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Relire un roman, c’est osciller entre ce qu’on croit savoir déjà et ce qu’on espère encore découvrir. Entre les signes qui n’ont pas changé, entre les lignes qui n’ont pas bougé, on a parfois l’intense bonheur de s’éloigner de ce qu’on cherchait pour voir surgir, tel un arbre qu’on n’avait jamais remarqué au centre d’un jardin pourtant cent fois arpenté, une piste inattendue.

En relisant Angéline de Montbrun[1], je suivais en effet une piste, celle de l’amitié féminine, passionnée et inaugurale dans cette oeuvre pionnière[2]. Mais si cette amitié amoureuse entre Mina et Angéline se love bel et bien au coeur du roman, j’ai surtout vu, cette fois, ses failles, son dur versant destructeur. Et plus je regardais Angéline et Mina, plus je voyais Mina. Mina dont le drame est justement d’être le vilain petit canard à côté de l’éblouissant cygne blanc qu’est Angéline[3], celle qui passe inaperçue de ses semblables et parfois des critiques. Je me propose dans les pages qui suivent de garder les yeux rivés sur elle. Tâche ardue, du reste : les pistes ont été brouillées, les indices manquent, le silence règne. Là où je ne peux pas observer, j’ai résolu d’imaginer. Une partie de ce qui suit sera spéculative.

Mina sera mon héroïne, mon phare, je verrai son monde par ses yeux joyeux et moqueurs, puis furieux. Plus je la regarde, plus je vois une bataille rangée entre elle et son amie de coeur, Angéline, une bataille où celle-ci est loin de se comporter en ange. Ou plutôt un mouvement de bascule : là où l’une remonte, l’autre chute, mécanique brutalement efficace qui imprime au texte son rythme heurté. La structure même du roman participe de cette lutte entre les deux amies : la première partie est dominée discursivement par Mina[4], mais déjà thématiquement par Angéline, objet de tous les désirs ; la deuxième marque une transition violente ; la troisième donne la parole à Angéline et, en définitive, tue Mina en l’écartant de la scène romanesque. Les dés étaient pipés dès le départ : un roman qui porte votre nom — aucun autre titre de Laure Conan ne contient de nom propre — vous confère un poids, une réalité, un pouvoir inégalés. La focalisation, privilège surtout de Mina dans le volet épistolaire, presque exclusivement d’Angéline par la suite, est elle aussi inséparable du pouvoir : celle qui voit, parle et écrit domine, voire écrase les autres.

Malgré les embûches, je me donnerai donc pour tâche de suivre Mina, de voir l’univers romanesque par ses yeux. Sa position à la fois périphérique et centrale, son oscillation entre ardeur et envie, font apparaître un autre monde. À partir de cette place paradoxale, je tenterai de répondre à trois questions : que cherche la jeune femme auprès de M. de Montbrun, que cache le carnage de la deuxième partie et pourquoi, les hommes écartés, le lien entre les femmes disparaît-il aussi. Tragédie de l’amitié : deux jeunes amies qui s’aiment d’amour tendre, et que le monde, le mariage, les conventions séparent. Tragédie de la rivalité : il y aura des morts, des blessés, des laissées pour compte. Mina Darville, ainsi s’intitule ma réflexion, comme le roman inscrit entre les lignes d’Angéline de Montbrun. Par mimétisme et fidélité, Mina Darville se compose, lui aussi, de « feuilles détachées » (AM, 207) et se décline en trois parties de longueur inégale : le temps des amours, de l’inceste et de la rivalité ; le temps de la rupture ; le temps de l’amère défaite, qui est aussi victoire. Une partie de ce qui suit est, répétons-le, fiction.

Entre ardeur et envie, donc, Mina. Ardeur, d’abord. Passion, désir en infinie circulation. Roman d’amour, ou plutôt roman d’amours. Et qui dit amours, comme dans toute grande tragédie, dit passions unilatérales ou impossibles, rivalités, morts. Envie, voilà l’autre mot, qui balance sans fin entre désir et ressentiment. Il y a du désir dans l’air, du danger dans l’air. « Valriant » ou plutôt « champ de désirs », lieu moins édénique qu’électrique, crépitant d’énergie et de tensions, habité par des polyamoureux joyeux, presque païens. Le coup de feu partira bien assez vite.

