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L'éclosion du terme francophonie à la fin du XIXe siècle exclut le champ de la diplomatie. Que ce soit sous la plume de Reclus, préoccupé par des impératifs géopolitiques en vue d’accroître les espaces sous contrôle français, ou bien celle Roussel, décrivant la vitalité et l’héritage des écrivains en dehors de l’hexagone, le rôle de la langue française comme instrument diplomatique n’est pas pris en considération. Pourtant, le français s’est progressivement imposé comme lingua franca[1] dans les interactions internationales, bien avant l’époque de Reclus et Roussel. Langue de Cour (Fumaroli 2014), il participe à l’éclosion d’une première manifestation de la francophonie parallèlement à celle qui se donne à voir dans la République des lettres au XVIIIe siècle[2]. En effet, contrairement à la légende, le traité de Nimègue mettant fin aux guerres de Hollande entre la France et les Provinces Unies en 1678 n’ouvre pas l’ère du français comme lingua franca[3]. Ce n’est qu’en 1714, lors du traité de Rastadt qui clôt la guerre de Succession d’Espagne, que le français est utilisé comme langue officielle. Dans ce même traité, le latin se voit encore reconnaître une priorité, même si celle-ci est toute théorique. L’ensemble des conventions adoptées jusqu’en 1763 feront mention de cette réserve – ne pas tirer de conséquence sur le choix de la langue de rédaction – en incorporant une clause linguistique relative à la langue latine. Dès la signature des traités de Hubertsbourg et de Paris, cette référence ne sera plus formulée, le français s’imposant pleinement[4], y compris en Méditerranée[5].

Cette spécificité du français en diplomatie est aujourd’hui questionnée. Bien que qualifiée de langue « super-centrale »[6] dans la mondialisation, elle serait sujette à un déclin. En amont, la portée véritable du rôle que le français a exercé dans l’Europe moderne fait l’objet de nuances[7]. En aval, l’attraction de l’anglais ne cesse de s’amplifier dans les pratiques internationales contemporaines, tous domaines confondus (commercial, financier, politique) et ce, aux échelles bilatérales et multilatérales. Langue de rédaction, le français se transformerait ainsi en langue de traduction[8]. La préférence du français deviendrait même « anachronique (Johnson 2013) », malgré les appels répétés au multilinguisme dans les pratiques intergouvernementales[9], la mise en place d’instruments ayant pour objectif d’affermir son usage en leur sein[10], ou encore la jouissance d’un capital de sympathie fondé sur la reconnaissance de son utilité auprès de certains diplomates étrangers[11]. Ce recul se traduit également par des choix d’affichage bureaucratique au sein des administrations diplomatiques. La présence du terme même de francophonie dans les intitulés ministériels et les organigrammes se révèle minoritaire pour ne pas dire exceptionnelle (voir carte 1). Dans cette perspective, les dimensions linguistique et bureaucratique de la francophonie au sein de la diplomatie tendraient à s’étioler. À partir de cette première « visualisation », pourrait-on alors parler de la francophonie comme une part « manquante » de la diplomatie ?

Fig. 1

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L’objectif de cette intervention consiste à remettre en question cette thèse, laquelle ne prend en considération que deux aspects. En effet, la part francophone de la diplomatie ne se mesure plus exclusivement à l’aune de l’usage d’une langue par les délégations étatiques dans les institutions intergouvernementales et celle d’une composante organisationnelle dans l’appareil administratif. La francophonie ne se donne pas à voir uniquement sur une échelle stato-nationale. Elle se manifeste par les actions entreprises par l’OIF et ses opérateurs, mais aussi par celles des acteurs de la société civile. À cet égard, les F(f)rancophonies (Calvet 1999) s’apparentent à un instrument diplomatique ayant trois visées : le désenclavement, le décentrement et le renforcement (DDR francophone)[12]. Chacune d’entre elles expose toutefois le projet francophone à un dilemme spécifique.

