédent, la rémunération est également associée au comportement des élus, c’est-à-dire à leur performance une fois en poste. Des salaires plus élevés feraient du mandat une position convoitée, ce qui inciterait les élus à chercher à se faire réélire. Cette quête à son tour influerait sur la manière dont ils exercent leur mandat (notamment en ce qui a trait au nombre de propositions législatives, au succès ou encore à l’imputabilité), mais également sur la longévité en politique (menant éventuellement à des formes de confiscation des mandats). Sous cet angle, l’effet de la rémunération pourrait potentiellement être lié à la sélection des candidats (plus « compétents », ils seraient alors plus « performants ») ou encore au statut acquis et à la volonté de le conserver (une rémunération élevée inciterait des élus à appuyer des politiques publiques visant à assurer leur réélection). Timothy Besley (2004) trouve, pour le cas très spécifique des gouverneurs états-uniens, des éléments de preuves concernant le lien entre rémunération élevée et performance du travail parlementaire. Cette question est reprise par d’autres. Claudio Ferraz et Frederico Finan (2009) rappellent que plusieurs auteurs s’opposent sur la portée du principe selon lequel les compensations monétaires élevées auraient une incidence positive sur la « compétence » des élus. Dans une étude sur les maires italiens, Stefano Gagliarducci et Tommaso Nannici (2013) appliquent la théorie des salaires d’efficience au domaine politique en distinguant les effets de la rémunération sur la sélection de ceux sur la performance pour se faire réélire. Ils concluent que ce sont les premiers qui importent le plus.

Enfin, l’enjeu de la rémunération n’est pas non plus étranger à la lutte contre la corruption, comme l’avancent de nombreux travaux portant à la fois sur les employés gouvernementaux et sur les élus eux-mêmes. Si plusieurs études montrent que de meilleurs salaires découragent les politiciens de participer à des pratiques de corruption (à l’échelon municipal, Benito, Guillamón et Bastida 2015), d’autres auteurs sont plus nuancés sur les effets de telles mesures (La Porta et al. 1999). En résumé, sur cet aspect comme sur celui du recrutement et de la performance du travail politique, le salaire ne constitue qu’une des dimensions d’un phénomène complexe.

Ce qui résulte de cette littérature est un certain flou sur les effets du niveau de rémunération des élus. Pour reprendre l’expression qui ponctue plusieurs de ces recherches, il s’agit surtout d’une question empirique (Ferraz et Finan 2009 ; Gagliarducci et Nannici 2013). On pourrait ajouter que la recherche sur les effets des niveaux de rémunération ne réussit pas à les isoler pleinement des autres dimensions de l’éligibilité (la sélection) du personnel politique ni de celle des contextes variés d’exercice des mandats (le comportement). Le contexte canadien n’apporte que peu d’éléments de précision sur ces questions.

Entre bénévolat et performance : les enjeux de la rémunération des élus municipaux dans la littérature canadienne

Peu de travaux universitaires canadiens se sont penchés sur l’enjeu de la rémunération des élus locaux. Cela ne doit d’ailleurs pas étonner, puisque les recherches portant plus généralement sur la sociologie des élus municipaux, leurs profils et trajectoires restent elles aussi assez marginales dans la science politique canadienne (à quelques exceptions près, dont Mévellec et Tremblay 2016 ; Lucas 2019). Le monde universitaire interroge rarement la figure du gifted amateur issue de l’héritage de la culture britannique et anglo-américaine (Chiasson et Mévellec 2014 ; Tindal et al. 2016). Dans une étude récente, Jack Lucas et Anthony Sayers (2018) différencient l’élu amateur de l’élu professionnel sur l’unique base de leur longévité en poste, sans aucune référence à la rémunération. D’autres enquêtes ont toutefois tenté de documenter la question salariale. Dans leur étude sur la capacité politique des villes, Kennedy Stewart et Patrick Smith (2007) montrent ainsi que même si les salaires des maires et des conseillers des huit plus grandes villes canadiennes ont considérablement augmenté depuis 1950, cela n’est pas toujours suffisant pour en faire des mandats attractifs (notamment pour les conseillers municipaux, par exemple de Vancouver). De nouvelles enquêtes pancanadiennes permettraient de discuter ces données déjà datées.

