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Ekuanitshit (« là où les choses s’échouent[1] ») est l’une des neuf communautés innues du Québec. Située sur la Côte-Nord, au confluent de la rivière Mingan (Ekuanitshiu-shipu) et de l’estuaire du fleuve Saint-Laurent (shipeku)[2], la communauté est accessible tout au long de l’année par la route 138. La réserve d’Ekuanitshit est bordée par deux localités non autochtones, soit Longue-Pointe-de-Mingan, à 8 km à l’ouest, et Havre-Saint-Pierre, à 40 km à l’est (Castonguay, Dandenault et associés 2007).

Héritiers d’une culture de chasseurs-cueilleurs, les Ekuanitshiunnuat (« Innus d’Ekuanitshit ») ont connu une sédentarisation forcée qui s’est accentuée avec l’ouverture du pensionnat autochtone de Mani-Utenam, près de Sept-Îles, en 1952, puis la création de la réserve, en 1963 (les premières maisons du village ont fait leur apparition la même année) [voir Fondation autochtone de guérison 2007]. Les adultes et les aînés ont continué de fréquenter le nutshimit (l’intérieur des terres), mais les enfants d’âge scolaire étaient, pour la plupart, pensionnaires à Mani-Utenam, sauf l’été. Durant cet épisode de l’histoire innue, toute une génération a été coupée des enseignements des parents et grands-parents, ce qui a créé une rupture dans la transmission intergénérationnelle d’une culture basée sur l’expérience et la tradition orale.

Le transfert des élèves vers l’école primaire de Longue-Pointe, après la fermeture du pensionnat de Mani-Utenam (1967), a marqué une nouvelle étape dans le processus de sédentarisation des Innus et Ekuanitshit a eu son école primaire en 1987. L’automne, plutôt que de partir pour l’arrière-pays avec le groupe familial comme auparavant, les femmes ou les grands-parents devaient rester au village pour veiller sur les enfants.

Aujourd’hui, les familles d’Ekuanitshit habitent des maisons individuelles ou des logements comparables à ceux des villages environnants. La communauté possède son école, une garderie, un centre de santé, un magasin, une station-service, un garage, etc. Néanmoins, malgré les aléas de l’histoire, le quotidien des habitants demeure enraciné dans innu-aitun : la culture et le mode de vie innus. Ainsi, de nombreux Ekuanitshiunnuat dorment en famille, sur des matelas disposés à même le sol dans le salon, à l’instar de leurs ancêtres lorsque ceux-ci vivaient sous la tente. Le pain innu, qu’on appelle bannique (innu-pakueshikan), accompagne souvent les repas. On le fait cuire sur un feu dans la cour ou sur la cuisinière. La viande des bois, comme celle du caribou, du castor, de l’outarde et du porc-épic, fait partie des mets favoris. Au fil du temps, cette cuisine traditionnelle s’est enrichie de variantes comme le macaroni au castor, qui plaît davantage aux plus jeunes.

Carte 1

Localisation des communautés innues de la Côte-Nord

Localisation des communautés innues de la Côte-Nord

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Le mode de vie contemporain s’inscrit dans la continuité des pratiques d’occupation et d’utilisation ancestrales du territoire. La plupart des membres de la communauté fréquentent et exploitent toujours une partie importante du territoire traditionnel (Alliance Environnement 2008). Ils se déplacent couramment entre les différentes communautés autochtones et les centres urbains. Les alliances familiales, notamment, amènent de nombreux Innus à visiter d’autres communautés du Labrador et du Québec. De même, les alliances politiques entre nations autochtones conduisent les dirigeants des communautés à se rendre partout au pays. À tour de rôle, les neuf communautés innues organisent de grands rassemblements – aînés, femmes, jeunes, etc. – qui attirent des centaines de personnes. Comme leurs ancêtres, donc, les Ekuanitshiunnuat parcourent chaque année des milliers de kilomètres, les destinations et les trajets d’aujourd’hui s’ajoutant aux destinations et aux trajets hérités du passé.

Au fil des décennies, les modalités d’utilisation du territoire ont changé. Les Innus poursuivent leurs activités de chasse, de piégeage, de pêche et de cueillette, mais les séjours sur le territoire sont à la fois plus courts et plus fréquents. Comme l’hydravion, l’hélicoptère, la motoneige et les embarcations à moteur permettent de parcourir des centaines de kilomètres en une seule journée, la durée des déplacements n’est plus un facteur contraignant. Par contre, les saisons et la disponibilité des ressources animales et végétales continuent de dicter le cycle des déplacements. L’été, par exemple, les Innus fréquentent principalement la côte (uinipeku), où bon nombre de familles ont construit des chalets en bordure de mer. Ces chalets servent aussi au printemps et à l’automne pour la chasse aux oiseaux migrateurs.

Bien que la nouvelle génération n’ait pas hérité des savoirs de ses ancêtres, de nombreux jeunes portent un vif intérêt à innu-aitun. L’expression innu-aitun (« la vie innue ») désigne toutes les activités rattachées à la culture, aux valeurs fondamentales et au mode de vie traditionnel des Innus ainsi que le lien particulier qu’ils entretiennent avec le territoire. Elle rend bien la globalité qui caractérise les savoirs innus (on peut difficilement isoler un savoir ou une pratique du système culturel innu).

