Corps de l’article

1 Introduction[1]

Depuis 2006, le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) poursuit une démarche visant à préciser ses normes et pratiques en soins palliatifs, à partir de la vision de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il a d’abord demandé à l’Institut national de la Santé publique du Québec (INSPQ) d’identifier certains indicateurs de mesures (Bédard, Major et al. 2006), puis il s’est doté d’une Politique en soins palliatifs de fin de vie (MSSS 2010), pour ensuite s’interroger sur son offre de soins en s’appuyant sur la littérature scientifique, l’observation des pratiques et la consultation d’experts (Shang et Jancarik 2013).

Un des faits saillants observés lors de cette démarche était que la définition clinique des soins palliatifs débordait le cadre des derniers soins de vie pour s’adresser à l’ensemble des patients atteints de maladies chroniques potentiellement fatales (Bédard, Major et al. 2006, 4). Adoptant ce nouveau paradigme, le Ministère a ensuite clarifié son usage de la terminologie propre aux soins palliatifs (Shang et Jancarik 2013, 15) en s’inspirant des travaux de David Hui et ses collègues (Hui, Nooruddin et al. 2014). Par une revue systématique de la littérature scientifique, Hui a observé que les principales représentations utilisées en soins palliatifs évoluent selon la réversibilité de la condition et le pronostic qu’on lui associe. À travers le pronostic, la notion de temporalité occupe une grande place lorsque soignants et patients discutent de la condition de ces derniers pour convenir de soins appropriés. Le tableau suivant résume l’essentiel des constats de Hui.

Figure 1

Cadre conceptuel visant à articuler « agonie », « fin de vie », « phase terminale », « soins de fin de vie » et « transition des soins » (Hui, Nooruddin et al. 2014, 86 [ma traduction])

Cadre conceptuel visant à articuler « agonie », « fin de vie », « phase terminale », « soins de fin de vie » et « transition des soins » (Hui, Nooruddin et al. 2014, 86 [ma traduction])

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Cette représentation clinique repose sur la temporalité du pronostic exprimée ici par l’espérance de vie. La transition des soins reflète la nécessité d’adapter ceux-ci pour répondre à l’évolution de la condition de la personne, en modifiant certains paramètres (lieu, niveau et objectifs de soins). Malgré la relative ambigüité des concepts de phase terminale et de fin de vie dans la littérature, Hui remarque qu’ils partagent un même horizon temporel, c’est-à-dire un pronostic exprimé en termes de mois, entraînant une révision des soins dorénavant requis. Il note aussi que peu d’articles délimitent clairement l’agonie (actively dying), laquelle débute dans les derniers jours ou les dernières heures.

Hui reprend à son compte les objectifs de soins identifiés par Lauris C. Kaldjian. Ces objectifs étant : soigner, prolonger la survie, optimiser les fonctions métaboliques, accroître le confort, supporter les proches et achever les objectifs de vie (Kaldjian 2008, 511). Dans le contexte québécois, l’atteinte de l’ensemble de ces objectifs requiert une collaboration interdisciplinaire intégrant notamment l’aspect spirituel des soins.(MSSS 2010, 7). On confie plus spécifiquement cette dernière dimension aux intervenants en soins spirituels, dont le mandat clinique concerne notamment les deux derniers objectifs de Kaldjian, à savoir le support des proches et le soulagement de la souffrance existentielle[2].

Au fil de la transition des soins, ces dimensions gagnent en importance pour devenir plus envahissantes au moment où la personne prend conscience que sa condition devenue irréversible se résume à une mort annoncée. C’est souvent à partir de cet instant que le désir de recourir aux soins spirituels peut se manifester. Généralement, cette prise de conscience survient durant la période de fin de vie évoquée par Hui et ce, pas nécessairement dès qu’elle est objectivement justifiable. Comme Thomas Attig le souligne, certains mécanismes de protection psychique peuvent retarder cette prise de conscience chez la personne visée, malgré une communication adéquate de l’évidence des signes cliniques (Attig 1989, 363).

La mort annoncée dont il est question dans cet article s’inscrit donc dans un contexte où la personne prend conscience de la détérioration irréversible de sa condition, ce qui survient habituellement durant la dernière année de sa vie.

Cette prise de conscience risque alors de susciter chez elle des émotions se succédant et s’entremêlant, de façon intense ou discrète par moments, selon une trajectoire évoluant au gré de la progression de son état, du soutien dont elle dispose et de ses ressources personnelles, jusqu’au moment de son décès. Ces turbulences peuvent aussi s’inscrire dans la symptomatologie ou l’étiologie d’une pathologie d’ordre psychologique se manifestant notamment par de l’anxiété ou de la détresse (Stroebe et al. 2010, 278).

Dans le cadre de ma pratique, il arrive aussi que la personne face à moi soit aux prises avec une profonde remise en question existentielle, un combat où les souvenirs heureux et les satisfactions de la vie peinent parfois à faire un contrepoids aux pensées négatives qui l’assaillent (échecs, pertes, conflits, doutes, etc.). La finitude de la vie appelle alors à une plénitude de sens afin de rendre la souffrance plus tolérable, l’appréhension de la mort, moins pénible, et l’incertitude de l’après-vie, moins prégnante. La personne commence ainsi à anticiper la plus grande perte qui soit : la perte de sa propre vie. Or, lorsqu’elle se retrouve devant une mort annoncée, le temps dont elle dispose peut s’avérer insuffisant pour s’y résoudre, considérant le délai usuellement requis pour résoudre le deuil d’un être cher.

Dans les pages qui suivent, j’aborderai trois questions : Comment se représenter le deuil de façon utile dans le contexte d’une mort annoncée ? Jusqu’où la personne peut-elle vraiment se détacher d’elle-même afin de connaître la meilleure fin de vie possible ? Comment l’accompagnement spirituel peut-il faciliter ce détachement dans le respect de la personne ?

