Corps de l’article

Introduction

L’étude de cas est une stratégie de recherche dont l’objectif est d’étudier et de comprendre un phénomène en profondeur en le replaçant dans son contexte social (Yin, 2003). Elle s’est imposée dans le paysage des sciences sociales malgré le procès en représentativité statistique qui s’est créé autour de son usage (Hamel, 1989), ou encore celui de sa proximité homonymique avec des pratiques de recherche disparates, toute recherche pouvant pour certains être considérée comme une étude de cas (Hammersley & Gomm, 2000). Dans certaines spécialités de la sociologie, l’étude de cas connait un franc succès qu’il importe de souligner. En sociologie des sciences et des techniques, le parti pris de cette stratégie pour la contextualisation des phénomènes sociaux a eu un écho favorable dans une spécialité dont l’objet est précisément la remise en contexte social des découvertes scientifiques, celles-ci ne devenant des innovations qu’après un processus de validation sociale (Callon & Latour, 1991). Dans la même perspective, la sociologie des organisations, notamment celle qui s’appuie sur le syncrétisme, regorge de productions monographiques servant, in fine, à mettre en lumière les différentes logiques d’actions qui président à la coopération des acteurs dans les organisations (Amblard et al., 1996).

Au Cameroun, l’étude de cas bénéficie d’un intérêt croissant depuis une vingtaine d’années à l’université de Douala dans le cadre de la sociologie des organisations. La récurrence de cette stratégie de recherche s’observe dans des types de productions scientifiques variées, à savoir : des travaux académiques (mémoires et thèses), des publications scientifiques, des travaux en commandite et des cours adressés à des étudiants en formation professionnelle. À l’observation, le développement de ce dispositif méthodologique trouve ses origines autour des réseaux de recherche constitués au fil des années par les deux premiers professeurs de sociologie de l’Université de Douala. Il s’agit d’Emmanuel Kamdem et de Camille Ekomo Engolo[1], dont les travaux et les enseignements sont traversés par des références aux méthodes empiriques de l’École de Chicago, à la Grounded theory, bref à la centralité du travail de terrain largement préférée, bien entendu, à la déduction et à l’ordre positiviste des sciences sociales (Chevalier & Kamdem, 2019; Ekomo Engolo & Nana Fabu, 2008).

Cependant, si la filiation anthropologique de l’étude de cas est intelligible dans ces réseaux de recherche, les fondements idéologiques du recours à ce dispositif le sont moins. En effet, deux tendances lourdes conduisent à interroger les non-dits de la mobilisation de l’étude de cas. Primo, le recours plutôt rare à cette stratégie dans les autres spécialités de la sociologie au Cameroun et, secundo, son émergence dans la capitale économique du pays et, qui plus est, dans des spécialités inhérentes à l’analyse des activités économiques. Par conséquent, comment comprendre les usages de l’étude de cas dans le cadre de la sociologie des organisations au Cameroun? Telle est la question qui guide la présente recherche. Nous formulons l’hypothèse que l’étude de cas dans le contexte camerounais est une entité technique dont l’objectif sous-jacent est de traduire le discours sociologique en réponse à la demande sociale[2] émanant des organisations. Ces institutions, alors même qu’elles sont supposées être les plus rationnelles possibles, sont traversées par toutes sortes de paradoxes, tels que les croyances sorcellaires (Kamdem, 2002), une formation professionnelle aux orientations et aux effets illisibles (Ikelle, 2009), etc. L’étude de cas, par son pouvoir de contextualisation et d’approfondissement, apparait donc ici comme une réponse méthodologique qui permet non seulement de faire comprendre aux acteurs économiques les dynamiques sociales qui traversent les organisations et les marchés dans lesquels elles s’intègrent, mais aussi de suggérer de bonnes pratiques visant à accompagner le changement organisationnel.

Globalement l’article comporte deux articulations. La première partie porte sur le cadrage théorique et méthodologique de la recherche. Elle commence par une recension des écrits qui va d’une tentative de définition de l’étude de cas à la mise en exergue du contexte de son émergence dans la sociologie des organisations au Cameroun. Ensuite, elle pose la sociologie de la traduction comme cadre interprétatif de la recherche. Enfin, elle rend compte des orientations méthodologiques qui ont présidé à la collecte et à l’analyse de contenu des données. La deuxième partie de l’article met la focale sur les usages concrets de l’étude de cas. En filigrane, que ces manières de mobiliser l’étude de cas soient purement scientifiques ou en partie marchandes, elles visent toutes, peu ou prou, à accompagner les organisations dans la maitrise des problèmes sociaux qu’elles rencontrent. Cette instrumentalisation de l’étude de cas ne facilite cependant pas une réflexivité des chercheurs quant aux différents choix qu’ils opèrent pour renforcer la scientificité de cette méthode.

Les considérations théoriques et méthodologiques

La première articulation pose les prolégomènes qui permettent d’appréhender par la suite les usages de l’étude de cas dans la sociologie des organisations au Cameroun.

L’étude de cas : des développements universels à la situation camerounaise

La recension des écrits dont il est question ici évolue des considérations épistémologiques sur l’étude de cas vers son contexte d’émergence au Cameroun.

L’étude de cas : Définitions et problème de transférabilité

L’étude de cas renvoie à de multiples orientations. Si ses racines sont indiscutablement qualitatives, ses développements actuels l’ouvrent vers un cadre quantitatif visant à renforcer sa scientificité, celle-ci étant la préoccupation manifeste des chercheurs qui s’y intéressent.

