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Introduction

À partir d’une recherche en éducation mathématique, cet article veut amorcer une réflexion sur la phénoménologie et sur l’approche phénoménologique en sciences humaines, ainsi que sur les modalités de recherche que cette dernière convoque. Dans cette perspective, nous tâcherons de documenter le déploiement d’une telle approche et de décrire les outils d’ordre méthodologique qui ont été développés dans le cadre d’une étude portant sur la formation à l’enseignement des mathématiques.

Contexte de l’étude

Depuis les années 80, de nombreux chercheurs se sont penchés sur le rôle et le potentiel de l’histoire des mathématiques pour la formation des enseignants de mathématiques. Évelyne Barbin (1997, 2006) a développé une idée devenue récurrente dans ce champ de recherche, celle du « dépaysement épistémologique ». Selon elle, introduire l’histoire des mathématiques en classe remplace l’habituel par l’inusité et bouscule les perspectives coutumières des étudiants sur l’activité mathématique. Elle souligne que « l’histoire des mathématiques, et c’est peut-être son principal attrait, a la vertu de nous permettre de nous étonner de ce qui va de soi » (Barbin, 1997, p. 21). À travers l’histoire des mathématiques, les futurs enseignants seraient amenés à remettre en question leurs conceptions et expériences associées aux mathématiques grâce à la rencontre avec des manières différentes de faire et d’être en mathématiques au gré des époques et des cultures. Comme cela survient lorsqu’une personne se trouve en contexte étranger, après une phase de confusion et de perplexité, des tentatives de reconstruction de sens émergent.

Pensé notamment en articulation à des activités de lecture de textes historiques (voir Barbin, 1997, 2006; Fried, 2007; Jahnke et al., 2000), ce phénomène du dépaysement épistémologique impliquerait que l’histoire des mathématiques nous frappe et nous étonne en raison de la diversité des mathématiques à travers les cultures et l’histoire des sociétés, suscitant ainsi de nombreuses réflexions quant à la forme, à la nature et à l’usage des objets mathématiques chez les apprenants. Sans exclure le développement des compréhensions mathématiques que l’histoire peut jouer dans la formation des enseignants, le dépaysement épistémologique impliquerait avant tout la mise en évidence de la dimension foncièrement historico-culturelle des mathématiques et le développement conséquent d’un regard critique sur les aspects épistémologiques de la discipline.

Évelyne Barbin est une historienne des sciences. Ses travaux peuvent être rapprochés de la tradition de l’épistémologie historique qui présente comme figures majeures les philosophes d’inspiration phénoménologique comme Gaston Bachelard, George Canguilhem, Alexandre Koyré et Jean Cavaillès. Les penseurs de cette tradition défendent un certain rationalisme non positiviste et développent une réflexion sur la raison « dans son historicité ». Leur épistémologie est ainsi dite « historique », orientant leurs réflexions sur les manières dont les choses ont fait problème dans l’histoire. Sensibles aux dimensions sociales, culturelles et historiques du savoir et intéressés par les rapprochements possibles entre arts, cultures et sciences, ces auteurs cherchent, dans un style à la fois historique, phénoménologique et critique, à mettre en évidence la valeur profondément humaine de la science. Ils en examinent son développement historique concret, ainsi que celui de ses problèmes, de ses orientations et de ses méthodes, au regard des mutations sociétales et politiques, tout en rappelant et en réhabilitant la dimension phénoménologique[1] de tout geste protoscientifique.

À l’aune de cette perspective, le phénomène du dépaysement épistémologique recèlerait une fonction phénoménologique et critique dans le cadre de la formation à l’enseignement des mathématiques. Ces fonctions trouveraient leur point de tension dans l’affrontement avec l’histoire des sciences et des techniques, et avec les philosophies objectivistes, qui sont restées ancrées dans le naturalisme et l’universalisme scientifique. Le dépaysement épistémologique serait alors une expérience d’apprentissage fondatrice constituée d’expériences affectives importantes associées à la rencontre de formes insolites d’objets et d’activités mathématiques à travers l’histoire de la discipline qui révèlent à la fois l’historicité des mathématiques et leur caractère culturel.

Il s’agit donc de donner à voir et à vivre des manières de penser et d’agir en mathématiques qui sont très éloignées de celles qui sont usuelles, pour une invitation à l’introspection et à la prise de conscience de ses propres ancrages épistémologiques et historiques (voir Fried, 2007). Par ailleurs, au Québec, dans son document d’orientation pour la formation des enseignants, le ministère de l’Éducation souligne que l’enseignant du secondaire doit « agir en tant que professionnelle ou professionnel cultivé, à la fois interprète, médiateur et critique d’éléments de culture dans l’exercice de ses fonctions » (MEQ, 2020, p. 47). Il s’agit de l’une des deux compétences fondatrices soulignées par le Ministère.

En ce qui concerne la recherche, les discours théoriques sur le sujet sont nombreux (voir Jahnke et al., 2000) et des besoins se font sentir pour des recherches qui donneraient la voix aux acteurs des milieux de pratique (voir Clark et al., 2016). En effet, ces considérations théoriques n’avaient, à ce jour, jamais fait l’objet d’une étude de terrain permettant d’en explorer le potentiel pour la formation des enseignants de mathématiques.

Objectif de l’étude

Intéressée par l’importante portée éducative de ce phénomène du dépaysement épistémologique dans le contexte de la formation à l’enseignement des mathématiques, notre étude s’est donné pour objectif de décrire le dépaysement épistémologique vécu par les futurs enseignants de mathématiques du secondaire dans le cadre d’activités de lecture de textes historiques.

Fondements et approche

Nous discuterons ici plus longuement d’éléments d’ordre méthodologique, car, comme nous l’avons souligné en introduction, l’objectif de cet article est de décrire notre approche et de documenter son déploiement.

Dans le contexte de cette étude, le besoin d’expliciter le sens de l’expérience des apprenants et l’accent mis sur le vécu de l’individu dans la description du dépaysement épistémologique nous ont suggéré d’opter pour une approche phénoménologique (Giorgi, 1975, 1997; Meyor, 2007; Van Manen, 1990, 1994). Celle-ci puise ses racines dans le courant philosophique de la phénoménologie. Essentiellement descriptive et compréhensive, elle met l’accent sur « le vécu de l’individu et sur l’expérience subjective » (Anadón, 2006, p. 19). Une recherche proprement phénoménologique conteste l’essence des phénomènes et tente de mettre en lumière les structures significatives internes au monde vécu (Van Manen, 1994). Autrement dit, le chercheur phénoménologue cherche à restituer la manière dont les choses se donnent à lui dans une modalité originaire. Il ne s’agit pas d’atteindre la « chose en soi », mais d’engager un travail de conversion du regard, lequel se pose dorénavant sur la manière dont notre conscience, en vertu de son caractère intentionnel, se noue au monde phénoménal.

