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Le titre d’un numéro hors thème demande toujours un effort particulier d’imagination. Il doit être assez large pour englober des articles réunis par le seul hasard des textes reçus, mais il doit aussi correspondre d’une manière ou d’une autre à chacun. Depuis les quinze ans d’existence de Recherches féministes, le présent numéro hors thème est le huitième. Après Convergences, Unité/Diversité, Enjeux, Théorie, méthode, pratique, D’actualité, Invisibles et visibles ainsi que Féminin pluriel, voici maintenant Expériences.

Le Petit Robert nous renseigne sur le sens du mot expérience. Celui-ci peut faire référence à « un élargissement ou enrichissement du savoir » que l’on peut lier à « une connaissance de la vie acquise par des situations vécues ». On entre donc d’emblée dans l’univers du concret, et les cinq textes qui suivent peuvent aisément se retrouver dans ce type de connaissance. Qu’il s’agisse du curriculum et de la trajectoire politique des députés et des sénatrices canadiennes francophones et anglophones (Manon Tremblay), des littéraires jurées ou lauréates du prix Femina (Sylvie Ducas), de la perception de l’espace résidentiel des jeunes mères en région parisienne (Monique Robin), des théoriciennes ou praticiennes de l’éducation sexuelle au Québec (Kathleen Boucher) ou encore de l’engagement de femmes à un poste de direction dans certaines commissions scolaires de la région de Montréal (Lucie Héon et Nancy Mayrand), le rapport à la connaissance par l’intermédiaire de situations vécues est constant.

Le mot expérience renvoie aussi, selon le dictionnaire, à « un événement vécu par une personne et susceptible de lui apporter un enseignement ». Si l’on entend cette proposition dans un sens large, il est clair que la recherche féministe nourrit, le plus souvent, l’action et constitue ainsi un savoir pratique. Les cinq recherches du présent numéro peuvent tenir lieu de guide pour l’action et être envisagées en fait de retombées pragmatiques. Partis politiques, électeurs et électrices, directeurs et directrices de maison d’édition et membres de jurys littéraires, personnes engagées dans la planification urbaine et édiles municipaux, responsables de la conception et de la mise en oeuvre des programmes d’éducation sexuelle, de même que patrons et patronnes dans leurs pratiques d’engagement peuvent tous et toutes nourrir leurs réflexions et tirer profit des analyses fines des auteures des articles du présent numéro.

Manon Tremblay, directrice du centre de recherche sur Femmes et politique de l’Université d’Ottawa, se demande si des différences d’identité existent entre les députées et les sénatrices francophones et anglophones sur la scène politique fédérale canadienne de 1921 (date de l’élection de la première députée) à 2002. À partir de courtes biographies établies par le Service de la recherche de la bibliothèque du Parlement, elle passe en revue leur profil sociodémographique, leur cheminement politique et partisan et, enfin, leur carrière parlementaire en politique fédérale. Elle en conclut que le facteur linguistique ne semble pas constituer un clivage important entre ces femmes. Du moins sur le plan des trois axes explorés, l’élitisme qui les caractérise transcende, à quelques détails près, les différences linguistiques.

Maître de conférences en littérature française à l’Université d’Angers, Sylvie Ducas s’intéresse à l’inscription des écrivaines dans le champ de la littérature au xxe siècle par l’entremise du prix Femina. Elle refait ainsi, de façon magistrale, l’histoire de ce prix : elle explore ses liens avec la presse féminine qui l’a créé et explique son statut de « Goncourt des Dames » ou d’« anti-Goncourt » ; elle démontre comment ce prix a su s’imposer dans l’espace des institutions littéraires, évoque ses crises, ses contradictions et ses limites. On voit bien le rôle unique qu’il a incontestablement joué quant à la reconnaissance des femmes de lettres, mais aussi le conservatisme des jurées (statutairement des femmes) dans le choix des auteures et auteurs consacrés, de même que des oeuvres primées. L’article est sans complaisance dans sa démonstration à savoir que le prix Femina n’échappe pas plus que les autres grands prix aux contraintes marchandes de l’industrie culturelle et aux reproches, souvent mérités, de collusion entre les jurées et les maisons d’édition. L’auteure complète son analyse par les résultats d’une enquête par entretiens menée auprès d’une soixantaine de lauréates et lauréats, de même que de membres du jury. Cette enquête lui permet de mettre en lumière le rôle du prix dans la construction identitaire de l’écrivaine et la manière dont les enjeux symboliques de la consécration sont intimement liés à l’identité sexuelle. Cette partie aide ainsi à comprendre la condition difficile des écrivaines, de même que leur perception du succès littéraire.