Deux tendances pour définir l’étude de cas. Le moins que l’on puisse dire lorsqu’on examine la littérature concernant l’étude de cas c’est qu’elle renvoie à une pluralité de définitions et de pratiques. Le minimum sur lequel les auteurs semblent s’accorder est de présenter l’étude de cas comme une étude empirique visant à examiner en profondeur une situation singulière en tenant compte du contexte dans lequel cette situation prend corps. Le cas lui-même est un hiatus, une situation qui pose problème au point de mériter qu’un cadre explicatif particulier soit consacré à son élucidation (Devaux-Spatarakis & Gregot, 2012). Le minimum d’accord étant énoncé, on se rend compte en considérant les travaux de Latzko-Toth (2009) que deux grandes tendances définissent les contours de l’étude de cas. Le premier courant est de nature ethnographique. L’étude de cas y est présentée comme une stratégie de recherche inductive qui permet de recueillir et d’analyser des données centrées sur le vécu des acteurs ou encore les formes de rationalité qui président à leurs actions. Cette perspective est l’héritière des travaux ethnographiques de la première heure qui visaient, par la construction de monographies, à la compréhension de la spécificité d’une communauté (Hamel 1989). On a d’ailleurs tendance ici à assimiler monographies et études de cas, les deux portant sur l’examen approfondi d’un phénomène singulier à partir de la technique de collecte des données qualitatives (observation directe, entretien, récit de vie, etc.). Cette étude de cas fortement inductive est aujourd’hui très influencée par la logique de la théorisation ancrée de Glaser et Strauss (1967) qui voudrait que la recherche ne soit pas guidée à priori par une théorie, mais que ce soit plutôt les données empiriques qui fassent émerger cette théorie. De facto, il n’y aurait pas non plus d’hypothèses de travail dans ce type d’étude de cas, le chercheur ayant pour principe de se laisser guider par les réalités qu’il observe.

Un deuxième courant amené par Yin (1994) s’appuie sur une pratique mixte de l’étude de cas alliant des techniques à la fois qualitatives et quantitatives. Dans ce cadre, on peut mobiliser des guides d’entretien tout autant que des questionnaires pour collecter et trianguler des informations sur des phénomènes contemporains[3]. Contrairement à l’étude de cas pratiquée dans la perspective de la théorisation ancrée, on pense ici qu’il faille nécessairement définir une théorie ex post pour conduire une étude de cas rigoureuse. Dans cette tendance dite illustrative, il s’agit somme toute de tester des hypothèses de recherche, ce qui conduit à accorder une place importante au raisonnement hypothéticodéductif dans une pratique de recherche historiquement ancrée dans l’induction.

La question de la transférabilité dans l’étude de cas. Quelle que soit l’orientation donnée à la pratique de l’étude de cas, la question de la transférabilité des résultats est régulièrement posée par les chercheurs. À la limite, ce qui est en jeu, c’est la scientificité de l’étude de cas, ou du moins les conditions dans lesquelles cette stratégie de recherche pourrait y prétendre. Hamel (1989) situe ce problème dans l’évolution des sociétés dont l’étude de cas permettait la description et l’analyse. En effet, la tribu, voire le village jadis objet de nombreuses monographies en raison de son homogénéité, est aujourd’hui un espace différencié, la diffusion de l’économie de marché dans ce type de communauté rajoutant à cela une touche de complexité. Dès lors, étudier une singularité dans un contexte de différenciation accentuée s’assimile à effectuer une simple exploration, du moins si l’on se situe dans l’espace quantitatif des sciences sociales.

Pour dépasser cette simplification de l’étude de cas, des aménagements ont été effectués dans les deux tendances présentées plus haut. Pour Hamel (1989), dont le penchant pour la branche anthropologique de l’étude cas ne fait aucun doute, la transférabilité d’une recherche monographique se réalise au prix d’une critériologie rigoureuse des cas. Il s’agit de définir les critères de sélection des cas de manière à ce que les situations retenues soient caractéristiques du phénomène étudié. Le concept de « cas exemplaires » développé par Patton (2002) est proche de cette orientation, car ce qui est recherché dans cette opération c’est la capacité du cas à porter les multiples aspects de l’objet de la recherche. Merriam (1998), quant à elle, suggère de donner une place aux enquêtés dans l’étude de cas, notamment dans la révision des données récoltées auprès d’eux; ceci permettrait de distinguer la subjectivité du chercheur des récits fournis par les acteurs. Dans la perspective de l’étude de cas mixte défendue par Yin (1994) ou encore Paquette (2007), c’est précisément l’ouverture à des techniques de recherche variées qui permet la transférabilité d’une étude de cas. Dans cette perspective, outre la triangulation des données et la construction de variables pertinentes, la définition d’un cadre théorique apparait comme l’élément fondamental qui permet d’envisager la généralisation. À partir d’un cadre théorique, en effet, il est possible d’établir des liens entre plusieurs variables afin de construire un modèle d’analyse de la réalité étudiée (Quivy & Van Campenhoudt, 1998). Un cadre théorique a également comme plus-value de jeter des ponts entre plusieurs niveaux du phénomène pris en considération dans une étude de cas. Par exemple, Paquette (2007), dans une étude de cas sur les transactions sociales en milieu organisationnel, a montré qu’il est possible d’articuler les dimensions individuelles et institutionnelles de la coopération pour peu qu’un cadre théorique dense puisse servir de base à un scénario d’interprétation.

Au demeurant, l’examen de la plupart des travaux qui mobilisent l’étude de cas ou qui portent un regard réflexif sur cette stratégie de recherche montre non seulement qu’il n’y a pas de consensus pour la définir, mais aussi qu’il y a comme un effort permanent de la part des chercheurs pour lui donner une crédibilité scientifique. Si la capacité de l’étude de cas à approfondir la connaissance d’un phénomène est bien réelle, en revanche la conscience de sa faiblesse structurelle en matière de transférabilité des résultats travaille ses utilisateurs qui, de facto, se mobilisent comme Hamel (1989) pour défendre « la méthode des cas »[4].

L’émergence de l’étude de cas dans la sociologie des organisations au Cameroun

Dans l’espace sociologique camerounais, c’est au sein de la spécialité relative à l’analyse des organisations que l’étude de cas est la plus fréquemment mobilisée. Les travaux de sociologie des organisations sont eux-mêmes majoritairement situés à l’Université de Douala, et même les sociologues de l’organisation qu’on peut retrouver dans d’autres institutions universitaires y ont pour l’essentiel été formés. Même si nous prenons nos distances par rapport à cette nomenclature, Nga Ndongo, repris par Kamdem et Ikelle (2016), parle de l’école de Douala[5], marquée par un intérêt porté aux objets organisationnels et économiques pour la distinguer de l’école de Yaoundé, dont les centres d’intérêt sont dans les questions politiques. Pour comprendre cette omniprésence de l’étude de cas dans la sociologie des organisations au Cameroun, il faut tenir compte, d’un côté, du tournant anthropologique de la sociologie au Cameroun et de l’autre, de la montée d’une demande croissante des organisations économiques en expertise sociologique.