Or, le concept de dépaysement épistémologique tel que développé dans la littérature revêt un aspect à la fois affectif et cognitif. En effet, il est question d’un véritable « choc culturel » et de « malaise épistémologique » dans la rencontre avec une forme de culture mathématique étrangère (Barbin, 2006). Dès lors, il nous est apparu essentiel de décrire le phénomène à partir de ce qui est ressenti et compris par les futurs enseignants lors de l’étude de l’histoire des mathématiques. L’approche phénoménologique nous est donc apparue susceptible de nous fournir une telle description. Comme nous en discuterons plus profondément dans les prochaines sections, l’approche phénoménologique implique, pour le chercheur, d’adopter une attitude d’accueil et d’ouverture envers les participants et leur accorde une certaine liberté en tâchant de laisser le plus longtemps possible dans l’indécision l’établissement de la signification de leur expérience. Ces éléments nous sont apparus déterminants dans l’idée de décrire finement le phénomène de dépaysement épistémologique en évitant un produit réifié, réducteur ou stérile. Ce regard porté par une approche phénoménologique répondait à notre besoin de décrire finement « ce qui se passe » plutôt que les « retombées » de l’étude de l’histoire des mathématiques, et ce, à partir d’un regard « exploratoire » plutôt que « confirmatoire » ou « infirmatoire ». L’exploration des fondements philosophiques de cette approche et des apports importants qu’elle a pu amener en sciences humaines permettra de mieux comprendre la justification de ce choix d’ordre méthodologique.

Les fondements philosophiques

Sous l’impulsion du philosophe Edmond Husserl (1913/1998), fondateur de la phénoménologie, est survenue une réhabilitation de la dimension affective et sensible de la nature humaine, laquelle ne se trouve plus en porte à faux avec la rationalité quant à l’élaboration du savoir. La phénoménologie place le sujet, et l’affectivité qui enracine celui-ci dans le monde, au fondement de toute science. En particulier, elle envisage le sujet au moyen du concept d’intentionnalité, d’où la devise qui caractérise l’oeuvre de Husserl : « toute conscience est conscience de quelque chose » (cité dans Meyor, 2007, p. 104), qui définit la relation sujet-monde. Selon Meyor :

[L’intentionnalité] rend compte du lien structurel qui noue le sujet au monde : sujet et monde ne sont plus deux entités différentes qui existent sur des registres isolés l’un de l’autre et dont la mise en relation pose problème, ils existent et sont liés sur la base commune de la visée intentionnelle et de la signification

2007, p. 104

Le sujet tel que le perçoit la phénoménologie n’est donc pas le sujet rationnel qui pense et formule la science, mais celui qui vit le monde et qui en fait l’expérience dans sa quotidienneté, ce qui inclut toute la texture, l’épaisseur et la densité que cette expérience comporte.

Il faut ici entendre cette relation intentionnelle en évitant toute référence psychologique, sociologique ou anthropologique. Il s’agit d’un postulat essentiellement philosophique quant à l’homme et à son pouvoir de connaissance, lequel procure un fondement à toute forme d’interrogations philosophiques, notamment la question de la conscience. Or, si l’intentionnalité est un concept proprement philosophique, la visée intentionnelle a comme objet des choses aux thématiques et aux modes de donation divers que le phénoménologue tente d’élucider.

C’est cette corrélation préalable, soit l’éclatement de la conscience dans le monde, d’emblée conscience d’autre chose que soi, qui vient se présenter comme la grande idée de la phénoménologie husserlienne. Au fond, le constat husserlien est simplement qu’il n’y a pas de conscience pure, elle est essentiellement nouée à quelque chose.

Or, ce qui intéresse le phénoménologue est de décrire comment les choses se donnent, d’élucider « le mode originaire de donation des phénomènes » (Meyor, 2007, p. 105). Il cherche à décrire les phénomènes du réel tels qu’ils se donnent à la conscience (postulat de l’intentionnalité) et, pour ce faire, il doit abandonner l’attitude naturelle adoptée envers les choses. Plus précisément, il doit amorcer une suspension des « engagements implicitement pris depuis toujours à l’égard des choses […] pour parvenir à une conscience pure et thématique des modes d’être, afin que se donnent à connaître divers types de choses » (De Monticelli, 2000, p. 52). Cette opération est appelée la réduction phénoménologique ou épochè, mot grec qui signifie « brisure » ou « arrêt ». En d’autres termes, il s’agit de la mise entre parenthèses des présupposés scientifiques, des croyances, des jugements de valeur et de toutes formes d’a priori, afin d’accueillir et de décrire le phénomène tel qu’il se présente à la conscience sensible. C’est cette réduction qui doit permettre au phénoménologue de s’orienter vers « la chose même ».

Cela dit, l’être du phénomène intentionnel n’est pas « chosique ». Comment préserver alors sa transcendance spécifique sans retomber dans l’idéalisme transcendantal? Autrement dit, comment peut-on conserver le style eidétique de la phénoménologie (recherche de structures essentielles) sans réduire la réalité à ce qu’on pourrait appeler de l’« intelligible »? Sartre (1943/1990) soulignait, en ce sens, que Husserl n’aurait pas su, d’une certaine façon, dépasser Kant. Comme celle de Sartre, les nombreuses questions philosophiques que soulèvera l’oeuvre de Husserl vont contribuer à la très forte division du courant phénoménologique.