La littérature universitaire qui aborde la question du traitement des élus municipaux au Canada est non seulement relativement récente, mais éparse. Elle se révèle d’abord dans les travaux qui explorent les coûts de la démocratie locale et discutent (ou, de façon plus normative, cherchent à optimiser) le fonctionnement des municipalités. Elle s’alimente ainsi aux nombreuses réformes institutionnelles qui ont eu lieu à travers les provinces canadiennes (Lightbody 1998). Les politiques de regroupements municipaux ont été l’occasion de diffuser un argumentaire sur l’efficience des conseils municipaux. En réduisant le nombre d’élus, les fusions étaient censées réduire de facto les coûts de la démocratie locale (Sancton 2000). D’autres études ont cherché à mesurer les effets des fusions municipales sur la rémunération et le fonctionnement des conseils municipaux (voir par exemple pour le Québec Meloche et Kilfoil 2017). Cet enjeu a récemment été réactivé, en 2018, par la décision unilatérale du gouvernement ontarien de réduire de moitié le nombre de membres du conseil municipal de Toronto en pleine campagne électorale[3].

Même s’ils sont peu nombreux, d’autres travaux abordent le thème de la rémunération davantage sous l’angle des élus eux-mêmes. Ainsi, sans parler de professionnalisation, Stewart et Smith (2007) proposent toutefois un lien entre le niveau de rémunération et l’exercice des mandats : insuffisamment payés, les élus risquent de ne porter qu’une attention limitée à leurs dossiers. Andrew Sancton et Paul Woolner (1990), en discutant des implications de conseillers municipaux qui occuperaient leur mandat à temps plein, évoquent l’enjeu salarial au même titre que celui du personnel politique et des relations avec l’appareil municipal qu’impliquerait une telle situation. Un des points intéressants soulevés dans cet article concerne le décalage entre la pratique (avec une certaine généralisation dans les très grandes villes canadiennes de conseillers à plein temps, rémunérés en conséquence) et l’absence de réflexion sur les rôles que ces conseillers « professionnels » devaient remplir (entre autres, sur leurs relations avec l’administration municipale). De fait, ils concluent que l’affirmation des élus à temps plein n’est considérée que comme un changement de degré et non de nature de la fonction politique.

Avec une réflexion à mi-chemin entre la théorie et la pratique, Kurt Schobel (2014) étudie quant à lui les rapports ayant mené à une réévaluation des rémunérations dans des municipalités canadiennes, ce qui l’amène à pointer des modalités et des contenus communs. Cette étude pancanadienne l’amène à conclure que la majorité des municipalités de son échantillon procèdent par comparaison avec des villes jugées similaires sur le plan démographique et fondent leur révision sur la moyenne salariale de leur groupe de pairs.

De façon plus précise, au cours de leur recherche sur les élus québécois des villes moyennes et grandes, Anne Mévellec et Manon Tremblay (2016) ont abordé cette question et repéré trois argumentaires développés par les élus au sujet de leur rémunération. Le premier, peu fréquent, est celui de l’activité politique considérée comme un passe-temps : le choix d’entrer et de rester en politique est alors présenté comme n’ayant aucune relation avec le montant de la rémunération. Dans le second argumentaire, celui-là majoritaire, la rémunération est assumée et considérée comme un élément « normal » de l’engagement politique municipal. Elle est surtout mise en lien avec le nombre d’heures consacrées au mandat – confirmant ainsi les propos de Le Saout (2019, 17) qui rappelle que la rémunération politique est celle du temps et non de l’expertise en tant que telle. C’est notamment vrai pour les conseillers municipaux qui doivent conserver une activité professionnelle, ou choisissent de le faire, puisque la rémunération politique n’est pas jugée suffisante pour en vivre. Les élus québécois entretiennent une certaine ambivalence dans leur discours en valorisant le service plutôt que la professionnalisation, tout en trouvant normal de bénéficier d’une compensation financière. Finalement, un troisième argumentaire, surtout repéré chez les maires, justifie la rémunération par une occupation à temps plein du mandat et souligne la perte de revenu encourue par rapport à l’activité professionnelle antérieure. Mévellec et Tremblay (2016) évoquent également l’importance des différentiels de rémunération au sein de chaque conseil municipal. Les « jetons » associés aux fonctions spécifiques (présidence de comité et commission, participation au comité exécutif, délégation à la MRC) sont autant de responsabilités qui permettent d’augmenter la rémunération totale et participent de la professionnalisation de certains élus.

