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1. Introduction

Les notions d’intégration et d’inclusion scolaires sont souvent utilisées, à tort, de manière synonyme pour évoquer la scolarisation des élèves avec des besoins éducatifs particuliers en classe ordinaire. L’intégration scolaire fait référence au soutien individuel de l’élève avec des besoins éducatifs particuliers en classe ordinaire, sans restructuration de l’environnement éducatif (Avramidis et Norwich, 2002 ; Plaisance, Belmont, Vérillon et Schneider, 2007). Ce type de soutien correspond à la vision qui transparait dans textes légaux suisses (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, 2007) ainsi qu’aux pratiques actuelles de scolarisation des élèves avec des besoins éducatifs particuliers en Suisse, c’est pourquoi le terme d’intégration scolaire sera utilisé principalement dans cet article. L’inclusion scolaire, quant à elle, implique, dans une vision plus large, que l’ensemble du système scolaire s’adapte aux besoins de tou·te·s les élèves. Cette vision fournissant le cadre des évolutions actuelles dans de nombreux pays, dont la Suisse, les expressions inclusion scolaire et éducation inclusive seront parfois utilisées lorsque les propos rejoignent de façon claire la visée d’école pour tous telle que définie par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (2006).

Ces évolutions trouvent une concrétisation politique au travers de la déclaration de Salamanque (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 1994), suite à laquelle nombre de pays ont modifié leur législation afin d’augmenter la participation des élèves avec des besoins éducatifs particuliers à l’école (Armstrong, 2005). En Suisse également, la législation fédérale invite les cantons à favoriser des solutions de scolarisation intégratives (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, 2007). De fait, les taux des élèves avec des besoins éducatifs particuliers scolarisés en classe spéciale ont diminué depuis le début des années 2000 (Centre suisse de Pédagogie spécialisée, 2015). Or ils demeurent supérieurs aux taux moyens des pays européens (European Agency Statistics on Inclusive Education, 2014). Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces taux élevés de séparation scolaire. En premier lieu, les mesures de pédagogie spécialisée attribuées aux élèves avec des besoins éducatifs particuliers peuvent être octroyées aussi bien en contexte ordinaire que dans des classes ou institutions spécialisées (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, 2007). Ainsi, si la Suisse s’est engagée en faveur de l’intégration scolaire, force est de constater que le tournant vers une école pour tous n’est pas encore de mise. En second lieu, il est établi que la mise en oeuvre de l’intégration des élèves avec des besoins éducatifs particuliers reste un défi (Ferguson, 2008 ; Vislie, 2003), en particulier pour les enseignant·e·s de classe ordinaire dont les tâches évoluent vers plus de complexité et de responsabilité (Bless, 2004 ; Loreman, Deppeler et Harvey, 2010).

Les législations en faveur de l’intégration ou de l’inclusion scolaire ne peuvent à elles seules assurer la réussite de sa mise en oeuvre (Yeo, Chong, Neihart et Huan, 2016) et, conséquemment, la diminution des taux d’élèves scolarisés en classe spéciale. Reconnues comme un élément crucial de la réussite de la mise en oeuvre de l’école à visée inclusive, les attitudes des enseignant·e·s ainsi que les facteurs qui les influencent ont été largement étudiés (Avramidis et Norwich, 2002 ; de Boer, Pijl et Minnaert, 2011). Parmi ces derniers, l’expérience de l’intégration scolaire — et les expériences positives en particulier — influencerait de manière significative les attitudes (Avramidis et Kalyva, 2007 ; de Boer et coll., 2011 ; Sermier, Benoit et Bless, 2011). Les attitudes prédisant en partie les pratiques pédagogiques des enseignant·e·s (Monsen, Ewing et Kwoka, 2014), cette contribution vise à explorer leurs expériences de l’intégration scolaire et à dégager des facteurs favorisant ou faisant obstacle à des expériences positives. En effet, à ce jour, peu de recherches se sont intéressées de façon spécifique au vécu expérientiel de l’intégration par les enseignant·e·s (Ntombela, 2011 ; Wong, Pearson et Lo, 2004 ; Yeo et coll., 2016). De plus, à notre connaissance, aucune étude auprès d’enseignant·e·s suisses sur leur expérience de l’intégration scolaire n’a été publiée.

2. Contexte théorique : attitudes et expérience de l’intégration scolaire

Les attitudes sont reconnues comme un déterminant crucial de la réussite d’une école à visée inclusive, notamment parce que les enseignant·e·s avec des attitudes positives vis-à-vis de l’intégration scolaire s’engageraient davantage dans des pratiques dites inclusives comme l’adaptation du contexte d’enseignement aux besoins des élèves et une collaboration étroite avec les partenaires éducatifs (MacFarlane et Woolfson, 2013 ; Monsen et coll., 2014). Si nombre de chercheur·e·s ont démontré que les enseignant·e·s ont des attitudes plus favorables à l’égard de l’intégration scolaire s’ils ont expérimenté ce mode de scolarisation (par exemple, Avramidis et Kalyva, 2007 ; de Boer et coll., 2011), ce seraient pour l’essentiel les expériences de l’intégration scolaire vécues positivement qui favoriseraient une telle ouverture (Ahmmed, Sharma et Deppeler, 2012). L’expérience de l’intégration semble en effet nuancée par certaines conditions relatives au travail enseignant, comme le nombre d’élèves avec des besoins éducatifs particuliers intégré·e·s par classe (Rakap et Kaczmarek, 2010) ou la nature des besoins éducatifs particuliers des élèves, en particulier lorsque sont présentes des difficultés de comportement (Wong et coll., 2004 ; Yeo et coll., 2016). Ces dernières sont en outre reconnues comme une source importante de stress (Wong et coll., 2004 ; Yeo et coll., 2016), voire d’épuisement professionnel pour les enseignant·e·s (Hastings et Bham, 2003). Les expériences de l’intégration seraient aussi plus favorables lorsque l’élève avec des besoins éducatifs particuliers présente un niveau de fonctionnement cognitif élevé (Wong et coll., 2004 ; Yeo et coll., 2016).