Le tournant anthropologique de la sociologie au Cameroun. Selon Kamdem et Ikelle (2016), l’orientation majeure de la sociologie camerounaise actuelle réside dans un rapprochement avec l’anthropologie. En effet, à l’instar d’Ela (1994), la plupart des sociologues camerounais, après plusieurs années de recherche, ont abouti à la conclusion selon laquelle la sociologie holiste avec ses techniques de recherche quantitatives a eu tendance à homogénéiser les connaissances inhérentes aux sociétés africaines dans un contexte pourtant marqué par les spécificités culturelles. C’est à l’occasion d’un colloque en hommage à deux importantes figures de la sociologie camerounaise (Jean Marc Ela et Jean Mfoulou) qu’un consensus est apparu pour faire prendre un tournant anthropologique à la sociologie au Cameroun et ainsi la rapprocher davantage des réalités de terrain. Il y va d’ailleurs de l’émergence d’une sociologie africaine capable de rendre compte des réalités du continent dans un contexte plutôt prompt à l’usage incontrôlé des grilles de lecture occidentales (Nga Ndongo & Kamdem, 2010). Les références sur lesquelles s’appuie cette socioanthropologie sont celles de l’École de Chicago, puisqu’on sait qu’elle a été la première école de sociologie à expérimenter des méthodes venues de l’histoire (l’approche biographique), mais aussi et surtout de l’anthropologie (l’observation directe y compris dans sa dimension participante). En s’intéressant la première aux ruptures, aux trajectoires migratoires, à la mobilité urbaine, bref aux singularités traduites dans les monographies, elle a remis en cause les fondements positivistes de la sociologie (Joseph & Grafmeyer, 2009).

Cependant, l’orientation socioanthropologique, quoiqu’elle soit partagée, ne s’exprime pas de la même manière. Dans des spécialités qui touchent aux questions de développement, de ruralité ou d’urbanisation, on a pu constater un penchant croissant pour l’analyse de la quotidienneté inspirée de l’ethnométhodologie et de la sociologie du monde d’en bas d’Ela (1998) devenue très populaire chez les jeunes chercheurs de l’université de Yaoundé I[6]. Par contre, la production et l’analyse des monographies à partir de l’étude de cas sont très largement pratiquées chez les chercheurs de l’Université de Douala depuis plus de deux décennies. Cette tendance à la production de monographies a été animée par les deux professeurs mentionnés en introduction, puisqu’ils ont encadré les travaux de master et de thèse de doctorat de la plupart des chercheurs qui mobilisent ce dispositif de recherche.

Au-delà de cette orientation anthropologique partagée par la plupart des sociologues camerounais, l’émergence de l’étude de cas trouve également son fondement dans une confrontation de la sociologie à Douala avec une demande en expertise sociologique émanant du monde économique.

La demande des organisations en expertise sociologique. Les organisations camerounaises, qu’elles soient des entreprises ou des administrations publiques, font face à des problèmes sociaux dont certains sont classiques (qualité du recrutement et de la formation, résistances au changement, gestion informelle des carrières, etc.) et d’autres pour le moins surprenants dans un espace consacré à la production (la sorcellerie, l’ethnicité, etc.). De plus en plus, avec l’apparition de managers fortement instruits et la prise en charge de ces problèmes par des collectifs patronaux, des demandes d’expertise sont adressées aux chercheurs en sciences sociales par des voies disparates. D’un côté, les collectifs patronaux procèdent par des invitations à des ateliers ou à des conférences portant sur ces problèmes. D’un autre côté, les entreprises et les associations commandent des expertises pour obtenir des diagnostics et des bonnes pratiques venant des sociologues. La demande des organisations en expertise sociologique est donc bien réelle quoiqu’elle soit difficilement quantifiable. En effet, elle a en partie tendance à s’exprimer dans des réseaux de relations informelles c’est-à-dire en dehors d’appels à candidatures officiels. En outre, certains appels à candidatures sont destinés à la fois à des sociologues et à des psychologues, notamment concernant des études qui portent sur le climat social et la motivation dans les organisations, ce qui participe à l’illisibilité de la contribution des sociologues. Par ailleurs, il faut aussi préciser que les sociologues n’agissent pas seulement dans le cadre d’une expertise externe. Comme partout ailleurs, du fait du rétrécissement des opportunités d’emploi dans le champ universitaire, les sociologues interviennent également en tant que salariés permanents dans des directions de gestion des ressources humaines ou d’études et de prospection (Kamdem & Ikelle, 2016; Piriou, 2008). Au quotidien, ces experts internes contribuent à la construction de solutions pratiques à partir de méthodes et de grilles d’analyse sociologique. Des études économétriques sur le marché de la connaissance scientifique étant très rares au Cameroun, il n’existe pas véritablement de statistiques y afférentes, ce qui semble regrettable au regard des activités d’expertise que mènent les scientifiques, sociologues y compris, dans les organisations.

Les premiers sociologues s’intéressant aux organisations à l’Université de Douala se sont montrés sensibles aux préoccupations du monde économique et, à partir de leur tropisme anthropologique, ont mobilisé l’étude de cas pour enraciner leurs pratiques d’investigation dans la complexité culturelle des organisations. Il existe ainsi à l’Université de Douala deux « réseaux »[7] de recherche qui valorisent cette perspective anthropologique de la sociologie des organisations et l’étude de cas qui en est l’émanation. Outre l’anthropologie, le « réseau Kamdem » est très ouvert aux sciences de gestion et montre une tendance très forte à l’accompagnement des entreprises et des projets économiques. Des travaux récents montrent en outre un rattachement du promoteur de ce réseau à la Grounded theory de Glaser et Strauss (1967) dont on a précédemment indiqué l’impact inductif sur l’étude de cas (Chevalier & Kamdem, 2019). Le « réseau Ekomo » a moins de contacts avec les sciences de gestion et les entreprises, mais il montre un penchant certain à combiner l’analyse des organisations à celle des marchés économiques émergents. Le promoteur de ce réseau a également mis un accent particulier sur un usage didactique de l’étude de cas, notamment dans l’enseignement de la sociologie des organisations dans les formations professionnelles.