I. Désenclavement

Aujourd’hui, la Francophonie ne recouvre plus un espace linguistique homogène dans lequel le français serait une langue officielle (seul ou à côté d’autres langues). Les élargissements successifs depuis deux décennies attestent en effet d’une décorrélation entre maîtrise de la langue française et appartenance à la Francophonie. Les règles d’adhésion (OIF 2017f) ne requièrent plus l’existence du français comme langue officielle du pays candidat. Celui-ci doit prouver l’usage du français en son sein dans différents domaines ainsi que la volonté d’améliorer son enseignement et sa pratique. À ces éléments d’ordre linguistique s’ajoute la reconnaissance des valeurs et principes portés par la Francophonie (adhésion aux critères démocratiques et de l’État de droit, participation au rayonnement de la Francophonie, contribution au renforcement de son rôle dans les forums internationaux). L’engouement dont bénéficie l’OIF ne résulte pas seulement de ces critères. Une attraction francophone s’exerce, car les États qui cherchent à rejoindre cette enceinte la perçoivent comme un instrument de désenclavement diplomatique.

Les phases d’élargissement

Le lien avec l’OIF peut revêtir trois modalités : les membres de plein droit, lesquels participent à toutes les instances de l’organisation (sommets, Conférence ministérielle, Conseil permanent) ; les membres associés au sein desquels le français est soit une des langues officielles soit d’un usage courant et qui partagent les valeurs de la Francophonie ; les observateurs (habilitations restreintes). En 2016, la répartition de ces trois catégories est la suivante :

Tableau 1.

Membres de droit

54

Membres associés

3

Observateurs

23

TOTAL

80

Volume des membres en fonction du statut

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Deux phases majeures rythment l’élargissement de l’OIF (carte 2).

Fig. 2

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La première phase s’étire entre 1970 (création de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique) et 1997 (Sommet d’Hanoï qui engage la Francophonie dans une réforme institutionnelle de grande ampleur). Elle porte essentiellement sur la première catégorie de membres. Une date charnière ponctue cette première vague d’adhésion : la création des Sommets francophones en 1986. Avant cette date, l’ACCT voit le nombre de ses membres, qui pour l’essentiel correspond aux anciennes colonies françaises, passer du simple au double (de 21 à 40). L’Afrique subsaharienne et l’océan Indien demeurent majoritaires. À partir de 1986, la dynamique provient principalement de changements politiques internes à certains États et aux premières conséquences de la Chute du mur de Berlin (10 membres supplémentaires). La seconde phase (depuis 1997) présente une autre caractéristique, dans le sens où l’augmentation résulte de l’ouverture aux observateurs ainsi qu’aux États associés.

Fig. 3

Répartition en pourcentage des membres de la Francophonie selon leur statut (2016), Phan et Guillou (2011), p.212.

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Les différentiels recherchés

La recherche du désenclavement via l’adhésion à l’OIF repose sur trois différents mécanismes, lesquels peuvent, dans certains cas, s’additionner : la bifurcation historique, la régionalisation, l’attraction interrégionale.

Les pays européens de l’ex-bloc communiste sont particulièrement concernés par le premier mécanisme. Rejoindre l’OIF signifie accompagner la bifurcation historique postbipolaire. Si la plupart de ces États bénéficient du statut d’observateurs et non de membres à part entière (excepté la Bulgarie, la Roumanie, l’Ex-République yougoslave de Macédoine, et la Moldavie), ils expriment leur volonté de ralliement aux valeurs démocratiques (Veleva et Niagalé 2013, 170‑71). Désenclaver signifie ici rompre avec la période bipolaire.

Le second mécanisme repose sur la prise en compte des contraintes régionales et, plus précisément, le mouvement aujourd’hui repérable sur tous les continents, bien qu’à des degrés divers de régionalisation (Santander 2016, 16‑17). Celle-ci se caractérise par la construction d’institutions intergouvernementales chargées d’asseoir la coopération sur divers domaines (de l’économique au stratégique). Considérer la région comme un espace de sens politique pertinent peut alors favoriser une dynamique d’intégration plus poussée. Tous les États membres de l’OIF sont d’ores et déjà membres d’une ou plusieurs organisations régionales. Demander l’adhésion à la Francophonie permet de renforcer les liens avec ses voisins, en vue d’approfondir les contacts et distiller un climat de confiance diplomatique. Plusieurs exemples illustrent un tel mécanisme qui s’apparente à un procédé de non-exclusion régionale : la Thaïlande est observatrice depuis 2008 afin de se rapprocher du Laos et du Cambodge mais aussi indirectement du Vietnam, tous quatre membre de l’ASEAN ; le Ghana devient membre associé en 2006 afin d’éviter une marginalisation au sein de la CEDEAO majoritairement francophone ; des États lusophones, tels que le Cap-Vert, Sao et Principe ainsi que le Mozambique se situent à proximité d’États francophones et voient leur adhésion francophone comme une modalité afin d’affermir leur politique de voisinage.