I. AMOURS, INCESTES, RIVALITÉS

Amours

Chez Laure Conan, l’amitié entre femmes est amour éternel, tendre pacte de fidélité. Entre Angéline et Mina[5], l’amitié est à la fois première — elle apparaît très tôt et survit à la disparition des hommes — et seconde, subordonnée à la romance hétérosexuelle[6]. En fait, au-delà d’un simple « boy meets girl », Laure Conan invente un foisonnement d’autres intrigues, au triple sens de liaisons amoureuses, de dispositions narratives et de conspirations. La critique a surtout retenu le triangle que forment Angéline, son père et Maurice, mais le roman tire sa vaste énergie de nombreux autres. La somme des affects crée comme une vibration, un champ de résonance et de collisions, dont le choc — amour, conflit — entre Mina et Angéline.

Diviser pour mieux régner : la rivalité entre les femmes est l’un des plus solides piliers de l’édifice patriarcal[7]. Parmi les premiers combats du féminisme figure la construction d’une solidarité entre femmes, et ce n’est pas un hasard si, selon Virginia Woolf, une phrase en apparence toute simple, « Chloe liked Olivia[8] », annonce une révolution romanesque et sociale. Ce n’est donc pas de gaieté de coeur que je le dis : Mina Darville est un roman de la rivalité entre amies. Comment pourrait-il en être autrement ? Angéline et Mina évoluent, époque oblige, dans un monde où la valeur des femmes se mesure à leur désirabilité aux yeux des hommes ; si mon amie gagne, moi je perds. Et pourtant, je l’aime de tout mon coeur… Ainsi, Angéline de Montbrun, ou plutôt Mina Darville, se trouverait à mi-chemin entre le roman féminin du xixe siècle[9], celui de la romance hétérosexuelle, et celui du xxe, où « Mina et Angéline s’aiment ».

Partons de cet étrange constat : chacune des jeunes filles du roman veut épouser le plus proche parent de l’autre. Comment doit-on « lire » l’amour de Mina pour M. de Montbrun, bizarre, a priori, en raison de sa situation comme père de son amie de coeur et futur beau-père de son frère ? Selon une première interprétation, la constellation créée par Laure Conan évite habilement toute rivalité entre Mina et Angéline : toi tu peux épouser mon père ou mon frère, moi pas, alors on ne se battra pas comme tant de jeunes filles dans tant de romans. On pourrait même imaginer un troc implicite : prends mon frère et donne-moi ton père[10]. Puis l’échange échoue, la violence éclate. Pulvérisés, la famille, l’amour conjugal, l’amour-amitié.

Mais restons-en pour l’instant au temps béni des amours. On ne sépare pas, dans cet univers, admiration, passion et désir de proximité, on ne distingue pas entre amour et amitié : s’aimer, que ce soit entre père et fille, entre fiancés ou entre amies, c’est s’admirer, se caresser des yeux et échanger des mots doux de vive voix ou par lettre. Angéline, Maurice, M. de Montbrun et même la pauvre Véronique Désileux sont dits « ardents[11] » ; Mina seule élève l’ardeur en éthique de vie, presque en religion, en dénonçant la triste sagesse qui « voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle » (AM, 170). Cette maison où tout est d’abord chants, cygnes et fleurs, ce paradis enchanté — « charmant », « charme », « charmer » et leurs variantes apparaissent plus de trente fois dans les lettres — abrite un tourbillon de passions. Tout cela est chaste, bien sûr, mais grâce à cette chasteté même, le langage amoureux circule joyeusement et sans gêne entre tous, indépendamment de leur sexe et de la relation qui les unit. Ainsi, deux hommes se réjouissent de « [s]’épouser » (AM, 160), l’adoration d’Angéline fait de Maurice, mais aussi de son père, « le plus heureux des hommes » (AM, 154, 161), Mina envoie à Angéline « [m]ille tendresses trop tendres » (AM, 145), et Angéline écrit à Mina : « Si vous saviez comme je vous désire… » (AM, 167) Fait significatif, le fiancé et sa soeur expriment en termes identiques leur désir de posséder Angéline : « ma Fleur des Champs », dit Maurice (AM, 141), « [m]a belle fleur des champs », lui fait écho, à ceci près qu’elle n’utilise pas les majuscules, Mina (AM, 172). Bref, tout ce beau monde est en quelque sorte bi-amoureux ou plutôt polyamoureux ; le sexe de l’objet aimé compte moins que sa beauté ou ses qualités humaines. Beaucoup d’amours, un seul Dieu : Éros.

