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« L’oeil de la science ne prouve pas « une chose », un événement isolé des autres choses ou événements. Son objet réel est de voir et comprendre la façon par laquelle une chose ou un événement se rapporte aux autres choses ou événements. […] Plus nous isolons de relations importantes au cours de notre description, plus proche nous sommes de l’essence de l’objet, d’une compréhension de ses qualités et des règles de son existence ».

A. R. Luria (1979, 177-178).

Les approches classiques de traitement des personnes présentant une schizophrénie s’accordent pour reconnaître que réussir à soigner cette condition requiert davantage qu’une simple réduction de fréquence, d’intensité et de durée des symptômes positifs tels que des hallucinations. En fait, une approche plus complète, dont le but est de réduire l’incapacité s’avère indiquée dans la plupart des cas (Silverstein et al., 2000). Participant de cette reconnaissance, les interventions de réhabilitation cognitive deviennent de plus en plus populaires dans le traitement de la schizophrénie. Le développement et le recours aux interventions cognitives constituent une réponse à l’évidence convaincante qu’une altération cognitive est en rapport au fonctionnement communautaire médiocre et à une réponse limitée aux interventions psychosociales (Green, 1996). À ce jour, on a essayé des traitements individualisés (Lopez-Luengo et Vasque, 2003 ; Solhberg et al., 2000) et de groupe (Brenner et al., 1994 ; Spaulding et al., 1999a), aussi bien que des méthodes informatisées (Bell et al., 2001 ; Burda et al., 1994) et non informatisées (Kurtz et al., 2001b ; van der Gaag, 1992).

Comme le soulignent de récentes revues de la question (Pilling et al., 2002 ; Suslow et al., 2001 ; Silverstein et Wilkniss, sous presse ; Twamley et al., 2003), les études portant sur les interventions cognitives pour patients souffrant de schizophrénie indiquent généralement des effets de modestes à minimes, et dans nombre de cas, les effets peuvent être dus à d’autres facteurs de traitement ou à des facteurs non spécifiques (Spaulding et al., 1999). Silverstein et Wilkniss (sous presse) soutiennent que l’absence d’effets convaincants des efforts passés provient de la négligence de plusieurs facteurs dans les interventions normalement disponibles. Ces facteurs englobent : 1) l’importance de systématiquement aborder la motivation, l’estime de soi, et les facteurs affectifs au moment de concevoir des interventions qui augmentent la cognition ; 2) la nécessité d’aller au-delà des interventions « à taille unique » et de développer des traitements spécifiques à l’individu ; 3) la nécessité d’aborder les anomalies de l’expérience du soi dans la conception même des interventions d’optimisation des accomplissements cognitifs et comportementaux. Plusieurs études suggèrent que l’inclusion de ces facteurs dans le traitement cognitif de la schizophrénie mène à des résultats positifs (Silverstein et Wilkniss, in press). À ce jour, cependant, il est rare de voir plus d’un de ces facteurs pris en compte à un moment donné.

La suggestion d’écarter l’approche purement cognitive pour une approche plus holistique dans le traitement de la schizophrénie s’inscrit en parallèle à la littérature sur le traitement des atteintes cérébrales traumatiques (ACT) et d’autres conditions non psychiatriques. Par exemple, depuis de nombreuses années, Ben-Yishay et ses collègues ont démontré la faisabilité et l’efficacité de considérer les problèmes multiples, y compris les questions personnelles, dans le traitement des ACT (Ben-Yishay et Diller, 1993 ; Ben-Yishay et Prigatano, 1990). Plus récemment, Wilson (1997) a critiqué les quatre approches majeures en réhabilitation cognitive utilisées avec des patients ACT. Elle concluait que : 1) les preuves en faveur de l’efficacité des approches qui renvoient à la pratique répétée d’habiletés spécifiques isolées manquent ; 2) il en de même pour les preuves en faveur des approches qui prennent appui sur une conceptualisation des déficits du patient strictement en termes de processus neuropsychologiques, à la fois parce que la plupart des patients ont de multiples déficits et parce que l’incapacité est souvent le résultat de bien davantage que des seuls déficits cognitifs (par exemple, elle est aussi sous influence d’une estime de soi amoindrie et d’autres facteurs psychologiques) ; 3) les approches qui combinent en point de mire les déficits cognitifs avec les approches issues de la psychologie comportementale et des interventions conçues pour aborder l’estime de soi, la maîtrise, le contrôle, le fonctionnement social, l’engagement, l’acceptation et l’identité ont le plus de chance de réussir. En bref, les données de la recherche et les considérations théoriques issues de la psychiatrie et de la littérature neuro-comportementale convergent vers la suggestion que les approches de patients avec des difficultés cognitives devraient se centrer sur les incapacités par opposition aux altérations cognitives spécifiques.

