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Indira Gandhi, Golda Meir, Margaret Thatcher, Gro Harlem Brundtland, Corazón Aquino, Benazir Bhutto, Édith Cresson, Kim Campbell, Helen Clark, Angela Merkel, Ellen Johnson-Sirleaf, Michelle Bachelet, Cristina Fernández de Kirchner… Ces femmes ont en commun d’appartenir à un groupe très sélect de politiciennes, la crème de l’élite politique, soit les chefs d’État et de gouvernement, en tant que présidentes ou premières ministres. C’est d’abord en Asie que des femmes ont assumé les plus hautes fonctions de la gouverne étatique : en 1960, Sirimavo Bandaranaike devient première ministre du Sri Lanka (alors nommé le Ceylan), poste qu’elle occupera jusqu’en 1965[1]. L’année suivante, Indira Gandhi tient les rênes du gouvernement de la plus grande démocratie du monde, et elle les conservera jusqu’en 1977[2]. C’est encore dans l’espace géopolitique oriental qu’une troisième femme s’est hissée à la tête d’un gouvernement : en 1969, Golda Meir devient première ministre d’Israël. L’Amérique du Sud et l’Afrique voient les premières femmes élues chefs d’État au milieu des années 70 : Isabel Martínez de Perón est présidente de l’Argentine de 1974 à 1976 et Élisabeth Domitien, première ministre de la République centrafricaine de 1975 à 1976. Ce n’est qu’à la fin des années 70 qu’une femme assume enfin les fonctions exécutives suprêmes d’un pays identifié aux démocraties occidentales établies de longue date : en 1979, Margaret Thatcher s’installe au 10 Downing Street, à Londres, le rayonnement découlant de l’unicité de sa position étant quelque peu terni par la prestance d’une autre femme politique de haute calibre – la reine Élisabeth II. Au début de 2010, on dénombre donc quelque 70 femmes qui ont ainsi trôné au pinacle du pouvoir exécutif d’une cinquantaine d’États répartis sur tous les continents[3]. En d’autres termes, depuis le début des années 60, un peu plus du quart des quelque 190 pays membres des Nations Unies ont confié, pour une période plus ou moins étendue, leurs destinées au commandement d’une femme.

Les présidentes et les premières ministres constituent les figures les plus visibles du pouvoir exécutif d’État, mais pas nécessairement les plus puissantes. Selon les régimes politiques, aux ministres revient un pouvoir décisionnel important, modulé au gré des conjonctures et des personnalités en présence. C’est durant la seconde moitié de la décennie 1910 que quelques femmes assument des fonctions de ministres, notamment au sein de ce qui deviendra l’aire d’influence soviétique. De l’autre côté, celui du « monde libre », la première femme nommée ministre, la comtesse Constance Markievicz), l’est au sein du gouvernement irlandais de 1919-1922[4] et la deuxième, Nina Bang, l’est au Danemark en 1924 (Raaum 1999), celle-ci étant considérée comme la première femme nommée ministre dans un gouvernement parlementaire démocratiquement élu[5]. Il n’est pas sans intérêt de mentionner qu’entre ces deux moments, en 1921, le Canada se démarque en devenant le premier pays de l’Empire britannique où des femmes accèdent aux cabinets[6] : en mars 1921, Mary Ellen Smith est nommée ministre sans portefeuille en Colombie-Britannique et en août de la même année Mary Irene Parlby reçoit un honneur identique en Alberta – elle aussi sans mandat précis[7]. À ces nominations pionnières correspondent d’autres très tardives. Ce n’est qu’en juin 2005 qu’une femme, Maasouma al-Moubarak, est conviée à s’asseoir à la table des ministres du Koweït[8] et en février 2009 que l’Arabie saoudite en fait autant : Noura Al Faiz devient alors ministre juniore responsable d’un dossier on ne peut plus rose – l’éducation des femmes (Shaheen 2009). À la suite de ces deux nominations et de celle de Sophie Thévenoux à titre de conseillère du gouvernement pour les finances et l’économie de Monaco[9], il semble aujourd’hui que tous les pays aient compté, à un moment ou l’autre depuis les années 60, au moins une femme au sein de leur gouvernement.