Mais la Francophonie ne sert pas seulement à désenclaver les États sur le plan régional. Elle contribue également à élargir les potentialités de coopération internationale entre les continents. En tant qu’instance de dialogue entre États situés en Afrique, en Amérique, en Asie, en Europe et au Moyen-Orient, l’OIF est considérée comme un levier d’échanges interrégionaux. Or, l’interrégionalisme constitue aujourd’hui une des tendances structurantes de la coopération à l’échelle globale. Face à la lente éclosion d’une régulation mondiale et la crise que subissent les OIG telles que l’OMC, des projets d’associations entre organisations régionales prolifèrent : MERCOSUR-ASEAN, Diaogue Asie-Europe (ASEM), Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP). Cette dynamique aboutit à la formation de « mégablocs » régionaux  dont les conceptions normatives révèlent parfois des divergences, notamment sur la place de l’État face au marché. L’OIF ne semble pas emprunter le chemin d’une communauté transrégionale ayant comme visée l’intégration tant politique, qu’économique. L’éclatement géographique de ses membres n’autorise pas une trajectoire de ce type. Néanmoins, elle représente un levier pour les États à travers la multiplication des contacts qu’elle favorise entre délégations étatiques, notamment pour la coopération Sud-Sud.

La reconnaissance de la Francophonie comme instrument diplomatique du désenclavement n’est pas sans susciter un premier dilemme. L’élargissement se révèle porté de plus en plus par des impératifs exogènes au projet francophone (francophonie 2009, 72). Comme le suggère Catherine Guicherd, « les considérations géopolitiques découlant des intérêts nationaux et du rôle des organisations d’intégration régionale constituent un moteur de l’action beaucoup plus puissant que l’attrait pour, ou la résistance à, l’univers francophone (Guicherd 2013, 96) ». Les témoignages qui émanent des groupes d’ambassadeurs francophones confirment la difficulté de faire émerger une concertation (OIF 2017a, 32). Ce dilemme peut faire l’objet d’une résolution partielle, à condition que le second instrument diplomatique soit bien activé, à savoir : le décentrement.

II. Décentrement

Une des préoccupations majeures des chancelleries européennes modernes fut celle de l’équilibre des puissances afin d’empêcher l’éclosion d’un empire sur le continent. Cette recherche de l’équilibre passait par la constitution d’alliances militaires et le recours à la force armée. Ce mécanisme a fait l’objet d’adaptation théorique constante. À titre d’illustration, certains néoréalistes contemporains identifient un soft-balancing, notamment lorsqu’il s’agit d’appréhender le rôle de l’Union européenne face aux États-Unis. Le recours au soft-balancing s’imposerait lorsque les conditions de l’équilibre classique en termes militaires sont impossibles, quand le suivisme devient une pratique inconfortable pour les puissances moyennes[13]. La Francophonie institutionnelle se rapprocherait d’une telle posture dans sa lutte contre le tout anglais, ainsi que contre « l’hégémonie anglo-saxonne (Massart-Piérard 2017, 69‑93) ». Appréhender l’OIF via le soft-balancing présente toutefois deux difficultés. D’une part, le concept est lui-même fragile[14]. D’autre part, son application se révèle maladroite, car l’OIF ne dispose pas elle-même de capacités stratégiques et elle n’incarne pas un pôle de puissance[15]. Si la volonté de rééquilibrage n’est pas forcément activée, les F(f)rancophonies offrent néanmoins un décentrement diplomatique du point de vue des acteurs, comme des valeurs.

Sur le plan institutionnel : existence et vitalité de « diplomaties plurielles et francophones »