L’étude de cas qui suit est un exemple de comment on peut concevoir une approche d’ensemble pour réduire l’incapacité de personnes présentant de graves inaptitudes résultant d’une schizophrénie. Cette approche, décrite plus en détails ci-dessous, a plusieurs caractéristiques qui la distinguent des interventions classiques de réhabilitation cognitive pour la schizophrénie. L’une d’elle est qu’elle reconnaît les relations inhérentes entre de multiples domaines de fonctionnement, tels que la perception et l’action (Molina et al., 2004) et l’action et le langage (Corballis, 2003 ; Jordan et Knoblich, 2004), et la nécessité d’incorporer des efforts spécifiques pour renforcer ces relations lorsqu’elles sont disloquées. Deuxièmement, elle reconnaît que des personnes avec une schizophrénie font souvent l’expérience de perturbations de leur sentiment de soi, y compris une réduction du sens d’être l’agent de ses propres pensées et actions ; pour qu’un fonctionnement comportemental et cognitif optimal survienne, on doit s’occuper de ces anomalies. Troisièmement, cette approche est individualisée pour coïncider au profil spécifique d’incapacités et de troubles présentés par le patient. Quatrièmement, elle utilise le principe comportemental de façonnement (acquisition étape par étape des actions idoines, Silverstein et al., dans ce volume) pour maximiser les chances de succès avec une augmentation consécutive d’estime de soi et des sentiments de maîtrise. Cinquièmement, il y a un point de mire sur le contrôle de l’activité cognitive, et les stratégies pour recruter et exécuter les opérations cognitives appropriées pour des tâches banales, par opposition à une focalisation unique sur des opérations plus basiques. Ces éléments de l’intervention sont en cohérence avec les recommandations faites par Silverstein et Wilkniss (sous presse) pour un traitement cognitif d’ensemble de personnes présentant une schizophrénie. Toutefois, cette étude de cas va au-delà du simple accord avec ces recommandations, en ce qu’il démontre qu’il est possible de dispenser un traitement qui intègre ces idées, et que cela réussit. Il est intéressant de remarquer que l’approche décrite dans l’étude de cas ci-dessous prend assise sur les principes pratiques du champ de la psychomotricité. La psychomotricité n’est pas une discipline académique établie aux États-Unis ou aux Royaumes Unis, là où le travail le plus publié sur la réhabilitation cognitive de la schizophrénie a été effectué. Cela suggère qu’une approche plus multidisciplinaire et internationale du développement de traitements cognitifs de la schizophrénie soit justifiée.

Tentative d’amélioration du processus d’intégration psycho — perceptivo-motrice dont le défaut exacerbe les délires de persécution et les phénomènes d’anxiété panique liés à la culpabilité.

Pour permettre un meilleur entendement de la pragmatique exposée ici, il est nécessaire de poser succinctement plusieurs points de repères : Place et rôle de l’intégration psycho — perceptivo — motrice dans une perspective développementale, son rapport avec la pathologie du groupe des schizophrénies.

Prémisses

Premièrement, le développement de l’individu peut se comprendre, pour partie, comme un accroissement des capacités d’actions qui le caractérisent. Un enchaînement d’actions constitue un comportement dont la cohérence (qualitative et quantitative, interne et externe) est liée tout autant à l’état mental qu’à son degré d’adaptation aux situations auxquelles le sujet est confronté. Ces comportements font appel à différents niveaux d’intégration des données, qui relèvent d’organisations diverses dans le traitement de l’information (Corraze, 1999), y compris d’ordre affectif (Solms et Turnbull, 2002) : perception, représentation, organisation et planification, réalisation ou exécution de l’action, par exemple. D’autres processus cognitifs préalables sont liés aux différentes modalités d’allocation de l’attention, d’assimilation/accommodation ou encore d’attribution de causalité par exemple (Lapasset et Franc, 1993a ; Lapasset et Franc, 1993b).

Deuxièmement, plusieurs études indépendantes ont confirmé la pertinence de l’éclatement des symptômes schizophréniques, proposé dès 1987 par Liddle (analyse de corrélations), en trois syndromes distincts (Johnstone et Frith, 1996 ; Liddle, 1994 ; Baum et Walker, 1995 ; Silbersweig et Stern, 1997).