À l’instar du taux de féminisation des parlements qui a progressé de manière régulière, mais lente, au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Paxton et Hughes 2007 : 67-79, Reynolds 1999, Siaroff 2000, Union interparlementaire 1995), les femmes ont occupé un espace toujours plus important au sein des cabinets, cette progression s’effectuant là aussi à pas de tortue. Par exemple, la proportion de femmes nommées ministres en Europe de l’Ouest est passée de 3,0 % en 1968 à 13,0 % en 1992 (Davis 1997 : 13, 16). Dans l’une des premières études à considérer la variable du sexe des ministres, Blondel (1980 : 116) constatait que les femmes représentaient moins de 1 % des élites politiques membres de l’exécutif. Les Nations Unies (1992 : 63) évaluaient à 3,5 % la proportion de femmes dans les gouvernements de quelque 150 pays en 1987, et Reynolds (1999) l’estimait à 8,7 % une décennie plus tard. Si l’avènement du XXIe siècle a nourri quelques scénarios apocalyptiques, rien de tel n’est survenu sur le chapitre de la participation des femmes aux gouvernements : en 2005, 10,6 % des rôles de ministre à l’échelle planétaire étaient campés par des femmes (Mathiason 2006), Paxton et Hughes (2007 :1) avançant la proportion plus conservatrice de 7,0 %.

Des données publiées par l’Union interparlementaire[10] révèlent que, en janvier 2010, 17,4 % des membres de 187 chambres basses ou uniques des parlements nationaux étaient des femmes, contre 16,9 % des quelque 4 100 ministres de 188 pays. Cet écart d’un demi-point de pourcentage quant à la présence des femmes dans les rangs ministériels et parlementaires n’était pas significatif sur le plan statistique. Quatre pays affichaient des équipes de ministres comportant un plus grand nombre de femmes que d’hommes : la Finlande (taux de féminisation de 63,2 %), Cap-Vert (53,3 %), l’Espagne (52,9 %) et la Norvège (52,6 %), alors qu’une vingtaine comptaient entre le tiers et un peu moins de la moitié de femmes nommées ministres. En revanche, 16 pays n’avaient trouvé aucune femme à nommer au sein de leur cabinet… Sans étonnement, on constate une forte corrélation qui lie la proportion de femmes au Parlement et la proportion de femmes au Cabinet[11], relation relevée par plusieurs études (notamment Davis (1997 : 88); au niveau municipal, voir Bochel et Bochel (2008)).

Ces chiffres pourraient sans aucun doute inspirer encore plusieurs lignes. Cependant, un constat en ressort, à l’évidence : malgré quelques exceptions, les femmes sont sous-représentées en politique, que ce soit au Parlement ou au Cabinet, comparativement à leur poids démographique. Quelles sont les causes de cet effacement et quelles en sont les conséquences? Le nombre des travaux sur la participation des femmes aux institutions législatives a littéralement explosé au cours des dernières années, ce qui offre ainsi plusieurs réponses à l’énigme des taux modestes de féminisation des parlements. En revanche, l’état actuel du savoir quant à leur participation aux plus hautes fonctions de la hiérarchie politique n’offre pas les mêmes possibilités. La pauvreté de ce dernier créneau ne saurait surprendre, considérant le nombre moins substantiel de femmes nommées ministres comparativement à leurs vis-à-vis parlementaires, considérant aussi l’accès plus tardif des femmes aux cercles exécutifs et considérant, surtout, la culture du secret dans laquelle baigne la machine gouvernementale (particulièrement le Cabinet), le Parlement étant au contraire un forum ouvert à la représentation du peuple. Cet état lacunaire du savoir est d’autant plus troublant que, en règle générale, le Cabinet demeure le véritable lieu du pouvoir décisionnel d’État : dans la plupart des démocraties occidentales, il élabore les projets de loi, dispose des outils pour les faire adopter et voit (de manière indirecte) à leur mise en application. En réalité, il faut s’intéresser bien plus aux ministres qu’aux parlementaires lorsqu’est posée la question de savoir si les femmes représentent les femmes (Atchison et Down 2009), même si l’appartenance au Cabinet impose des contraintes sérieuses à la représentation substantielle des femmes (Curtin 2008).

Le présent numéro de Recherches féministes a pour objectif d’explorer la participation des femmes à la branche exécutive du pouvoir d’État. Il s’inscrit ainsi dans un souci de considérer une problématique jusqu’ici essentiellement ignorée des travaux sur les femmes et la politique, soit leur participation au pinacle du pouvoir exécutif d’État à titre de présidente, de première ministre ou de ministre. Depuis quelques années, des travaux menés en anglais ont commencé à lever le voile sur ces femmes admises aux cénacles ministériels (notamment : Atchison et Down 2009; Borrelli 2002; Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005, 2009; Jalalzai 2004, 2008; Reynolds 1999; Siaroff 2000; Sykes 2009). Pourtant, la prolifération d’études apparentées s’avère bien plus modeste du côté de la francophonie. Certes, quelques titres existent, comme en témoignent les références bibliographiques des textes de ce numéro, mais beaucoup reste encore à faire. La motivation première de ce numéro réside donc dans la volonté de se pencher sur une problématique jusqu’ici peu explorée en élargissant le nombre d’analyses diffusées dans la langue de Molière sur les femmes à la barre d’États et de gouvernements ou membres d’un cabinet.