Revenons, dans ce contexte d’amours multiples, à celui de Mina pour M. de Montbrun. Puisque Angéline « ne consentira jamais à se séparer de lui » (AM, 160), épouser le père serait, du coup, le meilleur moyen de s’attacher la fille. Voilà, à mon sens, l’autre fantasme amoureux de Mina : une tendre proximité créée par les liens d’un mariage double, une union intime avec Angéline. Mieux que « lesbiennes[12] » ou « amantes », puisqu’il n’est jamais question des corps, le beau mot d’« amoureuses » conviendrait. Chacune, en aimant le père ou le frère de cette Autre qui est aussi la même, redit à cette femme tout son amour. D’où l’apparition, dans le roman, de diverses figures de l’inceste.

Incestes

Françoise Héritier a justement mis en lumière ce qu’elle appelle « l’inceste de deuxième type » : celui qui unit non pas deux personnes apparentées mais deux personnes liées par le sang qui couchent avec un même tiers[13]. Ainsi, au lieu d’une unique dyade incestueuse (Angéline et son père, selon le consensus critique) apparaissent plusieurs triangles qui le sont tout autant. Le roman fait l’impasse sur la sexualité, mais pas sur la passion. Parlons donc plutôt de consanguins amoureux d’une même personne : Mina et Maurice veulent « avoir » Angéline, Angéline et Mina « ont » ou veulent « avoir » M. de Montbrun, Maurice veut « épouser » une femme et son père, et ainsi de suite. Deux consanguins et un tiers/une tierce : cette structure récurrente fait de la première partie du roman une scène très peu catholique sur laquelle défilent en diverses combinatoires les figures désirantes, un drame — bientôt une tragédie — de l’ardeur et de l’envie[14].

Dans un roman à ce point axé sur la famille, il faut prendre au pied de la lettre — et des lettres — la parenté qu’on s’invente. Si Maurice devenait « vraiment un fils » (AM, 146 ; je souligne) pour M. de Montbrun, Angéline serait vraiment sa soeur, autre raison pour laquelle leur mariage ne peut avoir lieu. Et si Angéline et Mina sont, comme elles le disent sans cesse, « des soeurs », alors Mina, à l’instar d’Angéline dont elle est à la fois le double et la rivale, désire son propre père, ami intime par ailleurs et substitut de son père mort[15], et Angéline convoite son propre frère. De plus, si le double mariage se concluait, Maurice serait le frère de Mina, son beau-frère (mari de sa « soeur ») et son gendre, alors qu’elle-même serait à la fois la soeur, la belle-soeur et la belle-mère d’Angéline, son amie-amoureuse[16]. Nous voilà chez les Atrides, du coup. Et comme pour cette famille ancienne, la tragédie attend au tournant. Elle naît, selon une perspective à la fois psychanalytique et anthropologique, d’un double danger : la « confusion des places » qu’on vient de voir et la rivalité[17]. Et voilà lâché le mot : Mina et Angéline sont, malgré tout, des rivales.

Rivalités

Mina l’évincée

Si Maurice accepte sans mal, voire avec plaisir, de « partager » Angéline avec son père, Mina n’a pas la même docilité. Elle est l’unique insatisfaite du paradis terrestre, la seule envieuse, la seule plaignarde. C’est qu’elle n’arrive jamais à trouver, dans l’économie familio-conjugale, sa place définitive ; Angéline en prend bien trop pour cela.