Des expériences de l’intégration scolaire vécues de façon positive seraient aussi générées par des expériences de réussite, non seulement parce que vivre des succès en classe — comme constater les progrès des élèves (Yeo et coll., 2016) — favorise la satisfaction professionnelle, mais également parce qu’en tant qu’indicateur de capacité, elles favorisent un sentiment d’efficacité personnelle plus opérant (Rousseau et Thibodeau, 2011). Or, le sentiment d’efficacité personnelle est un déterminant central des pratiques enseignantes (Tschannen-Moran, Woolfolk Hoy et Hoy, 1998). Il soutient en outre l’utilisation de stratégies d’enseignement efficaces ayant les élèves ayant des besoins éducatifs particuliers (Gibson et Dembo, 1984 ; Woolfolk et Hoy, 1990) ainsi que le développement d’un environnement éducatif inclusif efficace (Sharma, Loreman et Forlin, 2012).

Le développement professionnel par le truchement de la formation initiale, continue, ou par les pratiques collaboratives (Murawski et Hughes, 2009) influence positivement les attitudes vis-à-vis de l’intégration scolaire (de Boer et coll., 2011 ; Rakap et Kaczmarek, 2010). Par extension, il peut aussi influencer l’expérience de l’intégration, les nouveaux apprentissages étant constitutifs de satisfaction et d’expériences positives (Yeo et coll., 2016). Ces auteures relèvent en effet que le facteur contribuant à des expériences positives le plus fréquemment évoqué par les enseignant·e·s concerne l’acquisition de stratégies permettant l’inclusion des élèves avec des besoins éducatifs particuliers en classe, comme l’adaptation des activités d’enseignement ou le développement du soutien par les pairs. Des compétences en termes de collaboration avec les autres professionnel·le·s et les parents permettraient également aux enseignant·e·s d’être mieux préparé·e·s à intégrer tou·te·s les élèves dans la classe (Sharma et coll., 2012 ; Yeo et coll., 2016).

Enfin, le soutien perçu par les enseignant·e·s (de la part de la direction, des collègues, des parents et/ou des élèves) semble lié à des attitudes et à des expériences plus positives à l’égard de l’intégration (Ahmmed et coll., 2012 ; Avramidis et Norwich, 2002 ; Yeo et coll., 2016).

Les études mentionnées relient de manière souvent corrélationnelle l’expérience positive de l’intégration à des attitudes et pratiques favorables. Elles fournissent des hypothèses intéressantes et utiles, mais portent peu sur les facteurs explicatifs de la qualité de l’expérience du point de vue des enseignant·e·s. Reconnaissant l’importance de la nature de l’expérience dans la mise en oeuvre de l’intégration scolaire, notre étude vise à approfondir la compréhension de ce qui constitue une expérience subjectivement positive pour des enseignant·e·s de classe ordinaire confronté·e·s à des situations réelles dans un passé récent, et à faire émerger de leur discours les facteurs perçus comme facilitant ou entravant une telle expérience.

3. Méthode

Cette étude qualitative s’inscrit dans une démarche d’induction modérée (Savoie-Zajc, 2004) permettant de reconnaitre l’influence du cadre théorique, mais s’en écartant momentanément durant le temps de l’analyse (section 3.4). Les données ont été récoltées par le biais d’entretiens semi-dirigés et traitées au moyen d’une analyse thématique de contenu (Van Campenhoudt et Quivy, 2011).

3.1 Instrument de récolte des données

Le canevas d’entretien a été développé à partir des variables répertoriées dans le cadre théorique, telles que la nature des besoins éducatifs particuliers, la formation, le sentiment d’efficacité personnelle, le contact avec des personnes en situation de handicap, le soutien reçu et la collaboration. Les questions ont été regroupées en deux sections principales traitant : (1) du contexte et de l’expérience générale d’enseignement et (2) de la perception des enseignant·e·s vis-à-vis de l’intégration scolaire et de leurs récits d’expériences de l’intégration scolaire. Des questions telles que les suivantes ont ainsi été posées : « Pouvez-vous me parler de votre vie d’enseignant ? », « Quel est votre sentiment général vis-à-vis de l’intégration scolaire ? », « Parlez-moi de votre expérience de l’intégration scolaire », ou encore « Quels sont les défis auxquels vous avez dû faire face lors de l’intégration d’élèves ? ». Le canevas prévoyait en outre une ouverture et une fermeture, dont l’un des éléments visait à rappeler la définition de l’intégration scolaire afin que locuteur·rice et émetteur·rice possèdent un langage commun.

3.2 Démarches d’échantillonnage, de récolte des données et considérations éthiques

Les participant·e·s sont issus de l’échantillon d’une étude plus large sur les attitudes des enseignant·e·s envers l’intégration (Benoit, 2016). Ont été sélectionnés initialement ceux et celles qui, dans le questionnaire de la phase quantitative, avaient donné leur accord pour participer à un entretien d’approfondissement. La démarche d’échantillonnage par cas multiples (Pires, 1997), bien que non probabiliste, cherche à générer assez d’informations et à soutenir le contraste sur la base de variables spécifiques internes à un groupe restreint et homogène (Pires, 1997). Après avoir clarifié le but de l’étude, l’anonymat et la confidentialité des données ont été assurés aux participant·e·s ; des prénoms fictifs pour les enseignant·e·s, des abréviations pour les prénoms des élèves et pour les noms des lieux ont été utilisés.

