Corps de l’article

Au fil des 210 pages de son livre D’un Islam textuel vers un islam contextuel. La traduction du Coran et la construction de l’image de la femme, Naïma Dib examine si l’infériorité des femmes est consacrée dans le Coran. L’auteure se propose de répondre à cette question en trois volets. D’abord, dans une longue introduction, elle rappelle les grandes lignes d’idées de Mohamed Abdou, Fahmy Mansour et Mohamed Chahrour, penseurs réformistes musulmans des deux derniers siècles. Si cette introduction permet à l’auteure de situer son étude dans la continuité des réflexions suscitées par ces penseurs, elle lui permet également de relativiser la lecture du Coran.

Dans la première partie de son ouvrage, Dib procède à une analyse sémiotique du Coran. Pour ce faire, elle adopte une analyse comparative du Coran et de certaines traductions en langues française et anglaise. En effet, en tant que musulmane, l’auteure examine la première source d’autorité pour toute personne croyante, soit le Coran, en limitant toutefois la portée de ses investigations à deux versets déterminants pour le statut des femmes en Islam, à savoir les versets 4.1 et 4.34. Par ailleurs, en tant que traductrice, elle s’intéresse aux lectures multiples auxquelles ces versets donnent lieu en langues française et anglaise. De plus, Dib étend le processus de traduction aux interprétations intralinguales du Coran, dont la charia (la loi islamique.) Ainsi, l’auteure limite la portée de son étude à l’exégète classique Abu Jafar Tabari de même qu’aux traductrices et aux traducteurs suivants : Albert de Bilberstein Kazimirski, Denise Masson, Présidence générale des directions des recherches scientifiques et islamiques, Jacques Berque, Marmaduke Pickthall, Pir Sahalahud-din et Nessim Joseph Dawood. En soulignant la multiplicité des traductions, des perceptions et des interprétations du dire coranique, Dib suggère que ces lectures constituent des possibles sémantiques qui éclairent le dire en question sans toutefois l’épuiser. Par conséquent, elle s’insurge contre l’idée véhiculée par les traditionalistes qui préconisent une lecture immuable du Coran et, en l’occurrence, un statut figé des musulmanes. Par ailleurs, en notant les écarts de sens entre les traductions examinées, Dib montre que le discours de traduction est à la fois producteur et symptomatique d’un monde androcentrique.

Dans la seconde partie de son ouvrage, en adoptant une analyse sociohistorique du discours social commun, dont relèvent les traductions, y compris les traductions intralinguales, Dib met en exergue les rapports de domination entre les sexes qui sont véhiculés par ce discours. Il en ressort que la hiérarchisation des sexes est une construction de toutes les civilisations humaines. En conclusion, grâce aux analyses sémiotique et sociohistorique, l’auteure propose une relecture du Coran qui fait la promotion de rapports plus égalitaires entre les femmes et les hommes.

Dans son introduction, Dib rappelle qu’aujourd’hui deux paradigmes divisent la pensée musulmane : les adeptes du paradigme traditionaliste préconisent un « retour aux sources » qui se traduirait par une application à la lettre du Coran et de la Sunna (les dires et actions du prophète), pendant que les adeptes du paradigme moderniste proposent une relecture de ces textes qui assurerait une harmonisation entre les valeurs de l’Islam et les exigences de la modernité. L’un des points principaux qui départage ces antagonistes est le statut des musulmanes. Si, dans le contexte actuel, ces dernières assument toutes les responsabilités de la citoyenneté, dont voter, travailler et payer des taxes, il n’en reste pas moins que, selon les interprétations dominantes du Coran, elles sont encore considérées comme des personnes subalternes. Cela explique que les réformistes musulmans ont fait de la réforme du statut des femmes leur cheval de bataille. Ainsi, pour Abdou, toute réforme sociale passe inévitablement par la restructuration de l’espace familial, et donc par l’émancipation des femmes. Pour ce faire, Abdou préconise al-aql, soit la « raison » pour lire le Coran, l’épurer des règles de conduite passées et dégager les réformes sociales nécessaires pour le contexte actuel. Si, à l’instar d’Abdou, Fahmy croit à l’émancipation des femmes, il soutient que l’assainissement de la société et des moeurs passe inévitablement par une étude historique de la première nation musulmane, car c’est durant cette période que se sont forgées les conceptions sur les femmes. Par conséquent, souligne Fahmy, ces conceptions sont tributaires des circonstances et des éléments sociaux d’une époque donnée. Et c’est là que Fahmy et Chahrour se rejoignent : les interprétations des textes fondateurs sont toujours relatives, puisqu’elles sont façonnées par les données et les besoins de leur temps. Aussi, Chahrour préconise de redéfinir à la lumière des exigences contemporaines les connaissances religieuses dont les sociétés musulmanes disposent.

