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L’ouvrage Féminiser?Vraiment pas sorcier, écrit par Anne Dister et Marie-Louise Moreau, est le fruit de travaux publiés au cours des quinze dernières années (voir notamment Dister et Moreau (2006)) par ces deux sociolinguistiques belges spécialistes, en matière de politique linguistique et, en particulier, de féminisation. L’expérience et l’expertise des auteures garantissent donc un ouvrage de qualité, mais aussi une orientation sociolinguistique, sur laquelle nous reviendrons à la fin de ce compte rendu.

Cet ouvrage se divise en deux grandes parties, expliquant le pourquoi et le comment de la féminisation, suivies d’annexes (liste de féminins, extraits de blogues et forum, exercices proposés) aussi diverses qu’intéressantes.

Après une présentation succincte de la distinction entre genre et sexe, la première partie, longue d’une centaine de pages, rappelle pourquoi la question de la féminisation s’est posée (bref historique de l’emploi des formes féminisées et liste d’arguments pour ou contre la féminisation). La revue de ces arguments est claire et bien commentée. Ainsi, nous avons relevé plus particulièrement que le maintien du masculin des noms de métier s’expliquerait par des motivations soit d’ordre linguistique (généricité du masculin, homonymie des nouveaux féminins, péjoration des suffixes tels que -euse), soit d’ordre esthétique (les nouvelles formes ne seraient pas euphoniques), ou d’ordre politique (l’Académie française serait la seule à pouvoir intervenir dans l’usage), ou encore d’ordre psychologique (le prestige associé au titre masculin se transférerait à une femme ainsi désignée). Les arguments pour la féminisation sont en particulier d’ordre social et éthique (visibilité des femmes, mise au jour d’une discrimination linguistique, respect de l’identité des femmes) et d’ordre linguistique : en particulier sont avancés les arguments de la théorie de la sexuissemblance (sans être nommée) défendue par Damourette et Pichon (1911-1946), qui suppose un lien entre les qualités de la chose désignée et le genre grammatical du mot qui les désigne; c’est l’important principe de la congruence, non mentionné perse dans le texte, mais cité dans une des annexes (p. 67).

Le tour d’horizon des politiques linguistiques, bref mais complet, inclut celle qui a été suivie par le grand-duché de Luxembourg, souvent oublié dans les ouvrages d’autres auteurs. Cependant, l’Afrique, qui compte pourtant un grand pourcentage de francophones, n’a pas droit de cité, suivant en cela l’exemple des dictionnaires français qui font très peu de références en matière de féminisation au continent africain (Baider 2010). Une conclusion intéressante, déjà formulée par Joan Scott (2005), est que, dans tous les pays, ce sont les mouvements féministes qui ont eu un impact sur les réformes linguistiques à entreprendre et non les recommandations des spécialistes de la grammaire et des linguistes qui les ont parfois devancées.

La seconde partie est consacrée à comment on peut effectivement féminiser (explications grammaticales, focalisation sur la féminisation polymorphe des masculins en -eur, bilan de la progression de l’usage des formes féminisées). Cet outil grammatical distingue les règles qui gouvernent la formation des féminins et les groupes déterminés par la finale des masculins, au nombre de sept. Ce découpage, original par rapport aux grammaires traditionnelles, répond d’abord aux formes préconisées par les guides français et belges (p. 52), ces derniers suivant de beaucoup les premiers.

Un recensement de l’emploi effectif des formes féminines clôture la seconde partie, avec des enquêtes nouvelles qui complètent celles que les auteures avaient déjà publiées. Les différents corpus incluent des interrogations sur Internet, des enquêtes dans les journaux belges et des enquêtes dans les journaux français, et cela, pour des dénominations différentes, ce qui donne un aspect un peu disparate à l’ensemble. Nous modulerons aussi des généralisations (p. 47) telles qu’affirmer que la tendance politique explique l’emploi (gauche) ou le non-emploi (droite) de la féminisation dans la presse française. Le Figaro féminise certainement moins que Libération, mais beaucoup plus qu’il y a cinq ans (Baider 2009), ce qui est d’ailleurs reconnu un peu a contrario (p. 88) quand les auteures indiquent un taux de 91 % de féminisation dans ce quotidien pour l’expression la secrétaire d’État. Le Figaro aurait-il viré à gauche?