Deux critères ont servi la sélection secondaire des participant·e·s. D’une part, seul·e·s les enseignant·e·s ayant des attitudes positives vis-à-vis de l’intégration scolaire ont été retenu·e·s. Ce critère a été obtenu en comparant les scores moyens à une échelle de mesure des attitudes utilisée dans la phase quantitative de l’étude de Benoit (2016). Partant du constat que des attitudes positives seraient corrélées à des expériences positives (section 2), ce choix vise à faciliter l’identification des facteurs facilitants un vécu expérientiel positif et contribue à homogénéiser la composition de l’échantillon en contrôlant une variable centrale à la problématique. D’autre part, seules les expériences datant d’après les derniers changements législatifs majeurs (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, 2007) ont été prises en compte afin de réduire la disparité des contextes où les situations se déroulent. Ainsi, sur les 18 entretiens menés, huit ont été retenus.

3.3 Échantillon

Les huit participant·e·s sont six femmes et deux hommes enseignant depuis 10 à 37 ans dans l’enseignement ordinaire de la 4e à 8e année du primaire. Il·elle·s ont tou·te·s au moins une année d’expérience de l’intégration. Issu·e·s de deux cantons suisses différents (Fribourg et Valais), aucun·e ne travaille au sein du même établissement scolaire. Les besoins éducatifs particuliers des élèves intégré·e·s sont de nature diverse. Ils découlent principalement des catégories diagnostiques suivantes : troubles émotionnels et du comportement, déficience intellectuelle, déficits sensoriels (auditifs et visuels), troubles du spectre autistique, handicap physique, troubles spécifiques des apprentissages et du langage.

3.4 Procédure d’analyse

Les données récoltées ont été analysées selon un processus en quatre étapes (Miles et Huberman, 2003). À la suite (1) de la transcription complète des données, (2) un premier codage des facilitateurs et obstacles perçus aux niveaux individuel, interindividuel et environnemental a été réalisé. Au fil du codage, les catégories émergentes ont été discutées entre les auteur·e·s et ajoutées à la grille d’analyse. Les transcriptions ont été analysées à nouveau en fonction de ces modifications. Ces étapes ont été réalisées de manière itérative jusqu’à l’obtention d’une grille d’analyse stabilisée. La définition précise des catégories et leur illustration par des unités de sens prototypiques (Miles et Huberman, 2003) ainsi que le codage en dyade servant à la vérification de l’intra- et de l’intersubjectivité ont permis d’augmenter la fiabilité du codage. À la suite du codage complet des entretiens, (3) les données désagrégées au préalable ont été reconstruites sous la forme d’une fiche de synthèse pour chaque enseignant·e. Les thématiques principales et les mots clés propres à chaque synthèse ont ensuite été rassemblés dans un tableau permettant de faire ressortir les similarités et contrastes entre les situations. Enfin, (4) l’analyse s’est éloignée du discours afin d’en dégager les thématiques saillantes.

4. Résultats

En préambule, il convient de noter que les participant·e·s expriment — dans les entretiens aussi — une attitude positive à l’égard de l’hétérogénéité des élèves et de l’intégration qui peut aller d’un simple rapport positif à la « différence » (Amy, Lou et Max) à la perception de l’intégration comme un « droit » fondamental pour tou·te·s les élèves (Ava, Zoé, Léa et Théo ; Kim n’exprime pas de position claire). Ces attitudes ne vont pas de pair avec des expériences antérieures de l’intégration vécues exclusivement de manière positive : la moitié des enseignant·e·s relèvent une telle configuration (Ava, Léa, Max et Théo), par contre, pour l’autre moitié (Zoé, Amy, Lou et Kim), les expériences relatées sont plus contrastées (association d’expériences positives, mitigées et négatives). Par ailleurs, malgré ce positionnement favorable dans l’ensemble, la plupart des enseignant·e·s (7/8) projettent des limites sur cette pratique qui relèvent exclusivement de l’élève et qui ont trait en particulier à la sévérité et la complexité des besoins éducatifs particuliers. Par exemple, Théo mentionne que « certaines limites s’imposent d’elles-mêmes », notamment lorsque l’élève est « très handicapé », a « des difficultés immenses » et « ne parle pas, ne marche pas ». Ces limites nuancent les attitudes des enseignant·e·s, mais étant donné qu’elles n’émergent pas de leurs expériences concrètes, elles ne sont pas reprises dans le recensement des facilitateurs et obstacles à une expérience positive de l’intégration (section 4.2.2).

Le critère selon lequel les facteurs sont catégorisés en tant que facilitateurs ou obstacles reposant sur la perception subjective des enseignant·e·s, il convient d’abord de clarifier ce que la qualification d’une expérience « positive » recouvre pour les participant·e·s (section 4.1). Ces définitions fournissent autant de prismes susceptibles d’éclairer tant la lecture des résultats en termes de facilitateurs et obstacles à une expérience positive (section 4.2) que leur discussion (section 5).

4.1 Une définition subjective de l’expérience « positive » de l’intégration

L’expérience positive de l’intégration est une notion subjective. Elle est décrite par les enseignant·e·s sous trois formes qui ne sont pas mutuellement exclusives dans la mesure où elles peuvent coexister dans les propos d’un·e même enseignant·e.

