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Pourquoi consacrer un ouvrage à un colloque tenu il y a tout juste soixante-dix ans, du 26 au 30 août 1938, et prendre la peine, par la même occasion, d’en rééditer le programme, les interventions et les conclusions ? La question est d’autant plus pertinente que Jacques Cros avait déjà commis un gros ouvrage de 400 pages (Le néo-libéralisme. Étude positive et critique, Librairie de Médicis, 1950) sur le même sujet. Il est vrai que le livre de Cros est malheureusement tombé dans l’oubli, mais il est aussi vrai, comme je le montrerai, que celui d’Audier, malgré tout l’intérêt qu’il porte, ne dispense en rien, pour qui veut prendre une mesure à la fois plus large et plus contextuelle de l’événement et de ses répercussions, de l’obligation de revenir au premier. Cette critique des limites du livre de Serge Audier fera l’objet de la seconde partie de ma recension de son ouvrage. Pour le moment, je voudrais avancer les principales raisons pour lesquelles une analyse du Colloque Lippmann m’apparaît essentielle et présenter rapidement les principaux apports de la démarche suivie par l’auteur.
La première de ces raisons tient au fait que ce colloque représente, en rétrospective, un événement étonnamment emblématique, à la fois à cause du prestige dont les participants jouissaient à l’époque, mais aussi à cause de celui dont ils ont été nimbés par la suite. Témoigne de ceci le fait que, parmi les 26 participants, on rencontre les noms de Raymond Aron, Friedrich Hayek, Etienne Mantoux, Ludwig Mises, Michael Polanyi, Wilhelm Röpke ou Jacques Rueff.
La deuxième raison tient à l’importance du thème, puisque le colloque portait sur le déclin du libéralisme dans un contexte caractérisé par la montée concurrente du socialisme et du fascisme et ce, presque un an jour pour jour avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi les pressantes questions soulevées à l’époque concernant l’indifférence du libéralisme vis-à-vis des effets de la crise ou concernant sa capacité de remplir des « tâches sociales » – une expression qui renvoyait aussi bien à la sécurité économique qu’à un minimum vital –, le sont tout autant à l’heure actuelle, alors que les programmes et projets libéraux ou néolibéraux dominent la scène politique.
La troisième raison, et la plus déterminante au fond, vient de ce que le Colloque Lippmann a été complètement instrumentalisé par une certaine historiographie critique du libéralisme, et surtout du néolibéralisme, qui en a fait le précurseur direct de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin neuf ans plus tard, en avril 1947, un évènement qui marque l’émergence, ou la réémergence si l’on veut, d’une école de pensée néolibérale monolithique qui règnerait aujourd’hui en maître sur les idées, les mentalités et les programmes politiques.
C’est ainsi que, prenant le contre-pied de la démarche présentée, entre autres, par Serge Halimi qui, dans un livre interminable (Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Fayard, 2004), fait du colloque une rencontre entre « ultra-libéraux » (p. 71), une interprétation qui gomme complètement l’histoire complexe du libéralisme, Aubier a pris le parti d’analyser les trajectoires intellectuelles de ses principaux participants. Car non seulement Halimi ne résolvait-il strictement rien en situant l’acte de naissance de l’ultra-libéralisme aussi loin en arrière, mais surtout, il escamotait par la même occasion les conditions objectives susceptibles d’expliquer l’émergence de plusieurs courants de pensée fort différents les uns des autres à l’intérieur de la nébuleuse libérale.
Aubier a cherché à surmonter la limite historique et épistémologique inscrite dans toutes ces interprétations réductrices du Colloque Lippmann qui sombrent dans l’illusion de la rationalité rétrospective, une démarche qui consiste à plaquer sur le passé une interprétation contrefaite, au lieu d’aller puiser aux sources mêmes des discours tenus par les acteurs à l’époque. Aubier a donc choisi de suivre du plus près les trajectoires intellectuelles, non seulement de plusieurs des participants au colloque, comme Raymond Aron, Mantoux, Louis Marlio, Röpke, Rueff ou Alexander Rustow, mais aussi de ses inspirateurs et commentateurs comme Louis Vallon, Maurice Bouvier-Ajam, Gaëtan Pirou ou Daniel Villey, en opérant parfois des détours vers des auteurs aussi éloignés dans le temps que pouvait l’être Charles Dupont-White, auteur d’un Essai sur les relations du travail avec le capital, publié chez Guillaumin, en 1846.