La sociologie de la traduction comme cadre théorique

L’orientation théorique mobilisée dans cette recherche est celle de la sociologie de la traduction (Akrich et al., 2006). Cette théorie est apparue au début des années 1980, des chercheurs de l’École des mines en France en ayant pris l’initiative dans le but de rendre intelligibles les démarches d’innovation scientifique. Partant du fait que les découvertes et les connaissances scientifiques ne deviennent des innovations que si elles sont socialement légitimées, les promoteurs de cette grille d’analyse travaillent à mettre en exergue les acteurs et les actions qui participent à donner une valeur sociale à ces artéfacts technologiques et faits scientifiques. Les acteurs concernés dans ce cadre sont à la fois humains et non humains (une technologie, un outil, un objet, etc.). L’opération de traduction repose sur des traducteurs qui vont travailler à enrôler tout acteur pouvant y participer, de manière à constituer un réseau, d’où l’expression théorie de l’acteur-réseau souvent utilisée comme nomenclature équivalente de la théorie de la traduction. Selon Amblard et al. (1996), « reconstituer le réseau, c’est éviter de découper la question en tranches, c’est chaîner toutes les entités qui participent du problème » (p. 135). La notion de chainage, qui est devenue capitale dans les développements de cette théorie en sociologie économique[8], participe de l’importance accordée à l’interconnexion, directe ou indirecte, des acteurs impliqués dans la traduction. Par ailleurs, ce processus est loin d’être linéaire puisque des controverses y sont fréquentes, celles-ci opposant des acteurs du réseau dont les points de vue divergent quant à la manière de conduire le processus, ou pourquoi pas quant à la pertinence même du fait scientifique dont il est question. Les controverses ne sont donc pas des anomalies, au contraire. À l’instar des disputes dans la théorie voisine des économies de la grandeur[9], elles constituent des moments clés de la traduction (Amblard et al., 1996).

La sociologie de la traduction, à partir du choix qu’elle fait de tenir compte du rôle de l’ensemble des acteurs dans le processus de traduction des productions scientifiques, se situe résolument dans le cadre d’une épistémologie constructiviste dont la particularité est de substituer la notion de collectif sociotechnique à celle de société, cette dernière entité n’étant centrée que sur des interactions humaines. Plus encore, si l’on suit les développements de Latour (2006), la sociologie de la traduction est la manifestation de l’impératif de changer le contenu de l’objet de la sociologie, à savoir le social. En effet, naguère limité aux interactions entre humains, cet objet est manifestement obsolescent dans ses contours actuels, eu égard au développement d’entités scientifiques qui sont devenues partie intégrante de l’action collective.

Cette perspective nous emmène à considérer la sociologie des organisations pratiquée à l’Université de Douala comme un discours en quête de légitimation sociale. Le processus d’encastrement dans le champ économique considéré ici intègre, outre les acteurs humains (sociologues, managers, étudiants, etc.), les acteurs non humains, à l’instar de l’étude de cas. Les controverses fréquemment initiées par les managers et les étudiants en formation professionnelle concernant l’utilité de la sociologie contribuent d’une certaine manière à renforcer le travail de traduction de la sociologie des organisations. C’est ainsi qu’il faut comprendre, à notre sens, les usages pragmatiques de l’étude de cas mis en lumière dans la présente contribution.

Le cadre méthodologique

Sur le plan méthodologique, la recherche s’appuie sur un dispositif de recherche qualitatif qui permet de mobiliser deux modalités de collecte des données. Premièrement, des entretiens semi-directifs ont été réalisés. Outre les deux figures promotrices de l’étude de cas à l’Université de Douala mentionnées plus haut, dix autres chercheurs et enseignants qui ont mobilisé à diverses occasions cette stratégie de recherche ont été rencontrés. Ces répondants ont été recrutés par deux procédés. Le premier a consisté à les identifier puis à les solliciter par le truchement des forums d’échanges entre sociologues (des thésards au minimum). Concrètement, nous posions la question suivante : « Y a-t-il dans ce forum des personnes qui ont utilisé l’étude de cas dans le cadre de leurs activités de recherche? » Ceux qui répondaient favorablement étaient ensuite sollicités par message privé pour participer à la recherche. Le deuxième procédé a consisté à solliciter directement des collègues dont nous connaissons les travaux parce que nous les côtoyons pour différentes raisons : certains ont été nos encadreurs de master et de thèse et d’autres sont d’anciens camarades de thèse devenus des collègues. Le guide d’entretien conçu à cet effet portait sur les points suivants :

  • le contexte de la rencontre du répondant avec l’étude de cas dans sa trajectoire scientifique;

  • les cadres scientifiques dans lesquels l’étude de cas a été mobilisée;

  • la portée de l’étude de cas dans la construction de la sociologie des organisations camerounaise.

Deuxièmement, le recueil de données documentaires comme technique de collecte des données complémentaire a également été mobilisé. Cela a permis de réunir par divers moyens des thèses de doctorat, des supports de cours, des épreuves d’examen en sociologie des organisations, des articles et ouvrages scientifiques ayant mis en oeuvre l’étude de cas et émanant des chercheurs en sociologie des organisations formés à l’Université de Douala, quoiqu’ils puissent parfois exercer au sein d’une autre institution universitaire. Comme corpus documentaire, nous avons retenu les éléments suivants :

  • la partie méthodologique du document, et notamment les arguments permettant de justifier le choix de l’étude de cas et de garantir sa scientificité;

  • la partie portant sur la restitution des cas;

  • la partie portant sur l’interprétation des données.

Les données récoltées ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique dont le dessein était la vérification de la présence et de la portée d’indices renvoyant aux catégories d’analyse qui ont guidé la collecte des données. Ces catégories d’analyse tournaient autour des registres d’usage et de justification des études de cas, de l’intérêt perçu par les chercheurs après usage de cette stratégie et de la contribution de l’étude de cas dans le développement heuristique et la promotion de la sociologie au Cameroun.