Pourtant, après la fille, Mina se croyait sur le point de séduire le père : « je me [repose] sur mes lauriers de l’hiver dernier », dit-elle à Maurice en précisant aussitôt que tout accès à Angéline passe forcément par elle : « Pour elle tu n’es encore que le frère de Mina. » (AM, 144) Mina affirme aimer Angéline d’un amour supérieur : « Ce qu’elle vaut, je le sais mieux que toi. Son éclatante beauté éblouit trop tes pauvres yeux. Tu ne vois pas la beauté de son âme, et pourtant c’est celle-là qu’il faut aimer. » (AM, 160) Son langage est celui d’une amoureuse transie : « [C]es beaux yeux dont je n’ai jamais pu dire au juste la couleur — mais pardon, c’est à toi de les décrire. » (AM, 160) Reconnaître le droit de son frère en tant qu’amoureux n’est qu’une ruse ; Mina a déjà établi qu’elle voit plus clair, aime plus ardemment. Est bien prise pourtant qui croyait prendre : Maurice racontera plus tard avoir suspendu dans sa chambre un portrait d’Angéline « volé à Mina » (AM, 203) ; curieux que ce soit elle, et non lui, qui ait reçu un don aussi intime. Et le « vol » que commet Maurice ne va-t-il pas bien au-delà d’une simple image de la bien-aimée ? Tout terrain que gagne Maurice auprès du couple Montbrun est perdu pour sa soeur et rivale.

Et voilà que surgit, dans le discours de Mina, un nouveau mot : « Mais au fond tu me parais plus à envier qu’à blâmer » (AM, 159 ; je souligne) ; « Le pauvre garçon est amoureux à faire envie et à faire pitié » (AM, 176 ; je souligne). Le dépit de Mina vient d’abord des progrès fulgurants de celui qui se transforme, presque du jour au lendemain, en futur seigneur et maître d’Angéline. Mina perd la place privilégiée qu’elle occupait auprès de son amie, mais aussi de Maurice. Orphelins, ils étaient tout l’un pour l’autre, et voilà qu’il a changé radicalement de ton : « Ma petite soeur, lui écrit-il, je te chéris, mais je n’ai pas le temps de te l’écrire. Je m’en vais finir la soirée sur la mousse, à l’endroit où je lui ai dit : “Je vous aime.” » (AM, 159) Mina a beau le railler comme toujours, elle accuse le coup : « Ainsi, Maurice, tu t’es mis à genoux. Il est vrai que c’était sur la mousse ; n’importe, je sais que ces belles choses ne m’arriveront jamais. » (AM, 159) Toute victoire d’Angéline semble donc s’effectuer aux dépens de Mina. Comble d’humiliation, l’amour de celle-ci pour M. de Montbrun n’est pas payé de retour. En somme, elle a tout perdu :

Vous n’ignorez pas comme j’ai désiré la réalisation du rêve de Maurice. Sans doute je savais que je passerais au second rang. Mais est-ce le second rang que je tiens ? Y a-t-il comparaison possible entre son culte pour elle et son affection pour moi ? Il est vrai qu’en revanche, Angéline m’aime plus qu’autrefois ; elle m’est la plus aimable, la plus tendre des soeurs ; mais naturellement je viens bien après son fiancé et son père.

AM, 178

Bonne dernière, mauvaise perdante, voilà désormais Mina. Et si Maurice et Angéline lui vouent encore une grande affection, elle existe à peine pour M. de Montbrun : « [C]royez-moi, ce serait une belle chose de troubler ce beau calme, de voir l’humiliation de ce superbe. Mais folie d’y songer. Il ne voit que sa fille. » (AM, 188) Voilà une troisième motivation, inavouable, du projet de mariage avec M. de Montbrun : le conquérir, ce serait détrôner Angéline comme souveraine après avoir été détrônée par elle auprès de Maurice, devenir une marâtre qui triompherait de Blanche-Neige. Contré, ce projet éveille un vain désir de vengeance contre l’homme (« voir l’humiliation de ce superbe »). On se souvient dès lors que Mina, dans sa toute première lettre du roman, répandait déjà du fiel :

Je t’approuve fort d’admirer Angéline, mais ce n’est pas une raison pour déprécier les autres. Vraiment, je serais bien à plaindre si je comptais sur toi pour découvrir ce que je vaux […]. Angéline est la plus charmante et la mieux élevée des Canadiennes. Mais qui sait ce que je serais devenue sous la direction de son père…

AM, 145

Au plaisir d’épouser celui qui la fait déjà rêver, ainsi que l’indiquent les points de suspension, s’ajouterait donc celui d’évincer Angéline comme « la plus charmante » et « la mieux élevée » des femmes (on s’approche de nouveau du jeu de miroirs meurtrier de Blanche-Neige). Avec les jours et les revers, Mina succombe à une colère sourde envers celle qui, à la différence d’elle-même, est aimée sans réserve :

Vraiment, je ne crois pas qu’il [M. de Montbrun] ait une pensée où elle n’entre pour quelque chose. Qu’il est donc aimable avec elle ! Qu’a-t-elle fait, dites-moi, pour mériter d’être si parfaitement aimée !