Les annexes, longues d’une centaine de pages, se composent des trois volets précités (liste, témoignages et exercices).

Le premier volet comprend une liste de 1 850 mots en -eur (dont les féminins en -euse, -eure, -trice, -tresse, etc.) assez exhaustive : nous trouvons, par exemple, la distinction entre le défendeur et la défenderesse juridiques ainsi que le défenseur et la défenseuse de la langue courante. Bien organisée avec deux colonnes renvoyant aux groupes et aux règles expliquées dans le cadre grammatical, cette liste ne spécifie pourtant pas de préférences géographiques. S’il est vrai qu’il est noté in passim dans le texte (p. 76) que les noms en -eure, sont employés le plus souvent au Québec, la liste de cette annexe ne le précise pas. Des traductrices ou des traducteurs qui emploieraient ce guide ne seraient donc pas avertis que pour un texte destiné au Québec, par exemple, uneauteure serait de mise, alors qu’en France on emploie plus souvent une auteur. Les orthographes sont aussi celles qui sont conseillées dans l’ouvrage de Goose (1991). Nous n’avons pas compris la distinction entre certaines variantes orthographiques précisées dans la liste (ainsi pour docteur) et d’autres orthographes alternatives reléguées en note.

La deuxième annexe apporte de multiples éclairages sur la question de la féminisation, grâce à un panaché d’avis formulés par les locuteurs et les locutrices sur les blogues et forums ainsi que par des écrivains et des écrivaines de renom dans la francophonie. Des expressions telles que congruence, genrenaturel ou genreréférentiel et genresocial sont employées dans des citations contenues dans cette annexe et elles auraient mérité d’être commentées.

La troisième et dernière annexe propose des exercices pour sensibiliser le public au problème causé par l’emploi du masculin. Ils sont bien faits, applicables en classe et présentent pour le personnel enseignant un intérêt non négligeable.

La bibliographie, très succincte, précise deux ouvrages historiques, alors que la démarche est essentiellement synchronique. Elle semble d’autant plus ad hoc que des grands noms de la féminisation hors la Belgique et la Suisse (Labrosse (2002) et Dumais (1987) pour le Québec, entre autres; Khaznadar (2002) et Baudino (2001) pour la France, entre autres) n’y figurent pas. L’ouvrage affirmant vouloir « donner le contexte » d’une telle politique linguistique, il aurait été judicieux de préciser alors des pistes internationales pour s’en informer, un certain nombre d’ouvrages et de numéros spéciaux de revues spécialisées ayant été consacrés à ce débat.

De plus, même si cet ouvrage se définit comme un guide pratique avant tout, d’un point de vue théorique, on reste sur sa faim. La théorie féministe de cet ouvrage est limitée à celle qui régnait dans les milieux féministes américains des années 70 (Lakoff 1975), alors que celle-ci avait adopté à l’époque la « théorie du déficit », un peu dépassée. Il n’est pas fait remarquer non plus que la tache d’huile du mouvement états-unien a d’abord atteint le Canada avant d’atteindre l’Europe, ce qui expliquerait que ce pays a connu depuis les années 70 et de manière pionnière le débat sur la féminisation.

Dans l’introduction de ce compte rendu, nous avons précisé que les deux auteures travaillaient en sociolinguistique. De fait, que ce soit dans la liste de l’argumentation donnée pour ou contre la féminisation ou dans l’analyse de la progression des noms féminisés, il n’est fait mention nulle part de l’impact possible des théories féministes sur le succès de la féminisation, ni des véritables enjeux épistémologiques d’une telle politique linguistique.