Pour le sociologue Raymond Aron, les deux figures du soldat et du diplomate agissant au nom d’un État cristallisent les relations internationales en tant qu’espace évoluant à l’ombre de la guerre. Ce modèle fait l’objet de refonte. La diplomatie se recompose en raison d’un élargissement des intervenants sur la scène de négociation : essor de la multi-track diplomacy, développement d’une diplomatie de catalyse. Selon Noé Cornago, la diplomatie doit être repensée au prisme de sa pluralisation (Noe. Cornago 2013). Celle-ci résulte d’un impératif fonctionnel et d’une orientation normative. Les changements actuels ne manifestent pas un simple changement de « système diplomatique », mais bien un changement de système dans lequel la diplomatie a été jusqu’alors enchâssée (p. 54). La conception de la diplomatie comme « raison de système » a été formulée par l’un des représentants de l’École anglaise des RI, Adam Watson. Celui-ci l’envisage en tant que configuration d’États indépendants partageant règles et pratiques. Un tel système ne résume plus aujourd’hui les interactions diplomatiques contemporaines. En effet, la diplomatie ne se conjugue pas au singulier avec comme personnage central un représentant de l’État qui informe et négocie au nom de son gouvernement. La diplomatie se diversifie en raison d’une double série de facteurs. La première relève d’impératifs fonctionnels. À ce titre, Noé Cornago recense les effets du capitalisme global, mais aussi ceux de la déterritorialisation induite par des nouvelles technologies d’information et de communication de plus en plus véloces. La seconde série de facteurs relève du champ normatif. Elle correspond à l’ensemble des remises en question du monopole étatique en matière de diplomatie. Discours et pratiques émanant de citoyens ou de groupes sociaux qui entendent exercer un rôle diplomatique convergent en un point : la centralisation de l’activité diplomatique par l’État n’est plus de mise. Noé Cornago identifie ici un pluralisme agonal à travers les frontières. Ce pluralisme présente des affinités avec le principe de vie publique qui préside à certaines conceptions de la démocratie au sein des États. Afin de décrire cette pluralisation,  l’auteur privilégie trois ancrages : la diplomatie à l’intérieur des États (c’est-à-dire la paradiplomatie sur laquelle l’auteur bénéficie d’une reconnaissance à la fois académique et experte), la privatisation du droit diplomatique (la régulation des activités repose de plus en plus sur des standards ou du droit mou), les discours et pratiques relevant de l’antidiplomatie (de la Révolution française à aujourd’hui, ils constituent l’une des sources critiques de la diplomatie traditionnelle puisque fondée sur la volonté de transcender celle-ci).

La francophonie n’est pas étrangère à ce phénomène, y compris à travers l’émergence du projet francophone à la fin du XIXe siècle. Créée en 1883, l’association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger illustre cette appropriation de la scène diplomatique par les acteurs de la société civile[16]. Elle est suivie de différentes initiatives, telles que l’Association des écrivains de langue française, créée en 1926 ou encore l'Union internationale des journalistes et de la presse de langue française, créée en 1950. De ce fait, la composante majeure de la francophonie est bel et bien non gouvernementale[17].

Trois aspects de la francophonie diplomatique rendent compte de cette pluralisation :

  • L’existence d’opérateurs sociétaux dans le dispositif de gouvernance francophone. L’architecture de l’OIF a la particularité d’associer des acteurs de la société civile dans la mise en œuvre de ses politiques publiques : l’Agence Universitaire de la Francophonie, l’Association Internationale des Maires Francophones, TV5 Monde, l’Université Senghor d’Alexandrie. Elle illustre l’articulation entre un monde stato-centré et un monde multicentré pour reprendre les catégories de James Rosenau[18]. Aucun lien vertical et hiérarchique n’est établi entre les instances de l’OIF et ces opérateurs.

  • Le dynamisme des diplomaties subétatiques (paradiplomatie et coopération décentralisée). L’espace francophone est le second après l’espace européen du point de vue de la densité des liens relevant de la coopération décentralisée. Héritée des jumelages franco-allemands établis comme instance de réconciliation après la Seconde Guerre mondiale, celle-ci s’est tournée progressivement vers les questions de développement ou l’appui à la décentralisation (en passant dans le courant des années 1970 par la solidarité humanitaire suite aux sécheresses qu’ont subis les pays africains). Les motivations économiques sont premières, mais la recherche du rayonnement ne se révèle pas absente en la matière.

  • La constitution de réseaux institutionnels. En matière de consolidation de l’État de droit et de la promotion des droits de l’homme, de multiples associations émergent depuis le milieu des années 1980, à l’instar de la Conférence internationale des Barreaux de tradition juridique commune, de l’Association des Cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français ou encore l’Association africaine des Hautes juridictions francophones. Ces réseaux sont encouragés par l’OIF, que ce soit dans l’établissement de liens entre eux ou bien dans la réalisation d’objectifs communs (OIF 2017d, 5.).