Une première forme de discours (5 enseignant·e·s/8) se caractérise par une centration sur l’intégration sociale dans laquelle le rôle social de l’intégration est distinct de sa fonction scolaire (en termes d’apprentissages référant au programme d’études). Pour elles et eux, l’intégration ne nécessite pas forcément une progression significative des apprentissages scolaires, mais que l’enfant soit « bien » au sein de la classe (il s’agit selon Léa même de « lâcher » prise sur les objectifs d’apprentissage) ou socialement intégré : « l’intégration sociale et l’intégration dans le village […] me semblent nettement plus importantes que les notes » (Théo). La réussite est ici surtout représentée par la dimension sociale et le bienêtre de l’enfant et de ses pairs.

Une deuxième forme d’expression de la réussite (3/8) met en avant l’indistinction entre l’enfant intégré·e et les autres : on ne voit pas la différence, on ne repère pas l’élève. La différence semble ici devoir être effacée, dans une vision que l’on pourrait caractériser d’assimilationniste. Amy, parlant d’une situation positive d’intégration, l’exprime ainsi : « on ne savait pas qu’elle était intégrée, […] qu’elle était différente des autres, donc c’était une intégration […] idyllique ». Pour Kim, le but de l’intégration serait, entre autres, «  de leur monter qu’ils [ne] sont pas différents ». Pour Théo, « le principe d’intégration, c’est que l’enfant ne se sente pas très différent des autres », même s’il reconnait aussi l’importance d’accepter que certain·e·s élèves se comportent de façon différente et, donc, de «  les prendre comme ils sont ». Cette définition, sur laquelle nous revenons dans la discussion, peut être contrastée avec les conceptions de la visée inclusive qui sont courantes dans les écrits scientifiques. Selon Vienneau (2006, p. 27), par exemple, elle n’a pas pour mission « [d’effacer] ni les handicaps ni les difficultés des élèves, pas plus qu’elle ne fait disparaitre les besoins éducatifs particuliers de ceux-ci ». Il s’agit plutôt de valoriser la diversité, et de la mettre à profit dans l’enseignement (Prud’homme, Dolbec et Guay, 2011), comme l’exprime Lou : « [c’est notre mission de] tirer tout ce qui a de spécial chez la personne pour en faire quelque chose de bien ».

Enfin, Ava, Max et Théo présentent des critères explicites de réussitesur plusieurs dimensions : « progression des apprentissages, éducation sociale et sentiment de faire partie du groupe ». Ici, la définition complète une perspective purement sociale de l’intégration par une dimension scolaire. Elle prend toute son importance dans une visée d’intégration professionnelle et d’autonomie futures, comme le relève Théo. Cette position émerge aussi du discours d’autres enseignant·e·s, mais de manière conditionnelle : la performance scolaire devient un critère d’expérience positive pour l’élève lorsque ce dernier a « manqué de stimulation » dans la petite enfance et que l’intégration permet de rattraper une partie de ce retard.

4.2 Les facteurs facilitant ou entravant une expérience positive de l’intégration

Les sections qui suivent se focalisent sur les facteurs qui sont systématiquement désignés comme facilitateurs ou obstacles et identifiés comme tels de façon unanime. Des facteurs pour lesquels le degré d’accord est un peu moins élevé, mais qui sont évoqués soit en termes de facilitateurs soit en termes d’obstacles sont cependant aussi présentés. Il faut encore noter que certains facteurs sont plus ambigus dans la mesure où ils peuvent prendre le rôle tour à tour de facilitateurs ou d’obstacles en fonction du contexte et des expériences en lien avec lesquels ils sont évoqués. Par exemple, les informations sur l’élève avec des besoins éducatifs particuliers sont identifiées tantôt comme stigmatisantes et non nécessaires (Lou), tantôt comme utiles (Kim, Léa, Max), parce qu’elles leur permettent de se préparer et de « savoir où ils vont ». Le rôle de ce facteur ambivalent sera repris dans la discussion (section 5).

4.2.1 Les facteurs facilitant l’expérience de l’intégration

Les enseignant·e·s vivent des expériences plus favorables lorsque les élèves avec des besoins éducatifs particuliers possèdent des habiletés scolaires, telles qu’être « autonome, ordonné, soigneux, travailleur », qui les aident dans la réalisation d’apprentissages. Associées à des compétences sociales comme savoir entrer en contact avec les autres (Léa) ou respecter les règles et ne pas être en conflit avec les autres (Lou), celles-ci facilitent l’intégration sociale de l’élève avec des besoins éducatifs particuliers ainsi que la gestion de classe et des apprentissages pour l’enseignant·e : « si c’est des enfants autonomes, ça ne pose pas tellement de problèmes » (Ava).

En outre, la possibilité pour l’enseignant·e de classe ordinaire de collaborer avec d’autres professionnel·le·s et, en particulier, avec un·e enseignant·e spécialisé·e est reconnue largement comme une condition favorisant une expérience positive. Cette reconnaissance n’est pas exempte de conditions portant sur certaines caractéristiques de l’enseignant·e-ressource (par exemple, motivation, investissement, présence régulière, expertise), ainsi que sur l’acceptation de certaines contraintes (par exemple, temps de concertation supplémentaire). Ces pratiques permettraient, entre autres, d’alléger la complexification du travail enseignant associée à l’intégration scolaire en « déchargeant » les enseignant·e·s de classe ordinaire par le partage des tâches de planification, d’enseignement et d’administration avec l’enseignant·e spécialisé·e. Les échanges avec les enseignant·e·s spécialisé·e·s ainsi que la collaboration avec d’autres professionnel·le·s sont l’occasion de bénéficier d’un soutien social qui facilite l’expérience positive de l’intégration : « [il y] a toujours possibilité de communiquer, d’échanger [et de ne] pas être seule face à une situation difficile » (Zoé). Ces échanges contribuent aussi à la formation informelle des enseignant·e·s : « c’est hyper positif, c’est par [les réseaux] que j’apprends tout le temps des choses » (Kim) ; « on a bien collaboré, elle m’a mis aussi au parfum, comme on dit, […] c’est elle qui m’a appris » (Max). Elle est estimée comme plus utile que la formation initiale, cette dernière étant perçue comme lacunaire. Pour Théo, en outre, la collaboration avec les parents est perçue comme « essentielle » à l’intégration, notamment lorsqu’ils démontrent de l’intérêt pour les progrès de leur enfant.