Pour Martin Heidegger, élève, assistant et héritier de Husserl, toute compréhension s’élève sur le fond de certaines appréhensions, sur le fond d’un déjà-là. C’est l’idée d’une « compréhension préontologique » (Heidegger, 1927/1986). Il souligne que nous sommes des êtres historiques qui habitent le monde, et le langage, qui nous préexiste, est la « maison de l’être ». C’est pourquoi la notion de Culture prendra avec Heidegger une place prépondérante dans la phénoménologie. Pour Heidegger, comprendre c’est « pouvoir » quelque chose, et, comme le dit Grondin, « ce qui est pu dans ce pouvoir c’est toujours une possibilité de soi-même, un se-comprendre » (2011, p. 36), c’est-à-dire un pouvoir d’autorévélation fondamental pensé comme un état d’ouverture au sein duquel se situe l’être humain. La tâche de la phénoménologie en est maintenant une de rappel, car il faut s’attaquer à un double oubli, celui de soi-même et de sa finitude. La phénoménologie devient ici un projet de compréhension de l’être, une route vers ce que Heidegger appelle l’authenticité. Ses réflexions sur la compréhension, l’interprétation et le langage vont mener à des développements importants du côté de la philosophie existentialiste, mais surtout du côté de l’herméneutique. En effet, de ses analyses du Dasein (l’être-là), Heidegger décèlera que l’existence est, d’une certaine façon, elle-même herméneutique. C’est ce que certains appelleront le tournant herméneutique de la phénoménologie.

Globalement, les reprises heideggeriennes (et aussi merleau-pontiennes) de la phénoménologie vont radicaliser le pôle transcendantal de l’intentionnalité jusqu’à libérer la transcendance de toute immanence. Elles donnent la priorité au Monde sur la Subjectivité. Chez Husserl, « c’est la subjectivité, en tant qu’elle est précisément transcendantale, c’est-à-dire lieu de bouclage et de récupération en une immanence à soi, qui a le dernier mot » (Sebbah, 2004, p. 172).

L’oeuvre de Husserl en est une fragmentée, non résolue et arborescente. Ses héritiers immédiats tels Martin Heidegger, Hannah Arendt, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas et Jean-Paul Sartre, ainsi que ceux plus tardifs comme Paul Ricoeur, Hans-Georg Gadamer, Jacques Derrida, Michel Henry et Jean-Luc Marion, ont témoigné à la fois de son étonnante richesse et de son extrême éclatement. Durant tout le 20e siècle, elle aura été un courant philosophique dominant dont le style d’analyse teinte encore aujourd’hui la pensée de nombreux scientifiques, littéraires, artistes et philosophes.

L’approche phénoménologique en sciences humaines

À la fin des années 70, ce courant philosophique a débouché sur le développement d’approches dites phénoménologiques en sciences humaines, notamment en psychologie, autour principalement d’Amedeo Giorgi (1975, 1997), et en éducation, dont la figure de tête est Max Van Manen (1990, 1994).

Les travaux du psychologue Amedeo Giorgi de l’Université Duquesne aux États-Unis ont contribué à l’élaboration d’une « méthode » phénoménologique admise comme « scientifique » dans la communauté des psychologues. Dans le cadre giorgien, l’investigation des phénomènes se suffit du premier mouvement de la réduction, soit la réduction phénoménologique, c’est-à-dire l’épochè. Mentionnons que la rigidité du processus d’analyse des données est sujette à des débats virulents. En effet, pour plusieurs, dont Van Manen, la méthode sous-tend un arrière-plan « positiviste », proposant une manière de faire de la recherche toute faite, sorte de méthodologie formatée qui semble à l’opposé de l’attitude d’ouverture radicale propre à l’analyse phénoménologique.

Cette méthode, présentée parfois en cinq et parfois en six étapes, reprise notamment au Québec par Deschamps (1987, 1993) et Lamarre (2004), constitue couramment, par son étiquette scientifique, la porte d’entrée à la phénoménologie dans les sciences humaines en général (voir Meyor, 2007). Les étapes, généralement énoncées, sont : 1) obtenir des descriptions spécifiques du phénomène considéré à partir de la collecte et de la transcription de données. 2) Pour chacune d’entre elles, tirer un sens général de l’ensemble de la description, c’est-à-dire rapidement prendre connaissance du récit du participant, se familiariser avec le langage utilisé et établir une idée large de la description. 3) Identifier les « unités de sens » qui émergent de la description, à savoir les « constituants qui déterminent le contexte du phénomène exploré et dont les sens demeurent inhérents à ce contexte » (Deschamps, 1993, p. 65). Concrètement, on cherche à diviser la description (souvent un verbatim ou un texte écrit) en courts passages qui semblent présenter une unité de sens. 4) Approfondir le sens de ces unités de sens en leur attribuant une catégorie spécifique, soit les « exprimer en termes éloquents qui rendent compte de la maturité des unités de sens dans le processus d’analyse » (Deschamps, 1993, p. 67). 5) Établir la description spécifique (du participant) du phénomène. Ici, le chercheur doit tenir compte de tout ce qui s’est dit dans le contexte où l’unité de sens est rapportée. Il doit faire usage de « la variation imaginative, c’est-à-dire prendre appui sur l’expérience originaire du fait tel qu’elle lui est livrée » (Deschamps, 1993, p. 69). Il s’agit d’une phase de recherche où le concept de réduction phénoménologique et la disposition particulière du chercheur phénoménologue entrent fortement en ligne de compte. 6) Établir la description essentielle du phénomène à partir d’une synthèse des descriptions spécifiques.

Quant à Max Van Manen, chercheur en éducation de l’Université d’Edmonton, la démarche qu’il propose apparaît moins systématique ou directive. Inspiré par la tradition phénoménologico-herméneutique, autour notamment de la pensée de Heidegger et Merleau-Ponty, il établit plutôt les grandes lignes directrices et les thèmes qui lui apparaissent essentiels pour une recherche qui souhaite mettre à profit la phénoménologie. Sa réflexion reste large et n’aboutit à aucune forme de prescriptions méthodologiques ni prétention à la scientificité. Ses sujets de prédilection sont : l’orientation vers le phénomène par l’exploration de l’expérience vécue, l’investigation de l’existence, la réflexion phénoménologique et l’écriture phénoménologique (Van Manen, 1994).

Cela dit, qu’ils soient de la tradition eidétique ou herméneutique, on peut souligner que les différents penseurs s’entendent tout de même sur le fait que le questionnement du chercheur phénoménologue vise essentiellement à cerner la manière dont une expérience de vie a été ressentie et comprise par celui ou celle qui l’a vécue. Une telle recherche consiste donc à explorer comment l’être humain existe dans et par sa relation avec le monde. Dès lors, on ne se limite pas aux faits qui déterminent qu’une expérience se décline sous tels ou tels aspects, dans une démarche heuristique aux visées totalisantes, mais plutôt d’« élucider à quoi ressemble cette expérience pour la personne qui la vit et de saisir son incidence sur sa manière d’être pendant et après l’avoir vécue » (Lamarre, 2004, p. 24).