  • Pauvreté psychomotrice : pauvreté du discours, émoussement des affects, altération de l’expressivité (verbale et non verbale, notamment des émotions), réduction des mouvements spontanés ;

  • Désorganisation cognitive : trouble du cours de la pensée, perturbations conceptuelles entraînant une difficulté à tenir compte du contexte dans lequel se produit l’information traitée, incongruité des affects, troubles de la résolution de problèmes ;

  • Distorsion de la réalité : délires, hallucinations. (voir figure 1, page suivante)

Dans l’optique de la réhabilitation en neuropsychiatrie cognitive (au sens d’adaptation ou de restauration des savoir-faire dans la communauté sociale (Halligan et Marshall, 1996 ; Günther et al., 1995 ; Jaeger et Douglas, 1992 ; Rebelle et Lapasset, 1995 ; Lapasset, 2000), il apparaît crucial que psychomotriciens et thérapeutes occupationnels prennent en compte la symptomatologie déficitaire pour au moins cinq raisons majeures :

  • La chimiothérapie s’avère d’une efficacité limitée pour la réduire, même si l’avènement des neuroleptiques atypiques se révèle un progrès considérable ;

  • La sévérité des symptômes négatifs (l’anhédonie, l’émoussement des affects, l’apathie, l’inattention ou les troubles de l’attention, l’apragmatisme, une capacité insuffisante de réponses aux situations, l’isolement ou le retrait social (David et Cutting, 1994) constitue un mauvais facteur de pronostic et d’évolution plus longue de la maladie (d’Amato et Rochet 1995 ; Andreasen, 2004/2001, 1994, 1989a, b, 1982) ;

  • De nombreux auteurs leur accordent une position centrale suivant diverses perspectives, pour comprendre et améliorer le sort des patients (Dalery et D’Amato, 1995 ; Flaum et Andreasen, 1995 ; Pine et al, 1997 ; Günther et al., 1995, Chen et al., 1995 ; Brenner, 1989 ; Pomini et al., 1998) ;

  • Plusieurs études bien documentées ont montré que pauvreté psychomotrice et désorganisation cognitive sont corrélées avec un fonctionnement occupationnel et social réduit, alors que la sévérité du syndrome de distorsion de la réalité ne l’est pas de manière significative (d’Amato et Rochet 1995) ;

  • Enfin, la constellation de la symptomatologie négative peut jouer un rôle dans :

    • la constitution, le maintien ou le renforcement de croyances erronées sur soi ou les autres ;

    • renforcer les sentiments d’ambiguïté sur la réalité que peut éprouver le patient aussi bien que l’équipe soignante en ne permettant plus de faire la part de ce qui relève d’un trouble perceptivo-moteur (dysfonction même d’apparence mineur) d’une construction délirante (Figure 2, page suivante).

Figure 1

Un modèle d’organisation de déficits cognitifs et des symptômes schizophréniques (adapté et modifié de Van Den Bosch, 1994, p. 360)

Un modèle d’organisation de déficits cognitifs et des symptômes schizophréniques (adapté et modifié de Van Den Bosch, 1994, p. 360)

Partie gauche, étapes du cours évolutif le plus souvent rencontré en clinique (flèches fines) ; partie droite, relations systémiques entre les dimensions « désorganisation » et « pauvreté » dans le développement pré-morbide.

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Troisièmement, les « signes doux » (Soft Signs) s’opposent aux « signes durs » de la neurologie classique. Anciennement dénommés signes neurologiques ambigus, ils correspondent à toute déviation neurologique (motrice, sensorielle ou d’intégration) non attribuable à une lésion en foyer du système nerveux central : par exemple, altération de l’intégration des unités sensorielles, de la coordination et du séquençage de l’activité motrice. Autrement dit, la relation précise entre signes doux et anomalie cérébrale structurale n’est pas clairement définie, raison pour laquelle on évoque la notion d’un dysfonctionnement cérébral a minima, indissociable de celle de trouble psychomoteur (Albaret, 2001). Les signes doux sont fréquemment retrouvés dans les pathologies psychiatriques (Günther et al., 1988) comme dans la schizophrénie (Woods, 1999) et ne semblent pas résulter du traitement neuroleptique puisqu’ils sont décelables chez les patients vierges de ce type de traitement (Schröder et al., 1995 ; Chen et al., 1995 ; Malla et al., 1995 ; Rutter, 1984).