Dans une étude fort différente, Sandra Breux, Jérôme Couture et Royce Koop (2019) ont exploré les facteurs influençant le nombre de candidats aux élections mayorales dans les 100 plus grandes villes du Canada. Si la densité de la population et le prestige du poste ont ainsi été identifiés, la question du salaire s’est révélée plus ambiguë : alors que le salaire semble avoir un effet sur la présence de candidats masculins, il n’en est pas de même sur leurs homologues féminines. Ainsi, si chaque augmentation de 10 000 $ est corrélée par une augmentation de 0,16 du nombre de candidats, cela n’est vrai que pour les hommes. En cela, les données canadiennes ne confirment pas les travaux finlandais de Kotakorpi et Poutvaara (2011) mentionnés plus haut.

En résumé, les quatre thèmes repérés dans la littérature sur la rémunération des élus (professionnalisation, sélection, performance, corruption) ne croisent qu’épisodiquement les recherches menées en contextes canadien et québécois. Cette invisibilité de l’enjeu témoigne du désintérêt des politologues canadiens pour le sujet (Eidelman et Taylor 2010) et confirme la pérennité du modèle municipal canadien, encore globalement envisagé « en dehors » de l’espace politique. Comme le montre la section suivante, plusieurs de ces thèmes émergent pourtant du discours des principaux acteurs municipaux. La révision du système de rémunération est doublement justifiée en mobilisant l’argument de l’attractivité et celui de la compétence, participant ainsi au grand récit municipal québécois contemporain porté par les deux principales associations municipales.

La réforme de la rémunération dans la refonte du système municipal québécois

Le principe qui guide la rémunération des élus municipaux au Québec est celui de l’autonomie municipale. Avant l’intervention du législateur en 1968, les municipalités pouvaient se doter de règlements pour organiser la rétribution des membres de leur conseil (Perras et Desmarais 1999). Depuis, la Loi sur la rémunération des élus municipaux encadre les pratiques sans toutefois les contraindre outre mesure. En effet, les municipalités pouvaient soit se baser uniquement sur les critères indiqués dans la loi, soit adopter un règlement municipal précisant la rémunération de leurs membres (tout en respectant les balises de la loi). Dans cette section, nous analysons les argumentaires des deux associations municipales qui soutiennent la réforme adoptée en 2018, ainsi que le double contexte législatif (fédéral et provincial) dans lequel elle a pris place.

Les associations municipales et le cadrage de l’enjeu salarial

Depuis une dizaine d’années, la question de la rémunération fait partie des dossiers mis en avant par les deux principales associations municipales du Québec, qui jouent ici le rôle d’entrepreneurs de cause, dans le sens où l’entendent Roger W. Cobb et Charles D. Elder (1972). En 2014, l’UMQ a mis sur pied un comité de travail regroupant des élus municipaux et des experts afin de réfléchir au mode de rémunération du travail politique. Pour cela, le comité peut se baser sur une enquête réalisée auprès des membres de l’Union en 2013 (UMQ 2015, 6). De son côté, la FQM a réalisé un sondage auprès de ses membres en 2017, présenté comme non scientifique. L’analyse de leurs documents publics permet de repérer les argumentaires mis de l’avant par les deux associations et d’en révéler les points communs et distinctifs.

Dans un premier temps, l’UMQ et la FQM partagent un triple diagnostic sur la question salariale. Tout d’abord, les deux associations constatent que les municipalités ont des pratiques très variées, y compris dans les groupes de villes de taille homogène (UMQ 2015, 5 ; FQM 2018, 11). Ni l’Union ni la Fédération ne portent de jugement sur les politiques indemnitaires de leurs membres, mais ces écarts entre les municipalités sont tout de même soulignés comme élément premier de l’état des lieux. Le principe de l’autonomie municipale en matière de rémunération a, comme contrepartie, des effets de disparité sur les pratiques. Les deux associations municipales s’accordent aussi sur le fait que les mandats politiques municipaux doivent être revalorisés (UMQ 2015, 4 ; FQM 2018, 16). Pour l’UMQ, les indemnités sont globalement trop basses, en réalité assez proches de la limite inférieure fixée par la loi qui prévaut jusqu’en 2018. Le sondage réalisé par la FQM (2018, 11) l’amène à nuancer cette situation pour ses membres de municipalités de moins de 5000 habitants. Toutefois, les résultats montrent que 33 % des répondants sont peu ou pas du tout satisfaits de leur rémunération, auxquels s’ajoutent 32 % qui ne sont que moyennement satisfaits (ibid., 9). En résumé, le travail politique, payé a minima ou pas, n’est pas jugé rémunéré de façon satisfaisante, ni par les élus, ni par leurs associations. Cette situation problématique est mise en lien avec un troisième constat, selon lequel la rémunération est un dossier délicat pour les conseils municipaux (UMQ 2015, 5 ; FQM 2018, 16) puisqu’ils doivent eux-mêmes décider des montants qui leur sont accordés. Les documents évoquent un certain inconfort lors de la préparation et de l’adoption de ces règlements en séance publique. Selon l’UMQ (2015, 5), cela expliquerait que plusieurs conseils évitent tout simplement la question, conduisant à ne pas revaloriser les salaires. Le sondage réalisé par la FQM (2018, 10) confirme d’ailleurs que la rémunération est un non-dit de la politique, puisque 75 % des répondants déclarent qu’aucun débat sur le sujet n’a eu lieu dans leur municipalité.

