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L’article 15 de la loi Hamon du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire définit juridiquement l’innovation sociale. C’est « le projet d’une ou de plusieurs entreprises consistant à offrir des produits ou des services présentant l’une des caractéristiques suivantes :

  • soit répondre à des besoins sociaux non ou mal satisfaits, que ce soit dans les conditions actuelles du marché ou dans le cadre des politiques publiques ;

  • soit répondre à des besoins sociaux par une forme innovante d’entreprise, par un processus innovant de production de biens ou de services ou encore par un mode innovant d’organisation du travail. Les procédures de consultation et d’élaboration des projets socialement innovants auxquelles sont associés les bénéficiaires concernés par ce type de projet ainsi que les modalités de financement de tels projets relèvent également de l’innovation sociale » [1].

L’innovation sociale apparaît comme un « fait social total », au sens maussien du terme, dans la mesure où elle met en jeu de nombreuses institutions à la fois économiques, politiques, juridiques, etc. (Mauss, 1950). L’innovation sociale, qui accède désormais à une forme de banalisation, est traversée de tensions. Dans un article revenant sur les trajectoires de ce concept, Magali Zimmer a révélé un glissement d’une approche politique vers une approche économique. Si, dans les années 70, elle est appréhendée par des sociologues à partir d’expériences associatives, dans les années 2000 elle l’est par des économistes influencés par les théories schumpétériennes, à partir d’expériences entrepreneuriales. Sa dimension contestatrice s’efface, tandis que les références aux premières théorisations sont inexistantes (Zimmer, 2014). Cette perte de substance entraîne une technocratisation d’un concept pourtant hautement politisé à son origine. Elle oblige à un retour aux sources théoriques pour penser l’innovation sociale dans toutes ses potentialités et ne pas la réduire à un auxiliaire de l’économie marchande.

En 1976, plusieurs revues lui accordent des numéros dédiés :

  • la revue Autrement, créée un an plus tôt par Henri Dougier, un jeune manager du groupe Expansion décidé à « vivre autrement ».

  • La revue Informations sociales de la Caisse nationale des allocations familiales et la revue prospectiviste Futuribles dans un numéro commun.

A leur lecture, trois questions principales peuvent en être retenues : l’innovation sociale est-elle une source d’encadrement ou d’émancipation ? Qui sont les agents du changement ? Et enfin, quels rapports ces derniers entretiennent-ils avec l’Etat ?

De l’esprit autogestionnaire aux politiques publiques étatiques

Dans L’invention du social, Jacques Donzelot relève une double origine à la critique de l’Etat-providence qui puise dans le registre de l’autogestion. Par sa prise en charge du social au nom du progrès, l’Etat-providence est accusé de détruire, d’une part la souveraineté individuelle et, d’autre part, la responsabilité de la société. La première critique est portée par le « mouvement gauchiste » (trotskystes, maoïstes, situationnistes, etc.) qui propose de « changer la vie », c’est-à-dire de laisser s’exprimer les aspirations individuelles, et la seconde l’est par le « mouvement réformiste » (incarné par exemple par les clubs Jean Moulin et Citoyen 60) qui ambitionne de « changer la société » pour renforcer la solidarité sociale (Donzelot, 1983). Ces critiques convergent dans une même volonté d’autonomisation du social. Ces deux mouvements se saisissent sous des angles différents de l’innovation sociale, l’un pour essaimer les créativités sociales, l’autre pour réformer l’Etat.

Aux sources du concept, la créativité sociale

Le concept d’innovation sociale émerge à partir des années 70. Sa première occurrence remonte à un article du sociologue James Taylor, publié en 1970, où il a déjà sa signification actuelle en désignant de nouvelles façons d’agir pour répondre à des besoins sociaux (Taylor, 1970). Son contexte d’apparition n’est pas neutre sur la détermination de son sens. Effectivement, le concept surgit dans les années post-68 où l’utopie autogestionnaire est à son zénith, tant à travers les luttes sociales (écologisme, féminisme, régionalisme, etc.) que via les initiatives alternatives (crèches parentales, écoles parallèles, groupements d’achats de produits bio, groupes de santé, habitat groupé autogéré, etc.). L’autogestion cristallise des créativités sociales en rupture avec le capitalisme, qui ont en commun le dessein d’une organisation démocratique de la société, la recherche d’une amélioration de la qualité de vie et la remise en question des rapports entre savoir et pouvoir. L’innovation sociale, branchée sur cette rationalité autogestionnaire, est alors fortement politisée. Elle est porteuse d’un projet de transformation sociale désétatisé.