Les usages de l’étude de cas

Dans cette partie, sur la base d’une exploitation des corpus documentaires et des entretiens, nous mettons en relief les champs dans lesquels les sociologues font usage de l’étude de cas et les arguments qu’ils mobilisent pour justifier ces usages.

La méthode des cas comme usage didactique de l’étude de cas

Comme nous l’avons souligné dès l’introduction, la sociologie est présente dans la plupart des curriculums de formation professionnelle au Cameroun. Elle est particulièrement répandue dans les formations en sciences de gestion qui abondent dans les instituts privés d’enseignement supérieur (IPES). Les sociologues qui enseignent dans les universités d’État en raison de leurs grades qui rassurent les étudiants sont donc particulièrement recherchés par ces IPES comme enseignants vacataires. Ces IPES ayant construit leur crédibilité sur la professionnalisation des enseignements (Tsafack Nanfosso, 2006) exigent de leurs vacataires des enseignements concrets de nature à renforcer les compétences et l’attractivité des étudiants auprès des entreprises. Le crédo de la professionnalisation est aussi de plus en plus présent dans les universités publiques, de sorte que la même exigence de concrétude est adressée aux enseignants et particulièrement à ceux qui interviennent dans les formations professionnelles. Pour 50 % des sociologues interrogés ici (cinq répondants sur dix), la méthode des cas est vite apparue comme une technique d’enseignement efficace pour répondre à l’exigence de concrétude :

Dans ces formations, les cours théoriques ne passent pas bien. Je commence par les cas avant de remonter à la théorie. Si on commence par la théorie, ils ne retiennent rien. Dans les formations professionnelles, même l’évaluation des connaissances doit se faire sur la base d’une étude de cas. Le cas épouse leur contexte

Extrait d’un entretien réalisé le 06 octobre 2020 avec Axel, un chargé de cours

Pour mieux comprendre les propos de ce répondant, il importe de souligner les caractéristiques des étudiants en formation professionnelle :

  • ceux qui étudient en cours du soir sont en général des salariés qui souhaitent renforcer leurs compétences professionnelles et obtenir des diplômes supplémentaires dans la perspective d’une promotion en interne ou en externe. En outre, au moment du cours, ils sont en général dans un état de fatigue important du fait qu’ils ont passé la journée au travail;

  • ceux qui étudient en formation initiale sont en quête de compétences professionnelles puisqu’ils se prédestinent au monde très compétitif des entreprises.

Il s’agit donc là d’un public très exigeant qui consent à payer des droits universitaires entre cinq et dix fois plus élevés que dans les formations classiques, l’objectif étant d’aboutir à un emploi stabilisé au sens de Vincens (1997). Ils se méfient donc à priori d’un enseignement comme la sociologie dont ils ne perçoivent pas immédiatement l’intérêt et qu’ils ont tendance à confondre avec la philosophie. Les cas mobilisés par l’enseignant en sociologie des organisations ont ainsi pour rôle d’introduire ces étudiants dans la leçon par une situation de vie courante en entreprise, ce qui participe dès le départ à désamorcer le soupçon évoqué plus haut. Ensuite, à partir du ou des problèmes posés dans le cas, l’enseignant aborde la manière dont la sociologie traite du sujet. Enfin, au regard du discours des répondants, il apparait important d’énoncer quelques bonnes pratiques pour résoudre les problèmes mentionnés dans le cas, sinon, affirme un autre enseignant, « ils finiront toujours par poser la question de savoir ce que propose la sociologie pour résoudre le problème » (extrait d’un entretien réalisé le 14 octobre 2020 avec Pierre, un chargé de cours). À en croire les sociologues interrogés, l’usage de la méthode des cas porte fruit. Les étudiants sont attentifs malgré la fatigue, puisqu’ils découvrent une sociologie qui s’intéresse au quotidien des entreprises alors qu’ils la soupçonnaient d’être un discours abstrait. Les évaluations procèdent du même mode opératoire. Elles s’appuient sur une situation qui pose des problèmes inhérents à la coopération des acteurs et à la performance de l’organisation. À terme, ces évaluations aboutissent à des questions qui amènent l’étudiant à construire un diagnostic théorique puis à proposer des pistes de remédiation. Tout cela valide le constat déjà effectué en management selon lequel la méthode des cas est un instrument efficace de rapprochement entre l’enseignement et la recherche (Lamy & Lapoule, 2015).

L’accompagnement des organisations dans les travaux académiques et les publications scientifiques

Les travaux académiques et les publications scientifiques en sociologie des organisations examinés dans le cadre de la présente recherche sont en général très soucieux de prendre en charge les préoccupations des organisations, non seulement en décryptant les problèmes sociaux qui y prennent corps, mais aussi la plupart du temps en proposant très clairement de bonnes pratiques aux managers. Il y a toujours dans ces travaux, au minimum, la volonté d’inscrire la sociologie dans la perspective de la contribution au développement des organisations à partir d’une démarche de recherche enracinée qui mobilise très souvent l’étude de cas. À titre d’exemple, à partir d’une analyse documentaire, nous rendons compte ici du traitement de deux phénomènes organisationnels pour lesquels les chercheurs ont eu recours à l’étude de cas.