Fortes de ce diagnostic initial, les deux associations municipales mobilisent deux principaux registres de justification, repérés plus haut dans la littérature pour mettre de l’avant la question de la rémunération : l’attractivité des mandats (et la diversité des profils des élus) ainsi que la complexification du travail politique (et donc la question des compétences requises des élus pour l’exercer).

La rémunération est d’abord envisagée par les associations sous l’angle de l’attractivité. La revalorisation des salaires est nécessaire, car elle favoriserait le recrutement de la relève, ainsi qu’une diversité de profils. L’UMQ appelle, explicitement, à favoriser la diversité des candidatures afin de diluer le poids du profil traditionnel de l’élu municipal : un homme de plus de 55 ans. La gageure consiste donc à recruter plus de femmes et de jeunes, ce à quoi l’UMQ travaille avec plusieurs programmes[4]. Mais la rémunération est mise en lien avec le statut économique des candidats plutôt que leur profil socioculturel : « Les municipalités […] doivent attirer des candidats compétents de différents horizons […] et qui ne disposent pas de l’indépendance financière qui leur permettrait d’occuper un poste d’élu » (UMQ 2015, 5). Dans leurs documents, les associations municipales laissent dans l’angle mort les enjeux de genre et de génération en ne discutant jamais la véracité de l’attractivité supposée du salaire. Ainsi le diagnostic (la faible représentativité sociodémographique des élus) n’est pas clairement lié à la solution (une rémunération plus importante). Elles ne lient pas non plus de façon précise la rémunération aux autres éléments du profil des candidats potentiels, les catégories socioprofessionnelles réputées « compétentes » ou le moment de la carrière[5].

Le second registre argumentatif fait référence à la complexification de l’activité politique (UMQ 2015, 1 ; FQM 2018, 16). Pour les deux associations, cette situation proviendrait en grande partie des nouvelles responsabilités confiées aux municipalités par la province (par exemple l’économie sociale ou l’intégration des immigrants), qui les éloignent de leurs fonctions traditionnelles et nécessitent un engagement plus important de la part des élus. Ce thème est central dans le discours de l’UMQ puisqu’il s’appuie sur la transformation plus générale du rôle et du fonctionnement des municipalités. Dans ses prises de paroles, l’UMQ (2015, 3) insiste particulièrement sur le passage de municipalités responsables de services « à la propriété » à des services « à la personne », un mantra qui est plus généralement mobilisé dans les négociations avec le gouvernement afin de faire reconnaître le municipal comme un palier de gouvernement à part entière (Mévellec, Chiasson et Fournis 2017). L’UMQ, qui représente les grandes villes, fait un lien explicite entre la rémunération et ce qui peut être compris comme la professionnalisation de ses membres : « les élus doivent posséder des compétences plus variées et assumer une charge de travail plus grande » (UMQ 2015, 3). Cela n’est pas sans lien avec l’offre de formation importante que l’UMQ a mise en place (Grenier et Mévellec 2016). Le sceau de l’élection ne suffit plus : la complexité du travail réclame un élu à temps plein et disposant de connaissances qui ne peuvent pas seulement être acquises sur le terrain. Ces dernières concernent la gestion, le droit, la communication, la planification ou encore la gestion de crise. En diversifiant leurs domaines d’intervention, les municipalités auraient ainsi besoin d’élus de nouveau genre. De son côté, la FQM (2018, 9) évoque plutôt le passage d’un élu « administrateur » à un élu « responsable politique », reflétant le passage de la municipalité comme organe de gestion (en accord avec le modèle municipal canadien traditionnel), à une municipalité conçue comme organe politique (cohérente avec les revendications décentralisatrices de la FQM). Selon les deux associations, le travail de l’élu est devenu plus exigeant et doit donc faire l’objet d’un ajustement de rémunération.