Certains facteurs sont partagés de façon moins unanime, mais systématiquement évoqués en termes de facilitateurs. Ils recouvrent en premier lieu certaines pratiques pédagogiques dont les enseignant·e·s usent au quotidien : (1) expliquer le handicap, la différence ou la maladie (épilepsie, par exemple, afin d’obtenir le soutien du groupe-classe et l’associer au processus) ; (2) créer un climat de classe coopératif et user du tutorat par les pairs afin de faciliter les activités de l’élève avec des besoins éducatifs particuliers ; (3) adapter les modalités de travail pour favoriser l’intégration sociale de l’élève avec des besoins éducatifs particuliers (travaux en sous-groupe, par exemple) ; (4) adapter l’enseignement et l’évaluation, le rythme et les supports (différenciation pédagogique) ; (5) mettre en place des routines favorisant la sécurité cognitive et porter une attention particulière au démarrage des activités. Plusieurs d’entre elles et eux mentionnent aussi (6) que la pratique réflexive leur permet de « trouver d’autres chemins ou portes d’entrée », autrement dit des stratégies d’enseignement alternatives. Le soutien de la direction est également évoqué comme un facilitateur, dans la mesure où une direction à l’écoute de leurs besoins et sur laquelle ils peuvent compter lors de situations difficiles fournit un cadre sécurisant à leur travail. Les expériences de vie, le parcours professionnel et le contact avec des personnes en situation de handicap en dehors du contexte scolaire sont mentionnés comme permettant de s’ouvrir à la diversité et au handicap, diminuant certaines appréhensions initiales. Enfin, les environnements géographique et socioéducatif sont aussi deux facteurs « combinés » facilitant l’expérience de l’intégration scolaire, tels qu’évoqués avec force par Max et Théo. Pour Max, enseigner dans une classe isolée dans un village de campagne favorise la cohésion du groupe-classe et renforce la relation élèves-enseignant. Cela limiterait aussi les problèmes rencontrés dans les grands collèges, comme le vol ou l’intimidation. Pour Théo, qui enseigne dans une région pionnière de la mise en oeuvre de l’intégration, le contexte géopolitique est un facilitateur non négligeable : la population de son village de montagne est « acquise à la cause » depuis de nombreuses années. Cet « esprit de tolérance » partagé dans la communauté s’associe à la perception, par les élèves, de l’intégration scolaire comme la norme dès l’entrée à l’école, ce qui favorisait l’acceptation de la différence et un climat de classe coopératif : « pour eux, c’est un enfant comme les autres... […] même si c’est un enfant handicapé, c’est d’abord un enfant de leur âge » (Théo).

4.2.2 Les facteurs entravant l’expérience de l’intégration

La présence de difficultés ou de troubles du comportement chez les élèves apparait comme une entrave importante à une expérience positive de l’intégration pour les enseignant·e·s autant que pour les pairs. La prise en charge de ces élèves est considérée comme ardue en raison notamment de leur besoin accru d’attention qui serait au détriment des apprentissages des autres élèves, ainsi que des répercussions négatives de leurs comportements sur leurs pairs (contagion) et sur le climat de classe : « d’en avoir 22 à gérer à côté de ça, c’était horrible ; cette sensation [de ne plus être] là pour les autres, [de] toujours être monopolisée par lui et ses bêtises » (Kim). Ces difficultés peuvent être aggravées par un groupe-classe peu soutenant, au sein duquel d’autres élèves présentent des difficultés, ou encore par l’allocation tardive de mesures de soutien pour ces élèves. Par ailleurs, c’est avec des élèves manifestant ce type de difficultés que Max perçoit une limite à l’intégration : « un cas d’intégration qui a de grosses difficultés dans l’école et qui vous empoisonne la vie, au niveau discipline, au niveau respect, […], qui vous fiche en l’air toute votre classe... […] Là, je pense que j’aurais peut-être un autre jugement, je vous dirais, [et bien] écoutez, euh, gardez-le ».

À l’exception de Zoé et de Max, les enseignant·e·s estiment recevoir assez de soutien pour les élèves reconnu·e·s avec des besoins éducatifs particuliers, contrairement aux élèves présentant des troubles à incidence élevée sans être identifié·e·s comme ayant droit à des mesures de pédagogie spécialisée. Dans ces situations, les difficultés d’accès et de disponibilité des ressources (soutien d’un enseignant·e spécialisé·e·, en particulier) sont relevées comme entravant une expérience positive de l’intégration. Les enseignant·e·s évoquent la longueur des procédures, l’insuffisance des ressources ou encore leur suppression inopinée. Amy, par exemple, se sent bien soutenue dans le cas des élèves intégré·e·s (identifié·e·savec des besoins éducatifs particuliers), mais son discours est plus mitigé pour les élèves qui « ne sont pas déclaré·e·s en intégration », donc pas reconnu·e·s comme tels par l’institution : dans ces cas, elle perçoit les aides comme données « au compte-goutte » et que l’on « attend [parfois] l’échec pour les aider ».