Dans l’introduction d’un numéro thématique de la revue Recherches qualitatives, Meyor, Lamarre et Thiboutot (2005) donnent plusieurs exemples de recherches en sciences humaines qui ont été menées au Québec et qui présentent une approche phénoménologique. En éducation, ils soulignent les travaux d’Anne-Marie Lamarre (2004) qui montrent comment la structure fondamentale de l’existence, issue de la pensée de Heidegger sur la conception de l’être, a permis de mieux comprendre la manière dont se manifeste l’expérience de la première année d’enseignement chez des enseignantes débutantes. À partir des témoignages de cinq enseignantes, la chercheuse a pu dégager une description essentielle de l’expérience de l’enseignante novice au primaire.

Cette approche ne constitue aucunement une « méthodologie » de recherche en elle-même. Elle serait plutôt une disposition de recherche particulière et fournirait un certain regard au chercheur en recherche qualitative. Comme développé plus haut, ce regard du chercheur phénoménologue se démarque lorsqu’il se pose sur les participants de l’étude. En effet, l’approche phénoménologique sous-tend une certaine réhabilitation du sujet à qui l’on consent dans cette perspective « une reconnaissance de droit » (Meyor, 2007, p. 105). On saisit alors toute la différence entre le sujet pensé et formalisé par la science et le sujet en acte dans la réalité et la concrétude de son expérience.

Ainsi, les mises en garde sont clairement établies : la phénoménologie n’est pas une méthodologie fournissant des grilles de lecture, des outils d’interprétation, etc. « La méthodologie s’apparente au sens étymologique contenu dans le mot metodos, qui signifie chemin ou route. Elle est le chemin à parcourir soi-même comme chercheur vivant le phénomène » (Meyor, 2007, p. 112). En fonction de l’objet de recherche et de la posture épistémologique du chercheur, ce regard phénoménologique pourra « contribuer à expliciter des phénomènes humains à la lumière des concepts tels l’existence, l’être-au-monde, l’historicité, la disposition affective, la compréhension, le discours et le processus dialectique » (Meyor et al., 2005, p. 3). L’approche phénoménologique laisse donc, en quelque sorte, une grande place à l’invention méthodologique et ne prescrit aucunement de devis précis de recherche.

Dans ce sens, nous comprenons l’approche phénoménologique comme un style d’analyse axé sur la description de l’expérience vécue par le participant. Ce dernier est perçu dans son existence concrète plutôt que classiquement par le prisme d’une position scientifique explicative, opérant par mesure, dans une perspective apriorique. De plus, elle s’ancre dans des manières d’être en recherche propres à la tradition phénoménologique, tout en s’appuyant sur les résultats de cette dernière.

Comme le rapportent de nombreux chercheurs animés par la tradition phénoménologique en recherche (par exemple, Meyor, Lamarre, Van Manen, Deschamps, Thiboutot et Balleux), l’utilisation de tout type de grille d’analyse ou de procédure a priori déterminées constituerait une antinomie dans une telle approche. C’est une manière de faire de la recherche qui se caractérise par la nécessité de se rapprocher le plus possible de l’objet de l’étude en étant attentif à toutes les dimensions du problème de recherche et du contexte de l’étude. Elle demande de faire preuve de créativité sur le plan méthodologique pour élaborer des appareillages de collecte et d’analyse, ainsi que des outils intellectuels nécessaires et pertinents.

Positionnement phénoménologique et orientation de la démarche méthodologique

Toute recherche proprement phénoménologique doit offrir une réflexion et un positionnement sur le sujet et l’affectivité. Le chercheur phénoménologue accepte de s’ouvrir d’emblée à la complexité d’un phénomène et rend compte de la subjectivité de façon problématique et approfondie (Meyor, 2007). Le positionnement du chercheur n’a pas à se maintenir tout au long de la recherche, la question du sujet et de son expérience reste ouverte.

Notre position dans la phénoménologie s’inspire des travaux de deux philosophes importants : Mikhaïl Bakhtine (1929/1977, 1986/2003) et Emmanuel Levinas (1971/2010, 1979/2001). Leurs discours présentent une grande radicalité quant à leur façon de penser la subjectivité humaine et la manière dont celle-ci s’insère dans le monde social et culturel. Cette radicalité réside, à notre avis, dans leur manière de penser la vie humaine dans son aspect foncièrement social et culturel, bousculant au passage la perspective d’un sujet isolé, rationnel et souverain, un sujet autorégulé et autoéquilibrant, déterminé dans ses pouvoirs et son devenir. C’est-à-dire un sujet replié dans un Moi dont la perméabilité se règle aux détours de processus internes (input/output) et de pouvoirs adaptatifs déjà là et qui se place dans une relation d’adversité face au réel. Le sujet est plutôt considéré comme une entité dynamique, corporelle, créative et mouvante, jetée dans un monde qui lui exige réponse. Ces auteurs s’efforcent de formuler une phénoménologie de « l’acte pratique », une phénoménologie qui se concentre sur nos activités d’êtres corporels dans un monde qui préexiste aux constructions abstraites. Nous verrons dans les sections suivantes comment certaines notions et avancées philosophiques clés de ces auteurs ont appuyé nos analyses phénoménologiques.

Plus concrètement, ce positionnement nous a amené à décider que la description phénoménologique du dépaysement épistémologique proposée prendrait la forme d’une narration polyphonique. L’idée de l’écriture d’une narration polyphonique nous est apparue avec le besoin de rendre compte de la multiplicité des vécus du dépaysement épistémologique. Une multiplicité qui ne cherche pas à présenter côte à côte les vécus de chacun des participants, mais à offrir véritablement le « monde en commun » (Arendt, 1961/1989) qui a émergé lors des activités de lecture, monde en commun pouvant prendre des directions inattendues, enchevêtrées et tissées d’éléments descriptifs qui se répondent et se font écho. Il s’agissait aussi de répondre au besoin de rendre compte de notre propre voix à travers celles des participants, de même que de celles des mathématiciens du passé qui, comme nous en discuterons, ont été convoquées lors des lectures de textes historiques, et de restituer l’ensemble de ces voix et manières d’être dans leurs interactions dialogiques. Avec Levinas et Bakhtine, tout mouvement de conscience est en lui-même dialogique, pénétré par et en dialogue avec ceux des autres. Il ne peut donc être abordé en dehors des mouvements de conscience auxquels il répond, et qu’il permet en guise de réponse. Or, il nous est apparu que la narration polyphonique, en tant qu’outil méthodologique, pouvait fournir une description pouvant répondre, d’une part, à cette réflexion sur le sujet et, d’autre part, aux exigences propres à l’approche phénoménologique en sciences humaines qui cherche à garder concrète et vivante la subjectivité des participants.