En lien avec cette double justification, les deux associations s’accordent également sur certains éléments de solution au problème de la rémunération municipale. Elles se rejoignent notamment sur le fait que la démographie ne peut plus être le seul critère pour fixer les seuils de rémunération. L’UMQ (2015, 5) propose ainsi à ses membres de prendre en compte cinq critères supplémentaires pour évaluer « la complexité de leur rôle et de leurs responsabilités ainsi que [le] temps requis pour exercer leur fonction ». Dans une perspective de type économétrique, ces critères sont : la population desservie, les services rendus à la population desservie, la présence sur le territoire de partenaires locaux et régionaux, la superficie du territoire, et les aspects géographiques du territoire et du relief. Pour chacun d’eux, le guide propose une mesure approximative permettant à chaque municipalité de calculer sa cote globale de complexité (A, B ou C) qui correspond à des échelles de rémunération suggérées. Cette démarche offre aux élus municipaux un outil permettant d’objectiver la discussion sur leur rémunération. Comme l’écrivent les rédacteurs du guide, l’adoption d’une rémunération révisée à la lumière de ces critères doit néanmoins tenir compte de trois éléments complémentaires : l’écart avec la rémunération en cours, la capacité financière de la municipalité et la réceptivité des citoyens (UMQ 2015, 13). De son côté, la FQM (2018, 24) propose un outil différent basé sur la comparaison avec les pairs. Ainsi, la rémunération d’un conseil municipal devrait être révisée à la lumière des barèmes existants dans une dizaine de municipalités similaires, c’est-à-dire être comparables sur les six critères suivants : taille de la population, taille du territoire, type d’occupation du territoire, niveau de service, type de problématiques de développement, et appartenance à la même région administrative. En cela, elle confirme les stratégies repérées ailleurs au Canada par Schobel (2014). Si la complexité des situations municipales doit être prise en compte en situation « normale », elle doit aussi l’être dans les situations extraordinaires. La FQM (2018, 12) invite ainsi ses membres à prévoir un mécanisme de compensation de revenus qui permettrait de dédommager le travail accru des élus lors d’événements ou de crises telles des inondations. Par le fait même, la Fédération reconnaît que ses membres n’occupent le plus souvent qu’à temps partiel leur mandat. En prônant un alignement sur les pratiques des municipalités similaires, elle propose une solution qui dépersonnalise la question de la rémunération tout en s’éloignant des pratiques en cours consistant à reconduire les règlements existants.

La présentation de ces argumentaires municipaux témoigne de l’intérêt que l’UMQ et la FQM portent à la question de la rémunération du travail politique. Sur ce thème, bien que leurs arguments ne soient pas en tous points identiques, les deux associations municipales semblent faire front commun sur la nécessité de développer un mode de rémunération s’éloignant du modèle traditionnel du gifted amateur. Elles s’accordent également sur le fait que la rémunération ne se fait plus seulement sur la base du temps consenti, mais doit refléter une certaine reconnaissance des compétences détenues ou acquises par les individus qui occupent les postes. Ce faisant, elles insèrent cet enjeu dans la logique de leurs revendications communes pour plus d’autonomie et allant dans le sens d’une reconnaissance des municipalités comme des « gouvernements » à part entière. La préparation du projet de loi 122 offre le véhicule pour agir sur cette dimension de la gouverne municipale. Dans les sections qui suivent, nous montrerons que c’est étonnement le fédéral qui déclenche l’urgence d’agir, avant de s’intéresser au processus législatif comme tel.

L’annonce impromptue du gouvernement fédéral : accélération du dossier salarial

Même si le palier fédéral n’a pas de compétence municipale, c’est bien l’une de ses décisions qui a eu un effet déclencheur sur la modification législative provinciale. En mars 2017, lors de la présentation de son budget, le gouvernement fédéral a annoncé plusieurs mesures visant à combattre l’évitement fiscal au nom de l’équité. Dans ce cadre, il s’est attardé aux allocations de dépenses non soumises à une justification qui étaient jusqu’alors non imposables puisque n’étant pas considérées comme un revenu. Cette disposition prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu (parag. 81, al. 3)[6] est désormais vue par le gouvernement fédéral comme un privilège fiscal incompatible avec la notion d’équité entre les contribuables. La fiscalisation de ces allocations de dépenses concerne l’ensemble des parlementaires (provinciaux et fédéraux), les élus municipaux et les élus scolaires. Selon le gouvernement fédéral, elle devrait rapporter, chaque année, 30 millions de dollars dans les coffres du trésor public (Buzzetti 2017). Cette modification fiscale, bien qu’adoptée en 2017, ne sera appliquée qu’à partir de l’année d’imposition 2019, « afin que les organisations touchées aient suffisamment de temps pour ajuster leurs régimes de rémunération » (Agence du revenu Canada 2018). Ce délai de mise en oeuvre n’empêche toutefois pas le président de l’UMQ d’être surpris de cette décision (Buzzetti 2017).