La contribution de l’étude de cas à la prise en charge des problèmes de formation permanente

Intéressons-nous d’abord au traitement du thème de la formation professionnelle dans les organisations camerounaises. Boivert et Kamdem (1992) et Ikelle (2009) ont consacré à cette question, les premiers un article scientifique et la deuxième une thèse de doctorat. Ces travaux, pour académiques qu’ils soient, assument très clairement leur intention de répondre à une demande des managers et des organisations patronales et associatives tournée vers une rationalisation des pratiques de formation permanente. En effet, cette formation est présentée par les acteurs du monde économique comme une activité peu planifiée et dont l’impact est faiblement évalué, alors même qu’elle joue un rôle capital dans un environnement économique qui transforme le développement des compétences en facteur de performance. Sur cette base, la thèse de doctorat susmentionnée mobilise des cas portant sur des problèmes de formation permanente dans des projets économiques conduits par des associations. Ces problèmes tournent autour d’un intérêt décroissant pour la formation ou encore des conflits financiers et de leadeurship entre les partenaires impliqués dans la formation. À partir d’une lecture théorique fondée sur l’analyse stratégique, ce travail identifie des acteurs, des intérêts, des ressources, des contraintes et des stratégies en présence dans ces projets. Cela aboutit à un diagnostic des forces et des faiblesses puis aux bases théoriques d’un processus de changement organisationnel dont pourraient se servir les organisations concernées. Ainsi, les leviers identifiés pour dynamiser la formation dans ces organisations vont d’une stratégie de formation inclusive (attraction d’acteurs peu instruits) à une redéfinition des cadres de partenariats frappés d’obsolescence, en passant par une évaluation non plus seulement des objectifs de la formation, mais aussi du cadre relationnel qui entoure cette activité. La conclusion du travail est on ne peut plus claire :

L’étude contribue aux pratiques professionnelles. Les résultats de la recherche peuvent être utilisés par les bailleurs de fonds, les gouvernements, les organismes de formation et les professionnels du champ de la formation, les gouvernements, les organismes de formation et les professionnels du champ de la formation permanente pour reformuler les politiques et les pratiques

Ikelle, 2009, p. 294

Cette étude de cas sur la formation permanente, par le conseil en management qu’elle produit, constitue une invitation aux organisations pour lesquelles la formation constitue un enjeu important à travailler en synergie avec le monde universitaire et notamment avec les chercheurs en sociologie qui se montrent ainsi capables de contribuer au développement social des organisations. La particularité du conseil issu de l’étude de cas, c’est qu’il prend racine dans l’illustration des situations où les managers se reconnaissent eux-mêmes. Ainsi, telle une technique de marketing, il tend à désamorcer le doute sur la capacité d’intervention de la sociologie des organisations.

Comprendre le problème des croyances sorcellaires dans les organisations à partir de l’étude de cas

Si les problèmes liés à la formation professionnelle sont plutôt classiques dans une organisation, des phénomènes plus surprenants du point de vue de la rationalité instrumentale[10] traversent les organisations camerounaises et africaines. Le phénomène de la sorcellerie figure en bonne place des problèmes sensibles que rencontrent les organisations, au point que cette sorcellerie apparait comme envahissante (Kamdem, 2002). Dès lors, comprendre les ressorts de la sorcellerie devient une préoccupation importante pour les managers qui sont au quotidien confrontés à des comportements qui ont pour référent le monde sorcellaire. Pour les sociologues des organisations qui ont pris l’étude de ce phénomène en charge, donner du sens à la sorcellerie est un défi théorique et méthodologique. On retrouve chez l’anthropologue Augé une définition opératoire de la sorcellerie comme étant

un ensemble de croyances structurées et partagées par une population donnée touchant à l’origine du malheur, de la maladie ou de la mort, et l’ensemble des pratiques de détection, de thérapie et de sanctions qui correspondent à ces croyances

1974, p. 52

Les croyances ne trouvant leur sens que dans un contexte précis, l’étude de cas constitue une ressource importante pour identifier les ressorts culturels mais aussi organisationnels de la sorcellerie. En examinant les travaux des deux sociologues des organisations qui se sont intéressés à ce phénomène (Kamdem, 2002; Kamdem & Tedongmo Teko, 2015), on peut constater que de nombreux cas renvoyant à des situations de sorcellerie en entreprise ont été récoltés.

Sur le plan de la forme, la mise en récit de ces cas mobilise les ressorts du suspens, du drame et de l’humour. En effet, d’entrée de jeu les titres donnés aux cas ne manquent pas de susciter de la curiosité chez les lecteurs : « la colère des gardiens de la forêt », « le maître de l’engin de la mort », « le serpent dans l’usine », etc. Ensuite, les cas racontés mettent très souvent en exergue des situations dramatiques qui témoignent de la gravité de ce phénomène pour les entreprises. Le cas du « maître de l’engin de la mort » fait état d’employés qui ont trouvé la mort en prenant le volant d’un engin de travaux publics qui avait la réputation d’être envouté. Enfin, malgré ces drames, les récits récoltés, par certains passages, provoquent immanquablement le rire. Dans le cas de « la colère des gardiens de la forêt », qui décrit les difficultés mystiques d’une exploitation forestière, un homme blanc héroïque réussit à abattre un arbre auquel des employés camerounais se sont heurtés; l’auteur du récit en conclut que « la sorcellerie du Blanc est supérieure à celle du Noir » (Kamdem, 2002, p. 313) et celui-ci de rajouter que la sorcellerie du village qui sert de site à l’exploitation forestière ne fait pas de mal aux étrangers et notamment aux Blancs. L’un des deux auteurs (professeur) que nous avons interrogés au sujet de la forme de ces cas a estimé qu’il est important de jouer sur ces registres pour captiver les managers, les chercheurs ou les étudiants auxquels s’adressent ces recherches. Pour lui, dans un récit, les moments forts doivent être traduits de manière à susciter l’intérêt; l’écriture du cas est donc un enjeu en lui-même.

Sur le plan de l’analyse, la sorcellerie, qu’elle soit perturbatrice ou réparatrice, est analysée comme une source de pouvoir pour ceux qui la pratiquent. Dans le cas du « maître de l’engin de la mort », le chauffeur qui a réussi à piloter sur la durée l’engin de travaux publics « envouté » a fini par devenir un personnage clé de l’entreprise malgré son simple statut de chauffeur. Non seulement il est devenu incontournable pour piloter cet engin, mais en plus le fait qu’il soit initié au monde mystique lui vaut le respect de sa hiérarchie et de ses collègues. Le monde sorcellaire est donc présenté ici comme une source alternative de pouvoir au-delà de celles mises en exergue par Weber (la tradition, le charisme, la loi). L’univers sorcellaire est aussi un véritable monde au sens des économies de la grandeur (Boltanski & Thévenot, 1991), avec ses valeurs de référence (la puissance, le secret, l’invisibilité, etc.), ses inconvénients (la malédiction, la maladie, etc.), ses avantages (la bénédiction, la santé, etc.), ses acteurs (les sorciers, bons ou mauvais) et ses activités majeures (la conquête et l’exercice du pouvoir, la gestion des conflits, la détection des opportunités).