En somme, notre démarche phénoménologique a porté un regard exploratoire sur notre objet de recherche et nous a convié à adopter une attitude d’ouverture à l’endroit des participants, lesquels sont perçus dans leur existence concrète, ainsi qu’en ce qui concerne le déroulement de la recherche qui a conservé un aspect indéterminé et ouvert sur le plan méthodologique. Sans rejeter la « méthodologie » de Giorgi ni les réflexions sur l’écriture phénoménologique de Van Manen, notre étude s’en est inspiré pour mieux structurer les phases d’analyse. À l’instar de Levinas qui, dans toute son oeuvre, fera dialoguer Husserl et Heidegger à travers la notion d’être-avec-autrui, la démarche phénoménologique déployée pour cette recherche tente de se frayer un chemin dans cette veine, et pour son propre compte, entre le cadre systématique de Giorgi et les ouvertures littéraires de Van Manen.

Contexte et éléments de méthode

Dans cette section, nous tâcherons de décrire le contexte de recherche dans lequel ce positionnement en phénoménologie s’est opérationnalisé. Nous présenterons les sources des données de l’étude et la collecte effectuée.

Sources de données

Après obtention du certificat éthique auprès des instances de l’Université du Québec à Montréal, le recrutement des participants a été fait parmi les étudiants inscrits à un cours d’histoire des mathématiques offert dans le cadre du programme de Baccalauréat en enseignement au secondaire (mathématiques). Compte tenu de la profondeur des analyses que suppose notre approche, entre quatre et six participants étaient escomptés en vue de rendre possible l’élaboration de la description du phénomène à partir d’un nombre raisonnable de descriptions spécifiques (Deschamps, 1993). Deux hommes et quatre femmes ont été recrutés sur une base volontaire. Inscrits à temps plein au programme, ils avaient tous autour de 25 ans et ne faisaient pas partie de minorités visibles.

Assurée par un professeur expérimenté, chacune des séances de cours était partagée en deux parties de 75 minutes. La première partie portait sur l’évolution des mathématiques en Occident avec le souci de créer des liens entre le développement des mathématiques et l’histoire des sociétés. Dans la seconde partie, des activités de lecture de textes historiques étaient mises en oeuvre. Sept activités ont été élaborées. Elles portaient sur les écrits de mathématiciens (A’hmosè, Euclide, Archimède, al-Khwarizmi, Chuquet, Roberval, Fermat) associés aux différentes époques étudiées et comportaient une phase de présentation du texte, de lecture individuelle et de retour en grand groupe.

La lecture de textes historiques serait l’approche à privilégier afin de susciter un dépaysement épistémologique chez les étudiants (voir Barbin, 1997, 2006; Fried, 2007, 2008; Jahnke et al., 2000). Suivant les recommandations de Fried (2007, 2008), les lectures ont été menées en articulant constamment deux pôles : un pôle « traductif », visant essentiellement à extirper et à travailler les mathématiques que convoquaient les textes, et un second plus « interprétatif », cherchant à mieux comprendre l’auteur en lui réservant un accueil qui ne le déracinait pas de son contexte mathématique, sociohistorique et culturel.

Collecte des données

Trois phases de collecte de données ont été effectuées : des captations vidéo des activités de classe, des entretiens individuels menés à la fin de la session d’étude et un entretien de groupe mené à la suite des entretiens individuels. Les bandes vidéo ainsi que les transcriptions écrites des entretiens individuels et de l’entretien de groupe ont constitué les données de l’étude.

Plus précisément, deux caméras ont ciblé le travail des équipes (deux ou trois participants) lors des activités de lecture. Les entretiens individuels ont duré environ 75 minutes et ont porté sur trois thèmes : leur expérience générale du cours, leur expérience des activités de lecture de textes historiques et leur expérience du dépaysement épistémologique. Le protocole d’entretien phénoménologique comportait un nombre restreint de questions larges et ouvertes insistant sur l’explicitation du vécu, du ressenti ou de l’éprouvé. Ces entretiens ont été menés avec le souci de répondre aux exigences phénoménologiques qui sont celles de rester au plus près de l’expérience intime du participant, de garder une certaine instance d’indécision quant aux vécus rapportés et de soutenir une prise de conscience graduelle par différents types de verbalisation : descriptive, conceptuelle ou imaginaire (voir Vermesch, 2014). Filmé en plan large, l’entretien de groupe a été effectué avec les six participants deux semaines après la fin des entretiens individuels et a duré environ 90 minutes. Les thèmes abordés lors des entretiens individuels ont été repris avec l’objectif d’amener les participants à partager leurs vécus, expériences et compréhensions. La consigne était de ne pas nécessairement chercher le consensus, mais plutôt de peaufiner la description de son expérience à travers l’écoute de celle des autres.

Traitement et analyse des données

Dans cette section, nous tâcherons de décrire comment notre positionnement en phénoménologie s’est déployé dans le cadre du traitement et de l’analyse des données. Les données de l’étude (les captations vidéo, les entretiens individuels et l’entretien de groupe) ont été traitées et analysées à la fin de la collecte.

Traitement et analyse des captations vidéo

L’analyse des captations vidéo visait à rendre compte de la manière dont les activités affectent les apprenants et à obtenir « sur-le-champ » des éléments descriptifs (dialogues, gestes ou expressions) du dépaysement épistémologique. Un visionnement attentif séance par séance et équipe par équipe a été fait et un texte descriptif était parallèlement produit pour chacune des équipes, et ce, pour chaque activité de lecture. Des captures d’écran y ont été incluses, afin de mettre en évidence, sous forme de petits tableaux, les moments de rencontre entre les participants et les textes.

Les Figures 1 et 2 montrent l’un de ces moments. Katia entreprend une nouvelle démarche géométrique en reprenant l’extrait dès le début. Elle explique sa stratégie de résolution qui se distingue de celle du premier extrait dans l’agencement de la figure géométrique. Elle souligne un passage dont elle ne saisit pas le sens, mais persiste dans ses explications. Mitia perd le fil des explications de Katia et reprend sa lecture individuellement. Il exprime de l’impatience et regarde de plus en plus autour de lui. Ils reprennent tous leur lecture avec résignation pour encore quelques minutes. Katia tente de continuer la lecture et avance malgré l’incompréhension de plusieurs passages.