Au bout d’une décennie de tâtonnements, le Que sais-je ? de Jean-Louis Chambon, Alix David et Jean-Marie Devevey définit l’innovation sociale comme des « pratiques visant plus ou moins directement à permettre à un individu – ou à un groupe d’individus – de prendre en charge un besoin social – ou un ensemble de besoins – n’ayant pas trouvé de réponses satisfaisantes par ailleurs » (1982). C’est une réponse alternative, inscrite dans la vie quotidienne (santé, éducation, urbanisme, animation culturelle, action sociale, économie, loisirs, etc.) et intégrant la participation et l’autonomisation des usagers.

Le rédacteur en chef de la revue alternative Autrement, Henry Dougier, signe un éditorial où il en appelle à « jouer, à l’intérieur du système social, sur une multitude de craquements dans les aspirations, les désirs, la perception des besoins, les projets individuels » (1976). L’innovation sociale jaillit de ces mouvements tectoniques, ce qui rend son équilibre instable, en tension permanente entre un pôle bureaucratique et un pôle autogestionnaire. Prise entre l’ancien monde qui se meurt et le nouveau qui tarde à naître, l’innovation sociale tend paradoxalement à la reproduction de l’ordre établi.

L’innovation sociale, un outil pour réformer l’Etat ?

Si la morphologie de l’innovation sociale, comme de l’autogestion, est marquée par les nouveaux mouvements sociaux, elle doit aussi beaucoup aux hauts fonctionnaires soucieux de réformer l’Etat en accordant un rôle accru à la société civile.

Le conseiller d’Etat et spécialiste des politiques sociales Jean-Michel Belorgey en saisit parfaitement les ressorts. Il conçoit l’innovation sociale « autant comme un mécanisme d’encadrement, et souvent de limitation, de la créativité que comme un mécanisme de valorisation de la créativité » (1976). En effet, précise-t-il, l’innovation sociale ayant besoin de l’appui des pouvoirs publics (ce qui suppose un modèle économique viable, une acceptabilité sociale, une légalité juridique) pour s’ancrer, elle bouscule rarement l’organisation sociale.

Quand elle est banalisée, arrimée à l’ordre établi, l’innovation sociale ne peut apporter qu’un correctif cosmétique à l’état des rapports de forces sociaux. C’est la critique portée par Pierre Rosanvallon qui préfère le concept d’expérimentation sociale. Pour lui, « l’innovation sociale a pour fonction essentielle de produire des projets pilotes qui servent à tester des modèles. Le concept d’expérimentation est d’un autre ordre. Il renvoie à un type d’expérience qui n’a pas forcément pour but d’être érigé en modèle et en norme unique » (1976), ce qui rejoint l’approche de Henry Dougier. Ainsi, il pose la question du rapport à la norme de l’innovation sociale. Doit-elle être productrice d’une norme générale par le lieu centralisé du pouvoir ou doit-elle participer à une transformation polycentrique par les marges ? Au-delà des querelles sémantiques, ces débats interrogent son rapport à la transformation sociale.

L’innovation sociale et la transformation sociale

La transformation sociale est traditionnellement subordonnée à la conquête du pouvoir étatique, ce que la fin des grands récits tend à remettre en cause dans les années 1970. L’entrée dans l’ère du présentisme fait éclater le régime d’historicité qui assigne un sens à l’histoire en une multitude d’engagements hic et nunc. De la sorte, un glissement s’opère du politique vers le social. Les innovations sociales, quand elles ont une visée émancipatrice, contiennent en puissance une transformation sociale. Mais pour générer un changement institutionnel, c’est-à-dire passer d’un niveau micro à un niveau macro, encore faut-il que les rapports avec leur environnement institutionnel – auxquelles elles sont autant contraintes qu’elles contribuent – y soient propices. Ce n’est que dans cette dialectique de la transformation sociale que de nouveaux arrangements institutionnels peuvent être introduits (Klein, Camus, Jetté, Champagne, Roy, 2016).