Enfin, les psychomotriciens et les thérapeutes occupationnels, lorsqu’ils oeuvrent pour l’amélioration des dimensions cognitives, perceptives et motrices qui sous-tendent l’action sont confrontés au moins à deux questions fondamentales :

  1. Comment peut-on mettre en rapport l’expérience quotidienne du patient souffrant de schizophrénie avec ses dysfonctionnements psycho-perceptivo-moteurs de base (Günther et al., 1995 ; Brenner et al., 1992) ;

  2. Comment le patient intègre-t-il ces derniers en regard de sa propre cohérence interne ?

Figure 2

Hétérogénéité étiologique des symptômes négatifs — Troubles du développement psychomoteur et symptômes négatifs

Hétérogénéité étiologique des symptômes négatifs — Troubles du développement psychomoteur et symptômes négatifs

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Ces questions, auxquelles il n’est certes pas facile de trouver une réponse satisfaisante, sont cependant cruciales pour tailler sur mesure les interventions de chaque membre de l’équipe, pour créer une cohérence de soin (Silverstein et al., 2004) ou un milieu cognitif, palliatif dans un premier temps mais dont l’objectif est de favoriser le développement et la procéduralisation des savoir faire cognitifs par la coopération ; l’objectif conceptuel visé est une restructuration cognitive adéquate dont le patient serait l’agent (Wright et al., 1993).

Dans ce cadre, l’abord individualisé du patient présentant des symptômes déficitaires ou négatifs, ou encore positifs résistants mais néanmoins d’intensité modérée, vise à l’amener à un niveau de fonctionnement suffisant pour que ce dernier s’engage dans un entraînement à la communication sociale (Lapasset, 2000), une réduction des motifs de plaintes subjectives qui pourrait accroître les phénomènes de stress ou de stigmatisation (Neiss et Jurth, 1983). Le cas présenté porte sur la possibilité de concevoir une intervention thérapeutique sans pratiquement aucun dispositif technologique, en restant centré sur l’action à orientation pratique. Le contexte de cette approche est empirique et cognitivo-comportemental. Il s’agit d’entraîner des processus cognitifs (attention dirigée ou centrée, sélective ou discriminative, partagée ou conjointe ; capacités visuo-constructives, etc.) et de modifier l’appréhension de certaines situations qui apparaissent déclencher des symptômes de distorsion de la réalité jusque là résistants.

Hélène

Hélène est une jeune femme de 31 ans avec une schizophrénie de type paranoïde infanticide, divorcée depuis deux ans. Son histoire est longue et dramatique. Elle était suivie depuis l’âge de 20 ans pour dépression de type mélancolique. Son dossier rapportait, à l’époque, une non-compliance au traitement (ce qui n’est plus le cas au moment où elle est adressée pour examen), ainsi que des sentiments de persécution dans la rue. Mariée à 22 ans, elle fait deux tentatives de suicide par pendaison dans les deux premiers mois suivants. À 25 ans Hélène met au monde un garçon, Dany, mais elle est rapidement hospitalisée pour dépression post-partum avec phobie d’impulsion chez une personnalité immature passive — dépendante. Quatre mois plus tard, elle défenestre son enfant au cours d’une permission de sortie. Déclarée irresponsable, elle est transférée dans notre service ; depuis sept ans elle relève d’un placement d’office.

Après plusieurs années d’hospitalisation et de médications lourdes et variées, Hélène a commencé à manifester le souhait de progressivement accéder à un appartement, et à une vie plus indépendante, en lien avec sa famille proche. Plusieurs tentatives de sortie temporaire à l’essai s’étaient alors soldées par des échecs cuisants avec réactivation d’une anxiété panique et d’idées vivaces de persécution. Mais sur les trois dernières années, Hélène est parvenue à vivre seule en appartement où elle dort 5 jours sur 7 (séjour le week-end à l’hôpital), avec activités ludiques quotidiennes et d’accompagnement dans un centre de jour. Son traitement se décline comme suit : 3 cp de carbonate de lithium (Theralithe LP400) le soir, 1cp de Trihexyphénidyl (Artane 15) le matin ; 1 injection mensuelle Pipotiazine (Piportil 5cc).

Hélène est adressée à la consultation de psychomotricité car elle est réputée dans le service pour son extrême passivité et son manque d’implication personnelle, restant isolée même dans les activités en groupe restreint ou élargi. Depuis deux mois, elle présente des comportements impulsifs, avec une maladresse croissante (bris de vaisselle), une excitation inhabituelle avec instabilité de l’humeur. Lors de jeux de cartes, elle demeure généralement silencieuse et le regard dans le vide, mais en vient de plus en plus fréquemment à de brusques altercations verbales incongrues et non justifiées ; elle prend le tour des autres, coupe la parole. Son volume d’élocution et son débit verbal sont élevés ; elle sollicite énormément l’attention des infirmiers. Hélène refuse de participer à un groupe d’entraînement aux habiletés sociales car elle se sent vide ou absente lorsqu’elle réalise une action ; tout doit aller très vite, peu importe la qualité de ce qu’elle fait.