Sept textes composent ce numéro. Deux portent sur des femmes qui sont ou ont été chefs de l’exécutif d’État : l’un sur la présidente chilienne Michelle Bachelet et l’autre sur la première ministre canadienne Kim Campbell. Marie-Christine Doran s’interroge sur les conditions ayant permis l’élection de Michelle Bachelet à la présidence du Chili en 2006, et ce, dans un contexte qui ne lui était pas nécessairement favorable et où le mouvement des femmes faisait preuve d’ambivalence envers sa candidature. Elle énonce aussi certaines interprétations et conséquences de cette victoire non seulement pour les femmes, mais également pour les strates plus marginales de la société chilienne. Doran croit que l’empreinte de Michelle Bachelet sur la politique chilienne reste marquée bien après son départ du Palacio de La Moneda. Pour leur part, Linda Trimble, Natasja Treiberg et Sue Girard examinent le traitement que le Globe and Mail a réservé à Kim Campbell, leader du Parti progressiste-conservateur et première ministre sortante lors de la campagne électorale fédérale de 1993. Il appert que, même lorsqu’elles campent des rôles politiques de la plus haute importance, le privé constitue toujours un angle privilégié pour interpréter les idées et les actions des femmes, ce qui contribue de manière subtile à leur marginalisation en tant qu’actrices politiques.

La prégnance des stéréotypes – car c’est bien ce dont il s’agit – et leurs effets sur la participation des femmes aux plus hauts échelons de la hiérarchie politique ressortent aussi du texte d’Élisabeth Vallet sur les États-Unis : les femmes qui gravitent autour de la présidence restent cantonnées dans les dossiers traditionnellement féminins, assignation fortifiée par les suites des événements du 11 septembre 2001. Qui plus est, comme Trimble, Treiberg et Girard le soulignent pour le Canada, Vallet note que la présidence américaine demeure une institution éminemment masculine, voire machiste, et ce, en dépit de la présence à l’avant-scène de la politique américaine de Hillary Rodham Clinton et de Sarah Palin. Les institutions ne sont pas neutres en regard du genre, donc, un constat que pose aussi Mariette Sineau, dont l’analyse insiste du même souffle sur l’importance des acteurs et des actrices de même que des conjonctures politiques : si les convictions du chef de l’État en matière d’égalité des sexes comptent, les événements peuvent l’amener à plus d’ouverture envers les droits des femmes. Le texte de Sineau oblige aussi à nuancer la perspective qui fait du Parlement l’antichambre quasi obligatoire du pouvoir exécutif : en France, bien des femmes ont suivi un parcours inverse, notamment en raison de leurs atouts professionnels.

La question de l’identité des femmes qui assument des fonctions de ministre est au coeur du texte de Lydia Rouamba et de Francine Descarries ainsi que de celui de Magali Paquin. À l’instar de Sineau qui montre l’importance du capital éducationnel afin d’appartenir à la garde rapprochée du président (particulièrement s’il est à gauche), ces deux auteures constatent l’importance des compétences techniques afin de participer au pouvoir exécutif d’État au Burkina Faso. Pourtant, le savoir n’est pas tout et, là comme ailleurs, le réseau (notamment la proximité avec les caciques du pouvoir) est une clé obligatoire pour celles qui aspirent à déverrouiller les portes du pouvoir exécutif. Rouamba et Descarries rappellent les relations parfois difficiles entre les féminismes tels qu’ils sont interprétés en Afrique et en Occident. De son côté, Paquin compare le profil sociodémographique des femmes et des hommes membres du Conseil exécutif québécois de 1970 à 2009. Son objectif est d’évaluer les ressemblances et les dissemblances entre les unes et les autres. Au final, Paquin aboutit à un constat de similitude bien davantage que de différence, même si une spécificité sourit aux femmes : plus rapidement que leurs compagnons, le premier ministre les invite à se joindre au Conseil exécutif.

Le dernier texte de ce numéro examine le bien-fondé de l’idée selon laquelle plus un poste est important, moins il s’y trouverait de femmes. Analysant la participation des femmes aux cabinets fédéraux et provinciaux canadiens de 1921 à 2007, Manon Tremblay et Sarah Andrews invitent à plus de nuances : la présence des femmes au sein des cabinets canadiens ne reflète certes pas leur poids démographique, mais les faits nouveaux ne permettent pas de soutenir l’existence d’un complot pour les en exclure. Bien au contraire, les chances des femmes de siéger au Cabinet se comparent avantageusement avec celles des hommes, comme le démontrent Paquin dans ce numéro ainsi que Kerby (2009). Aussi, il importe, me semble-t-il, que le savoir encore embryonnaire sur la participation des femmes aux gouvernements se développe en se libérant de ces idées d’un autre temps, trop souvent marquées au sceau du défaitisme, voire de la victimisation.