Les agents de l’innovation sociale

Les agents de l’innovation sociale, acteurs du changement, sont à identifier. Si, d’un côté, Pierre Rosanvallon met en garde contre le bénévolat qui éloignerait l’innovation sociale de l’activité productive en consacrant la séparation de l’économique et du social, de l’autre, la Fondation internationale pour l’innovation sociale, créée en 1975, lui confère une orientation trop commerciale. De même, l’Etat, en tant qu’organe de stabilisation et de reproduction de la société, ne peut guère porter des innovations contestant l’ordre établi. Restent alors les groupes intermédiaires. La sociologue Annick Ternier (1980) classe ces agents en trois catégories selon leur degré d’institutionnalisation : les petits groupes informels (groupes de voisinage, etc.), les groupes organisés (associations, coopératives) et les collectivités locales (municipalités, etc.) qui ont en commun de promouvoir un agir collectif dans la proximité.

Surtout, Jean-Louis Chambon, Alix David et Jean-Marie Devevey signalent que l’innovation sociale a « comme objectif principal (prioritairement même à la résolution du besoin repéré qui n’est que l’objectif apparent – on n’ose dire le prétexte) de passer le relais aux intéressés le plus vite possible. Tout « animateur », bénévole ou professionnel, même s’il émane de la communauté où s’enracine l’opération, doit partager, dans toute la mesure du possible, la responsabilité de l’action » (1982). Au moment où émergent la politique de la ville et le développement social des quartiers (DSQ) avec la circulaire Questiaux sur le travail social, ainsi que le rapport Schwartz (l’insertion professionnelle et sociale des jeunes), le rapport Dubedout (la participation des habitants) et enfin le rapport Bonnemaison (la prévention de la délinquance) (Denieuil, Laroussi, 2005), l’innovation sociale apparaît intimement liée au développement du pouvoir d’agir des personnes accompagnées. Le potentiel subversif de l’innovation sociale ne peut être activé que par en bas. Pour répondre à des besoins sociaux non ou mal satisfaits par le marché ou l’Etat, elle profite des brèches. Mais pour que celles-ci deviennent béantes, il lui faut utiliser tous les leviers de l’action publique. Quid de l’articulation entre la société civile et la centralité démocratique représentée par l’Etat ?

Vers une alliance avec l’Etat ?

Le secrétaire d’Etat à l’Action sociale, René Lenoir, rappelant la circulaire du 27 janvier 1975 du Premier ministre relative aux rapports entre les collectivités publiques et les associations assurant des tâches d’intérêt général, affirmait : « l’Etat n’a pas le monopole du bien commun, mais il en est le garant » (Lenoir, 1976). Cette formule typique du jacobinisme amendé ouvre un espace aux corps intermédiaires dans l’élaboration de l’intérêt général tout en leur fermant la porte de la décision finale, qui appartient à la démocratie représentative.

Ce réagencement permet toutefois une nouvelle alliance entre les acteurs sociaux et les acteurs publics. L’Etat n’est pas monolithique, il accueille des « passeurs ». Un Centre d’information sur les innovations sociales (CIIS) est ainsi créé en 1976 à l’initiative du secrétariat d’Etat à l’Action sociale, sous l’égide de la Fondation de France. Présidé par le haut fonctionnaire et héraut des associations François Bloch-Lainé, figure archétypale de ces nouveaux ponts, il a pour objectif de repérer et d’analyser les solutions non institutionnelles dans le champ de l’action sanitaire et sociale avec un large spectre : expériences d’alternance entre éducation et vie professionnelle ; mécanismes associatifs entre enseignants, parents et enfants ; initiatives pour le troisième âge ; habitat communautaire et autogéré ; crèches coopératives ; utilisation du réseau téléphonique dans la lutte contre la solitude ; nouvelles thérapies, nouvelles formes de médecine de groupe, luttes contre les toxicomanies ; expériences de rotation d’emploi (femmes enceintes, malades, personnes âgées), réinsertion sociale des délinquants ; nouvelles formes d’action culturelle sur les lieux de travail (Allan Michaud, 1989).