Sur le plan idéologique : promotion de conceptions alternatives

Si le décentrement ne relève pas de l’équilibre des puissances, il se conçoit comme la promotion de conceptions alternatives face à une tendance à l’uniformisation culturelle (Charbonneau 2008, 87‑88). Fondée sur l’adhésion aux néolibéralismes qui accompagnent l’extension de la mondialisation économique, commerciale et financière, cette uniformisation fait l’objet de contestations dans les arènes politiques, comme scientifiques. Primo, le discours des grands émergents s’accompagne d’une critique de l’occidentalisation du monde. Secundo, l’idée selon laquelle les relations internationales seraient une « science américaine » subit plus que jamais une remise en question. Que ce soit en privilégiant des approches post-occidentales (Bilgin 2008, 13 et suivantes) ou en intégrant d’autres sources théoriques et conceptuelles dans les analyses de l’international (Acharya 2011, 619‑37), l’objectif consiste à promouvoir l’idée de relations internationales globales (Acharya 2014, 649). Parmi les différents axes privilégiés qui en résultent, le nouvel agenda scientifique vise la découverte de nouveaux modèles de compréhension et de méthodes, le renouvellement des études sur la régionalisation, ou encore la manière dont les normes et les idées circulent entre les échelons local et global.

Les F(f)rancophonies alimentent implicitement ce décentrement via la contribution à de nouvelles normes internationales. Constitution et mobilisation des groupes d’ambassadeurs francophones sont les instruments diplomatiques privilégiés en la matière. Au nombre de 49 (juin 2016), ces groupes comprennent l’ensemble des représentants et/ou délégués d’un membre de la Francophonie accrédités auprès d’une organisation intergouvernementale (neuf en tout), ou bien d’un État (40). Leur degré de formalisme varie (existence ou non d’un statut et d’un secrétariat). Le Sommet de Montreux de 2010 appelle à leur développement.

L’illustration la plus visible de cette implication francophone correspond à l’adoption de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005. Les concertations au sein du « Groupe francophone de l’Unesco » ont joué un rôle crucial à travers la désignation des membres du comité intergouvernemental d’experts (composé en majorité de représentants francophones), la négociation des amendements en amont avec des délégations réfractaires ou réticentes, ou encore la recherche de compromis entre les membres mêmes du Groupe francophone (OIF 2017a, 37).

En ce qui concerne les objectifs de développement durable (ODD), les concertations du Groupe des ambassadeurs francophones de l’ONU cherchent également à peser sur le cours des négociations. En marge de la 70e session de l’AGNU, en septembre 2015, au cours de laquelle la Secrétaire générale de l’OIF Michaelle Jean a prononcé un discours (OIF 2017b), différentes réunions sont organisées sous l’impulsion du groupe, notamment en ce qui concerne la place des femmes et celle des jeunes. Toutefois, le lien entre culture et développement ne fait pas l’objet d’un traitement singulier alors qu’il s’inscrit dans le prolongement des particularités de l’organisation quant à son périmètre d’intervention. Dans les ODD, l’intégration de la culture n’est pas considérée comme transversale. La culture ne fait pas l’objet non plus d’une reconnaissance à part en tant qu’objectif en soi. Elle est articulée à trois des objectifs : l’éducation de qualité, les villes durables et les modes de consommation et de production durables[19]. Plusieurs membres de l’OIF ont rejoint le Groupe des amis de la culture et du développement, créé en 2014 par le Pérou. Ce groupe a milité pour une intégration transversale. D’un autre côté, des États comme le Mali qui ont participé aux consultations nationales dans le cadre du Groupe de travail ouvert sur les ODD sur la thématique culture et développement sont favorables à la constitution d’un quatrième pilier spécifique sur la culture. L’OIF ou le GAF ne semblent pas avoir pesé dans le débat (le discours de la Secrétaire générale n’intègre pas la dimension culturelle par exemple) ou contribué à la réalisation d’un compromis.

III. Renforcement

La Francophonie institutionnelle se veut un acteur des relations internationales depuis 1997, ce qui suppose la formulation d’un rôle diplomatique doté d’un script. Une analyse de contenu[20] des déclarations adoptées lors des sommets de la Francophonie permet de repérer un mouvement global : l’élargissement des sphères d’intervention. L’analyse fait ressortir cinq classes linguistiques (schéma 2) : paix et conflits, éducation et information, culture et diversité, finances et développement, environnement et changements climatiques.

Fig. 4

Présentation des champs lexicaux dans les déclarations des Sommets depuis 1997[21]

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Du point de vue quantitatif, l’élargissement présente la caractéristique de privilégier les questions politiques et stratégiques. À cet égard, une « appropriation régionale des conflits » se donne à voir, car le champ lexical dédié à cette composante dépasse (certes de peu, mais tout de même) celles de l’éducation et de la culture (voir schéma 3).