Une fois en place, cette nouvelle fiscalisation fédérale provoquera une perte de revenu pour tous les élus. Plusieurs villes calculent des pertes estimées pour les élus : par exemple entre 5000 et 10 000 $ à Montréal (Iskander 2019), entre 2870 $ et 4060 $ à Québec (Ville de Québec 2019). Cette situation n’est pas sans rappeler une décision similaire de la part du gouvernement ontarien du début des années 1990. Par suite de la fiscalisation provinciale des allocations de dépenses, les conseils municipaux avaient augmenté les salaires afin de compenser les pertes de revenu (Docherty 2011).

Cette décision fédérale prend place au moment où le gouvernement québécois est déjà en pourparlers avec le monde municipal dans la préparation du projet de loi 122. Le thème de la rémunération des élus, déjà à l’ordre du jour des discussions, prend soudainement une nouvelle importance.

Processus législatif : projet de loi 122

La Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs (projet de loi no 122), sanctionnée le 16 juin 2017, valide un certain nombre de revendications portées par les acteurs municipaux québécois. Elles portaient notamment sur la reconnaissance du municipal comme un palier de gouvernement à part entière (voir par exemple le livre blanc de l’UMQ publié en 2012, ou deux ans plus tard le livre bleu de la FQM). C’est chose faite avec leur nouveau statut de gouvernements de proximité, qui est accompagné d’une diversité de mesures portant sur les compétences, les ressources, les modalités de participation publique, ainsi que sur la rémunération des élus municipaux. Le gouvernement libéral parle d’une refonte de la relation entre la province et les municipalités. Comme le ministre Martin Coiteux le rappelle, ces dernières ne sont désormais plus considérées comme des « créatures du gouvernement », mais comme un autre palier de « gouvernement de proximité » (Gouvernement du Québec n.d.). Il évoque encore plus directement l’idée de dévolution au sujet de la rémunération des élus : « ça fait partie de l’exercice de responsabilisation des élus municipaux, la dévolution des pouvoirs, la reconnaissance des gouvernements de proximité, de donner davantage d’importance à l’expression démocratique locale […], c’est une nouvelle approche » (Commission permanente de l’aménagement du territoire, 1er juin 1997, 9).

En matière de rémunération, la modification législative se loge essentiellement dans l’article 2 de la Loi sur le traitement des élus municipaux qui prévoit désormais que le « conseil d’une municipalité fixe, par règlement, la rémunération de son maire ou de son préfet et de ses autres membres ». Ce règlement doit être adopté par chaque conseil municipal avec une majorité des deux tiers, ainsi qu’avec l’approbation du maire (ce qui n’était pas le cas précédemment). Ce faisant, toutes les précisions sur la structure de la rémunération sont supprimées, notamment en ne faisant plus mention de la distinction entre rémunération de base et rémunération additionnelle en lien avec l’exercice de certaines responsabilités particulières). Cette distinction peut toutefois continuer d’exister dans les faits[7].

Une autre modification importante se trouve à l’article 11 de la loi qui prévoit l’obligation de rendre public (sur le site Internet de la municipalité, ou de la MRC si elles n’en disposent pas) l’ensemble de l’information relative à la rémunération des membres du conseil (salaire et allocations de dépenses) qu’ils perçoivent de leurs responsabilités municipales ou supramunicipales.

Une troisième modification d’ampleur est précisée à l’article 19, alinéa 1. Celui-ci traite des allocations de dépenses qui s’ajoutent aux salaires, désormais imposables au palier fédéral. Si le principe de proportion est conservé (les allocations ne peuvent dépasser la moitié de la rémunération), le législateur a ajouté un seuil supérieur de 16 476 $.