Pour terminer, ces études de cas se veulent pragmatiques parce que les cas établissent un lien entre des situations de sorcellerie, l’entreprise et le management. Autrement dit, les cas montrent comment des situations de sorcellerie perturbent le bon fonctionnement d’une entreprise, ainsi que la réaction des managers pour ramener l’entreprise à une situation normale. Dans le cas du « serpent dans l’usine », l’apparition de plusieurs serpents jugés mystiques par les employés a généré un vent de panique dans une entreprise au point de pousser certains salariés à la démission et à l’absentéisme. L’image à l’extérieur de l’entreprise a également été affectée négativement au point de voir sa clientèle se réduire. Pour contenir les effets de cette ambiance sorcellaire, le manager a mené une action de concertation avec les salariés. Ensemble, ils ont décidé de rencontrer les notables du village dans lequel l’entreprise est installée, question de faire la paix avec ceux qui étaient réticents à la présence de l’entreprise. Cette démarche de négociation en interne et en externe, en plus de certaines mesures d’hygiène, a porté fruit puisqu’elle a progressivement et durablement ramené la sérénité dans l’entreprise. In fine, ce que les auteurs recommandent de manière sibylline au manager, c’est un management interculturel des phénomènes sorcellaires puisque toute organisation évolue dans un contexte culturel qui privilégie des procédures de résolution des problèmes précises.

L’étude de cas comme dispositif de consultance

Pour près de 50 % des répondants, l’étude de cas est une ressource pour des activités de consultance auprès des organisations. Certains l’ont déjà mobilisée et d’autres y voient un potentiel économique. Les chercheurs qui ont utilisé l’étude de cas pour faire du conseil marchand aux organisations en ont tiré une expérience originale. D’après leurs témoignages, cela a permis de produire des données d’une richesse considérable et ainsi d’évaluer en profondeur les réalisations de différents projets. Lors d’une consultation pour l’État du Cameroun, une sociologue (chargée de cours) a mobilisé cette stratégie de recherche pour, dit-elle, « auditer » l’action des administrations publiques engagées dans la relocalisation et l’indemnisation des populations riveraines à un barrage hydroélectrique sur un site dénommé Lom Pangar dans la région de l’est du Cameroun. Au Cameroun, utiliser une telle technique est en soi innovant pour faire du conseil aux organisations. Ces dernières, qu’elles soient publiques ou privées, montrent d’habitude une préférence pour les études pouvant produire des données statistiques, sachant que ces dernières sont des outils d’aide à la prise de décision financière et donc des instruments de gouvernance (Desrosières, 2008). C’est ce qui conduit d’ailleurs la plupart des sociologues à mettre en place des dispositifs de recherche quantitatifs lorsqu’ils font du conseil marchand aux organisations. Dans le cadre de la consultation susénoncée pourtant, le commanditaire a adhéré à la proposition de mobiliser une démarche d’évaluation qualitative, ce qui a permis in fine à l’État de modifier son action et de réussir par la suite à déplacer les populations riveraines du projet sans heurts.

Au-delà de ce type d’expériences, d’autres répondants pensent que l’étude de cas a un potentiel économique qu’ils envisagent d’exploiter à l’avenir. Ce potentiel repose dans ce qu’un des répondants (un professeur) a appelé la banque des cas. En effet, pour lui, de multiples acteurs ont besoin de données empiriques sur le Cameroun à des fins disparates :

Il y a des organisations internationales qui veulent financer des projets, des entreprises qui veulent investir dans le pays, des étudiants nationaux et étrangers qui veulent réaliser leurs travaux académiques et ils sont prêts à payer pour obtenir des données qu’on peut compiler sous forme de cas. Ça se fait dans d’autres pays comme le Canada

Extrait d’un entretien réalisé le 03 septembre 2020, avec Évariste, un professeur

Dans cette perspective, une banque de cas est potentiellement rentable, pour peu que les chercheurs s’investissent dans la production intensive de cas, mais aussi dans leur protection juridique. En effet, les sociologues qui en parlent insistent sur des risques de plagiat dont il faut se prémunir. Il est donc opportun pour eux de considérer les cas comme des propriétés intellectuelles et de les protéger au même titre que les oeuvres artistiques. Dans de nombreux articles et ouvrages retenus comme corpus, on se rend compte que lorsque les auteurs empruntent des cas, ils en précisent l’origine et même ils n’oublient jamais de mentionner qu’ils ont obtenu l’autorisation de l’individu ou de l’institution qui en est propriétaire. Cela confirme que non seulement les cas consacrés à la recherche sont des propriétés intellectuelles, mais aussi qu’il y a une réelle demande de cas préfabriqués pour différents usages. Le problème que relèvent les répondants c’est que la rentabilité d’une telle opportunité n’est pas immédiate. Il faut y consacrer du temps et de l’argent au détriment des activités classiques des sociologues que sont la préparation de publications, l’enseignement et pour certains des tâches administratives au sein des institutions universitaires.