Fig. 5

Dendrogramme des déclarations adoptées lors des Sommets francophones depuis 1997[22]

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Ces résultats statistiques font écho à l’adoption de textes complémentaires sur ces questions politiques et stratégiques, à l’instar de la Déclaration de Bamako en 2000 sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés dans l’espace francophone ainsi que de celle de Saint-Boniface du 14 mai 2006 sur la prévention des conflits et la sécurité humaine.

Sur le plan des interventions en matière diplomatique, l’implication de l’OIF privilégie la médiation et surtout la facilitation, laquelle consiste à établir un dialogue entre les parties sans proposer de solution. Cette pratique se manifeste par la désignation d’envoyés spéciaux par le Secrétaire général de l’OIF, mais la particularité première du rôle diplomatique de l’OIF se situe plutôt sur le registre du renforcement des capacités des pays membres[23] et ce, d’autant plus que l’OIF ne peut avoir qu’un rôle de « second » dans la résolution des conflits, que ce soit par rapport à l’ONU ou bien les organisations régionales (Ramel 2012, 301‑15). Ce différentiel est aujourd’hui mis en œuvre dans le domaine économique.

Renforcer les capacités dans le domaine stratégique

L’OIF bénéficie d’une solide expérience en matière d’assistance électorale, ce qui constitue un avantage non négligeable depuis la transformation des opérations de paix et l’incorporation du state-building en phase de consolidation. Depuis 2003, l’OIF a mis en place un dispositif renforcé qui vise à renforcer les capacités des États membres à deux niveaux complémentaires.

Sur le plan des contributions directes, l’OIF incite les États à renforcer la formation et la mobilisation de troupes au profit de l’ONU (OIF 2017c, 10). À cet égard, plus de la moitié des effectifs sont déployés sur des territoires francophones. L’OIF soutient l’organisation de séminaires en collaboration avec le réseau de recherche sur les opérations de paix. Un double effort se manifeste en matière quantitative (augmentation des contributions) et qualitative (adoptions de savoir-faire). Une courte observation des évolutions statistiques tend à mettre en évidence l’accompagnement plutôt positif puisqu’une tendance nette se dégage[24]. Le nombre d’États contributeurs s’accroît (de sept en 1990 à une trentaine aujourd’hui), tout comme le volume des contingents (de 6 % des effectifs globaux à 23 %)[25].

Ce premier niveau d’intervention se doit néanmoins d’être nuancé. D’une part, une différence notable apparaît quant à la nature des engagements pris par les pays membres de l’OIF en matière d’opérations de paix. Les États du Sud fournissent les contingents, alors que les États du Nord privilégient les contributions financières dans une phase plus générale de désengagement. Cette asymétrie[26] apparaît dans la liste des premiers États contributeurs, qui sont tous africains (carte 3).

Fig. 6

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De plus, les États contributeurs peuvent être considérés comme des minofrancophones sur le plan linguistique. Comme le souligne Michel Liégois, la maitrise du français n’est pas homogène pour l’ensemble des États membres mais plus fondamentalement, le nombre de personnel déployé dans le cadre des missions de pays ne se traduit pas ipso facto par un nombre de locuteurs francophones qui maîtrisent la langue (Liégeois 2012, 316‑32).

Le deuxième niveau se situe dans le prolongement des interventions menées en matière d’assistance électorale et politique. L’OIF accompagne la transformation des conflits en favorisant la consolidation des règles de droit, l’internalisation de la culture démocratique et le respect des droits de l’Homme[27]. Un dispositif plus spécifique est également dédié à la Réforme des systèmes de sécurité. Ces dernières ne visent pas la définition des formats de forces (policières et militaires), mais le respect de règles en matière de contrôle parlementaire et judiciaire de ces mêmes forces. Ces dispositifs entendent préserver les traditions juridiques singulières au sein de l’espace francophone : « identifying better ways to promote efficient SSR programs throughout Francophone Africa requires a deep understanding of those countries’ bureaucratic patterns that belong to a specific linguistic area and are inherited from colonial rule (Niagalé 2014, 72) ».