Toujours évoquées en termes d’obstacles, mais pas par tous les participant·e·s, les tâches supplémentaires générées par l’intégration (planification des adaptations et des programmes individualisés, rapports, réunions) semblent alourdir le quotidien : « La charge c’est vraiment les réunions de réseaux […] le plus que j’ai par rapport à d’autres élèves » (Kim). Ava évoque par ailleurs la délégation de la rédaction des rapports à l’enseignant·e spécialisé·e, cette dernière possédant un langage plus spécifique.

Dans le même sens, et à l’exception de Max et de Théo, les six enseignantes interrogées rapportent se sentir davantage démunies lorsqu’il s’agit d’assumer la responsabilité des apprentissages scolaires des élèves avec des besoins éducatifs particuliers. Comme pour une partie des tâches administratives, la délégation de cette responsabilité à l’enseignant·e spécialisé·e semble provenir d’un manque de confiance en leurs capacités et de la perception que les enseignant·e spécialisé·e sont davantage formé·e·s et outillé·e·s pour répondre aux besoins scolaires de ces élèves. Max rapporte à ce sujet n’avoir « à la limite aucune compétence », mais compter sur sa longue expérience de l’enseignement pour assumer cette responsabilité. Il se sent aussi responsable des apprentissages tant sociaux que scolaires de ses élèves parce qu’il voit son rôle d’enseignant comme devant être en priorité à disposition « des élèves qui sont dans la difficulté », et moins auprès des élèves « qui sont vraiment à l’aise sur le plan scolaire, [car] ils se débrouilleront toujours, avec ou sans moi ». Pour cet enseignant, ce serait surtout avec des élèves ayant des troubles du comportement qu’il pourrait se sentir démuni, signifiant qu’un même facteur entravant l’expérience de l’intégration scolaire est très en fonction de la situation, tant individuelle (nature des besoins de l’élève) qu’environnementale (ressources à disposition, par exemple).

5. Discussion des résultats

Notre contribution visait à explorer les facteurs facilitant ou entravant une expérience positive de l’intégration. Sur le plan individuel, les caractéristiques des élèves ressortent de façon dominante du discours à la fois comme facilitateurs ou obstacles, en particulier celles qui relèvent du diagnostic (nature et sévérité du trouble) (Yeo et coll., 2016). Elles sont plus présentes que les caractéristiques personnelles des enseignant·e·s (pratiques pédagogiques, expériences de vie et de contact avec des personnes en situation de handicap) qui recueillent également moins de consensus. Sur le plan interpersonnel, le soutien social que fournit la collaboration est reconnu comme essentiel à un vécu positif (Yeo et coll., 2016). De façon plus générale, une culture de collaboration au sein de l’école est un facteur facilitant la mise en oeuvre de l’intégration scolaire selon les enseignant·e·s interrogé·e·s par Wong et coll. (2004). Des expériences positives peuvent aussi être soutenues par un climat de classe positif et l’implication d’autres élèves de la classe (Yeo et coll., 2016). Enfin, les barrières environnementales liées au fonctionnement de l’institution scolaire (travail supplémentaire, accès aux ressources, classe « difficile » en matière de climat ou de composition), dont le poids est important dans le discours des enseignant·e·s, peuvent être allégées par le soutien de la direction (voir aussi Horne et Timmons, 2009).

5.1 Une posture « externalisante » : un risque pour l’intégration ?

Ce tableau final fait contraster des contraintes fortes liées à l’organisation scolaire (Wong et coll., 2004) ou aux caractéristiques des élèves avec des ressources reconnues dans leur dimension de soutien social. Les attitudes et pratiques enseignantes y occupent une place restreinte. Même si l’attitude générale est favorable à l’intégration scolaire, un vécu positif semble presque entièrement devoir reposer sur des facteurs externes à l’enseignant·e. Cette configuration combinant contrôlabilité externe et délégation des tâches pour lesquelles l’enseignant·e de classe ordinaire ne se sent pas compétent·e rejoint plusieurs résultats de recherches antérieures. Lalvani (2013) avait, par exemple, relevé que la plupart des enseignant·e·s reconnaissent que seul·e·s les enseignant·e·s spécialisé·e·s sont capables d’enseigner de façon efficace aux élèves avec des besoins éducatifs particuliers. Elle corrobore aussi les écrits internationaux montrant que l’intégration scolaire est perçue d’une part positivement pour les élèves ayant des besoins éducatifs particuliers légers, d’autre part, comme irréaliste pour les élèves dont les besoins sont plus sévères ou complexes (Avramidis et Norwich, 2002 ; Dupoux, Wolman et Estrada, 2005 ; Sze, 2009). Ainsi, l’expérience d’intégration fondée sur des soutiens extérieurs fait émerger l’important risque d’une absence de développement du sentiment d’efficacité pédagogique des enseignant·e·s de classe ordinaire. Elle fait, par conséquent, craindre que ces dernier·ère·s ne mettent pas en oeuvre les pratiques pédagogiques les plus efficaces, préférant se tourner vers des mesures de différenciation structurale (Bless, 2004 ; Ntombela, 2011).

Si de tels risques émergent du discours « dominant », il faut relever les nuances présentes dans l’évocation de la collaboration : si la présence de l’enseignant·e spécialisé·e· peut être perçue comme un soulagement par la délégation d’une part de la charge de travail et de la responsabilité, cette même collaboration (y compris avec d’autres professionnels) est reconnue dans ses rôles de formation informelle et de soutien social. Ainsi, le contact avec d’autres professionnel·le·s est à considérer comme vecteur potentiel du développement du sentiment de compétence des enseignant·e·s, notamment au travers du développement de leurs compétences effectives (Murawksi et Hughes, 2009 ; Yeo et coll., 2016), ce qui favoriserait aussi des expériences plus positives.