AM, 188

La question rhétorique dévoile douleur, rage et impuissance. L’amour — suprême injustice — n’est pas affaire de mérite, et voilà bien la souffrance de Mina, qui croit en mériter autant que son amie. Ainsi, la complicité entre Angéline et Mina — les tendres professions d’amour se maintiennent jusqu’à la fin — côtoie la rivalité, laquelle n’existe pas uniquement, selon ma lecture de Mina Darville, dans l’esprit de la moins favorisée des deux. Essayons, de fait, de voir Angéline à travers les yeux de Mina ; elle apparaît ainsi sous un jour inédit, et peu flatteur.

Angéline l’incomparable

C’est Angéline qui trône au sommet de tous les triangles — à part un seul, sur lequel je reviendrai ; elle domine sans effort, sans même, en apparence, en tirer orgueil. Mina n’est pas dupe qui déclare, amère : « Si Mlle de Montbrun est indifférente à la parure, c’est qu’en étudiant sa ressemblance, elle s’est aperçue qu’elle pouvait parfaitement s’en passer[18]. » (AM, 172) Vanité, suffisance, voire hypocrisie, voilà les vices que Mina prête à son amie. Deux mots, « fleur » et « reine », laissent voir le jeu d’Angéline. « Aucune poussière n’a jamais touché cette radieuse fleur », dit Mina de l’autre (AM, 178), tout en s’avouant ternie par « la vie réduite en poussière » des mondanités (AM, 200). « [R]eine des belles nuits », Mina devient, en quittant la ville pour Valriant, « une souveraine qui abdique », « l’étoile du soir » qui s’éclipse (AM, 200 ; souligné dans le texte), tandis qu’Angéline, « la reine des roses » (AM, 201), demeure « radieuse comme le soleil levant » (AM, 142). C’est Angéline elle-même, en toute connaissance de cause, qui a privé Mina de son éclat : « J’aurai tant de plaisir à vous démondaniser […]. Je changerai la reine de la mode en fleur des prés, et cette grande métamorphose opérée, vous serez bien contente. » (AM, 167 ; souligné dans le texte) On jurerait qu’Angéline fait exprès de rabaisser son amie en l’entraînant sur le terrain où elle-même se sait imbattable : « Fleur des Champs » (AM, 141), Angéline « détrône » Mina et en fait une fleur sans majuscules et sans gloire ; Angéline sera « bien contente » de la « grande métamorphose » qu’elle a manigancée, Mina y perdra tout. Deux reines s’affrontent à Valriant ; une seule l’emporte.

Comble d’injustice, alors que tous reprochent à Mina d’être frivole, on loue l’« adorable coquetterie » (AM, 150) d’Angéline, qui va jusqu’à flirter avec un cygne[19]. Et enfin, aveugle ou possessive, Angéline n’intercède pas auprès de son père en faveur de Mina, alors que Mina avait favorisé le dessein amoureux de Maurice. En somme, malgré l’importance qu’elle accorde au religieux, Laure Conan est plutôt une moraliste, attentive aux grandeurs et aux petitesses du coeur humain ; plus que de péchés, il est question de défauts. Le défaut de Mina, c’est l’envie ; celui d’Angéline, l’orgueil. Vices parallèles et inversés, pourrait-on dire, chacun alimenté par l’autre, chacun aggravé et porté au paroxysme par l’autre ; ainsi, autre tragédie, chacune des deux amies fait ressortir en l’autre ce qu’elle a de plus bas.