Le travail réalisé dans le cadre des associations municipales avant la Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs montre une volonté d’ouvrir la question de la rémunération pour que celle-ci puisse être revue notamment à la lumière de la complexification du travail politique. Les changements prévus par cette loi permettent aux conseils municipaux d’avoir cette discussion tout en levant un certain nombre de contraintes qui étaient inscrites dans la LTEM. Dans la section suivante, nous nous attardons aux pratiques allocatives observables sur le terrain en cherchant à voir l’impact de l’autonomie accrue des conseils sur la rémunération du personnel politique municipal québécois.

Des pratiques qui confirment le clivage entre petites et grandes municipalités

La modification législative étant encore récente (2018), les données ne permettent pas d’en évaluer complètement la portée sur le terrain. Toutefois, il est possible de faire le point sur certains aspects de la rémunération des élus locaux au Québec à partir des rapports financiers annuels déposés au ministère des Affaires municipales et de l’Habitation. Nous avons des données complètes de 2010 à 2018 pour 1012 des 1101 municipalités locales qui ont transmis leur rapport financier au MAMH en 2018. Le tableau 1[8] atteste de la disparité des rémunérations en lien avec les seuils démographiques des municipalités. Les montants qui apparaissent dans la colonne « salaire moyen[9] » confirment également que dans les villes de moins de 20 000 habitants, catégorie qui rappelons-le regroupe la très grande majorité des municipalités québécoises, le temps plein n’apparaît pas possible, du moins pour les postes de conseillers[10]. En outre, les avantages sociaux sont à peu près inexistants dans les villes de moins de 5000 habitants (plus des trois quarts des municipalités québécoises) alors qu’ils sont en moyenne de 24 000 $ par élu dans les villes de plus de 100 000 habitants. Cette information est confirmée par un sondage de la FQM réalisé auprès de ses membres au cours de l’été 2019 : 80 % des répondants (maires et conseillers) ne bénéficient que d’une rémunération annuelle, alors que la rémunération de 20 % d’entre eux comporte également des allocations ou des jetons de présence. Les allocations de départ (11 %) ou de transition (14 %) sont toutefois peu courantes. De même, seulement 23 % des répondants déclarent participer au régime de retraite des élus municipaux. La structure de rémunération n’est donc pas uniforme. Dans les petites municipalités, elle se rapproche encore davantage d’un défraiement que d’une rémunération complète.

Tableau 1

Salaire et rémunération dans les municipalités québécoises (2010-2018)

Salaire et rémunération dans les municipalités québécoises (2010-2018)

Δ : variation en pourcentage

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De façon plus dynamique, l’examen des tendances au cours de la décennie 2010 montre que plus la ville est petite, plus les augmentations du salaire en pourcentage sont importantes. Alors que la rémunération dans les grandes villes (100 000 habitants et plus) a en moyenne augmenté de 2,3 %, le rythme est deux fois plus rapide (5 %) dans les municipalités de moins de 1000 habitants. La relation est parfaitement linéaire suivant la taille entre les deux. Selon ces données, les plus petites municipalités sont en mode rattrapage.

Le tableau 2 présente la variation du salaire moyen en pourcentage de 2011 à 2018 regroupée suivant la taille des municipalités. Il en ressort que 2017 a été l’année où la croissance des salaires a été la moins importante, alors que 2018 a été la plus importante, soit 7,6 %.

Tableau 2

Variation annuelle du salaire moyen des élus municipaux

Variation annuelle du salaire moyen des élus municipaux

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L’année 2018 se démarque particulièrement pour les municipalités de moins de 2000 habitants qui ont vu le salaire moyen croître plus rapidement par rapport à 2017, respectivement de 8,3 % pour les 0-999 habitants et 8,4 % pour les 1000-1999. De même, les municipalités de 5000 à 19 999 habitants ont vu une croissance du salaire moyen de 8,9 %. Au contraire, les villes de plus de 100 000 habitants ont plutôt vu le salaire moyen décroître de près de 3,9 % en 2018 par rapport à 2017. D’ailleurs, la variation des salaires semble suivre une trajectoire différente dans les villes de plus de 100 000 habitants. Il faut savoir qu’étant moins nombreuses, la moyenne y est plus sensible aux variations. Si l’on exclut les villes de plus de 100 000 habitants, les données montrent également que la variation dans les salaires est généralement moins forte en 2013 et en 2017 et plus importante en 2014 et 2018.