Comme en témoignent les semaines culturelles inscrites au calendrier scolaire (au printemps et à l’automne), les autorités politiques et administratives d’Ekuanitshit multiplient les initiatives pour favoriser la transmission des savoirs autochtones et maintenir la vitalité de la culture innue. L’école offre également un cours qui initie les filles et les garçons aux savoirs innus par la pratique d’activités comme la pêche, le colletage du lièvre, la cueillette de baies, le dépiautage de castors, etc. C’est justement cette volonté d’assurer la transmission des savoirs qui a conduit à la création de la pharmacie communautaire d’Ekuanitshit : Innu-Natukuna (« les plantes médicinales innues »). Le mot « pharmacie » désigne ici l’activité qui consiste à chercher les plantes, à fabriquer et distribuer des remèdes. Cette activité mobilise un petit groupe de femmes qui sont rémunérées par le Conseil des Innus d’Ekuanitshit quelques mois par année pour récolter des plantes médicinales en forêt et les transformer en remèdes afin de soigner les membres de la communauté.

Complexe de la Romaine

En 2009, le Conseil des Innus d’Ekuanitshit a signé une entente avec Hydro-Québec – l’entente Nishipiminan (« notre rivière ») – concernant la construction d’un complexe hydroélectrique sur la rivière Romaine. La communauté d’Ekuanitshit a approuvé la signature de l’entente Nishipiminan par référendum. Précisons qu’avec les rivières Mingan et Saint-Jean, la rivière Romaine était l’une des principales voies de circulation des Innus d’Ekuanitshit avant que ceux-ci commencent à utiliser l’hydravion pour se rendre dans l’arrière-pays (cela dit, la communauté fréquente encore la rivière pour diverses activités). Aux termes de cette entente, donc, le Conseil de bande d’Ekuanitshit a obtenu la création de plusieurs fonds pour le financement d’initiatives économiques, de projets communautaires et de cours de formation pour les Innus intéressés à travailler sur le chantier de la Romaine. Un fonds spécifique – le fonds du Patrimoine – a également été constitué pour soutenir la pratique d’activités traditionnelles. Le Conseil de bande a d’ailleurs puisé dans ce fonds pour accroître le budget d’Innu-Natukuna ces dernières années, ce qui a permis de prolonger la saison de cueillette, d’augmenter le nombre d’apprenties et d’acheter un ordinateur et un appareil photo. La mise en oeuvre de l’entente Nishipiminan et la gestion des fonds connexes relèvent d’une société mixte composée de représentants de la communauté et d’Hydro-Québec.

En plus des fonds, depuis 2009, des mesures ont été appliquées pour atténuer les effets de la construction sur les activités des utilisateurs du territoire : aménagement de rampes de mise à l’eau, sentier de motoneige, élargissements de la route pour permettre aux véhicules de stationner en bordure de route, etc.

S’étant engagée à étudier l’utilisation des plantes médicinales chez les Innus dans le cadre du suivi du complexe de la Romaine, Hydro-Québec a rencontré l’équipe d’Innu-Natukuna pour explorer différentes solutions. Au début, l’entreprise envisageait simplement de documenter cet enjeu à l’aide d’entrevues. Mais les cueilleuses d’Innu-Natukuna ont plutôt proposé d’organiser et de documenter des cueillettes qui bénéficieraient à l’ensemble de la communauté, conformément au cycle naturel des échanges entre plantes et humains. C’est donc à leur demande qu’une mesure d’atténuation[3] spécifique a été élaborée : le projet Natukuna, soit quatre séjours de cueillette sur une période de quatre ans (2011-2014) dans les secteurs de la Romaine-1 et de la Romaine-4, avant la mise en eau des réservoirs. Les cueilleuses d’Innu-Natukuna[4] seraient accompagnées d’une représentante d’Hydro-Québec choisie avec leur accord. Cette note de recherche présente les défis et les enseignements du projet Natukuna.

Étant donné leur passé de chasseurs-cueilleurs, les Ekuanitshiunnuat sont davantage reconnus pour leur connaissance des espèces animales que pour leur savoir botanique. En fait, dans la conception du monde de la plupart des nations autochtones, les plantes, les animaux, les humains, les pierres et la terre respirent, et possèdent de ce fait une âme. Lorsque les cueilleuses prennent une plante, elles laissent les racines et remettent la terre en place. Elles préservent ainsi l’origine – la vie – ou l’âme de la plante afin que celle-ci redonne vie ; qu’elle continue de pousser. Tous ces éléments sont liés dans un système d’entraide et dépendent les uns des autres pour leur survie (Turner 2005). Ainsi, les végétaux existent notamment pour être cueillis par les humains à des fins utilitaires, thérapeutiques ou alimentaires. En retour, les humains doivent prendre soin des plantes, les protéger et assurer leur avenir. C’est pourquoi les femmes d’Innu-Natukuna jugeaient important d’aller récolter des plantes médicinales sur des sites destinés à l’ennoiement. Le geste était d’autant plus significatif que, dans la conception innue, les plantes médicinales qui poussent en bordure d’une rivière sont shutshishimakana (plus fortes).