Les résultats révèlent ainsi qu’au-delà des caractéristiques des élèves, les ressources positives favorisant le succès de l’intégration sont à trouver dans les facteurs interpersonnels et environnementaux. Pour que ces ressources soient mises à profit dans le but d’éviter les risques liés à la délégation, il s’agirait encore que le soutien de la direction et la conception de la collaboration ne soient pas conçus comme un soulagement des « maux » liés à la présence en classe d’élèves avec des besoins éducatifs particuliers. Au contraire, ils sont l’occasion de développer les compétences de tou·te·s les enseignant·e·s à fournir un enseignement de qualité à tou·te·s les élèves avec une attention qui dépasse l’aide à des individus isolés et portée sur la compétence collective. Certain·e·s enseignant·e·s de notre échantillon illustrent cette option « proactive » en travaillant avec la classe tout entière dans le but de favoriser un climat accueillant et soutenant. Ce dernier serait entre autres facilité par le temps consacré aux élèves à expliquer la différence ou la nature du handicap (Horne et Timmons, 2009). Enfin, les enseignant·e·s interrogé·e·s mettent en place des modalités de collaboration qui leur permettent, ainsi qu’à toute la classe, de bénéficier des compétences des enseignant·e·s spécialisé·e·s ou d’autres professionnel·le·s avec lesquel·le·s il·elle·s sont amené·e·s à coopérer.

5.2 Une double tension entre modèles médical et social du handicap et entre visions intégrative et inclusive de la scolarisation des enfants avec des besoins éducatifs particuliers

Il apparait dans certains discours une délimitation apparemment objective entre les élèves avec des besoins éducatifs particuliers — qui seraient différent·e·s et intégré·e·s — et les autres — qui représenteraient la norme. Cette distinction rejoint le clivage présent dans les conditions d’éligibilité qui caractérise le système actuel d’attribution des mesures d’aide en Suisse, ainsi que les résultats de Wong et coll. (2004) le démontrent. Ces auteures ont en effet montré que si les adaptations de l’enseignement aux besoins des élèves se font surtout dans les classes ressources de l’école, les élèves avec des besoins éducatifs particuliers qui n’ont pas de résultats scolaires assez mauvais ne peuvent bénéficier de cette mesure d’aide. Or, la nécessité d’être reconnu comme suffisamment handicapé ou en échec pour avoir droit aux mesures de pédagogie spécialisée pose plusieurs problèmes.

En premier lieu, cette nécessité ne tient pas compte du fait que la réalité est contrastée et que les frontières entre le normal et le pathologique sont d’autant plus floues que les élèves présentant des troubles à haute incidence se situent dans une « zone diagnostique grise ». Alors que ces dernier·ère·s représentent un défi pour les enseignant·e·s, il·elle·s ne sont pas suffisamment « atteints » pour mériter un diagnostic médical, et, partant, les mesures qui en découlent. Cette tension est présente lorsque les enseignant·e·s abordent la question de l’accès aux ressources où la « facilité » d’accès et la qualité des mesures dans le cas de l’intégration d’élèves identifié·e·s comme ayant des besoins éducatifs particuliers sont contrastées avec la lenteur d’accès et le peu d’intensité des mesures qui seraient disponibles pour « les autres » (voir aussi Wong et coll., 2004). En deuxième lieu, cette nécessité fige les enseignant·e·s et le système scolaire dans le dilemme de l’identification (Norwich, 2008), tel qu’illustré par deux paradoxes présents au sein des discours analysés : (1) celui d’une insistance sur la nécessité de l’aide et du diagnostic qui y donne droit, opposée à la volonté de ne pas stigmatiser les élèves avec des besoins éducatifs particuliers ou rendre visibles leurs différences ; (2) celui de l’utilité de l’information reçue au sujet de l’élève avec des besoins éducatifs particuliers opposée au risque de stigmatisation qu’elle induit. Faut-il dès lors qu’un choix soit fait entre le fait d’ignorer, d’aplanir, ou alors d’exacerber les différences afin que les élèves aient accès aux meilleures chances d’intégration sociale et scolaire ?

Enfin, le poids de la réussite de l’intégration semble reposer de manière prépondérante sur les caractéristiques de l’élève, et ce de manière très ambigüe si l’on met en regard la question de l’éligibilité avec les propos des enseignant·e·s. Il faudrait en effet que l’élève soit à la fois suffisamment en difficulté pour entrer dans les critères d’un soutien spécialisé et intensif, tout en ne dépassant pas ce qui est subjectivement acceptable par les enseignant·e·s en termes de sévérité et de complexité des besoins. Il conviendrait en outre que l’élève ne présente pas de problèmes de comportement et dispose de certaines habiletés cognitives (Yeo et coll., 2016), sociales et même morales (« travailleur ») facilitantes.

Ce discours, qui rejoint les résultats de Ntombela (2011), semble se situer dans une perspective médicale/intégrative, où l’apport des spécialistes est destiné à faciliter l’adaptation de l’élève aux exigences du contexte scolaire et où le diagnostic est une porte d’entrée nécessaire à l’accès à une aide spécialisée. Ceci semble se distancier d’une vision sociale/inclusive de l’éducation telle qu’avancée notamment par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, dans laquelle ce ne sont pas les caractéristiques de l’élève qui sont au coeur du questionnement (l’élève est-il·elle « intégrable » ou non ?), mais bien celles de l’école entendue à la fois comme établissement et institution : l’école est-elle inclusive, non seulement dans le sens d’une volonté d’inclure, mais également dans le sens d’être dotée des compétences nécessaires à l’inclusion (Bless et Kronig, 1999) ?