En première partie, adoptant une posture essentiellement humaniste, j’effectuerai une revue de littérature qui permettra de développer la notion de deuil en la contextualisant à l’égard de la temporalité liée à une mort annoncée. En deuxième partie, je proposerai un modèle dynamique du deuil, à partir duquel je développerai les concepts de deuil du Moi en Soi, de fragilité du Corps, et de vulnérabilité de l’Être. En troisième partie, je proposerai une approche d’accompagnement auprès de la personne vivant une mort annoncée. Ce faisant, sans sacrifier à ma posture humaniste, je basculerai vers une approche prenant en compte la dimension spirituelle de l’Être. En conclusion, je résumerai ma position, j’en évoquerai certaines limites et je suggèrerai quelques pistes de recherche.

2 Se représenter le deuil

Près d’un siècle sépare les premières représentations modernes du deuil produites par Sigmund Fred et celles qui ont cours aujourd’hui. Cela implique que leur mise en perspective peut être hasardeuse si on ne tient pas compte de l’évolution du langage utilisé pour nommer ce concept. Voilà pourquoi la section 2.1 survolera succinctement cette évolution, pour conclure avec quelques définitions nécessaires à notre analyse. À la section 2.2, je développerai davantage l’explication du deuil en y intégrant les concepts de deuil anticipatif et de deuil de soi-même.

2.1 Nommer le deuil

Au début du siècle dernier, on percevait le deuil comme une condition inévitable, suivant un cours spécifique sur lequel on n’intervenait pas. Selon Freud,

il est aussi remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état pathologique. Nous comptons bien qu’il sera surmonté après un certain laps de temps, et nous considérons qu’il serait inopportun et même nuisible de le perturber.

Freud 2004, 7

Au cours du dernier quart du vingtième siècle, certains auteurs ont davantage précisé les phases de la confrontation à la perte, dont John Bowlby (1998) et Elisabeth Kübler-Ross (2014), alors que d’autres tels que Thomas Attig (1991) et J. William Worden (2018) ont considéré le deuil sous l’angle d’un processus actif sur lequel il peut être bénéfique d’agir.

Aujourd’hui, on réfère fréquemment au deuil en mettant en dialogue ces deux perspectives sous de multiples variantes. Notons par exemple Margaret Stroebe (1999) qui reconnaît l’utilité du répit de l’endeuillé tout en proposant une dynamique de va-et-vient entre la confrontation à la perte et le travail d’adaptation. Pour sa part, Jean Monbourquette (2007) aborde la résolution du deuil comme un processus en huit étapes dans un mouvement progressif de mise en action adaptative tout en suscitant une saine confrontation à la perte :

  • Étape 1 : choc

  • Étape 2 : déni

  • Étape 3 : exprimer émotions et sentiments

  • Étape 4 : réaliser les tâches rattachées au deuil

  • Étape 5 : découvrir le sens de la perte

  • Étape 6 : demander et accorder le pardon au défunt

  • Étape 7 : accueillir l’héritage de la perte

  • Étape 8 : célébrer la fin du deuil

Par ailleurs, il sous-entend une dynamique analogue à celle discutée par Stroebe lorsqu’il souligne que la résolution du deuil « évolue en zigzags variés et imprévisibles », ne suivant pas ce processus d’une façon linéaire. Le rétablissement de la personne endeuillée s’effectue plutôt en louvoyant, avec des retours en arrière, avant de reprendre son cours. Il rappelle que « certains diront que l’on ne guérit jamais du deuil d’un être cher », que d’autres évoquent le temps d’une gestation (neuf mois), mais que, selon lui, « un deuil sérieux exige au moins deux ans » (Monbourquette 2007, 41, 84).

Concevoir le deuil comme processus implique la notion de durée, laquelle varie selon l’importance de la perte, les conditions favorables et défavorables, de même que les ressources effectivement disponibles chez la personne endeuillée. Sans remettre en question la valeur de cette perspective, j’estime qu’elle est insuffisante en situation de mort annoncée où l’horizon s’exprime en termes de mois dans les meilleurs cas.

Avant d’aller plus loin, il convient de préciser quelques termes. Dans la littérature anglo-saxonne, la terminologie utilisée pour désigner le deuil apporte certaines nuances relatives aux formes qu’il peut prendre et reflète l’évolution des représentations ayant eu cours au vingtième siècle. Le terme mourning, référant à l’expression sociale et formelle du deuil était largement utilisé jusqu’à ce que la notion de processus introduise une terminologie plus centrée sur le ressenti du deuil, notamment par l’usage répandu du terme grief. Par souci de clarté et d’uniformité, je distinguerai dans cette publication quatre concepts opératoires du deuil, c’est-à-dire l’endeuillement, le deuil formel, la souffrance du deuil et l’adaptation au deuil (ma traduction) :

  • Endeuillement : bereavement. L’état d’avoir perdu un parent ou un ami proche parce qu’il est décédé (OAAD 2020).

  • Deuil formel : mourning. Tristesse démontrée et ressentie parce que quelqu’un est décédé (OAAD 2020).

  • Souffrance du deuil : grief. La réponse émotionnelle à une perte, s’estompant après un temps raisonnable, la distinguant ainsi d’un trouble dépressif (FMD 2003-).

  • Adaptation au deuil : grieving. Réponse émotionnelle, physique, spirituelle, sociale, intellectuelle et comportementale, chez les individus, familles et communautés, visant à intégrer dans la vie courante une perte réelle, anticipée ou perçue (FMD 2003-).