L’intrigue de la première partie peut donc se résumer ainsi : deux amies se lancent sur le marché matrimonial. À la fin, l’une est fiancée, amoureuse et passionnément aimée par deux hommes ; l’autre a les mains vides, l’objet de sa passion étant obsédé par l’autre jeune fille, dont il est aussi le père. Frustration, dépit, envie : voilà l’état où se voit plongée Mina.

Revenons un instant, dans ce huis clos familial où les places se disputent sans cesse, sur l’absence de la mère d’Angéline. Pour les deux jeunes filles obsédées par le père, cette absence est providentielle sur le double plan psychologique et structurel : Angéline n’a pas de rivale à qui disputer l’amour de son père ; Mina peut aspirer à prendre la place de la mère pour se rapprocher d’Angéline, mais aussi pour la remplacer dans le coeur de M. de Montbrun. Angéline, elle, a besoin que cette place demeure vide ; son amour et du père et de sa propre « souveraineté » l’exige. Le non-amour de M. de Montbrun pour Mina, c’est donc la victoire définitive d’Angéline sur son amie : la « Fleur des Champs » demeure au centre, au sommet, et partout dans le coeur des autres, triomphante, imbattable.

Advient alors la deuxième partie du roman.

II. LE MONDE RENVERSÉ

« Dites à M. Maurice que je lui recommande d’avoir bien soin de vous. La belle famille que nous ferons ! » (AM, 169) écrit Angéline, nouvellement fiancée, à Mina. Si cette époque bénie est condamnée, si Valriant doit bientôt se convertir en vallée de larmes, c’est que le paradis terrestre dont on rêve (vivre tous ensemble pour se délecter les uns des autres) est impensable. Du point de vue anthropologique, le polyamour est contre-productif ; du point de vue émotif, il est volatil ; du point de vue religieux, il est coupable ; du point de vue commercial (Laure Conan veut vivre de sa plume), il est invendable. Un tel trop-plein de libido, d’énergie et d’affects, flottant librement entre les duos et des triangles, dérange forcément ; il fallait y mettre de l’ordre, ne fût-ce que par le désordre — un coup de fusil et une chute improbables. De la part de la romancière, une sage action préventive : sans la fin de ce rêve à quatre, la vie — et le roman à peine né — au Québec en auraient été transformés à jamais. Et qui aurait publié ou promu un tel roman ?

Pour Maïr Verthuy, la violence de la deuxième partie, attribuable à une autrice « en colère devant une situation qu’elle juge inacceptable[20] », est liée par assimilation à Angéline, fâchée d’avoir été traitée en objet et privée de sa voix. Mais, nous l’avons vu, c’est plutôt Mina qui porte la colère dans les lettres. S’il y en a une qui se sent rejetée, privée de reconnaissance et injustement traitée, si quelqu’un a intérêt à ce que tout saute, c’est bien Mina, et non Angéline. En effet, seule Mina a intérêt à empêcher le mariage de Maurice et d’Angéline, inacceptable parce qu’il consacrerait Angéline comme première dans la vie de Maurice en rappelant sans cesse qu’elle a réussi là où Mina a échoué. Si Mina ne peut pas « avoir » l’objet de son désir — et le huis clos incestueux l’empêche d’en élire un autre —, personne ne l’aura ; puisqu’elle a perdu son amoureux, Angéline doit perdre le sien. Monsieur de Montbrun ne rend pas son amour à Mina ? Qu’il meure. Angéline est trop belle ? Qu’elle soit défigurée. Maurice a supplanté sa soeur auprès d’Angéline ? Qu’il soit éconduit. Tout se passe, en effet, comme si Mina, signataire de la plupart des lettres de la première partie, avait poursuivi sur sa lancée pour écrire la deuxième, c’est-à-dire l’inventer. À la question de savoir à qui profite le crime, la seule réponse possible est : à Mina. Mais tout ceci est invention, bien sûr, suivant la logique implacable de Mina Darville.

Quoi qu’il en soit, coup de théâtre et retour de balancier : Angéline perd ses deux hommes et sa beauté. Sa chute la prive de son royaume ; même Véronique Désileux a pitié de celle que tous avaient enviée. Son ressentiment disparu avec la beauté d’Angéline, Mina la soigne tendrement, lui vole son titre en devenant à son tour « un ange » (AM, 218). Elle a perdu au change ; mais Angéline a perdu beaucoup plus qu’elle.