Le cas du revenu minimum garanti en est une autre illustration. Des expérimentations décentralisées sont menées dans les années 80. Des systèmes d’aide locale sont instaurés par les collectivités territoriales (municipalité de Besançon, département d’Ille-et-Vilaine, etc.) dans le cadre du plan contre la pauvreté et la précarité de 1986-1987 qui incite les départements à mettre en oeuvre des compléments locaux de ressources. Les associations de solidarité – en particulier ATD Quart Monde avec, en 1987, le rapport du père Wresinski sur la Grande pauvreté et la précarité économique et sociale présenté au Conseil économique et social – contribuent à orienter l’Etat vers la création d’une mesure généralisée. Un projet de loi de création du revenu minimum d’insertion (RMI), rapporté par Jean-Michel Belorgey, devenu député, est enfin adopté à l’unanimité en 1988 par le Parlement (Cytermann, Dindar, 2008).

Pour une institutionnalisation dialogique de l’innovation sociale

L’économie sociale et solidaire est l’un des principaux agents de l’innovation sociale. Elle est une économie démocratique fondée sur la règle « une personne, une voix ». Or, la démocratie suppose l’indétermination. Le théoricien de l’économie sociale, Henri Desroche, l’a parfaitement saisi, qui la définit comme « un pluralisme de créativités » et recommande d’évoquer des « économies sociales – au pluriel » (Desroche, 1983). Aussi, l’innovation sociale est-elle consubstantielle de l’économie sociale et solidaire.

Or, l’identité de l’économie sociale et solidaire est aujourd’hui menacée par la banalisation et le processus de désencastrement de l’économie, comme l’illustrent par exemple les pratiques financières des banques coopératives révélées par la crise du capitalisme de 2008 (Frémeaux, 2015). Cette pente se retrouve dans le domaine de l’innovation sociale. Dans un contexte de raréfaction des ressources consécutif à la crise des finances publiques, la Commission européenne a intégré en 2010 l’innovation sociale dans la stratégie « Europe 2020 », puis a lancé l’année suivante une « Initiative pour l’entrepreneuriat social » qui vise à soutenir les entreprises répondant aux besoins sociaux de personnes vulnérables. L’Europe contribue ainsi à transformer l’Etat-providence en Etat-stratège en confiant au marché le soin de secréter les réponses aux problèmes sociaux, c’est-à-dire en lui arrimant l’innovation sociale. Face à ce glissement, le détour par les années 70 permet de rebrancher l’innovation sociale sur le contre-mouvement de protection de la société décrit par Karl Polanyi (1944). Si l’économie sociale et solidaire est à la fois une entreprise et une association, ses promoteurs doivent, pour conserver son identité, revendiquer sa composante politique.

Le problème de l’institutionnalisation de l’innovation sociale reste néanmoins entier dans une France marquée par la culture politique de la généralité. Edgar Morin insiste sur la nécessaire « tolérance à la déviance » : « Il y a des moments où, dans le processus de l’évolution sociale, s’ouvrent des possibilités de généralisation ou de contamination d’expériences ponctuelles. Par exemple, les coopératives de production et de consommation furent, à un moment, pionnières et considérées comme des déviances. De “déviances”, elles devinrent “tendances” et le phénomène des coopératives a pu se propager à toute la société. Le problème est bien : comment une déviance devient-elle une tendance ? […] Dans toutes les questions sociales, les changements législatifs ne sont rien s’ils ne sont pas pris sous la dictée d’une volonté révolutionnaire  » (Morin, 1976).

Cette transition des déviances d’en bas vers les tendances d’en haut était déjà au coeur des débats socialistes du tournant du xxe siècle. Jean Jaurès défendait l’idée que « l’Etat démocratique est la coopérative suprême vers laquelle tendent, comme vers leur limite, les autres coopératives » (Desroche, 1991). Pensant leur continuité, il refusait donc tout ordre de préséance entre les actions coopératives et parlementaires. Un même élan devait les unir dans un bloc stratégique. C’est pourquoi l’institutionnalisation est dialogique. Elle implique une tension permanente, dans leur unité même, entre l’Etat et l’économie sociale et solidaire, dont les rapports sont faits tant de coopérations que de concurrences. Une stratégie d’innovation sociale n’est donc pas consensuelle, elle est prise dans un noeud de rapports de forces qu’elle arbitre et oriente.