Un bon nombre de recherches ont été menées en France au cours des dernières années sur la perception de l’espace au féminin. C’est dans la suite de ces travaux que s’inscrit le texte de Monique Robin, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris, sur l’espace résidentiel des mères d’un premier ou d’une première enfant de 2 ans. Au moyen d’une méthode statistique sophistiquée, elle analyse le discours de 66 femmes, vivant pour la moitié dans un arrondissement parisien (le xive) et pour l’autre dans une banlieue de l’Île-de-France (Les Ulis), à propos de leur perception de leur espace résidentiel. Compte tenu des différences majeures entre ces deux milieux, on aurait pu s’attendre à des perceptions très contrastées dans ces deux groupes. Au contraire, un élément commun rapproche ces femmes et marque de façon prédominante leur rapport à l’espace d’habitation : elles sont toutes en début de construction d’une vie professionnelle, conjugale et familiale. Le projet familial, en particulier, apparaît comme le véritable moteur de leur trajectoire résidentielle. Le fait de se trouver à une époque charnière de leur vie, soit d’être mères depuis peu et d’avoir récemment quitté le lieu de leur jeunesse, se répercute sur le discours des femmes des deux groupes. Les seules questions qui les distinguent de façon significative sont celles des contraintes spatiotemporelles liées aux déplacements quotidiens avec de jeunes enfants et l’accessibilité à des espaces verts.

Sur un tout autre registre, Kathleen Boucher, doctorante à l’Université Laval, expose quelques éléments de sa thèse quant à la recherche et à l’intervention en matière d’éducation sexuelle au Québec. Elle constate d’abord un foisonnement de travaux et d’initiatives en ce domaine au Québec, mais aussi dans le monde occidental, et tente d’en dégager les principales caractéristiques. Il en ressort que l’« éducation sexuelle est un phénomène marqué socialement, par le sexe (féminin), et par l’âge (jeune), notamment, et par une production scientifique et des efforts éducatifs susceptibles d’alimenter des représentations sociales qui renforcent ce marquage » (p. 121-122). En cette époque où la recherche appliquée est particulièrement encouragée, Boucher observe que les chercheuses comme les intervenantes orientent souvent leurs travaux ou leur action vers la résolution des « problèmes sociaux » liés à la sexualité des jeunes. Dans cet esprit, la grossesse chez les adolescentes est une question qui retient particulièrement l’attention. Il n’est donc pas étonnant que la sexualité des femmes en général et des jeunes femmes en particulier fasse l’objet d’un contrôle social important. L’auteure tente finalement de promouvoir un modèle d’éducation sexuelle basé sur des principes féministes et qui évite certains écueils tels l’essentialisme, le naturalisme, l’hétérosexisme et l’âgisme. Dans le contexte de la réforme de l’éducation amorcée en 2000 au Québec et de la réflexion entourant l’avenir de l’éducation sexuelle en milieu scolaire, cet article – de même que la thèse qui suivra – dépasse l’intérêt purement scientifique, et le regard féministe que l’auteure pose sur ces questions aurait avantage à recevoir un prolongement dans l’arène politique.

Un dernier texte, sous la forme d’une note de recherche signée par Lucie Héon, professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, et par Nancy Mayrand, directrice adjointe d’une école secondaire, aborde la question de l’accès des femmes à un poste de direction dans des écoles secondaires de Montréal. Les auteures exploitent une partie des résultats d’une enquête concernant le processus d’engagement vécu par 28 femmes, en poste à l’automne 2000. À partir des réponses à quatorze questions relatives aux processus de recrutement et de sélection, il appert que ces femmes perçoivent beaucoup moins de barrières que n’en relevaient des enquêtes antérieures sur la question. Toutefois, malgré un accès plus équitable des femmes à un poste de direction et une amélioration évidente du processus d’engagement, certains préjugés perdurent : par exemple, 70 % des répondantes estiment que leur entourage pense qu’une femme n’a pas les mêmes chances qu’un homme d’être recrutée en vue d’occuper un poste de direction. De plus, il y a certes encore place à amélioration, en particulier quant à la clarté de la procédure et à la diffusion de l’information sur les postes à pourvoir. Les auteures soulignent à juste titre l’intérêt qu’il y aurait à mener une enquête comparable auprès des hommes occupant un poste similaire afin de mieux établir la spécificité des problèmes vécus par les femmes.

Toutes ces auteures réalisent donc une expérience au sens « d’essai à effectuer pour étudier un phénomène ». Les expériences scientifiques auxquelles elles s’adonnent traversent les champs disciplinaires et s’étendent à la fois au politique, au littéraire, à l’urbain, à l’éducation et au corps de même qu’au travail. Elles traversent le domaine public comme le domaine privé. Elles traversent aussi les mers, mettant en scène le Québec, le Canada et la France.