2.2 Expliquer le deuil

En contexte de mort annoncée, le deuil vécu par la personne peut prendre plusieurs visages. D’abord, le déclin de l’autonomie se manifeste par une succession de pertes concrètes et immédiates (par exemple, ne plus conduire son véhicule, ne plus travailler, demeurer confiné, etc.). Au fil de celles-ci, s’accroît chez la personne l’anticipation de sa propre finitude. La présente section présente en trois volets comment certains auteurs expliquent ces différents deuils : les aspects communs à l’ensemble des formes de deuil (2.2.1), le deuil anticipatif (2.2.2), le deuil de soi-même (2.2.3).

2.2.1 Endeuillement, souffrance et adaptation (Attig et Freud)

Un premier niveau d’explication se veut phénoménologique. Que se passe-t-il chez la personne endeuillée ? D’entrée de jeu, Attig rappelle que l’endeuillement est une situation subie et qu’elle place littéralement la personne en situation de survie : « not only is bereavement a choiceless event but that so too is the grieving process […] they are thrust against their will, which they undergo or endure, and which they must somehow survive » (Attig 1991, 386).

Freud aborde l’adaptation au deuil sous l’angle de ce qu’il appelle le travail du deuil, lequel s’effectue de façon souffrante, sans égard aux efforts déployés par la personne endeuillée. Ce travail vise à retirer toute la libido retenant l’objet perdu (Freud 2004, 8). Plus les liens d’attachement avec l’objet sont importants, plus l’endeuillé peut vouloir rejeter la réalité et se réfugier dans une psychose hallucinatoire de désir afin de conserver l’objet vivant à travers souvenirs et espoirs, bien qu’il sache objectivement que la séparation est définitive. L’extraordinaire douleur du compromis maintenu entre réalité et désir s’achève par la victoire de la réalité, libérant le Moi de ses inhibitions.

Si pour Freud la tension résulte d’une lutte entre réalité et désir, chez Attig, la souffrance du deuil épuise la personne et la prive de l’énergie requise pour surmonter la situation : « the emotion engenders helplessness and passivity » (Attig 1991, 387). Pour lui, la guérison résulte de la dissipation de cette souffrance permettant au travail d’adaptation d’opérer : « the healing may come less with the simple passage of time and more as a function of dissipation of grief emotion » (Attig 1991, 389).

À terme, la normalité à laquelle Freud fait référence consiste en un choix non jubilatoire de vivre, une fois les liens rompus avec l’objet psychiquement anéanti (Freud 2004, 16). Attig complète cette assertion en soulignant que la personne puise dans ses convictions les plus profondes pour y parvenir, selon son rythme et au moment opportun pour elle : « this may require a kind of hope beyond hope or faith rooted in convictions that support and sustain the very capacity to affirm life and its meaningfulness. The bereaved can choose their own timing and pacing » (Attig 1991, 391).

Chez Freud, le deuil peut s’accompagner de dépression, de la perte de la capacité d’aimer, d’une perte d’intérêt pour le monde extérieur et d’inhibition de toute activité. Pour lui, la mélancolie ajoute à ces traits un trouble du sentiment d’estime de soi se manifestant par des auto-reproches. La cause en serait un combat intérieur reposant sur l’ambivalence des liens d’amour-haine avec l’objet perdu, pouvant conduire la personne endeuillée à se sentir responsable de la perte, conférant au deuil un caractère pathologique (Freud 2004, 7-8, 13, 17).

2.2.2 Le deuil anticipatif (Attig, David, Fasse, Roussillon et Shneidman)

En contexte de mort annoncée, le deuil qui s’amorce est par essence anticipatif. Shneidman en identifie deux formes particulières : le deuil de soi-même devant sa propre mort annoncée (self-mourning) et le deuil par anticipation d’un être aimé dont la mort est imminente (premourning), dont l’objectif est d’anticiper la perte afin d’atténuer les effets de cette dernière lorsqu’elle surviendra : « that is what premourning is intended to do : to lessen the effects of the actual loss when it finally happens. » (Shneidman 1982, 139-140)

Bien que ce qui nous occupe soit le deuil de soi-même, il faut noter que de nombreux auteurs ont traité du deuil anticipé de l’être aimé, notamment Léonor Fasse et ses collègues (Fasse et al. 2013), de même que René Roussillon (2010) dont les travaux contiennent certains éléments d’intérêt. Ainsi, Fasse et al. distinguent le pré-deuil, un processus adaptatif sain, de sa forme pathologique caractérisée par un désinvestissement libidinal massif qu’ils nomment deuil anticipé (Fasse et al. 2013, 178). Cette possible dérive trouve peut-être son explication dans le caractère paradoxal de la souffrance d’une perte non encore effective, comme le souligne avec justesse Roussillon, un deuil qui « concerne une perte paradoxale, la perte de quelque chose qui n’a pas eu lieu, mais “aurait pu (dû) utilement se produire” » (Roussillon 2010, 36).

Christian David propose une autre forme de deuil anticipatif, le deuil de soi-même, « toujours possible sinon toujours effectif, tout au long de l’existence » (1996, 20). Il interroge la nature du « soi » dont on parle et se demande si ce travail de deuil ne serait qu’un artefact, ce qu’il écarte en dernière analyse: « en dépit du fait que nous n’en fassions jamais l’expérience directe, il m’a toujours semblé que la mort était pensable » (David 1996, 17). Pour lui, le deuil de soi-même anticipatif est un travail tangible et utile (David 1996, 17, 19-21). Il présente la peur de la mort, dans le contexte du deuil de soi-même, comme un « rebours de l’éprouvé » d’un événement à venir. La personne vit déjà une mort psychique, « n’étant vivante que de la seule vie du corps » (David 1996, 26). Lorsque cet état devient gravement pathologique, il peut empêcher le travail de deuil de soi-même anticipatif, ce qui s’apparente aux notions de pré-deuil et de deuil anticipé telles qu’évoquées par Fasse. De plus, il souligne que moins l’angoisse de la mort est présente, plus on dispose d’énergie pour se consacrer au travail de deuil (David 1996, 25-26, 28).