La mise en oeuvre du projet Natukuna représentait une expérience inédite, mais également un réel défi pour les Ekuanitshiunnuat. En effet, dans la communauté, la connaissance des plantes médicinales relève traditionnellement de la sphère privée, le savoir botanique faisant partie de ce que Poirier appelle les « savoirs spécifiques » :

Les savoirs spécifiques sont détenus par certaines familles ou certaines personnes ; ces savoirs spécifiques sont transmis de manière « privée » et peuvent s’appliquer à une espèce animale ou végétale particulière, ou à certains récits. Ce sont aussi ceux qui sont détenus par certaines familles du fait de la particularité physique et écologique de leur territoire familial. […] certaines personnes seront versées dans le savoir lié aux plantes médicinales qu’elles auront hérité d’un parent.

Poirier 2014 : 78

Il y a donc peu d’échanges d’une communauté à l’autre. La diffusion est limitée aux grands événements, tel le rassemblement[5] des aînés, ou à des activités spécifiques.

Sachant que le savoir botanique est traditionnellement transmis par les femmes à leurs filles et à leurs petites-filles, on comprendra que les cueilleuses d’Innu-Natukuna hésitaient à partager leur savoir avec une représentante d’Hydro-Québec.

Carte 2

Localisation du réservoir de la Romaine-1

Localisation du réservoir de la Romaine-1

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Certains savoirs autochtones appartiennent à la sphère publique. On parle alors de savoirs communs : « Les savoirs communs sont ceux qui sont transmis et partagés ouvertement, ceux qui sont accessibles à tous et nécessaires à la vie sur le territoire ». (Poirier 2014 : 78) Par exemple, les membres d’une même communauté partagent habituellement les savoirs relatifs aux techniques de chasse.

L’initiative de la pharmacie communautaire d’Ekuanitshit a déplacé la frontière entre savoir privé et savoir public, car elle a élargi le cercle des personnes qui peuvent acquérir des connaissances sur la flore médicinale. En se joignant à Innu-Natukuna, les aînées ont accepté de partager leur savoir avec des femmes qui n’ont pas nécessairement de liens familiaux ou d’amitié avec elles. Elles étaient donc ouvertes à des solutions de compromis. En ce sens, la collaboration s’inscrit dans le processus d’adaptation de la communauté à une nouvelle réalité, soit la construction de quatre centrales hydroélectriques sur le territoire ancestral. Pour les cueilleuses, le projet de la Romaine représente une fracture supplémentaire dans une continuité culturelle de plus en plus difficile à maintenir. Néanmoins, sans pour autant accepter le développement hydroélectrique de la rivière Romaine, ces femmes ont choisi de s’adapter. Elles ont décidé de collaborer au suivi de l’utilisation du territoire, mais à leur manière, avec un projet plus concret, plus proche de leur réalité culturelle et de leurs valeurs en matière de conservation des ressources, soit la récolte de plantes médicinales avant leur ennoiement.

Sachant qu’Hydro-Québec était tenue par décret de faire un suivi sur la cueillette des plantes médicinale et de communiquer les résultats au ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs du Québec (aujourd’hui appelé le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques), sachant aussi que l’entreprise publierait les résultats de son programme de suivi sur son site Web, les cueilleuses d’Innu-Natukuna ont fixé des limites aux informations qui pourraient être divulguées dans les rapports, articles, présentations et pages Web consacrés au projet Natukuna. Les aînées, en particulier, craignaient que leur savoir soit récupéré par l’industrie cosmétique ou pharmaceutique. Partager une partie de leur savoir sur les plantes médicinales, c’était aussi transmettre la responsabilité de protéger ce savoir. Aussi a-t-il été décidé que la représentante de la société d’État qui les accompagnerait en forêt signerait l’engagement suivant :

Étant donné l’importance accordée au savoir innu sur les plantes médicinales, la conseillère en environnement d’Hydro-Québec s’engage à ne pas divulguer les méthodes de transformation des plantes et les propriétés curatives de celles-ci.
Aucune note, aucune photo ou aucun enregistrement ne sera pris ou diffusé sans l’accord des participantes innues. La conseillère s’engage également, dans un esprit de partage, de respect et d’entraide, à travailler avec toutes les femmes du groupe.

Extrait de l’entente de confidentialité

Le projet Natukuna a fait l’objet de comptes rendus annuels. Ces rapports de synthèse visaient trois objectifs : rendre compte du déroulement des séjours de cueillette, dresser l’inventaire des plantes récoltées et documenter la conception innue des végétaux. Une version préliminaire de chaque rapport était soumise aux cueilleuses, et leurs commentaires étaient intégrés dans une nouvelle version qui était ensuite présentée au Comité technique et environnemental Romaine d’Ekuanitshit[6] pour avis, avant la publication d’une version définitive.

Carte 3

Localisation du site de campement et des zones de cueillette pour Romaine-4

Localisation du site de campement et des zones de cueillette pour Romaine-4

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Organisation des séjours de cueillette

Innu-Natukuna et Hydro-Québec se sont partagé les tâches et les coûts liés à la mise en oeuvre du projet. Innu-Natukuna a payé les salaires de deux participantes (une apprentie et la coordonnatrice de la pharmacie communautaire), choisi les sites de campement, fourni le matériel nécessaire et fixé les objectifs des cueillettes (type et quantité de plantes). Pour sa part, Hydro-Québec a pris en charge les salaires de deux aînées et de deux aides de campement ainsi que le coût du transport, des vivres et de certains équipements. La répartition des coûts et des responsabilités a permis aux deux parties de traiter d’égal à égal dans un climat de respect mutuel.