III. AMÈRES VICTOIRES

La disparition des hommes aurait pu signer la fin de la rivalité. J’aime bien imaginer Angéline et Mina installées ensemble, survivantes reprenant peu à peu goût à la vie. Mais les blessures sont trop profondes ; chacune préfère reconstruire sa vie seule, loin de l’autre.

Solitude et souveraineté : Angéline

Impossible de nier la vive douleur qui s’exprime à chaque page des « feuilles détachées » d’Angéline ; mais il faut voir avec quelle habileté la reine déchue tire son épingle du jeu. Son premier mouvement est de se retirer du monde. Pour triste qu’il soit, son isolement est choisi : « À part quelques billets bien courts à ma tante, je n’écris absolument à personne. » (AM, 214) C’est que l’autre est un miroir, dont le regard nous fait ange ou monstre : tout comme le visage laid de Véronique rehaussait autrefois la beauté d’Angéline, la jolie figure de Mina lui rappelle désormais tout ce qu’elle a perdu. Il faut donc écarter Mina : hors de ma vue, et surtout moi hors de la sienne ! Et vivement que Mina « prenne le voile », cache son beau visage intact[21] et disparaisse ; qu’elle contracte le plus absolu et le plus exigeant des mariages ; qu’elle renonce pour toujours, comme Angéline, à la séduction [22] ! Angéline s’enferme chez elle, ensevelit les autres sous le silence, regarde les cadavres (le vieux Marc, Véronique Désileux) s’amonceler. La solitude s’obtient au prix d’une violence aussi brutale qu’indirecte ; le redevenir-unique exige l’élimination des rivales[23]. À la fin, Angéline est de nouveau seule et incomparable — souveraineté dérisoire, mais souveraineté tout de même.

Ainsi se rejoue au ralenti dans la troisième partie du roman l’hécatombe racontée fiévreusement dans la deuxième : la disparition des hommes d’abord, puis celle des autres femmes, cette fois racontée, voire produite par Angéline. Mina serait donc pour ainsi dire « autrice » de la première et de la deuxième parties du roman, Angéline de la troisième, qui signerait sa victoire discursive ; après le point de bascule de la deuxième partie, la vengeance se retourne contre Mina, et l’étoile d’Angéline remonte.

« Je n’ai pas l’ombre d’une inclination pour le cloître — également pas le [sic] moindre pour le mariage[24] », écrit Laure Conan. Angéline seule échappera à ces deux destins féminins. Brusque renversement de pouvoir : la voix de Mina dominait l’échange épistolaire, où celle d’Angéline se faisait à peine entendre ; dans la troisième partie, en revanche — et il faut lire cette expression au pied de la lettre —, c’est Angéline qui prend la parole alors que Mina glisse vers le silence du couvent. Ayant troqué les plumes de l’ange contre la plume de la romancière — sa chute dans l’écriture[25] est aussi une envolée —, Angéline dépeint des scènes et des personnages absents des lettres, comme si elle les avait inventés, et brave l’interdit paternel (« mon père dit qu’il ne faut pas crier » [AM, 168]) par ses protestations véhémentes. Alors que toutes les lettres se trouvaient pour ainsi dire sur le même plan narratif, Angéline, dans ses écrits intimes, plane au-dessus des autres et subordonne leurs voix à la sienne ; son journal est un collage de citations et de lettres dont l’agencement — ou l’effacement — dépend de sa seule volonté. Sa vie devient, du coup, un roman dont elle est l’autrice à la fois éplorée et victorieuse. Il faut de la solitude pour écrire, et une « chambre à soi », dit Woolf ; Angéline a mieux, elle a deux maisons[26]. Si elle et Maurice s’étaient mariés, Angéline de Montbrun aurait disparu en changeant de nom, et Angéline de Montbrun n’existerait pas. Elle n’a pas le premier mot, mais elle a le dernier. Le statut d’héroïne tragique lui paraît sans doute préférable à celui de vieille fille résignée. Mieux vaut se marier que brûler, disait saint Paul ; mieux vaut écrire que se marier, rétorque Angéline. Écrire, pour reprendre les termes de Mina, c’est briller encore, c’est brûler encore.