Traitement et analyse des entretiens individuels

Six descriptions spécifiques ont été obtenues à partir de l’analyse des transcriptions des entretiens individuels (voir le Tableau 1). L’objectif était de décrire le vécu du dépaysement épistémologique de chaque participant. S’inspirant des analyses phénoménologiques de Deschamps (1993) et de Lamarre (2004), la démarche suivante a été empruntée.

Une première phase a été d’effectuer l’extraction et le traitement des unités de sens (voir le Tableau 2). Chaque prise de parole du participant a été traitée une à une. 1) Elles étaient divisées en un ou plusieurs petits extraits textuels comportant une certaine unité de signification. 2) Pour chacun de ces extraits textuels était tirée une unité de sens, c’est-à-dire une phrase plus éloquente et plus simple qui résume le propos. 3) À cette unité de sens étaient ensuite attitrées une ou plusieurs catégories qui faisaient office de thématiques permettant d’amorcer la dernière étape de traitement, 4) le dégagement du « vécu phénoménologique »[2], c’est-à-dire la description du vécu du participant tel qu’il se donne à la conscience sensible du chercheur. Ces catégories sont apparues au cours du traitement et n’ont fait l’objet d’aucun travail a priori. Elles guidaient plutôt le processus de réduction phénoménologique.

Dans une seconde phase d’analyse, l’ensemble des vécus phénoménologiques obtenus faisait l’objet de plusieurs lectures attentives. Un court texte synthèse était ensuite produit à partir de l’identification du sens qui persistait lors des lectures des vécus phénoménologiques. Ce texte constituait la description spécifique du dépaysement épistémologique vécu par le participant. Ces descriptions ont été validées auprès des participants.

Figure 1

Équipe Grouchenka–Katia–Mitia (1)

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Figure 2

Équipe Grouchenka–Katia–Mitia (2)

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Traitement et analyse de l’entretien de groupe : vers la narration polyphonique

Pour cette phase de la recherche, nous nous sommes éloigné d’une attitude mécaniste et systématique et avons cherché plutôt à raconter, à évoquer (Van Manen, 1994). En tirant profit des phases précédentes d’analyses, l’objectif était d’aller plus loin en restituant, à travers l’écrit, le monde en commun qui a émergé de ces activités d’apprentissage, monde dans lequel nous habitons aussi comme chercheur, ne plus chercher à décrire, mais à d’écrire[3]. C’est-à-dire qu’il nous est apparu nécessaire de nous ouvrir, au cours de la recherche, à la dimension proprement discursive du geste de décrire et de nous attarder à la relation entre l’activité d’écriture et la posture proprement descriptive qui nous animait jusqu’alors.

Tableau 1

Exemple de subdivision d’une prise de parole en extraits textuels

Exemple de subdivision d’une prise de parole en extraits textuels

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Tableau 2

Exemples de traitements d’extraits textuels

Exemples de traitements d’extraits textuels

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Une écriture indirecte libre a été visée, afin de faire raisonner le caractère polyphonique de la narration. À travers ce style d’écriture, « le héros et l’auteur s’expriment conjointement […] on entend alors raisonner les accents de deux voix différentes. [Le discours] fonctionne à visage découvert, bien qu’ayant deux visages, comme Janus » (Bakhtine, 1929/1977, p. 198). Aussi, « l’auteur participe de l’intérieur aux actes et aux paroles de ses héros, il se pose comme leur agent et leur défenseur » (p. 207). Le héros y conserve sa liberté puisqu’il s’émancipe de l’auteur, bien que ce dernier participe à ses paroles et gestes. Bakhtine ajoute que :

Nous identifions la parole rapportée non pas tant grâce au sens pris isolément, mais, avant tout, grâce aux intonations et accentuations propres au héros, grâce à l’orientation appréciative du discours. Nous saisissons comment ces accents venus de l’extérieur interfèrent avec les accents et les intonations de l’auteur

p. 214

C’est donc une nouvelle voie pour l’analyse qui s’est déployée dans l’écriture de cette narration polyphonique, une voie pour aller à la rencontre « des participants », de chacun d’eux, mais aussi d’« eux », vers un « nous autres ». C’était aussi une manière d’aller au bout de notre positionnement et de proposer une démarche qui assure la cohérence dans nos choix et la reconnaissance du lecteur. Cependant, avant d’en arriver à l’exercice d’un tel style, plusieurs étapes ont été franchies.

D’abord, la transcription de l’entretien de groupe a été effectuée avec soin. Plusieurs relectures attentives de cette transcription ont suivi et ont permis de dégager des extraits qui apparaissaient riches de réflexions et qui se démarquaient par la profondeur des propos. Douze extraits ont été sélectionnés et traités systématiquement un à un. Pour chacun, quatre phases d’écriture se succédaient.

La première était de retravailler l’extrait du dialogue brut, de le rendre plus lisible avec l’ajout d’alinéas et d’interlignes. L’auteur de chaque prise de parole était clairement identifié en évitant les redondances et les premières traces de narration apparaissaient ensuite avec l’ajout de phrases incises comme « fit-elle avec légèreté », « relança Aliocha qui se tortillait sur sa chaise » ou encore « pensai-je ». Ces phrases incises marquaient et qualifiaient le dialogue en soulignant les manières d’être et les attitudes. Afin de respecter la distance temporelle entre l’acte narratif et les témoignages, le temps de narration était le passé.

La deuxième étape d’écriture consistait à compléter l’extrait avec l’ajout de précisions sur les propos des participants. Ces ajouts, appelés « intercessions », permettaient de défendre et de souligner les propos des participants en accentuant leurs pensées et leurs orientations appréciatives. Sous la forme de paragraphes insérés, ces intercessions nous plaçaient comme l’agent des participants, comme leur porte-parole. Ces intercessions se voyaient à la fois alimentées et justifiées par les descriptions obtenues lors des phases précédentes d’analyse. Lorsque le besoin d’ajouter une intercession se faisait sentir, les descriptions spécifiques étaient consultées afin d’y trouver le matériel nécessaire à l’éclaircissement de l’extrait. Une intercession appelait généralement à la construction d’une nouvelle. Cette émulation augmentait la profondeur de la narration, tout en soutenant son aspect polyphonique. Cette étape s’achevait avec une certaine saturation de l’extrait qui ne semblait plus pouvoir en accueillir. Elle permettait aussi de répondre à des critères de crédibilité et de fiabilité, c’est-à-dire de mettre en évidence des recoupements entre les résultats des analyses et un fil conducteur dans la conduite de la recherche.