Attig met aussi l’accent sur la nécessité de visiter sa détresse personnelle à l’égard de la perspective de mourir déjà présente à travers les autres deuils vécus :

patterns of psychological repression often make it difficult for individuals to recognize that their distress, while apparently aroused by other matters (e.g., in ordinary bereavement), is symbolically connected to distress over personal mortality.

Attig 1989, 366

Il rappelle que le deuil de soi-même anticipatif reste un processus inachevé d’accueil de sa propre finitude, des limites, du changement, de l’impermanence, de l’incertitude et de la vulnérabilité :

The self-mourner’s task of grieving over his or her own eventual death is accomplished neither all at once nor once and for all. Encounters with finiteness and limitation, change and impermanence, uncertainty and vulnerability take place at quite diverse locations, within widely varied personal interactions, in disparate moments of self-awareness and reflection, and across all stages of life-span development.

Attig 1989, 368

2.2.3 La mort annoncée et le deuil de soi-même (Attig, David, Shneidman et Worden)

Comme le mentionne Attig (1989), le deuil de soi-même en contexte de mort annoncée peut provoquer des sentiments divers : vulnérabilité, perte de contrôle, impuissance et insignifiance. La mort qui jusque-là demeurait hypothétique devient implacablement réelle, amenant avec elle sa kyrielle de doutes sur la vie, la finitude et la vie après la mort : « there is great struggle with central questions about life, death, and the meanings of each. […] For self-mourners, these questions become something more than simple intellectual curiosities » (Attig 1989, 362-364). La personne peut alors ressentir le besoin de « réapprenne le monde », ce qui nécessite temps et effort : « Grieving is very much a process of “relearning the world.” […] Relearning, as with all learning, is an active process that requires both time and effort. Just as no one can learn for another, so no one can grieve for another. » (Attig 1989, 367)

En ce qui concerne David (1996), le vertige de la mort à venir peut devenir plus facile à affronter chez celui qui a le sentiment d’avoir pleinement vécu ce qui s’offrait à lui. Il suggère que la personne recherche un « accomplissement maximal », afin de se préparer à « ne rencontrer la mort qu’au temps où elle se sent prête à l’accepter » (David 1996, 32). Bien que dans l’esprit de David, la démarche de deuil de soi-même anticipatif qu’il propose se situe dans un horizon éloigné situé en amont des soins palliatifs, on peut en déduire que le sentiment d’accomplissement est susceptible de resurgir et venir affecter la capacité de la personne à composer avec sa mort annoncée.

Selon Attig, le travail de deuil, y compris le deuil de soi-même, conduit aussi la personne à revisiter ses convictions et à transformer ses rapports avec son entourage : « shifts in values, hopes, expectations, desires, motivations, and attendant life patterns […] parallel and often pervasive changes in their patterns of caring and involvement in the world » (Attig 1989, 365). Selon que la personne aborde la question de sa mort prochaine ou qu’elle se taise, on peut voir s’installer un dialogue ou un repli dans le mutisme. Lorsqu’elle s’ouvre à ses proches sur la question de son rapport à la mort, diverses réactions sont possibles, dont : 1) l’entourage devient soutenant parce qu’il n’est pas distrait par son propre deuil, et 2) l’entourage devient inconfortable à cause du déni et d’un évitement culturellement encouragé (Attig 1989, 364-365).

Pour sa part, Shneidman soulève l’enjeu de la déchéance progressive du corps rendant le travail de plus en plus ardu : « These losses are incapacities : to perform, to cope, to enjoy, to experience in the world. One is gradually reduced to a living brain jailed in a failing body, locked within a bed […] often a bed of pain » (Shneidman 1982, 140). Malgré les difficultés qui en résultent, il considère que le deuil de soi-même demeure un aspect important du travail de mort et constitue la démonstration d’un amour-propre sain. Il souligne alors un paradoxe intéressant : d’une part, le besoin que ressent la personne à faire le deuil de soi-même repose en partie sur le sentiment que sa mort représentera une perte pour le monde, et d’autre part, le deuil progresse seulement si la personne accepte la futilité de ses réalisations passées maintenant que sa mort prochaine est annoncée : « we can be spectral spectators, legitimately mourning because the world will be somehow less by virtue of our death […] one's achievements or strengths of character suddenly seem irrelevant to the dying person » (Shneidman 1982, 140-141). Il explique ce paradoxe par le fait que chez la personne, cohabitent un imaginaire réconfortant selon lequel on se souviendra d’elle comme quelqu’un de spécial et le fait indiscutable qu’elle est constituée de matière biodégradable. Ce contexte d’ambivalence continuelle se traduit chez la personne par le fait que son travail de deuil cohabite épisodiquement avec le déni :

Self-mourning and denial can, and do, exist in the same dying person. There are moments of each ; not necessarily alternating, not necessarily existing at the same moment, but present, in turn, during the days and weeks and months of the dying.

Shneidman 1982, 142

Attig considère lui aussi que le deuil de soi-même s’avère nécessaire, sinon la frustration, le ressentiment et l’amertume peuvent empêcher l’adaptation de la personne à son existence résiduelle, telle qu’elle se présente réellement. Il soutient que ce travail constitue une recherche de sens qui s’accomplit à travers les quatre tâches du deuil proposées par J. William Worden (2018 1982, 70-85), soit 1) reconnaître la réalité de la perte ; 2) exprimer ses émotions ; 3) faire ses adieux et dénouer des liens ; et 4) réapprendre la vie dans son monde. Attig conclut en insistant sur le fait que le deuil de soi-même représente un effort considérable de recherche de sens permettant à la vie de fleurir jusqu’à son terme : « self mourners can come to fuller appreciation of the value of their precious capacities to flourish, however temporarily » (Attig 1989, 367).