Mina et le retour de l’amitié

Dans la troisième partie du roman, où Angéline règne et parle toute seule, que devient mon projet de suivre Mina à la trace ? Comme nous n’avons plus accès à sa voix — on voit bien que le roman ne s’appelle pas Mina Darville —, il faut nous en remettre à Angéline, témoin éminemment suspect. Dans un nouveau renversement de situation, celle-ci envie pourtant un bien que détient Mina : sa foi profonde et consolatrice. « [A]vec quelle joie je donnerais ce que je possède pour sentir ces vérités » (AM, 217), dit-elle. Le couvent offre aussi des occupations — Mina est sacristaine — et, avant tout, la solide raison de vivre dont Angéline est désormais privée. Peut-être que l’entrée au couvent n’est pas un destin si gris, après tout.

Surtout, n’oublions pas Emma S***, personnage bien secondaire d’Angéline de Montbrun, mais fondamental dans Mina Darville. Autre triangle qui existe depuis le début, le seul où c’est Mina, et non Angéline, qui trône au sommet. Entrer au couvent, c’est retrouver Emma, cette amie intime avec qui Mina se sent « plus libre » (AM, 178) qu’avec la trop parfaite Angéline. Emma, c’est cette compagne « de chimères, de lectures, de frivolités » (AM, 178), à qui Mina a confié autrefois « une foule de petits riens féminins » (AM, 180), bref cette amie de coeur qu’elle n’a jamais oubliée, et qu’elle rejoint enfin en laissant Angéline et Maurice derrière. Mina l’avait dit, « l’amitié sans confiance, c’est une fleur sans parfum » (AM, 180), et ses retrouvailles avec Emma semblent promettre cette confiance, cette fleur parfumée — l’amitié-amour — capable de lui faire oublier la « fleur des champs » tant aimée. Le couvent, endroit où la beauté et la séduction ne comptent plus, serait donc non seulement le lieu de l’amour de Dieu, mais aussi celui de l’amitié profonde entre femmes ; Mina a perdu Angéline, mais pour mieux retrouver Emma[27].

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Pour Maïr Verthuy, Angéline et Mina vivent le même destin : « L’une dans sa solitude, l’autre dans son cloître féminin, les deux amies réussissent à mener une vie utile, accèdent enfin à l’existence[28]. » Ainsi, pourrions-nous dire, Angéline et Mina « gagnent » toutes les deux, mais leur victoire exige leur séparation[29]. En même temps, la victoire ultime d’Angéline se voit dans le titre choisi par Laure Conan, et qui a programmé de nombreuses lectures du roman. Mina Darville serait un tout autre roman, dont j’ai essayé d’esquisser ici quelques « pages intimes ».

L’amitié aurait pu être l’antidote au deuil, presque son contraire. Au lieu de quoi la dernière partie du roman consigne le deuil de l’amitié entre Mina et Angéline, la perte de celle qui nous comprenait, nous berçait, nous complétait. Dans le texte patriarcal, les femmes — qu’il s’agisse de la mère qu’on n’a jamais connue ou de l’amie — sont toujours déjà perdues les unes pour les autres. Au lieu de vivre ensemble et de se consoler mutuellement, Mina et Angéline rompent avec la dynamique sensuelle et joyeuse de la première partie du roman, passent du « je veux tout, je veux être avec tous et toutes » à un renoncement au monde. Seul ce renoncement les unit désormais — dans ce sens, elles continuent de partager un destin —, tout en les séparant pour toujours.

Et pourtant, il aurait pu en aller tout autrement. Le rêve de vie commune à quatre entre ces proches parents était-il vraiment une fantaisie malsaine et coupable, condamnée d’avance ? Ne faudrait-il pas plutôt y voir une tentative originale, de la part de ces jeunes filles sans mère, de concilier les exigences de la vie en société — se marier, avoir des enfants — et leur désir profond d’intimité avec une autre femme ? Laure Conan l’a conçu et commencé, ce roman inouï, inédit, mais elle ne l’a pas mené à terme. Il aurait pu s’appeler non pas Angéline de Montbrun ni même Mina Darville, mais Angéline, Mina et les autres, Mina Liked Angéline ou, tout simplement, tout amoureusement, Mina et Angéline.