À la troisième étape d’écriture, des réflexions personnelles étaient ajoutées. Il s’agissait de nous faire entendre davantage à titre d’auteur/chercheur. Généralement, au début de l’extrait, un ou plusieurs paragraphes étaient ajoutés. Ils permettaient d’exprimer nos réflexions émergentes et de bénéficier du moment de l’écriture pour penser avec les participants, nous trouver au plus près d’eux, parmi eux (voir Derrida, 1979). Le temps de la narration était alors le présent. Cette narration intercalée met en évidence la distance temporelle entre le moment des réflexions personnelles et celui du récit.

La quatrième étape consistait à peaufiner la narration en insistant sur le style indirect libre, à s’assurer de la concordance des temps et à ajuster la vitesse de narration.

Les douze extraits ainsi traités ont ensuite été rassemblés pour former la narration polyphonique finale décrivant le dépaysement épistémologique vécu par les futurs enseignants de mathématiques. L’extrait suivant illustre l’aboutissement de ce travail d’écriture :

Nous regardons ce que font les élèves et entendons ce qu’ils disent, mais il nous est difficile d’apercevoir ce qu’ils « sont » en mathématiques. Une relation avec un être infiniment distant, c’est-à-dire qui déborde son idée, comme celle qui s’établit devant le visage de l’Autre, est telle que toutes questions posées « sur » la signification de cet être reste vaines. C’est qu’il nous est naturel de nous interroger « sur » les élèves, mais il est plus difficile de simplement les interroger, de leur faire face. Nous oublions que cette interrogation, ce Dire à Autrui, cette relation à Autrui comme interlocuteur qui s’offre, précède tout « discours sur », tout « dits ». En d’autres mots, il est difficile pour l’enseignant de regarder la classe, de répondre présent. Curieusement, cette difficulté semblait se révéler à chacun de nous.

— Qu’est-ce que vous pouvez dire sur votre expérience, sur ce vécu particulier d’être dépaysé? lançai-je au groupe.

— Toi, tu relies ce vécu avec un dépaysement passé que tu as vécu, lança Aliocha à Grouchenka. Moi, je le relie plus à un dépaysement futur. Celui que je vais faire subir aux élèves, qui vont eux aussi avoir à construire des connaissances face à des choses qu’ils n’ont jamais entendu parler, ou qui en ont entendu parler beaucoup en mal…

— Algèbre! Aaaah!, cria Martha qui faisait une mine effrayée.

— … ils vont vivre des émotions un peu semblables à ce que moi je vis, continua Aliocha. Ils vont vivre des choses que, moi, je m’en rends compte là en ayant un document historique dans les mains. Puis c’est un peu aussi des documents à saveur historique qu’on leur fait vivre, parce que, les mathématiques, pourquoi ça a une place aussi forte dans l’école, c’est de nature historique.

— Oui, répondis-je.

— Lui, l’élève, quelle image il va appeler? Quel sens il va donner? Qu’est-ce qu’il va faire quand il a une erreur? Qu’est-ce qu’il va faire quand il va bloquer? Moi je cherche mes référents et je cherche mes outils personnels quand je vis un dépaysement comme celui-là. C’est quoi? À quoi je peux relier ça dans ma vie personnelle? Comment est-ce que je peux relier ça à ce que je sais déjà? Donc l’élève, lui, quand il vit un dépaysement, c’est un peu ça aussi. Qu’est-ce que je connais qui peut m’aider là-dedans? Comment est-ce que je peux relier ça avec quelque chose que je connais? C’est tout un travail mathématique qu’il va avoir à faire…

Pour Aliocha, les lectures permettaient de redécouvrir autrement les notions du secondaire et ainsi de vivre et de reconnaître ce que l’élève vit en situation d’apprentissage. Il mettait ainsi en parallèle l’impuissance et le désarroi des futurs maîtres devant les textes avec le vécu des élèves qui explorent de nouveaux objets et processus mathématiques.

Résultats sommaires de l’étude : sur l’altérité, l’empathie et la violence

La perception d’une fragilité des mathématiques (perçues dans leur aspect débutant et précaire; en train de se faire, susceptibles de se perdre, de se transformer, en opposition avec des mathématiques toutes faites, souveraines, implacables), le sentiment de l’adversité (hermétisme des textes, incommunicabilité, manque de ressources interprétatives, sentiment du mystérieux et de l’énigmatique) et le geste d’empathie envers les mathématiciens (perçus comme en proie au doute et à la confusion, effort pour les percevoir dans leur contexte) font partie des multiples significations accordées par les participants quant au vécu du dépaysement épistémologique dont nous offrons ici très brièvement un maillage possible.

Globalement, il se dégage de la narration deux éléments interreliés : l’expérience de l’altérité et l’empathie. Les participants fournissent de grands efforts pour comprendre les textes sans les déraciner du contexte dans lequel ils ont été produits. Ce travail interprétatif est gêné par de nombreux éléments : langage, notations, théorèmes implicites, styles, définitions saugrenues, arguments insolites, typographie inhabituelle, etc. Littéralement, les étudiants souffrent les textes et les lectures apparaissent comme de périlleux exercices herméneutiques.

Périlleux, car, dans cette expérience de l’altérité que porte le dépaysement épistémologique, les étudiants peuvent parfois répondre avec violence. Pour Levinas, la violence est la « thématisation » de l’Autre, à savoir sa réification. Ici se rejoignent les concepts d’altérité et d’empathie, car, avec Levinas et Bakhtine, l’empathie peut être entendue comme un effort d’établissement d’une relation non violente avec l’Autre, comme une modalité d’être qui tente de garder libre et vivante la subjectivité de l’Autre, de la garder mystérieuse et indéterminée (Levinas, 1979/2011). Or, les participants de l’étude maintiennent à grand-peine une relation empathique avec les auteurs et la subjectivité de ceux-ci est difficilement conservée. Dans la souffrance du dépaysement épistémologique, la réponse est souvent violente. Les auteurs se voient alors dépossédés de leur singularité, ils se trouvent traduits, résumés et réifiés, deviennent un Même pour les étudiants (voir Levinas, 1971/2010). Il y a violence de la synchronisation.