Les tensions entre ces deux visions de la réponse à la diversité au sein de la classe sont très présentes dans nos résultats. S’y ajoute le dilemme de l’identification, quelle que soit la vision dans laquelle on s’inscrit (Norwich, 2008). De nouveau, alors que le discours est empreint d’éléments susceptibles d’exacerber cette tension, il contient cependant certains éléments de sa résolution. Si certain·e·s enseignant·e·s interrogé·e·s semblent en effet parfois « enfermé·e·s » dans une vision médicale/intégrative — essentialisation des différences, vision assimiliationniste de l’intégration — il·elle·s expriment aussi les contradictions inhérentes à ce modèle (par exemple, dénonciation d’une « injustice » dans le clivage entre élèves reconnu·e·s avec des besoins éducatifs particuliers et autres élèves en difficulté). D’autre part, il·elle·s mettent en évidence les bénéfices de pratiques qui évitent l’externalisation (section 4.1) et la stigmatisation individuelle et qui s’adressent au collectif tout autant qu’à l’augmentation de leurs compétences propres (par exemple, formation informelle).

6. Conclusion

Cette recherche a permis d’identifier des facteurs facilitant ou entravant une expérience positive de l’intégration scolaire pour les enseignant·e·s telle que définie par les participant·e·s. Elle a aussi permis de mettre en lumière les tensions et dilemmes actuellement en jeu dans la mise en oeuvre d’une école à visée inclusive. Elle comporte cependant quelques limites. La première découle de la taille restreinte de l’échantillon qui permet d’extraire le sens, mais ne permet pas de généraliser les résultats. Ces derniers ne peuvent donc pas être représentatifs de l’ensemble des pratiques et des expériences des enseignant·e·s suisses. La démarche d’échantillonnage utilisée constitue la seconde limite. N’avoir sélectionné que les enseignant·e·s ayant d’une part des attitudes plutôt positives à l’égard de l’intégration et d’autre part donné leur accord de participer à un entretien d’approfondissement ne nous permet pas d’avoir accès aux propos et expériences des enseignant·e·s potentiellement plus réticent·e·s vis-à-vis de ce mode de scolarisation. Néanmoins, la diversité de l’échantillon à différents niveaux (caractéristiques individuelles et environnementales) permet de dresser un premier tableau des facteurs qui facilitent ou entravent une expérience positive de l’intégration scolaire en Suisse et d’élaborer quelques recommandations pour la pratique et la recherche (voir ci-après). Outre un échantillon plus important, il se révèlerait pertinent de mener des recherches ultérieures sur ce thème permettant la triangulation des données récoltées soit auprès de sources diverses (enseignant·e·s de classe ordinaire et enseignant·e·s spécialisée·s, parents, élèves, etc.), soit à l’aide de méthodes complémentaires (entretiens et observations, par exemple).

En conclusion, les tensions présentes dans le discours enseignant rejoignent des dilemmes présents dès les premières remises en question d’une scolarisation séparée des élèves avec des besoins éducatifs particuliers (par exemple, Dunn, 1968). Un certain nombre de questions portant sur le lieu (où scolariser les élèves avec des besoins éducatifs particuliers ?) et les fondements de la vision inclusive (pourquoi inclure ?) ont produit des réponses, dans l’évolution de ces cinquante dernières années, sous la forme d’arguments fondés à la fois sur les droits humains et l’état de la recherche (Bonvin, Ramel, Curchod, Albanese et Doudin, 2013 ; Lindsay, 2007). La posture des enseignant·e·s interrogé·e·s semble refléter cette évolution de la pensée, partant des questions de localisation et du pourquoi de l’inclusion pour aboutir à celle du comment inclure (Bonvin et coll., 2013 ; Horne et Timmons, 2009 ; Zigmond, 2003). Il·elle·s insistent en effet beaucoup sur la valeur de l’aide et sur les questions d’éligibilité, notamment pour les élèves présentant des difficultés plutôt que des troubles et sur les apports de la collaboration. Il·elle·s fournissent même un certain nombre de pistes concrètes facilitant une expérience positive de l’intégration.

Si ces éléments semblent compatibles avec une vision sociale/inclusive (section 5.2), ils sont contrebalancés par un fort accent sur les caractéristiques individuelles des élèves comme facilitant ou entravant cette expérience positive. Cet accent soulève une question qui parait escamotée lorsque l’on passe du où/pourquoi de l’inclusion au comment. Il s’agit de savoir de qui l’on parle lorsque l’on évoque une école inclusive. Une partie des textes de référence de l’analyse ci-dessus sont aussi ambigus sur cette question que le discours des enseignant·e·s interrogé·e·s. Ils font référence en effet implicitement ou explicitement à l’intégration ou l’inclusion « d’élèves avec des besoins éducatifs particuliers dans l’école régulière ». Il ressort du discours des enseignant·e·s que la distinction entre ces élèves et d’autres élèves au parcours scolaire difficile est floue. Même si les attitudes globales sont positives vis-à-vis de la diversité, les enseignant·e·s de notre échantillon n’interrogent souvent pas les catégories appliquées pour parler des besoins des élèves et les justifier. Par contre, les questions de la différence ou de la norme sont très imprégnées du dilemme de l’identification évoqué dans la section 5.2. En filigrane de l’analyse et des propos recueillis, il apparait que la question du qui est peut-être le chainon manquant entre le pourquoi et le comment dans la transition entre modèles intégratif et inclusif de la scolarisation.