3 Le deuil du Moi en Soi

On a vu plus haut que, selon Roussillon, le travail de deuil équivaut à la mise à mort d’une part du Moi lorsque celui-ci se confond avec l’objet perdu, ne serait-ce que partiellement. Dans le cas du deuil de soi-même en contexte de mort annoncé, la personne fait face à son anéantissement prochain et, comme le rappelle Monbourquette, ne dispose pas toujours du temps nécessaire pour résoudre un deuil, à plus forte raison si ce dernier est l’insoutenable deuil d’elle-même. Par conséquent, on ne devrait pas s’attendre à ce que la personne devant sa mort annoncée puisse réellement accepter celle-ci de façon totalement sereine, même si elle a amorcé le deuil d’elle-même bien avant. Même chez les personnes âgées qui se détachent progressivement de leurs biens, qui réduisent leurs activités et leurs attentes face à la vie et qui transforment leurs rapports avec leur entourage, en s’accoutumant à la distance et aux rencontres moins fréquentes, on observe qu’un lâcher-prise tangible face à sa mort annoncée peut s’avérer une tâche ardue et souffrante.

Afin de mieux rendre compte de cette expérience, il serait judicieux de renommer le lâcher-prise réellement à la portée de la personne dans cette situation. Bien qu’il me semble inapproprié de le circonscrire afin de respecter la singularité expérientielle du mourir, je crois néanmoins utile de le catégoriser. C’est pourquoi je choisis d’abandonner l’expression « deuil de soi-même » que la littérature propose et qui, en n’imposant aucune limite, ne reflète pas le caractère illusoire d’un deuil achevé.

En contrepartie, je propose l’expression « deuil du Moi en Soi », en m’inspirant, sans m’y restreindre, des instances proposées par la psychanalyse. Ce faisant, je souhaite cibler le « Moi » comme partie sujette au travail de deuil, et le « Soi » comme représentation de l’Être global de la personne.

La catégorie du Moi s’inspire d’abord de l’idée freudienne d’un aspect, en grande partie conscient, de la personne, où se forgent son identité et son rapport aux autres en transigeant avec les contraintes du réel et les normes sociales d’une part, et d’autre part, avec ses désirs inconscients (Freud 1920). J’y greffe aussi les représentations qu’entretient la personne à l’égard d’elle-même, notamment à travers sa corporéité, ses potentialités, ses accomplissements et ses autres liens d’attachement à sa vie passée.

La catégorie du Soi s’inspire du concept jungien d’une essence de la personne au-delà de ce dont elle a conscience et qui se révèle petit à petit en se confrontant au Moi (Jung et Jaff, 1990). J’y associe aussi les représentations de la personne à l’égard de sa spiritualité immanente.

Dans ma proposition, le Moi demeure une authentique expression du Soi adaptée au réel, sans toutefois le représenter dans sa totalité. Dès le moment où la personne prend conscience de la dégradation irréversible de sa condition, commence l’altération du Moi conduisant à son anéantissement ultime dans la mort. Mon intention est d’identifier comment un travail du deuil peut contribuer à pallier les défaillances du Moi en lui substituant les ressources inutilisées du Soi.

Comme condition à l’expression du Soi, il faut d’abord concevoir le deuil sous un angle échappant à la temporalité, où la finalité n’est plus une résolution complète, mais un contrôle de la souffrance et la création d’un espace propice au fleurissement du désir de Soi.

3.1 Une dynamique du deuil

Je ne rejette pas la pertinence et la richesse de la conception du deuil comme processus. Cela permet de visualiser le parcours idéal du travail de deuil et d’en faire ressortir les enjeux. Je souhaite néanmoins explorer une perspective différente, en m’inspirant des auteurs précédemment cités, pour proposer une conception de la dynamique du deuil. Cette dynamique s’articule autour de trois pôles : 1) le système d’inertie du deuil 2) perturbé par la souffrance résultant de la perte, et finalement, 3) le travail requis pour s’y maintenir en équilibre.

3.1.1 Système d’inertie du deuil

Le système d’inertie du deuil (voir Figure 2) repose sur les réalités inéluctables de la vie : aimer, grandir, déchoir et mourir. C’est en transigeant avec elles que l’humain fait ses choix en s’exposant au risque de l’échec de ses actions et qu’il fait face à des événements hors de son contrôle, ce qui entraîne inévitablement des pertes. Chaque perte significative reliée à l’inéluctable a un impact personnel tangible sur un ou plusieurs plans : sentiment de sécurité, affectivité, identité, vitalité et désir. Il en découle pour la personne la nécessité de dénouer les liens avec la perte, pour ensuite amorcer une transformation personnelle visant à rétablir l’équilibre parmi les objets de désirs disponibles, à la satisfaction de sa potentialité d’amour. L’atteinte des objectifs que la personne poursuit alors comporte certaines limitations : la convivialité du lieu, le temps disponible, le soutien reçu et les capacités de la personne.