Deux pistes d’explications peuvent éclairer cette situation. La première dans une optique de choix publics se rapproche de celle du cycle électoral (Blais et Nadeau 1992). Par exemple, 2017 étant une année d’élection, il est peu probable que les conseils municipaux se soient accordé une augmentation de salaire importante avant un scrutin. Dans plusieurs villes, les nouveaux règlements adoptés avant les élections ne sont mis en pratique qu’au début du mandat suivant (en l’occurrence en 2018). Cette stratégie permet de dépersonnaliser la rémunération, qui n’est ainsi pas associée à des individus précis, mais à des postes dont on ne connaît pas encore les occupants. Elle confirmerait également le caractère tactique des élus, plaçant leurs décisions impopulaires après l’élection. Toutefois, des tests supplémentaires seraient nécessaires pour confirmer cette hypothèse explicative. La deuxième piste d’explication est en lien plus direct avec la modification législative qui est entrée en vigueur en janvier 2018. Il est donc possible que les municipalités aient saisi cette occasion pour adopter leurs nouveaux règlements relatifs et en aient profité pour augmenter les montants des rémunérations afin de compenser la nouvelle fiscalisation des allocations de dépenses opérationnelle à partir de janvier 2019. Une analyse plus fine des stratégies de chaque municipalité permettrait d’élucider cette augmentation de 2018.

Conclusion

Ce texte visait à proposer une première réflexion sur la rémunération des élus municipaux au Québec. En prenant prétexte de la récente (2018) réforme législative à ce sujet, nous avons exploré cet enjeu à la lumière du modèle municipal canadien traditionnel. Ce dernier explique en partie la force d’un modèle de type gifted amateur, par définition peu rémunéré, limitant à la fois l’intérêt de la communauté universitaire pour le sujet et les pratiques professionnalisantes municipales. Toutefois, l’analyse des discours des deux principales unions municipales montre que sur cet enjeu au moins, il existe une position commune. En effet, l’UMQ et la FQM se rejoignent dans la nécessité de revaloriser les mandats municipaux afin d’améliorer leur attractivité et d’assurer un certain niveau de compétence. Or si cette position n’est pas surprenante de la part de l’UMQ dont les membres sont déjà sur la route de la professionnalisation, cela n’est pas aussi évident pour les plus petites municipalités qui constituent l’essentiel de l’effectif de la FQM. Il y a donc ici une certaine mise à distance avec le modèle municipal traditionnel dans la volonté de dépasser l’engagement bénévole (défrayé) pour reconnaître le travail politique (rémunéré). Les deux associations municipales organisent leurs revendications autour de deux principaux registres de justification. Le premier est celui de l’attractivité. Comme la revue de la littérature l’a montré, cet argument s’avère pourtant délicat à manier, car les résultats sont contradictoires quant au lien entre niveau de rémunération et type de candidature. L’UMQ et la FQM en font un lien induit, sans toutefois prendre le risque de promouvoir explicitement telle ou telle catégorie d’élus qui serait recherchée. Le deuxième registre de justification est davantage lié au contexte plus général dans lequel évoluent les associations municipales. La question de l’autonomie en matière de rémunération se loge particulièrement bien dans une réforme d’ampleur renforçant les compétences des municipalités tout en diminuant la lourdeur de la reddition de compte.

Si les discours des associations municipales sur la rémunération suggèrent une mise à distance de la figure de l’amateur, l’analyse de ces pratiques de rémunération apporte un regard plus nuancé sur la question. Elle permet de constater qu’un certain rattrapage de la rémunération des élus des petites municipalités est en train de s’opérer sur la période 2010-2018, avec les augmentations les plus importantes l’année où l’encadrement législatif a changé. Malgré ce rattrapage, le niveau de rémunération dans les municipalités de moins de 5000 habitants, ne dépassant pas 11 000 $, reste bien éloigné d’un salaire permettant de vivre de la politique. Cela confirme que même s’il y a eu du mouvement, la figure de l’élu bénévole continue de faire partie de la réalité de plus de 830 petites municipalités québécoises. Ces constats sur la rémunération dans les petites municipalités n’empêchent pas nécessairement que des élus locaux dans les petites municipalités puissent développer, avec peu de moyens, des façons créatives et innovatrices d’offrir des services publics à leur population, comme en témoigne l’étude réalisée il y a deux décennies par Pierre J. Hamel (2000). Il reste que les décalages importants en ce qui concerne la rémunération font en sorte que la professionnalisation du personnel politique municipal québécois, en rupture avec les caractéristiques du modèle municipal canadien traditionnel, peut plus difficilement se déployer en dehors des plus grandes villes de la province.