En 2011 et en 2012, le projet Natukuna a ciblé le secteur de la Romaine1. Les deux séjours, de sept et huit jours respectivement, se sont déroulés en septembre. Le campement a été aménagé au bord de la rivière Romaine, soit à plus de 57 kilomètres de l’embouchure de la rivière Romaine.

En 2013 et en 2014, le projet Natukuna a ciblé le secteur de la Romaine-4. D’une durée de huit jours, les deux séjours se sont déroulés respectivement à la fin d’août et au début de septembre. Le campement a été érigé à la hauteur du PK 217 de la rivière Romaine.

Les secteurs de la Romaine-1 et de la Romaine-4 sont situés dans la forêt boréale, le secteur de la Romaine-1 étant davantage caractérisé par une pessière noire à mousse avec des peuplements mélangés, et le secteur de la Romaine-4 par une pessière noire à lichen (Foramec 2005). On y trouve, entre autres, des essences communes comme l’épinette noire (ushkatiku), le sapin (innasht), le bouleau blanc (ushkuai), le cormier (mashkumin[an]akashi), le mélèze (uatshinakan) et le tremble (mitush). Le sous-bois renferme des espèces telles que la clintonie boréale (atapaku), le thé du Labrador (ikuta), le kalmia à feuilles étroites (uishatshipaku), la savoyane (uishahashkamiku) et le cornouiller du Canada (quatre-temps, shashakuminanakashi). On observe aussi quelques fruits sauvages, comme le bleuet (inniminan), la viorne comestible (mushuminanakashi) et l’airelle vigne d’Ida (graine rouge, uishatshimin). Le lichen (uapitsheushkamiku) recouvre le sol par endroits, surtout dans le secteur de la Romaine-4.

Photo 1

Campement du secteur de la Romaine-4, 2014

Campement du secteur de la Romaine-4, 2014
Photo La Boîte rouge vif

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Dans les années 1960, le secteur de cueillette de la Romaine1 était fréquenté régulièrement par la famille Washaulno, de la communauté d’Ekuanitshit. De nos jours, ce secteur est beaucoup moins utilisé, ce qui fait d’ailleurs son attrait pour les cueilleuses, étant donné qu’on y trouve en abondance des plantes médicinales de bonne qualité.

Le secteur de la Romaine4 correspond à un tronçon de la rivière Romaine appelé Nashkueikan (« endroit utile en passant »), qui s’étend de l’embouchure de la rivière Jérôme au lac Brûlé. D’une grande valeur patrimoniale pour la communauté d’Ekuanitshit, Nashkueikan constituait une voie de circulation privilégiée, mais aussi une destination importante pour la chasse en automne, en hiver et au printemps. Aujourd’hui encore, cette partie de la rivière est fréquentée en automne pour le piégeage, la pêche (touladi et ouananiche) et la chasse (petit et gros gibier). Les berges de Nashkueikan sont parsemées de nombreux campements anciens ou actifs. D’après l’étude d’impact relative au complexe de la Romaine, les effets du projet sur l’utilisation du territoire se feront particulièrement sentir dans le secteur de Nashkueikan.

Photo 2

Agathe Napess et Julie Mollen dépiautent des castors, 2014

Agathe Napess et Julie Mollen dépiautent des castors, 2014
Photo Kathia Lavoie, Hydro-Québec

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Innu-aitun

Pour les Innus, l’être humain est en relation avec tous les éléments qui l’entourent. En forêt, cette conception se manifeste par un état de disponibilité ou d’opportunisme. Par conséquent, même si la récolte de plantes médicinales était la raison d’être du projet Natukuna, l’équipe de cueillette a également piégé des castors, abattu un orignal et un porc-épic, colleté le lièvre, etc. Mentionnons que ces activités parallèles soulevaient parfois des questions du côté d’Hydro-Québec, peu habituée à ces façons de faire dans un contexte de suivi environnemental, et plus familière avec une culture d’entreprise où l’on évalue habituellement l’efficacité des mesures d’atténuation à l’aide d’indicateurs quantifiables. Pour la conseillère en environnement qui participait à la cueillette, et qui était sensible dès le départ au contexte innu, une adaptation a été nécessaire. Au fil des ans, elle a appris à ralentir le rythme, à être plus attentive à l’environnement et non seulement à l’activité en cours, et à être disponible pour ceux et celles qui étaient présents. Accepter le projet, c’était donc également accepter qu’il se déroule à la manière innue.

Photo 3

Julie Mollen explique à Priscilla Mestokosho comment identifier l’utshashkushia, 2012

Julie Mollen explique à Priscilla Mestokosho comment identifier l’utshashkushia, 2012
Photo Kathia Lavoie, Hydro-Québec

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Savoir-être, savoir-faire et savoirs

Les séjours de cueillette ont mis en lumière un éventail de savoir-être, de savoir-faire et de savoirs.

Les savoir-être s’inscrivent dans un système de relations sociales basé sur la collaboration, l’accueil, l’écoute active, la maîtrise de soi, etc. Ils révèlent « qui on est » (la culture, la spiritualité et les valeurs morales) et la position que l’on occupe dans l’organisation sociale (apprentie ou aînée par exemple). En innu-aimun (langue innue), on utilise l’expression etenitakushit auen pour désigner la personnalité et le caractère d’une personne (Y. Mollen, comm. pers., 2014).