Figure 2

Le système d’inertie du deuil

Le système d’inertie du deuil

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Le système d’inertie recherche toujours l’équilibre. À l’image d’un système planétaire, plus on se rapproche du foyer (l’inéluctable), plus le maintien de l’équilibre demande de l’énergie, sans quoi le système s’effondre sur lui-même. Par exemple, il est moins difficile d’agir sur les limitations que sur les blessures occasionnées par la perte. Il n’en demeure pas moins que des limitations importantes peuvent grandement compromettre l’équilibre du système. Par exemple, une personne peu résiliente, pour qui chaque petit souci devient une épreuve, n’a peut-être pas en elle la capacité nécessaire de s’affranchir du déni devant une annonce aussi dramatique que sa mort prochaine. De même, une personne peu entraînée à la réflexivité peinera à concevoir les transformations qu’elle aurait intérêt à opérer chez elle.

3.1.2 Souffrance du deuil

On sait déjà que la souffrance de la personne devant sa mort annoncée revêt plusieurs aspects. Cette souffrance se présente sans prévenir en bouleversant de façon intime le rapport de la personne au sens de la maladie, de la vie et de la mort. Celle-ci peut se sentir paralysée, oscillant entre la nécessité de s’adapter et l’appel à la désolation, c’est-à-dire un désinvestissement à saveur d’impuissance et de défaite.

Figure 3

La souffrance du deuil

La souffrance du deuil

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D’une part, la souffrance donne la mesure de l’intensité de la perte subie ou des pertes cumulées. D’autre part, elle constitue un assaut contre le Moi qui s’en trouve fragilisé, sujet à des erreurs d’appréciation de la situation et au doute de soi. Toutes ces conditions deviennent bien évidemment hostiles à l’équilibre du système d’inertie.

3.1.3 Travail du deuil

Je présente ici le travail du deuil comme un effort tous azimuts dont chaque mouvement dans une dimension affecte également les trois autres — ces dimensions étant : les émotions, les choix, l’entourage et l’acceptation (voir Figure 4) . Le traitement des émotions vise à en rediriger l’énergie vers les autres aspects du travail, notamment la redéfinition des relations avec l’entourage, afin que celui-ci génère d’autres émotions positives en retour. L’énergie rendue disponible facilite le travail herméneutique de l’axe choix–acceptation, lequel vise à intégrer la perte et ses conséquences en créant du sens, afin de faire échec au désespoir et accroître la volonté de vivre.

Figure 4

Le travail du deuil

Le travail du deuil

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En substance, ma conception du travail du deuil repose sur des éléments semblables à d’autres modèles. Ce qui distingue mon approche est la disparition des notions de séquence et d’itération propres à un parcours visant l’atteinte d’une finalité normée. Cela ne signifie pas pour autant que la personne n’est pas soumise aux contingences temporelles, bien au contraire. Cependant, l’objectif n’est pas de rechercher un nouvel équilibre durable, mais plutôt d’orienter le travail pour qu’il réponde aux impératifs du moment, dans l’intention de réduire le déséquilibre au sein d’un système d’inertie dont les inéluctables restent en mouvance continuelle. Cette approche m’apparaît d’autant plus pertinente en contexte de mort annoncée, alors que la condition de la personne peut changer à tout moment, sous la forme de bons et de mauvais jours.

3.2 Mouvement du deuil du Moi en Soi

On comprend donc que le système d’inertie au sein du deuil du Moi en Soi ne peut se maintenir parfaitement en équilibre jusqu’au moment de la mort. L’utilité du deuil du Moi en Soi est de compenser sainement le déséquilibre jusqu’à ce que les ressources de la personne s’épuisent. Je représente cet effort de compensation par le mouvement suivant :

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Je suis d’accord avec l’idée de Shneidman précédemment évoquée, à l’effet que la déchéance du corps conduit naturellement la personne sur le chemin du deuil d’elle-même, comme un aspect normal et sain du mourir. C’est pourquoi je pense que le déclencheur du deuil du Moi en Soi réside dans la fragilité du corps, forçant un mouvement de détachement progressif à son endroit. Chemin faisant, c’est l’Être entier qui se retrouve en situation de vulnérabilité, en proie au repli et au désespoir, s’il ne parvient pas à s’attacher à un ou des objets de désir indépendants de sa corporéité.

3.3 Fragilité du corps et retraite du Moi

Comme on l’a déjà relevé chez Shneidman, la première conséquence de la déchéance du corps s’observe à travers une incapacité croissante d’accomplir des choses : performer, s’adapter, apprécier et expérimenter dans le monde, jusqu’à ce que le cerveau se retrouve emprisonné dans un corps défaillant rivé à un lit de douleur.

La philosophe Gaëlle Fiasse soulève avec justesse la question de la fragilité qui, selon elle, résulte d’une tension entre capacité et incapacité. C’est en partie de cette fragilité du corps que découlent par extension le caractère éphémère de ses produits et ce que Shneidman appelle la futilité des réalisations passées. Cette condition éphémère et futile renvoie à la notion de périssable que Fiasse relie à la fragilité incontournable du corps par une formule proche des inéluctables au coeur de notre représentation de la dynamique du deuil :

Comme les autres vivants, nous naissons, nous croissons et nous périssons, et le volontaire n’a pas d’influence directe sur cette dimension de notre être. Toutefois, contrairement aux végétaux et aux animaux, l’être humain est le seul à avoir en outre en partie conscience de sa croissance et de son dépérissement.

Fiasse 2015, 6-7

Devant la déchéance du corps et la futilité des accomplissements passés, le Moi amorce une retraite. Petit à petit, l’autonomie s’étiole, la gloire passée s’estompe et la personne doit redéfinir son image d’elle-même. Selon David, le vertige procuré par la menace d’une finitude corporelle prochaine peut amener la personne à une forme de déni à travers une parodie de mort : « vivre comme si on était déjà mort en s’interrogeant sur la façon dont le monde continuerait à tourner sans soi » (David 1996, 31). Pour lui, il s’agit de l’opposé même du deuil de soi-même, alors qu’on assiste plus à une déroute qu’à une retraite du Moi.