On ne s’attendait peut-être pas à ce que la division en genre et sexe soit remise en cause dans un guide pratique, mais le débat aurait pu être signalé avec des références en notes ou des extraits dans les annexes. Cette distinction n’est en effet pas toujours reconnue par d’autres courants de pensées féministes (Butler 2005) que celui qu’adopte l’ouvrage. Le courant théorique de la différence est, en effet, à la base du mouvement de la féminisation, mais peu d’ouvrages consacrés à ce sujet l’explicite en ces termes (Baudino 2001). Le texte postule seulement que par la différenciation « on obtiendra l’égalité avec les hommes car elles font partie des représentations du monde, de la société » (p. 29); cette « égalité dans la différence » rappelle donc de manière ostensible le courant féministe américain des années 80 et 90 (Tannen 2001). Une telle position, fortement décriée par les générations suivantes, fait oublier que, jusqu’à maintenant tant qu’il y a eu une différence, il y a eu aussi une hiérarchie. Et cette dernière a toujours été en défaveur du féminin, que ce soit du point de vue social (Bourdieu 1983) ou linguistique (Michard 2003). Abolir le genre grammatical comme le suggère Allard (citée dans l’annexe 2, p. 181) est un des points de vue défendu par les féministes radicales et les féministes postmodernes : « au lieu de féminiser, on pourrait désexualiser. On pourrait rendre le masculin ou le féminin universel ou garder les formes actuelles dominantes mais invariables [...] ni féminisation, ni masculinisation mais désexualisation » (p. 181). Exposer et commenter de tels contre-arguments à la féminisation aurait permis alors de répondre à des questions que ne manqueront pas de se poser les lectrices ou les lecteurs : pourquoi le fait de rendre justice aux femmes devrait-il passer forcément par la féminisation? Les exemples d’une femme qui porte un nom de métier masculin (avocat, colonel) et d’un homme qui porte un nom de grade féminin (sentinelle, sage-femme), c’est-à-dire des phénomènes contraires à la congruence, principe de base de la féminisation, ne déstabilisent-ils pas la stabilité des notions de genre et de sexe, principes mêmes du système patriarcal? La question est posée et la réponse n’est pas aussi évidente que ce livre semble le suggérer.

Un autre élément qui aurait pu être mentionné est la remise en cause de la forme masculine générique au pluriel. En effet, certains pays francophones, notamment le Québec, ont adopté une féminisation maximale, c’est-à-dire que la forme lexicale du nom au féminin change (la docteure), en plus du déterminant. La France, et cet ouvrage qui adopte le point de vue belge de la question semble-t-il, est plus favorable à une féminisation minimale (la docteur, seul le déterminant change). Pourtant, de manière stratégique, la féminisation maximale permet de distinguer les sexes au pluriel. De fait, quelle serait la raison pour laquelle il faudrait se battre pour rendre visible une « composante importante de notre identité » (p. 91) au singulier, alors qu’on laisserait cette composante fondamentale être escamotée au pluriel?

Enfin, même si la féminisation est un phénomène morphologique qui appartient à la grammaire, il ne peut être isolé du reste du contexte linguistique dans lequel il baigne. On aurait pu donner le contexte des autres réformes et recommandations mises en vigueur pour déjouer la prééminence du masculin dans la langue, comme l’indique l’existence de nombreux guides de rédaction épicène (Labrosse 1996, Dumais 1987). Dans un même ordre d’idées, on aurait aimé la mention du débat sur le bien-fondé du pronom générique masculin, de l’emploi de noms épicènes et du maintien de la distinction sexiste madame/mademoiselle encore employée en Europe. Les enjeux sont en effet de taille : ce n’est pas tant rendre justice aux femmes dont la place sociale sera alors inscrite dans le monde du travail, mais c’est remettre en perspective une manière de concevoir le monde même du travail, la vision androcentrique du monde.

Cet ouvrage est donc une très bonne référence et un outil de qualité pour les enseignants et les enseignantes ainsi que les praticiennes et les praticiens de la langue française pour connaître le point de vue belge et sociolinguistique sur la question de la féminisation. Cependant, si, comme l’indique le titre, féminiser n’est pas sorcier, résoudre le débat du bien-fondé de la féminisation demandera plus qu’un simple coup de baguette magique.