Hélène rapporte une forte culpabilité et un constant vague à l’âme. Elle se sent angoissée avant de faire des courses et en rentrant du cinéma (loisir qu’elle affectionne), fait souvent l’expérience de tensions musculaires. Elle rentre alors chez elle, ou après le centre de jour en hiver, d’un pas rapide « comme une fusée », tête enfoncée dans les épaules, regard baissé, sac serré très fort par ses bras collés au corps. Dans ces moments là, Hélène se sent persécutée par le regard des autres, l’objet de tous les commentaires maléfiques possibles, s’entend accusée du « meurtre de Dany ».

La batterie de tests de l’examen psychomoteur authentifiera

  • des troubles de l’équilibre ;

  • une incoordination manuelle ;

  • une hypertonicité des fléchisseurs (aussi effet secondaire des neuroleptiques)

  • un défaut de maîtrise en rapport aux activités de contrôle — précision ;

  • une impulsivité cognitive, motrice et sociale importante.

Cette dernière interfère avec l’exercice de son intelligence pratique (Labyrinthes de S.D. Porteus). L’impulsivité est davantage impliquée dans sa difficulté à maintenir qu’à focaliser son attention (par exemple, les erreurs qualitatives croissent avec la durée et la complexité des labyrinthes de Porteus).

Projet thérapeutique individualisé

Un programme est donc conçu avec l’idée de favoriser les processus cognitifs, perceptifs et moteurs, d’intégration nécessaire aux objectifs conceptuels du programme : Adaptation du niveau global de fonctionnement que la gestion des capacités attentionnelles sous-tend pour amener Hélène à mieux estimer ses possibilités d’action, pour pouvoir envisager favorablement son engagement dans un programme d’entraînement à la communication sociale .

Le projet thérapeutique cognitivo-comportemental en psychomotricité est illustré par la Figure 3 (page suivante). Concrètement chaque séance d’une heure est organisée en trois parties distinctes :

  • La première est consacrée au traitement d’un des objectifs généraux, à l’aide d’un enchaînement d’exercices de difficultés croissantes dans un domaine donné ;

  • La seconde à un autre objectif spécifique dans un autre domaine et suivant une complexité croissante ;

  • Enfin, la troisième partie revêt une importance cruciale. Il s’agit d’un temps de dialogue et de synthèse conjointe dont la finalité est de s’assurer de la qualité d’intégration cognitive et affective des apprentissages réalisés (nouveaux ou correctifs). Ainsi, il s’agit au moyen d’une méthode dite socratique de guider la patiente dans la recherche des liens entre les habiletés travaillées et son expérience quotidienne (par exemple, dédramatiser et modifier les biais d’attribution) : Par exemple, favoriser l’association d’une sensation de perte de limite, lors de la relaxation, avec celle d’un relâchement musculaire et non la perte du corps, notamment en liaison avec la perception des battements cardiaques et de la chaleur).

L’intérêt de ces trois périodes au sein d’une séance est évident. En particulier, l’intégration de soi passe par le sentiment même de soi, au travers des épreuves qui nous changent en même temps qu’elle nous rappelle que nous sommes celui qui agit (Damasio, 1999, 2003).

Trois méthodes sont utilisées pour lier les différents domaines abordés :

  • Le questionnement socratique où l’on stimule les propres facultés de réflexion du patient par un jeu de question — réponse ;

  • La recherche de normalisation avec analyse critique en collaboration (non de banalisation, Kingdon et Turkington, 1994) des phénomènes, où l’analyse des événements se réalise par le biais de mises en perspective concrètes, en évitant toute confrontation argumentative sur la réalité de l’éprouvé du patient ;

  • et la modification même du mode d’explication des phénomènes anormaux. Ainsi, il devient possible de s’accorder sur plusieurs types d’explications alternatives (l’instabilité psychique ou sensations de vertige peuvent être mises en rapport avec un équilibre précaire dont on peut améliorer le contrôle).

Figure 3

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Solliciter sous des formes variées l’attention là où elle est nécessaire

D’autre part, lorsque le maintien de l’attention est difficile par exemple, il s’avère souvent judicieux de mobiliser les ressources attentionnelles sur de courtes périodes (progressivement allongées) mais dans des domaines variés, ce qui entretient la motivation et l’intérêt tout en n’épuisant pas le capital d’énergie brûlé par un trop grand effort d’attention : processus de facilitation et façonnement progressif.