Dans le cas des aînées, par exemple, le « savoir-être » signifiait transmettre les savoirs et reconnaître l’intérêt ou la capacité d’apprentissage des plus jeunes. Alors que le savoir-être des apprenties, c’était démontrer la volonté d’apprendre, observer et reproduire les gestes des aînées, s’engager à ne pas diffuser les connaissances acquises à tout vent. Ce système de relations sociales était manifeste pendant les séjours de cueillette. Les aînées s’attendaient à ce que les apprenties se comportent comme leur fille ou leur nièce. Tout au long de la journée, elles leur disaient ce qu’elles devaient faire ou ne pas faire, et pas seulement en ce qui avait trait à la cueillette et aux plantes. Elles leur demandaient d’apporter les outils dont elles avaient besoin et employaient un ton et des expressions qui reflétaient une relation familiale plutôt que professionnelle.

Les savoir-faire renvoient aux compétences, aux habiletés acquises par la pratique. En innu-aimun, la formule nishtuapatamu ( il connaît quelque chose, il reconnaît quelque chose ) se rapporte au savoir lié à une action. Par exemple, nitau-pakunamishkueu signifie « savoir dépiauter un castor ». Le préverbe nitau- veut dire « savoir comment faire » telle ou telle action désignée par le verbe qui l’accompagne (Y. Mollen, comm. pers., 2015). Les savoir-faire innus s’acquièrent de façon empirique. Ils sont issus de la pratique, de l’habitude, de la répétition du geste. La conseillère en environnement qui a participé au projet Natukuna a fait l’expérience de ce système de transmission. Elle était là pour documenter la cueillette, mais il paraissait évident, pour les aînées, qu’elle devait participer aux activités. De leur point de vue, on ne peut simplement décrire une plante : il faut aussi la toucher et sentir son odeur. Telle une apprentie, donc, la conseillère en environnement devait observer et expérimenter, s’approprier le savoir, pour être en mesure d’en rendre compte. Les aînées avaient toutefois plus d’indulgence pour ses maladresses parce qu’elle était une étrangère. Elles lui donnaient plus d’explications également. La coordonnatrice d’Innu-Natukuna en a fait le constat en ces mots : « Toi, ma mère t’explique comment arranger le castor. Elle répond à tes questions. Moi, elle ne m’explique pas. Je dois regarder ce qu’elle fait, comprendre et le faire. » 

Les savoirs, enfin, correspondent aux connaissances, par exemple ce qu’on sait sur la flore médicinale, sur les animaux ou sur les lieux. Tshissenitamuna désigne ce type de savoir. Mentionnons que le fait de connaître le nom des plantes médicinales (un défi pour la nouvelle génération) était une source de fierté pour la coordonnatrice d’Innu-Natukuna, âgée d’une trentaine d’années.

Dans le cours du projet, la conseillère en environnement a observé l’interaction de ces différents types de savoirs et s’est efforcée d’en acquérir quelques-uns. Elle a dû jouer le rôle de fille ou de nièce et développer une relation d’intimité avec les aînées, dont elle partageait la tente. Il était entendu implicitement qu’elle devait veiller sur les aînées et leur fournir le soutien exigé par leur âge. Inversement, au fil des expéditions, les cueilleuses ont appris à la connaître et l’ont intégrée au groupe, modifiant certaines de leurs habitudes pour prendre soin d’elle. Par exemple, elles achetaient davantage de fruits et de légumes pour elle, et même du yogourt. Elles lui ont offert une couverture chaude, mieux adaptée aux circonstances, et prenaient soin d’apporter un matelas plus douillet pour elle. Ces petites attentions témoignaient de la confiance des aînées et montraient qu’elles appréciaient les efforts que la conseillère faisait pour s’intégrer au groupe.

Cueillettes

À chaque expédition, les cueilleuses ont concentré leurs recherches sur certaines plantes. Alors qu’elles récoltaient un peu de tout au début des activités d’Innu-Natukuna, les cueilleuses sont devenues plus sélectives au fur et à mesure qu’elles affinaient leur connaissance des besoins de la communauté grâce à leur fonction de soignante. Par exemple, lors des cueillettes dans les secteurs de la Romaine-1 et de la Romaine-4, elles ciblaient des plantes moins présentes à proximité de la communauté, mais dont les propriétés médicinales étaient pertinentes pour leurs besoins.

Plantes médicinales cueillies dans le cadre du projet Natukuna (2011-2014)[*]

Plantes médicinales cueillies dans le cadre du projet Natukuna (2011-2014)*
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L’identification des plantes cueillies se faisait de différentes façons. Au moment de la cueillette, les cueilleuses identifiaient les plantes en langue innue. À l’aide de guides d’identification, la conseillère en environnement identifiait à son tour les plantes. L’ouvrage de Clément (1990) pouvait également être consulté. Certaines plantes, plus difficiles à identifier par la conseillère en environnement telles que l’iris setosa et la dryopteris expansa, ont nécessité une démarche supplémentaire, et l’avis d’un biologiste et d’un botaniste senior a été demandé. Ceux-ci, à l’aide de photographies ou de spécimens cueillis sur le terrain, ont procédé à l’identification des plantes.