Renforcer les capacités dans le domaine économique

Le Sommet de Québec en 1987 prend déjà en considération les questions économiques en tant qu’objet de préoccupation francophone. À l’époque, les négociations n’aboutissent pas à l’élaboration d’une stratégie économique quand bien même le forum francophone des affaires est institué. La stratégie économique revient à l’ordre du jour lors de la conférence de Kinshasa de 2012. La déclaration qui en émane prévoit dans son article 14 la formulation d’une telle stratégie qui articule valeurs de solidarité, croissance économique, lutte contre la pauvreté et inégalités, sauvegarde de l’environnement. À la lecture de la Stratégie économique officiellement adoptée à Dakar deux ans plus tard, une continuité surgit avec les actions entreprises dans le domaine stratégique. En effet, cette stratégie se décline autour de deux axes : promouvoir une économie centrée sur l’Homme et son épanouissement, renforcer l’espace économique francophone. Dans les deux cas, le renforcement des capacités comme visée apparaît comme central, que ce soit à l’échelle individuelle (formation, éducation, mobilité), organisationnelle (soutien aux réseaux), ou régionale (accompagnement de l’intégration).

Se pose toutefois la question d’une consistance quant à la mise en œuvre de cette stratégie, car l’implication des États se révèle différenciée. Les États du Sud voient dans l’espace francophone une façon de faire vivre la coopération Sud-Sud sur le plan économique, en particulier le Vietnam et les pays africains. D’un autre côté, la France ne semble pas exprimer une appétence pour l’espace francophone. Le rapport Attali remis en 2014 a pour ambition de souligner le rôle de la langue comme instrument majeur tant des échanges économiques que de la croissance. Parmi les 53 propositions, la dernière porte sur une union économique francophone, dont la modalité serait celle des coopérations renforcées élaborées dans le cadre de l’Union européenne (« La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable » 2017, 79). Hors des déclarations de principe, le gouvernement français n’a pas pris de décisions majeures visant à faire vivre ce modèle[28].

Conclusion

« Affaire des peuples et non des diplomates (Legendre 2007) ». Jacques Legendre considère que la Francophonie ne peut se restreindre à la diplomatie. « Son cœur de métier, c’est la langue française (Legendre 2007) ». Néanmoins, l’impulsion donnée lors du Sommet d’Hanoi s’est confirmée par la suite. De plus en plus de nœuds apparaissent entre l’activité diplomatique et la F(f)rancophonie. Le fait diplomatique francophone présente une pluralité de dimensions, dont la mesure est finalement contrastée. Si les dimensions linguistique et bureaucratique sont faibles, celles qui relèvent de l’appropriation intergouvernementale ou sociétale se révèlent plus consistantes. Quant à l’interconnectivité, elle met en relief l’articulation étroite entre les acteurs de différentes natures dans la sphère diplomatique.

Tableau 2.

DIMENSIONS

INDICATEURS

APPLICATION

Linguistique

Reconnaissance statutaire (langue officielle et langue de travail dans les OIG)

Pratique du français (langue de délibération, langue de rédaction)

Maintien du point de vue juridique (deuxième langue diplomatique)

Déclin progressif (régime juridique non appliqué dans l'informalité, usage moindre du français dans les réunions et dans les textes

Bureaucratique

Existence d’une labellisation ministérielle

Existence d’une entité administrative dédiée

Très minoritaire

Très minoritaire

Intergouvernementale

Discours officiel

Pratique

Expression d’un rôle international

Constitution et mobilisation des Groupes de francophones (Concertations), programmes et dispositifs de renforcement des capacités

Sociétale

Existence de plateformes de plaidoyers

Existence de réseaux

Oui

Oui

Interconnectivité

Dispositif de gouvernance

Existence de partenariats

Opérateurs associés à l’organisation, aux accréditations des organisations non gouvernementales

Oui

Les dimensions du fait diplomatique francophone

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Au final, la Francophonie institutionnelle apparaît plus comme un « levier » diplomatique qui n’a pas encore fait l’objet d’une appropriation systématique par les États membres, plutôt qu’un acteur diplomatique au sens propre du terme. Quant à la francophonie, elle enregistre les mutations actuelles de la diplomatie, tout en illustrant la précocité d’un investissement du domaine international par les acteurs sociétaux. Dans les deux cas, la F(f)rancophonie ne correspond pas à une part manquante de la diplomatie. Elle n’incarne pas non plus cette part à laquelle Christian Bobin fait allusion dans l’un de ses romans (Bobin 1994), ce qui est probablement plus préoccupant...