Cette introduction a le mérite de montrer que le monde musulman n’est pas aussi monolithique que les médias tendent à le décrire. En fait, de tout temps, les sociétés musulmanes ont été traversées, voire secouées, de riches et multiples débats. Cela dit, cette introduction permet à l’auteure de situer son étude dans la continuité des réflexions des penseurs réformistes musulmans mentionnés ci-dessus. Plus précisément, c’est la dichotomie entre le texte coranique et la multiplicité des lectures, qui sont générées par des contextes socioculturels spécifiques, qui suscite la réflexion de l’auteure.

Aussi, dans la première partie, Dib fait une analyse comparative de plusieurs traductions en français, en anglais et intralinguale des versets 4.1 et 4.34, tout en tentant de saisir le sens des écarts entre les lectures selon les sujets qui traduisent et interprètent les textes sacrés. Cependant, préalablement, l’auteure justifie le choix de ces versets : en relevant le lien originel qui unit les hommes aux femmes, le verset 4.1 pourrait signifier l’infériorité de ces dernières, tandis que le verset 4.34 a servi à légitimer l’autorité des hommes sur les femmes. Ensuite, après le repérage des mots clés de chaque verset, l’auteure s’est livrée à une analyse comparative des traductions. Une telle analyse lui permet de souligner les écarts de sens entre les traductions, mais aussi le décalage de sens des traductions par rapport à l’original. À titre d’exemple, on citera seulement les traductions respectives du verset 4.34 d’Albert de Biberstein Kazimirski (1840) et de Jacques Berque (1995) :

Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises, elles conservent soigneusement pendant l’absence de leurs maris ce que Dieu a ordonné de conserver intact. Vous réprimandez celles dont vous aurez à craindre l’inobéissance;vous les reléguez dans des lits à part, vous les battrez; mais aussitôt qu’elles vous obéissent, ne leur cherchez point de querelle. Dieu est élevé et grand.

Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens. Réciproquement, les bonnes épouses sont dévotieuses et gardent dans l’absence ce que Dieu sauvegarde. Celles de qui vous craignez l’insoumission, faites-leur la morale,désertez leur couche, corrigez-les. Mais une fois ramenées à l’obéissance, ne leur cherchez pas de prétexte. Dieu est Auguste et Grand.

Après une double analyse sémantique et syntaxique du verset 4.34, qui se situe dans la continuité de la relecture féministe du Coran opérée par l’exégète Amina Wadud (Wadud 1999 : 64-78), l’auteure suggère que le verset sert en fait à limiter la violence domestique à l’égard des femmes à une époque où les violences perpétrées contre ces dernières sont pratique courante. À cet égard, Dib rappelle que dans les sociétés anciennes, toutes civilisations confondues, le père, en tant que chef de famille, avait le droit de corriger comme il l’entendait sa femme, ses enfants et ses esclaves. Autrement dit, le patriarcat, avec ses structures hiérarchiques entre les sexes, est une problématique de toutes les civilisations humaines. D’ailleurs, soutient l’auteure, c’est cette perspective androcentrique insidieuse que les sujets qui traduisent et interprètent les textes sacrés véhiculent à leur insu dans leur tentative de désambiguïsation du dire coranique.

Aussi, dans la seconde partie, plutôt succincte, l’auteure se consacre à l’analyse sociohistorique du discours social commun, dont font partie les traductions, y compris les traductions intralinguales. Ici, Dib montre la manière dont les sujets qui traduisent et interprètent les textes sacrés ancrent leurs traductions dans le système patriarcal. En d’autres mots, ces textes reproduisent un ensemble d’idées reçues sur les femmes et les hommes, et contribuent donc à perpétuer les constructions hiérarchiques entre les sexes.

Après une investigation du Coran à la recherche des critères par lesquels Dieu juge les êtres, Dib conclut ses analyses sémiotique et sociohistorique en affirmant que seules les qualités morales, et non le sexe, distinguent les êtres aux yeux de Dieu. Ce faisant, l’auteure propose une interprétation du dire coranique qui est porteuse d’égalité entre les sexes. Néanmoins, l’aspect à la fois regrettable de ce travail, mais compréhensible étant donné l’envergure de la tâche, est que l’auteure a écarté de son investigation certains versets clés qui ont encore des conséquences fâcheuses sur les droits fondamentaux des femmes, dont ceux qui se rapportent au voile, au témoignage et à l’héritage.