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Le terme unakan mashkushu n’est pas employé par Clément dans son étude de 1990. Ce dernier réfère plutôt à uîshakâtshâkuat pour désigner la Dryoptéris. Les cueilleuses ont tout de même maintenu l’utilisation du terme unakan mashkushu.

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En forêt, les cueilleuses étaient capables de repérer les secteurs les plus susceptibles d’offrir un habitat propice pour les plantes recherchées. Elles reconnaissaient les plantes et savaient comment les cueillir et les transformer. En 2011, les cueilleuses ont concentré leurs recherches sur deux espèces : l’atushpi (aulne rugueux) et le mishtikussa (sureau rouge). En 2012, l’objectif était de récolter autant de pitshuatiku (gomme de sapin) que possible. En 2013, les efforts ont porté sur le uishatshipaku (kalmia à feuilles étroites), la pitshuatiku (gomme de sapin), la uishakashkamiku (savoyane) et l’ushkuetui (cône d’épinette noire). En 2014, les cueilleuses ont surtout cherché l’utshashkushia (iris à pétales aigus) et la uishakashkamiku (racine de savoyane).

Pour trouver les plantes, les cueilleuses devaient faire preuve d’un bon sens de l’orientation et d’un solide esprit d’observation : deux savoir-faire essentiels en forêt.

Sur la rivière, le courant facilite l’orientation : on le suit ou on le remonte. En forêt par contre, il est beaucoup plus difficile de s’orienter, surtout en l’absence de sentiers. On doit utiliser des points de repère : la dénivelée du terrain, un arbre particulier, le soleil, etc. À maintes reprises, la conseillère en environnement a été impressionnée par la capacité des cueilleuses à s’orienter en plein bois.

Les techniques d’observation varient également selon qu’on est sur l’eau ou en forêt. En bateau, le regard se porte au loin. On examine principalement la cime des arbres pour trouver les espèces cibles. Les couleurs vives dénotent la présence de fruits ou du mashkumin(an)akashi (cormier). Les plantes riveraines attirent aussi le regard. On peut rechercher le rouge des branches du mikuapemaku (hart rouge) ou bien les longues tiges vertes de l’utshashkushia (iris à pétales aigus).

En pleine forêt, le regard est limité. On observe et on « lit » les arbres : couleur, feuilles, aiguilles, etc. Des indices comme de la mousse au sol peuvent révéler la présence de plantes recherchées, par exemple la uishakashkamiku (savoyane).

Sur la durée du projet Natukuna, seize espèces de plantes médicinales ont été cueillies (voir tableau), dont cinq dans le secteur de la Romaine4 et treize dans le secteur de la Romaine-1, certaines espèces ayant été cueillies dans les deux secteurs. Les cueilleuses utilisent des dizaines d’espèces pour soigner les membres de la communauté, mais elles ont concentré leurs efforts sur des plantes qui sont difficiles à trouver près d’Ekuanitshit. Toutes les plantes, avant d’être transformées en remèdes, font l’objet d’un traitement préliminaire, dont le triage, le séchage, la préparation pour le transport, etc. Au final, les remèdes produits permettent le traitement d’une variété d’états.

Fiche 11 – utshashkushia 2012

Rat musqué – foin ; le foin d’eau

Rat musqué – foin ; le foin d’eau
Photos Kathia Lavoie, Hydro-Québec

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Les plantes cueillies ont fait l’objet de fiches descriptives qui ont été publiées dans les rapports de suivi annuels du projet Natukuna. La conseillère en environnement remplissait ces fiches, parfois seule, parfois avec une cueilleuse, et au final chaque fiche a fait l’objet d’une révision par l’ensemble des cueilleuses. Elles entendent utiliser ces fiches à des fins didactiques.

Les aînées ont été appelées à prodiguer des soins au cours des séjours de cueillette. Une ampoule au pied, un mal de gorge et des maux d’estomac ont été soignés avec des plantes cueillies sur place, alors que des infections de la peau et une entorse ont été traitées à l’aide de crèmes ou de pommades que les aînées avaient préparées au village et apportées avec elles dans leur trousse de premiers soins.

Des savoirs qui évoluent

Les cueilleuses ont adapté leurs méthodes au mode de vie d’aujourd’hui. Par exemple, des bases neutres achetées en pharmacie ou de la glycérine végétale sont mélangées aux préparations de plantes médicinales. Les cueilleuses produisent également des infusions et des décoctions. C’est dire que les savoir-faire traditionnels ne sont pas une finalité, mais bien un point de départ qui laisse place à la créativité individuelle. Sans délaisser les procédés transmis par les anciennes (tisanes, cataplasmes, pâte à mâcher, etc.), les cueilleuses fabriquent maintenant des produits qui ressemblent davantage à ce qu’on trouve en pharmacie et elles cherchent à innover. Ainsi, les deux aînées de l’équipe d’Innu-Natukuna ont confectionné une pastille à partir de gomme de sapin. Il arrive également que des plantes soient mélangées à d’autres, mais cette pratique demeure exceptionnelle.