Du point de vue de la formation des enseignants, le besoin d’aider les étudiants à maintenir une relation empathique avec les auteurs nous apparaît dorénavant crucial. La raison vient du fait que, d’une part, cette empathie permet l’accueil du mathématicien qui est une étape nécessaire vers la réflexion historique et épistémologique et la possibilité d’un rapport nouveau à la discipline; d’autre part, il appert que cette empathie peut se déplacer ensuite vers la classe. En effet, les participants se donnent une nouvelle responsabilité quant à l’activité mathématique qui aura cours dans leur classe, celle d’accueillir de manière non violente leurs élèves et leurs raisonnements. C’est pourquoi nous avons suggéré que les lectures de textes historiques, par le dépaysement épistémologique qu’elles suscitent, supportent une éducation mathématique non violente (voir Guillemette, 2017). Notre étude phénoménologique a donc permis de renouveler la réflexion sur le dépaysement épistémologique, notamment par l’introduction de questions éthiques.

Enfin, la narration polyphonique révèle d’importantes portées éducatives du dépaysement épistémologique qui rend manifestes le caractère situé de l’activité mathématique, ainsi que ses dimensions culturelles, sociales et éthiques, dimensions souvent oubliées, voire occultées. Il est possible de croire que ces expériences transparaîtront dans les pratiques des participants, par exemple à travers leurs choix dans l’élaboration de situation d’apprentissage et leurs manières de présenter les mathématiques en tant que discipline scientifique et activité humaine[4].

Discussion sur l’approche méthodologique

Il nous apparaît important de souligner d’emblée la difficulté qui a été éprouvée quant à la nécessité de fournir des conclusions sur le dépaysement épistémologique. Cette difficulté résidait non pas dans le dégagement d’éléments de synthèse et de résumé, mais dans la possibilité de le faire tout en respectant l’objectif de garder ouverte et vivante la description obtenue. En un sens, la narration polyphonique se suffit à elle-même, elle est « le résultat de la recherche » dans la mesure où elle se présente comme opportunité pour le lecteur de mieux comprendre le phénomène étudié. Ainsi, la narration ne s’accompagne pas d’injonctions de préservation et rien en elle n’appelle au maintien de « choses ». Autrement dit, la narration ne porte pas avec elle de prescriptions de pensées ou d’usages, mais la simple ouverture à de nouvelles possibilités dans la parousie des êtres qui la constituent, c’est-à-dire dans cette présence commune des participants que la narration tente de révéler.

Cela dit, les dispositifs d’écriture déployés ont permis de faire émerger des tensions, des divergences et des rapprochements entre les points de vue des participants. Des points de vue qui s’éloignent, se rapprochent, s’interpénètrent et s’influencent mutuellement pour former une sorte de siphonophore à la fois singulier et pluriel. Notons, par ailleurs, l’importance de développer des moyens discursifs pour rendre compte d’un phénomène, qui est couramment rapportée par les chercheurs phénoménologues (p. ex., Balleux, 2007; Depraz, 2010; Paillé & Mucchielli, 2010). En ce sens, notre étude innove en développant un protocole de recherche et d’écriture phénoménologique adapté, évitant à la fois une mécanique stérile et une dilution descriptive (voir Balleux, 2007).

Mentionnons que le dépaysement épistémologique est une expérience humaine et que toute expérience humaine est ambiguë. Il semble impossible d’atteindre et d’exprimer ultimement et absolument dans le langage le vécu intime des participants, celui-ci ne peut « coïncider » au langage déployé. Cependant, conscient de l’aspect médiatique du langage en opposition au caractère immédiat de la relation intentionnelle, il nous a importé de ne pas faire violence aux participants par des conclusions « réifiantes », mais de laisser vivante leur subjectivité à travers la narration polyphonique. Autrement dit, comme cette recherche est langage, tout comme les témoignages des participants, il a fallu élaborer des dispositifs d’écriture, et donc travailler dans le langage lui-même, pour restituer les mouvements de conscience des participants en ne les déracinant pas des autres mouvements de conscience auxquels ils répondent et qu’ils permettent en guise de réponse, et ce, dans le but de rester au plus près de leur vécu, de la manière dont il a été explicité, de la manière dont il s’est présenté à nous.

C’est sans doute ici que cette étude se démarque quant à son apport et à son innovation méthodologique. En effet, une question centrale qui concerne la recherche phénoménologique en sciences humaines est celle de la place de l’épochè (ou réduction phénoménologique) dans le processus de recherche. Cette étude contribue à élucider cette question en étendant le déploiement de la réduction et, plus généralement, du style phénoménologique au-delà de l’analyse de verbatim pour l’amener dans chacune des phases de la recherche, notamment celle de l’écriture. De plus, la narration polyphonique déployée a permis de rester fidèle à l’exigence phénoménologique de garder vivante la subjectivité des participants. En effet, appuyée par une perspective littéraire, elle a cherché à innover en apportant des manières de faire et d’être inédites en recherche qualitative, notamment à travers la perspective phénoménologique, permettant de faire partager les voix et les vécus de tous les participants, y compris le chercheur, ainsi que leurs interactions dialogiques.

Conclusion

Dans cet article, nous avons entamé une réflexion d’ordre méthodologique à partir d’une recherche portant sur l’utilisation de l’histoire des mathématiques dans la formation à l’enseignement. L’objectif de l’étude était de décrire le dépaysement épistémologique vécu par les futurs enseignants de mathématiques du secondaire dans le cadre d’activités de lecture de textes historiques. Les arrière-plans conceptuels du dépaysement épistémologique ont été présentés brièvement pour faire place à une description plus élaborée de notre positionnement en ce qui concerne l’approche phénoménologique, des outils méthodologiques déployés et des moyens discursifs conséquents employés pour décrire le phénomène investigué, notamment la narration polyphonique. L’élaboration de cette dernière nous a amené à problématiser la relation entre le décrire et l’écrire et à interroger le déploiement de l’épochè dans l’écriture phénoménologique.

Nous espérons que cette réflexion soit une source de référence utile, tant sur le plan épistémologique que sur le plan méthodologique, concernant l’approche phénoménologique en sciences humaines, notamment en éducation. Nous espérons aussi qu’elle puisse étayer et inspirer les recherches qui se situent dans une telle perspective.