Dans le cas d’Hélène, l’apprentissage très progressif d’une méthode de mise au calme avec sensibilisation graduelle à un état de relaxation mieux maîtrisé, l’a conduite à focaliser puis à maintenir plus longuement son attention vers des variables internes. L’une des définitions psychophysiologiques de la relaxation correspond, en effet, à un état d’hypoactivité avec hypervigilence, notamment à un certain nombre de paramètres neurovégétatifs (orientation de l’espace corporel interne, tensions musculaires, lourdeur et température du corps, rythmes cardiaque et respiratoire, etc). Mais, apprendre à faire des noeuds de marin requiert également une attention soutenue, qui est la condition sine qua non à l’identification, l’ordonnancement et la programmation des différentes phases ou séquences motrices nécessaires à leur réalisation.

L’apprentissage de la relaxation ou de la fabrication de noeuds passe aussi par l’observation du modèle qu’est le thérapeute. La compréhension verbale (donc explicite) des séquences et processus en jeu n’est pas forcément immédiate. Il peut, par exemple s’avérer intéressant de montrer (présentation de modèle) à quoi ressemble un comportement absorbé dans une activité constructive (orientation et stabilisation du regard vers la tâche, restriction des activités concurrentes, relatif isolement du milieu ambiant par une posture correctement orientée et optimale par rapport à l’activité, etc). Soutenir son attention centrée dans une activité implique une réduction de l’activité motrice parasitaire, un filtrage et une sélection des actions pour atteindre le but recherché, avec si besoin est, le rappel de l’objectif à atteindre (rafraîchissement des informations, d’abord par le thérapeute, puis par le patient lui-même, plus bas la technique de verbalisation des consignes).

Il s’est révélé surprenant et satisfaisant pour Hélène de découvrir qu’elle possédait bel et bien des capacités d’attention soutenue et d’abstraction sélective en constante amélioration. Dans le cadre du développement et d’une généralisation de celles-ci, nous lui avons proposé de pratiquer la relaxation chez elle et au centre de jour. À chaque fois, la prescription comportait systématiquement de compléter un tableau d’auto-observation.

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Cette technique s’est avérée très appréciable pour permettre une distanciation par rapport aux phénomènes éprouvés, le sentiment de disposer d’un moyen d’action sur son anxiété et finalement une première façon d’intégrer ses propres expériences en un tout cohérent. Voici l’une de ses déclarations à la 15e séance : « Je suis très contente de connaître cette technique. Pour moi c’est très tranquillisant, si je ne la fais pas, ça me manque. Toutes ces tensions, j’en avais pas conscience mais je ne savais où elles étaient exactement, et je ne savais pas non plus comment les définir. Je sens vraiment la différence entre avant et après la relaxation. »

Pour permettre le contrôle de l’impulsivité cognitive qui nuit au maintien attentionnel, deux techniques sont utilisées :

  • « s’arrêter, regarder et écouter » (stop, look, and listen de Douglas), et

  • le contrôle verbal de la motricité par auto instruction (Fonction pragmatique du langage, Meichenbaum), ici appliqué dans des tâches de résolution de problèmes visuo-constructifs.

L’exercice consiste à reproduire des modèles géométriques isométriques à l’aide de 25 cubes (Pulzacco5) présentant 5 faces différentes bi colores et une monocolore.

Pour réduire la forte distractibilité lors du début de cette activité, Hélène a accepté après explication de franchir plusieurs étapes :

  • Placer une table dans un coin de la pièce pour restreindre le champ visuel et l’espace de probabilité d’occurrence de stimuli distracteurs. L’espace de travail est limité sur la droite et en face d’Hélène par deux murs et le thérapeute sur sa gauche ; ceci a permis également de matérialiser (par la proximité) une attention conjointe aux deux protagonistes ;

  • Contrecarrer, au préalable, l’impulsivité motrice lors de l’édification d’une colonne de cubes ou manipuler ces mêmes cubes pour réaliser des constructions en 3 dimensions ; ceci sur commandes verbales du thérapeute décrivant toutes les actions au fur et à mesure qu’elles s’accomplissent, puis commande d’Hélène à voix haute, puis à voix basse jusqu’à une auto-instruction silencieuse.

  • Enfin, six modèles 1:1 isomorphes (sur lesquelles les contours carrés des cubes sont tracés) ont été nécessaires pour apprendre les auto-instructions et l’enchaînement des étapes (13 séances, par exemple, environ 6 séances pour chaque modèle mais décalé d’une séance).

Les consignes lors de la résolution de problèmes visuo-constructifs étaient :

  • « Stop, je m’arrête et je regarde »

  • « Qu’est-ce que je dois faire ? »

  • « Quels sont les points de repères possibles ? »

  • « Y a-t-il des éléments qui se répètent ? »

  • « Quelle forme de base est-ce que je reconnais ? »

  • « Par où commencer ? »

  • « Je fais comment ? Ligne par ligne, colonne par colonne ? Je me sens bien avec quelle méthode ? »

  • Voilà, j’ai fini vérifions ! »

  • « Quelle est la meilleure façon de vérifier ? »

  • « Recommencer ou faire un sondage ou regarder de plus loin ? »

Au terme de 13 séances, nous sommes passés à la réalisation avec 3 modèles inédits et plus difficiles que les autres, ne portant aucune marque limitant les faces (Figure 4).