Cette retraite du Moi implique plutôt chez la personne le choix conscient de lâcher prise sur son agir autonome et de redéfinir sa dépendance à l’autre, s’exposant ainsi à des rapports interpersonnels renouvelés, empreints de vulnérabilité et d’un potentiel de découverte, ce qui s’apparente à « réapprendre le monde » comme le soulignait Attig.

3.4 Vulnérabilité de l’Être et révélation du Soi

Redéfinir sa dépendance dépasse largement la stricte nécessité de palier aux défaillances du corps par l’entremise de l’assistance de l’autre. La personne accepte de se rendre vulnérable en abandonnant son autonomie à l’aidant, avec qui elle doit tisser une relation de confiance de plus en plus intime. Il en résulte, de façon implicite, la nécessité de ce que Fiasse appelle un « pacte de soins basé sur la confiance, au-delà de la déontologie et de la sollicitude » (Fiasse 2015, 131).

Cette vulnérabilité de la personne ne met pas en jeu que son intégrité physique, mais aussi toutes les dimensions de son Être global. Fiasse mentionne « [qu’]est vulnérable ce qui peut être blessé ou facilement atteint, en spécifiant que la blessure d’amour reflète à la fois la fragilité et la grandeur de l’être humain » (Fiasse 2015, 10). On peut raisonnablement imaginer que cette vulnérabilité affective est particulièrement sensible chez la personne aux prises avec un vertige existentiel devant sa mort annoncée, alors qu’elle peut aussi bien y vivre un profond isolement que l’omniprésence de proches adoptant un arc-en-ciel d’attitudes et de sentiments inédits. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que la personne puisse parfois se sentir plus à l’aise de se confier au personnel soignant avec qui elle ne partage aucun historique relationnel, et ce, parfois au grand désarroi de ses proches.

Je marche dans les pas de Fiasse en identifiant l’amour comme voie privilégiée de la révélation du Soi chez la personne en soins palliatifs, et ce, pour deux raisons : 1) les rapports affectifs constituent le dernier capital accessible à la personne et à ses proches ; 2) la capacité d’aimer ne connaît pas de déclin, même en présence de déficiences cognitives ou d’altérations de la conscience. Là où la pensée s’égare et que les mots se taisent, la soif d’aimer recherche toujours un objet de désir : « Si notre amour continue de croître jusqu’au moment ultime de la mort, le corps, lui, nous lâche tôt ou tard. » (Fiasse 2015, 9)

L’enjeu devient alors d’accompagner la personne et ses proches dans l’exploration et la mise en valeur de leur potentialité respective d’aimer, en faisant le pari qu’ils y puiseront l’énergie requise pour faire face à la mort annoncée.

4 L’accompagnement spirituel du deuil du Moi en Soi

4.1 Spécificité de l’accompagnement spirituel

En soins palliatifs, l’accompagnement spirituel contribue au mieux-être global de la personne jusqu’au terme de sa vie. Au Québec, l’intervenant en soins spirituels (ISS) fait partie de l’équipe interdisciplinaire dédiée à l’élaboration conjointe du plan de soins et à son application collaborative. À ce titre, l’ISS conduit un accompagnement spirituel qu’on considère alors comme une intervention professionnelle spécifique devant être cliniquement cohérente par son approche et sa finalité avec le plan de soins global et la contribution effective de ses collègues. De plus, l’accompagnement spirituel ne peut demeurer une intervention totalement étanche. Il doit aussi prendre en compte chez la personne sa condition médicale, sa santé mentale, ses difficultés d’adaptation et ses relations sociales, sachant que l’accompagnement spirituel, bien qu’il agisse inévitablement sur ces dimensions, ne doit pas les perturber.

La singularité de l’accompagnement spirituel, au-delà de son champ et de ses outils propres, réside dans son regard sur la personne considérée ici comme un Être global qui cherche à vivre et à entrer en relation jusqu’à la fin, au-delà et malgré sa condition sociale, psychologique et médicale. Ce regard prend alors en compte la spiritualité immanente chez la personne et ses expériences de transcendance pour aller à la rencontre de son unicité. Toutefois, si l’ISS peut souscrire personnellement à une anthro-pologie s’appuyant sur l’existence de l’âme, il ne doit pas en informer la personne ni l’influencer dans ses croyances à cet égard.

4.2 Accompagner spirituellement la personne devant sa mort annoncée

Dans le cadre de mes travaux sur la théologie de l’intime (Saucier 2016), j’ai représenté l’expérience spirituelle sur trois plans interreliés : 1) le contexte duquel la personne élabore ses croyances à partir des propositions de sens qui lui sont faites ; 2) l’intime où la personne vit sa spiritualité à travers un cheminement intérieur et ses rapports à la transcendance ; 3) le lieu où s’actualisent et s’harmonisent croyances et spiritualité de la personne à travers son engagement dans le monde. À chacun de ces plans correspond un principe d’activation lui permettant de participer à une dynamique herméneutique : le regard croyant s’active par le doute, la vie spirituelle par le désir et l’engagement par un agir inspiré de son univers convictionnel.

Lorsque la personne se retrouve devant sa mort annoncée et que la fragilité du corps compromet irrémédiablement son accès aux lieux d’engagement habituels, l’univers convictionnel s’en trouve fortement ébranlé, laissant libre cours à des échanges débridés entre croyances et vie spirituelle intérieure. Autrement dit, le doute et le désir s’emballent, faute de repères. Dans ce contexte, l’accompagnement spirituel vise à entrer en relation à l’intérieur d’un espace d’éternité où cohabitent le plus sereinement possible doute et désir, afin d’aider la personne à se réinventer un lieu d’engagement auprès de ses proches et du personnel soignant.