Les cueilleuses cherchent aussi à renouveler les moyens de transmettre leur savoir botanique. Elles espèrent créer un atelier où l’on enseignerait les rudiments de la pharmacopée innue aux habitants de la communauté, pour qu’ils puissent se débrouiller en cas de problème en forêt. Ainsi, un furoncle (« clou »), une coupure et des maux de tête ou de ventre pourraient être soignés à l’aide de plantes que l’on trouve facilement dans la nature. La réalité administrative et sociale de la communauté rend toutefois difficile ce type d’initiative (pénurie de locaux, manque d’intérêt, etc.). Cela dit, le discours des cueilleuses traduit un réel désir d’assurer la transmission des savoirs aux apprenties et de contribuer à l’enrichissement culturel de la communauté.

Photo 4

Application d’une pommade pour traiter une entorse de la cheville

Application d’une pommade pour traiter une entorse de la cheville
Photo Kathia Lavoie, Hydro-Québec

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Photo 5

Crème et baume préparés avec une base neutre et des plantes médicinales

Crème et baume préparés avec une base neutre et des plantes médicinales
Photo Georgette Mestokosho

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Parmi les cueilleuses d’Innu-Natukuna, on remarque que les plus jeunes aiment parler de leur savoir. Elles en sont fières et aimeraient le partager à une plus grande échelle, voire en tirer un avantage financier pour la communauté. Mais, comme leur respect envers les aînées demeure prédominant, elles se plient à leurs exigences en matière de discrétion. C’est ce même respect qui incite les plus jeunes à ajouter un peu d’eau bénite à leurs préparations, comme le font les aînées, et à accompagner de prières la fabrication des remèdes. Pourtant, leur pratique religieuse n’est plus celle de leurs mères. Comme bien des gens de leur génération ailleurs au Québec, elles fréquentent l’église essentiellement pour les grandes occasions, tels les baptêmes, les mariages et les funérailles.

Limites et contraintes

Organiser des séjours en forêt dans le respect des principes d’innu-aitun représentait un défi dans le contexte d’un grand chantier hydroélectrique. À titre de maître-d’oeuvre du projet de la Romaine, Hydro-Québec est responsable de la sécurité des travailleurs, même à l’extérieur des zones de travaux. L’entreprise devait donc assurer la sécurité de toute l’équipe du projet Natukuna : les cueilleuses, les aides de campement et la conseillère en environnement. Or, certaines règles de santé-sécurité n’étaient pas compatibles avec les pratiques d’innu-aitun. L’entreprise a également ses propres règles concernant les déplacements en embarcation, le travail en milieu isolé et les installations sanitaires (toilettes, douches et cuisine) qui doivent être fournies aux travailleurs pour des séjours prolongés. La conseillère en environnement et son unité ont dû sensibiliser plusieurs responsables d’Hydro-Québec à la culture innue et aux pratiques des Ekuanitshiunnuat. Les discussions à ce sujet ont été nombreuses. Finalement, les cueilleuses et les aides de campement ont dû s’engager à respecter certaines règles de sécurité, par exemple le port de gilets de sauvetage homologués et la présence d’un extincteur au campement. Conscients des responsabilités de la société d’État, les Innus ont accepté ces contraintes, qu’ils ont toutefois interprétées comme une difficulté de l’entreprise à comprendre innu-aitun, voire même comme une insulte à leur mode de vie.

De plus, Hydro-Québec évalue habituellement le succès de ses mesures d’atténuation à l’aide d’indicateurs de performance quantitatifs. Suivant cette approche, la quantité de plantes cueillies aurait pu servir d’indicateur de performance pour le projet Natukuna. Or, cet enjeu n’avait pas d’importance particulière pour les cueilleuses. Bien sûr, elles étaient là pour récolter des plantes médicinales, mais « être en forêt et à l’écoute de la forêt » leur paraissait tout aussi important. D’où leur état de disponibilité pendant les séjours de cueillette. C’est ce qui explique, par exemple, que les aides de campement aient abattu un jeune orignal en 2013. Comme Ekuanitshit était l’hôte du rassemblement annuel des aînés innus, les aides de campement ont décidé de tuer la bête afin de donner de la viande sauvage aux organisateurs de l’événement. Le respect des aînés et le devoir d’hospitalité ayant la primauté sur la récolte de plantes médicinales, toute l’équipe s’est mobilisée pour débiter, sécher et fumer la viande.

Le projet Natukuna a mis en évidence les perceptions différentes du projet hydroélectrique entre Hydro-Québec et les Innus. Pour l’entreprise il s’agit d’un apport économique important pour la province, alors que, pour la communauté, le projet soulève un inconfort moral douloureux. Cet inconfort se compare au malaise que des citadins peuvent éprouver devant la démolition d’un bâtiment patrimonial ou d’un lieu de culte, par exemple une bibliothèque ou une église (Turner 2005). Dans le cours du projet Natukuna, on a senti que les membres de l’équipe de cueillette vivaient le deuil de la rivière Romaine. Dans le secteur de la Romaine-1, les cueilleuses sont allées se recueillir devant les chutes situées au nord du campement. Dans le secteur de la Romaine-4, elles ont marché le portage kanishuashteshiti (« l’endroit où il y a deux petites choses ») pour faire leurs adieux à des lieux destinés à l’ennoiement. La démarche était chargée d’une signification personnelle pour l’une des aînées, Julie Mollen, qui a passé une partie de sa jeunesse dans ce secteur. Elle a d’ailleurs partagé de nombreux souvenirs de cette époque avec les membres de l’équipe. En 2013, on la voyait souvent en contemplation devant la rivière.