Outre le fait que l’histogramme des temps de réalisation montre un réel accroissement d’efficacité dans cette tâche visuo-constructive, son observation amène d’autres commentaires qu’une simple satisfaction. En effet, Hélène observe qu’il se pourrait que la fluctuation de ses performances soit en rapport avec des moments de conflit dans sa famille, ou encore que les conditions d’exposition lumineuse (éclairage naturel versus artificiel) des modèles influencent ses performances. Par un jeu de question — réponse, Hélène émet l’hypothèse qu’elle est sensible aux brusques changements d’éclairage (passer d’une salle obscure à la rue éclairée) ou même au caractère vibratoire des lumières artificielles (ses sentiments de persécutions se produisent le plus souvent lorsqu’elle se trouve devant les rayons fruits et légumes de son supermarché, là précisément où un dispositif spécial met en valeur la teinte des aliments).

Figure 4

Histogramme des réussites visuo-constructives

Histogramme des réussites visuo-constructives

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À l’issue de 9 mois de suivi, Hélène a été de nouveau évaluée, soit selon un protocole test — retest, soit en utilisant un test comparable pour évaluer ses progrès avec des épreuves nouvelles. Ainsi les labyrinthes de S.D. Porteus permettent d’évaluer une intelligence pratique et un degré d’inadaptation/adaptation émotionnelle. L’âge plafond est de 17 ans et la note critique d’inadaptation émotionnelle est > 30. Le tableau ci-dessous confirme l’énorme évolution d’Hélène, notamment sur le versant émotionnel.

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L’évolution favorable est confirmée par l’équipe du centre de jour, qui constate des améliorations dans le comportement d’Hélène. Son débit verbal s’est remarquablement normalisé et son impulsivité cognitive, motrice et sociale semble avoir pratiquement disparue. D’autre part, comme le montrent les courbes de la figure 5 les motifs de plainte subjective se sont considérablement réduits, pour les quatre facteurs identifiés. En particulier, l’évaluation un mois après l’arrêt de la prise en charge a même confirmé l’accentuation de la baisse pour 3 des 4 facteurs ; notamment le Facteur A « troubles de la perception et de la motricité ». L’ensemble de ces résultats semble indiquer que la fonction intégrative postulée suivrait la même évolution favorable que le niveau global de fonctionnement.

Enfin, Hélène a d’elle-même réclamé à participer à un groupe d’entraînement aux habiletés sociales en alléguant qu’elle se sent prête et peu sujette à des sentiments de persécution. Elle identifie d’elle-même que lorsque ces sentiments tendraient à survenir, c’est avec une moindre intensité, et souvent associé avec son état d’anxiété. Sa façon d’y faire face est de recourir à la relaxation et de remplir son tableau d’auto observation (Ce qui lui est arrivé alors qu’elle visitait un viaduc avec son petit ami). Par la suite, Hélène s’est vu louée pour ses progrès vers une vie indépendante. L’équipe du Centre de Jour relève notamment qu’elle fait preuve de sens critique et ne semble plus inhibée dès qu’il s’agit de résoudre un problème. Elle aide volontiers les autres patients à solutionner concrètement les problèmes et embarras de la vie quotidienne.

Malgré la douleur inoubliable liée aux circonstances de la disparition de Dany, Hélène s’est autorisée à rencontrer un nouvel amoureux.

Avant de s’engager dans les activités d’entraînement de groupe pour une vie sociale indépendante, Hélène a tenu à faire au clinicien un cadeau qui, par le geste, exprime la confiance dans le travail accompli ensemble et, par sa production, révèle une évolution et une certaine acceptation personnelle.

Il s’agit d’un poème de sa main dédié à son fils :

J’ai parlé de toi au Bon Dieu

Avec mon coeur, avec mes yeux,

Il m’a dit que tu m’attendais, Je sais bien qu’un jour je viendrais,

Je te donne toute mon âme,

Dans l’église une petite flamme

Te dira à quel point je t’aime, Je te dédie ce doux poème,

Mon petit Dany adoré,

Toi qui me manque à tout jamais,

Je me sens seule sur la terre,

Entourée de tant de mystères,

J’ai parlé de toi au Bon Dieu,

Avec mon coeur, avec mes yeux,

Il te dira tout mon amour,

Qui durera toujours, toujours,

J’ai parlé de toi aux étoiles,

Comme un bateau qui met les voiles,

Je te retrouve dans mes nuits,

Tu viens illuminer ma vie,

Je t’aime, mon petit Dany.