La question de la transférabilité dans l’étude de cas : un silence interpellatif

Au regard des développements précédents, l’intérêt porté à l’étude de cas en sociologie des organisations est manifeste. Ce qui l’est moins, c’est l’implication des sociologues camerounais de cette spécialité dans les débats qui tournent autour de la scientificité de l’étude de cas et notamment de la transférabilité de ses résultats. En effet, il est aisé de constater, comme nous l’avons fait en première partie, que la plupart des travaux portant sur l’étude de cas ou mobilisant cette technique s’appesantissent volontiers sur ce qui apparait comme son talon d’Achille. Paradoxalement, cette préoccupation est généralement absente des travaux de sociologie des organisations camerounais. Cette absence de réflexivité mérite à notre sens d’être interrogée. En général, lorsque les chercheurs participant à cette recherche étaient interrogés sur les fondements de l’intérêt qu’ils portent à l’étude de cas, ils soulignaient dans un premier temps la portée heuristique de l’étude de cas en utilisant une kyrielle d’expressions : « les études de cas permettent de découvrir le terrain », « la méthode des cas fait ressortir le contexte », « l’étude de cas permet d’approfondir la compréhension d’un phénomène », « l’étude de cas est une stratégie qui donne accès aux expériences individuelles », etc. Dans un deuxième temps, l’étude de cas était présentée comme l’un des dispositifs de recherche qui permet d’enraciner la sociologie africaine dans les réalités locales et notamment celles des organisations. C’est en raison de cela que tout porte à croire que l’étude de cas est hissée par ses praticiens camerounais au niveau idéologique, puisque la science comporte une dimension idéologique que personne ne peut plus nier aujourd’hui. Le fait de taire le problème de la transférabilité des résultats de l’étude de cas relève d’une volonté de ne pas fragiliser inutilement une stratégie de recherche qu’on a mise sur un piédestal, celui de révélateur de la complexité des phénomènes organisationnels en Afrique :

La sociologie dans sa dimension holistique avec ses outils quantitatifs pose des problèmes. On l’a souvent appliquée pour généraliser les connaissances construites sur quelques pays à l’ensemble du continent africain. Or, il y a des spécificités anthropologiques qui ne permettent pas de tout quantifier. Les entreprises fonctionnent pareil, on ne peut pas tout généraliser, il y a des spécificités culturelles dans les manières de manager qui intègrent jusqu’à la sorcellerie. Comment peut-on quantifier ça? Il faut une ethnographie[11] de terrain riche pour appréhender ces spécificités

Extrait d’un entretien réalisé le 03 septembre 2020, avec Évariste, un professeur

Il est évident que les praticiens de l’étude de cas, dans leurs travaux comme dans les verbatims recueillis, sont plus soucieux de magnifier l’étude de cas que de semer le doute sur leur orientation méthodologique qui, somme toute, sert à défendre des causes, celle de l’appropriation de la sociologie par les chercheurs africains et celle de la transformation de la sociologie des organisations en expertise utile pour le développement. Si on peut constater à la lecture des travaux mobilisant l’étude de cas que des précautions sont bel et bien prises pour assurer cette transférabilité (multiplication des cas, critériologie des cas, référence à un cadre théorique, etc.), les raisons qui conduisent à ces aménagements ne sont presque jamais mentionnées. Pour certains, « il est inutile de revenir sur ces débats dès lors qu’on a respecté certaines règles, comme celle qui consiste à multiplier les cas » (extrait d’un entretien réalisé le 03 septembre 2020, avec Évariste, un professeur), pour d’autres, « parler de ça dans mon travail revient à jeter le discrédit inutilement sur ma méthodologie » (extrait d’un entretien réalisé le 25 septembre 2020, avec Bertrand, un doctorant). Si l’on peut aisément comprendre cette tendance à ne pas s’intéresser à ce qui peut être perçu comme étant de la polémique stérile, on peut aussi regretter que ce silence à propos des contours de l’étude de cas ne donne pas d’explication à certains choix qu’on rencontre fréquemment dans les travaux de nos répondants. Par exemple, la notion de mini-cas revient régulièrement sans qu’on ait pu comprendre à quoi cela renvoie, lorsqu’on sait pourtant que l’étude de cas vise la description en profondeur d’une situation (Royer, 2016). On peut également remarquer que dans certains travaux, les références à Yin (1994, 2003) et à son orientation mixte de l’étude de cas sont nombreuses, alors que les démarches observées sont pour l’essentiel purement qualitatives. De telles interrogations chez le lecteur ne peuvent trouver des réponses que dans un effort réflexif des praticiens de l’étude de cas.

Conclusion

Cet article avait pour objectif de comprendre les fondements de l’usage de l’étude de cas dans la sociologie des organisations pratiquée au Cameroun et notamment à l’Université de Douala, étant entendu que cette stratégie de recherche est plutôt rare dans les travaux sociologiques qui relèvent d’autres spécialités de ce domaine scientifique. L’intérêt fondamental de cette contribution a été d’aborder l’étude de cas autrement que par les orientations habituelles que les chercheurs adoptent pour en parler, à savoir les techniques pour la mobiliser ou les querelles sur sa représentativité (Hamel, 1989; Paquette, 2007; Yin, 2003). Dans cette perspective, l’un des apports de la recherche a été de se focaliser sur la fonction téléologique de l’étude de cas. Les usages de cette stratégie de recherche témoignent de la recherche d’un positionnement épistémologique vis-à-vis des réalités africaines auxquelles les sociologues attribuent un statut culturel particulier (Kamdem, 2002; Nga Ndongo & Kamdem, 2010). De ce point de vue, un phénomène comme la sorcellerie, qu’on retrouve habituellement dans le portefeuille de l’anthropologie, peut désormais être pris en charge par la sociologie des organisations. L’irrationnel devient alors intelligible dans un milieu où la rationalité est avant tout instrumentale (Lafaye, 2007). L’autre apport de cette recherche a été de mettre en exergue, à partir des usages de l’étude de cas, des actions de positionnement de la sociologie des organisations sur les marchés économiques. La pénétration du marché du conseil en management est un objectif clairement affiché par plusieurs sociologues. Ces mêmes sociologues trouvent en la méthode des cas, dimension didactique de l’étude de cas, un instrument de conquête du marché de la formation professionnelle en management.

Une fois ces apports soulignés, il convient de dire que cette recherche pourrait en appeler une autre pour pallier le fait que nous n’avons pas mesuré directement le niveau de satisfaction des publics visés par les sociologues lorsqu’ils mobilisent l’étude de cas. En effet, concernant par exemple la méthode des cas, Lamy et Lapoule (2015) ont montré qu’au-delà du point de vue des enseignants-chercheurs en management, la réaction des étudiants pourrait surprendre au regard de la diversité des pratiques pédagogiques. Pour éviter de ne rendre compte que de l’autosatisfaction des praticiens de l’étude de cas, un feedback des managers et des étudiants en formation professionnelle devra être examiné dans une recherche complémentaire.