D’autres contraintes ont pesé sur le projet Natukuna. D’abord, on ne pouvait évidemment pas cueillir toutes les plantes médicinales destinées à être ennoyées. Par définition, la cueillette de plantes médicinales exige temps et patience. Une semaine de travail donne une récolte très modeste et, au final, une toute petite quantité de remèdes. La savoyane (uishakashkamiku), par exemple, est une plante minuscule (ses feuilles mesurent à peine 1 cm), très difficile à repérer dans un couvert forestier dense, surtout en l’absence de fleurs. Une fois qu’on l’a trouvée, il faut creuser la terre avec beaucoup de délicatesse pour dégager les racines, qui sont très fragiles. Ainsi, en 2011, cinq personnes qui travaillaient pendant une heure n’arrivaient pas à récolter suffisamment de racines pour remplir un sac d’épicerie. Mentionnons par ailleurs que des conditions météorologiques particulièrement mauvaises ont limité les sorties en forêt.

Enfin, certains membres de l’équipe de cueilleuses étaient affectés par des maladies chroniques, à l’instar d’une forte proportion de la population autochtone. Le diabète, par exemple, touche plus de 18 % de la population d’Ekuanitshit (Alliance Environnement 2008). Les problèmes liés à l’asthme et à l’obésité sont également préoccupants dans la communauté. Certaines cueilleuses avaient du mal à se déplacer et devaient faire des pauses fréquentes, ce qui limitait les distances parcourues chaque jour.

Conclusion

Sur les quatre années qu’a duré le projet Natukuna, seize espèces de plantes médicinales ont été cueillies : cinq dans le secteur de la Romaine-4 et treize dans le secteur de la Romaine-1. Le projet a aussi permis d’identifier les plantes cueillies et de documenter les techniques de cueillette, ainsi que le traitement préliminaire des plantes (triage, séchage, préparation pour le transport, etc.). Pour les plus jeunes, il s’est également avéré être une occasion additionnelle pour mieux comprendre l’habitat des plantes. Un habitat qu’elles considéraient comme nonpollué, puisque les secteurs de la Romaine-1 et de la Romaine-4 étaient des milieux isolés où peu d’agents extérieurs ont pu modifier l’environnement naturel. Les plantes étaient donc disponibles en plus grande quantité qu’à proximité de la communauté et leur qualité était supérieure. Ce fut également pour les aînées l’occasion de rappeler aux plus jeunes que toutes les plantes ont des propriétés thérapeutiques, même si seules les plantes qui étaient nécessaires aux besoins de la communauté ont été cueillies.

Les femmes ont aussi pu partager des moments d’intimité au fil de ces séjours, les femmes écoutant les récits des aînées. Des récits qui touchaient tant les plantes médicinales que la vie en territoire ou, même, l’éducation des enfants.

Ces séjours en forêt ont également été l’occasion pour ces femmes de revoir le territoire avant son ennoiement et de pouvoir débuter leur deuil de l’endroit. Malgré le regret qui les habite de voir le territoire connu ainsi transformé, les séjours étaient pour elles une expérience privilégiée puisque peu de membres de la communauté pourront vivre leur deuil du territoire de cette façon.

À l’heure du bilan, les cueilleuses ont déclaré qu’elles répéteraient l’expérience si c’était à refaire, mais elles feraient toutefois trois changements. Premièrement, elles aimeraient allonger la durée des séjours à un mois pour cueillir davantage de plantes. Deuxièmement, elles emmèneraient une cuisinière, ce qui leur permettrait de consacrer plus de temps à la cueillette. Troisièmement, elles souhaiteraient emmener aussi leurs enfants afin de leur transmettre leur savoir botanique sur le terrain. Toutefois, bien que ces demandes soient légitimes dans un contexte autochtone, elles soulèvent des difficultés considérables du point de vue d’Hydro-Québec. Entre autres, étant donné les règles de santé-sécurité qui s’appliquent au travail en région éloignée, il serait difficile, voire impossible, d’organiser des séjours aussi longs et d’autoriser la présence d’enfants. Malgré cela, les représentants d’Hydro-Québec qui ont participé à ce projet à l’interne seraient disposés à répéter l’expérience, tout en sachant qu’une mesure d’atténuation faisant autant de place aux pratiques d’innu-aitun risquerait de se heurter à des obstacles infranchissables sur le plan de la réglementation et du contexte économique actuel.

En plus des activités de cueillette, des activités connexes ont été réalisées, telles qu’une participation au 17e colloque international du Secrétariat international francophone pour l’évaluation environnementale, une visite du Jardin des Premières Nations au Jardin botanique de Montréal, la visite de sites de fouilles archéologiques, la participation de la coordonnatrice d’Innu-Natukuna au suivi des plantes rares effectué par Hydro-Québec et la collaboration à un tournage vidéo pour la Maison de la culture de Mingan lors du dernier séjour de cueillette.

Les données ethnographiques recueillies au fil des séjours laissent entrevoir diverses pistes de recherche concernant les végétaux et la transmission des savoirs botaniques. Des sujets comme la conception innue du végétal et l’évolution des modes de transmission des savoirs demeurent largement inexplorés.