Figure 5

Évolution des 4 facteurs du FBF2 : motifs de plainte subjective

Évolution des 4 facteurs du FBF2 : motifs de plainte subjective

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Brève discussion et conclusion

L’étude de cas présentée ici est un exemple d’une approche de la réhabilitation cognitive de la schizophrénie qui tente de promouvoir l’intégration de soi par le recours à une gamme d’interventions spécifiques. L’approche décrite est aux antipodes de nombreuses interventions cognitives pour les patients qui souffrent de schizophrénie ; ces dernières tentent de renforcer des capacités isolées par la pratique répétée d’exercices dans un ou plusieurs domaines spécifiques de fonctionnement. À l’opposé, notre approche tend vers l’intégration de soi et à améliorer l’auto-contrôle du traitement cognitif en utilisant diverses tâches et interactions thérapeutiques entre le patient et le clinicien. Certaines des techniques utilisées ressemblent à celles des interventions de réhabilitation cognitive standard. D’autres sont plus proches de la thérapie cognitivo-comportementale, telle que le recours à la technique d’auto-instruction de Meichenbaum, ou encore l’analyse fonctionnelle en collaboration pour remettre en cause certaines croyances en rapport à des situations problèmes (nous ne l’avons pas décrite ici par manque d’espace). D’autres encore, telle que l’entraînement à la relaxation, sont rarement utilisées au cours du traitement de la schizophrénie. En combinaison, cependant, cet ensemble d’interventions s’est révélé un traitement efficace pour Hélène, un traitement qu’elle considère clairement d’une grande aide.

Nous croyons qu’il est nécessaire d’adopter plus largement ce type d’intervention multi-dimensionnelle, c’est-à-dire conçu pour réduire les incapacités spécifiques d’un patient individuel. Néanmoins, jusqu’ici, il n’y a aucune étude contrôlée comparant ce style d’intervention aux procédures de la réhabilitation cognitive standard (telle que la Thérapie Psychologique intégrée (Brenner et al., 1994), les résultats limités atteints par les techniques habituellement disponibles suggèrent la nécessité de telles études.

La réhabilitation cognitive n’est pas qu’un mot, ni un ensemble de concepts pour détecteur de dysfonctionnements d’ordre supérieur pour qui le monde des connaissances pourrait faire l’économie de la réalité concrète du sujet dans ses dimensions d’engagement affectif et social. Toute modélisation permet d’articuler des heuristiques (méthodes floues destinées à résoudre des problèmes à solution non programmée) et de réduire la complexité inhérente à la diversité du vivant, de rassembler des connaissances issues d’un même domaine. Cependant, un des apports majeurs des neurosciences cognitives est la mise en évidence des connexions existantes entre différents réseaux de neurones ou différentes cartes neuronales pour la réalisation d’une même action ; qu’elle soit observée, imaginée ou énactée (Solms et Turnbull, 2002). L’action joue donc un rôle primordial !

Concevoir la réhabilitation cognitive avec l’assise des neurosciences permet d’envisager des procédures dynamiques de prise en charge qui respectent les phénomènes et les règles cachées d’intégration cérébrale. Cela permet aussi de concevoir que des phénomènes de distorsion de la réalité vécus comme étranges peuvent s’étayer sur des postulats de traitements de l’information inhérents au fonctionnement même du cerveau « sain », tels que dans les illusions visuelles qui tentent de réduire des ambiguïtés optiques (Ramachandran et Ramachandran, 2004). Ramachandran a bien montré une voie stimulante pour modifier chez l’amputé la perception d’un membre fantomatique (Ramachandran et Blakeslee, 2002).

Les neurosciences cognitives nous ouvrent également des perspectives sur comment fonctionne et comment utiliser dynamique et plasticité cérébrales (motrice, Jäncke et al., 2000 ; Karni et al., 1998 ; ou pour un poignant témoignage de réorganisation cérébrale et de suppléance cognitive, Battro, 2000).

Même si nous n’en sommes qu’au début, c’est un principe de recherche de sens et de relative cohérence interne qui est à la fois moteur et conséquence ultérieure d’un processus d’intégration cognitive multi-modalitaire (perceptive, motrice et affective). Une réhabilitation cogni¬tive pour être efficace ou profitable au patient schizophrène, comme à tout être humain, doit mobiliser les ressources de l’individu non en vertu d’un modèle de fonctionnement standard mais bien en vertu d’un réseau étroit d’intentionnalité dans lequel le patient se reconnaît, et se découvre, le véritable acteur de sa vie.