Selon Fiasse, « l’être humain est fragile parce qu’il est mortel, mais cette vérité implacable n’efface pas la présence de la vie » (Fiasse 2015, 8). Jusqu’à la fin, la personne en soins palliatifs interpelle la vie, et ce, même si elle est pleinement consciente de sa mort prochaine. Lorsque l’accompagnement spirituel parvient à maintenir la personne dans une relation dans le moment présent, un espace d’éternité devient possible, c’est-à-dire un état d’esprit où règne la rencontre avec soi-même et avec l’autre.

Cette rencontre de la personne et de son accompagnant appelle ce dernier à oser un certain rapprochement affectif, sans quoi le nouvel espace demeure inaccessible. Pour y parvenir tout en minimisant le risque, l’accompagnant doit accroître sa capacité d’aimer, comme le propose Fiasse :

Nous recevons des personnes en situation de très grande fragilité une conscience accrue de notre propre condition de vulnérabilité et de mortalité. Et, faut-il y insister, l’intégration de celle-ci peut susciter un éveil extraordinaire à vivre davantage en vérité et à aimer plus. […] L’amour consiste précisément à sortir de soi pour aller à la rencontre d’autrui, et non à projeter un idéal sur ce qu’on voudrait que l’autre soit ou devienne

Fiasse 2015, 116-117

L’accompagnant qui établit une relation affective saine, mesurée et authentique, tout en assumant sa position d’objet de désir, par son exemple offre aussi à la personne l’occasion de réinventer ses relations avec ses proches et le personnel soignant.

Il convient ensuite de l’épauler dans ses moments de doute spirituel et existentiel, comptant sur la qualité de la relation pour avoir des échanges vrais, portant sur des préoccupations effectives, exprimées sans artifice ni réserve. La difficulté, rappelle Fiasse, consiste alors à « trouver une juste mesure entre donner un espoir outrancier et ruiner les chances d’espérer » (Fiasse 2015, 143).

5 Conclusion

En réponse aux trois questions initiales, j’ai établi que la notion de deuil de soi-même s’applique effectivement en contexte de mort annoncée lorsqu’un modèle dynamique se superpose ou se substitue à un processus actif de résolution. Je nomme l’approche présentée deuil du Moi en Soi afin d’en refléter la portée et les limites. Ce deuil inachevable s’effectue par un mouvement de retraite du Moi rendu nécessaire par la fragilité du Corps, pour ensuite répondre à la vulnérabilité de l’Être par la révélation du Soi. J’ai identifié l’amour comme voie privilégiée de la révélation du Soi. L’enjeu devient alors d’accompagner la personne et ses proches dans l’exploration et la mise en valeur de leur potentialité respective d’aimer, en faisant le pari qu’ils y puiseront l’énergie requise pour faire face à la mort annoncée. Lorsque la personne se retrouve en contexte de mort annoncée et que la fragilité du corps compromet irrémédiablement son accès aux lieux d’engagement habituels, l’univers convictionnel s’en trouve fortement ébranlé, laissant libre cours à des échanges débridés entre croyances et vie spirituelle intérieure. Dans ce contexte, l’accompagnement spirituel vise à entrer en relation à l’intérieur d’un espace d’éternité où cohabitent le plus sereinement possible doute et désir, afin d’aider la personne à se réinventer un lieu d’engagement auprès de ses proches et du personnel soignant. L’accompagnant doit alors accroître sa capacité d’aimer afin d’établir une relation affective saine, mesurée et authentique, tout en assumant sa position d’objet de désir.

Mon étude s’appuie sur une revue de littérature, et mes travaux, sur la théologie de l’intime et ma pratique d’intervenant en soins spirituels. Ma proposition d’une conception dynamique du deuil du Moi en Soi comprend trois spécificités qui la distinguent :

  • le mouvement fragilité – vulnérabilité est propre au parcours clinique des soins palliatifs en général, et de façon encore plus manifeste en contexte de mort annoncée ;

  • les définitions du Moi et du Soi intégrées au modèle sont expressément adaptées au champ des soins spirituels ;

  • la dynamique interne entre le système d’inertie, la souffrance et le travail du deuil, recherche davantage la flexibilité d’accompagnement qu’une résolution normative.

L’originalité du deuil du Moi en Soi implique aussi l’apparition de nouvelles perspectives de recherche, lesquelles devront reposer sur des mesures empiriques permettant d’en déterminer la validité et d’enrichir le modèle lui-même. À terme, je souhaite qu’il devienne un outil d’intervention permettant un solide arrimage clinique des soins spirituels dans le cadre des soins palliatifs, notamment en contexte de mort annoncée. Voici quelques suggestions à cet effet :

  • mesurer l’effet de pratiques et programmes d’intervention inspirés par le modèle, notamment à l’aide d’ indicateurs cliniques de bien-être, de résilience et de détresse ;

  • valider la convivialité et la pertinence du modèle auprès des équipes interdisciplinaires oeuvrant en soins palliatifs ;

  • recenser et cataloguer les différentes modalités du Moi et de ses produits, telles qu’observées cliniquement en soins palliatifs ;

  • recenser les stratégies cliniques de valorisation du Soi et en mesurer l’efficacité ;

  • mesurer la contribution spécifique du modèle lors de son usage concomitant avec d’autres modèles en contexte clinique ;

  • valider le modèle dans d’autres contextes cliniques ;

  • continuer le développement théorique du modèle.

Je crois aussi qu’il peut être pertinent de poursuivre la réflexion sur la spécificité de l’accompagnement spirituel auprès de la personne vivant un deuil du Moi en Soi. Est-il possible que la relation affective mesurée qu’il requiert en fasse une pratique distincte des autres formes d’accompagnement spirituel ?