Nous sommes donc en présence d’une véritable tentative de reconstruction d’un pan de l’histoire intellectuelle du libéralisme telle que cette histoire peut aussi être révélée à partir de cet événement singulier qu’a été le Colloque Lippmann.
Or, dans le cas présent, cette démarche s’avère on ne peut plus fructueuse. Elle permet à Aubier, non seulement de distinguer différents courants à l’intérieur du libéralisme, entre libéraux sans qualificatif, ordo-libéraux, sociolibéraux et « marchéistes », entre variantes de néo-libéralisme même, mais elle lui permet également de montrer à quel point certains penseurs ont pu louvoyer d’une option à l’autre, d’une école à l’autre, en cherchant parfois à concilier l’inconciliable, le libéralisme avec le socialisme ou le libéralisme avec le corporatisme.
En ce sens – et la leçon d’histoire est fort bienvenue –, l’auteur s’est adonné à un effort de reconstitution d’une pluralité de trajectoires individuelles et, ce faisant, il a cherché à montrer à quel point les interprétations courantes du Colloque Lippmann sont non seulement inexactes, mais surtout biaisées.
Pourtant, si Aubier fait oeuvre utile, voire indispensable, en nous rappelant à quel point l’histoire longue du libéralisme ne saurait être emprisonnée dans un schème d’explication simplificateur, il n’en demeure pas moins qu’à trop vouloir suivre la filière des nombreux courants libéraux, l’auteur laisse en plan une question qui avait occupé une place centrale dans l’étude de Jacques Cros, à savoir celle du rôle du libéralisme dans la mise en place de l’ordre d’après-guerre.
Car c’est sans doute la limite principale de ce livre que de se contenter de suivre la filière historique d’une pensée ou d’un courant de pensée, sans aller regarder du côté de la mise en oeuvre des idées force d’un certain libéralisme – avec ou sans le préfixe « néo » peu importe –, dans les années qui ont suivi la tenue du Colloque Lippmann. En d’autres mots, s’il est vrai que le Colloque Lippmann a inscrit sa marque à un moment précis de l’histoire de la pensée libérale et s’il a joué un rôle central dans le réaménagement de ses nombreuses variantes et déclinaisons, il n’en reste pas moins que les compromis issus de ce colloque ont eu un impact direct sur les cadres institutionnels et normatifs mis en place dans l’immédiat après-guerre aux niveaux national et international. Et pour cerner cette dimension du libéralisme, il faut faire intervenir un penseur libéral qui n’assistait pas au colloque, mais dont les thèses étaient déjà très débattues dans les milieux libéraux d’alors jusqu’à être reprises par son ami Lippmann, et ce personnage c’est, bien sûr, John Maynard Keynes. En somme, comme l’avait bien montré Cros, Keynes fait bel et bien partie de l’héritage du Colloque Lippmann et le keynésianisme est aussi un courant libéral.
Or, qui dit keynésianisme, dit aussi providentialisme, une parenté qui permet de mettre en lumière à quel point les débats actuels entre néo-libéraux et anti-néo-libéraux se situent encore et toujours à l’intérieur des paramètres du libéralisme, tout comme, à l’époque, les débats entre interventionnistes – parmi lesquels les keynésiens –, et anti-interventionnistes – parmi lesquels les hayekiens –, se situaient déjà à l’intérieur de la nébuleuse libérale. Le livre de Serge Aubier arrive à point nommé pour attirer notre attention sur les débats d’idées entre libéraux de toutes les tendances, mais celui de Cros demeure indispensable pour cerner l’ampleur de l’institutionnalisation des idées force du libéralisme dans les économies et les sociétés actuelles.