Corps de l’article

Introduction

Depuis la fin des années 1990, la production littéraire québécoise est marquée par un éclatement et une transformation importante des pratiques narratives. Cette transformation, ses multiples et diverses formes ainsi que ses enjeux ont été étudiés par plusieurs chercheurs québécois, dont les travaux tentent de cerner la spécificité des narrativités contemporaines. Parmi les oeuvres contemporaines qui continuent de renouveler la pratique de la narrativité au Québec, celle de Marie-Claire Blais occupe une place privilégiée en raison de son statut tout à fait unique dans la littérature québécoise. L’oeuvre de cette auteure majeure est l’une des rares à avoir marqué aussi fortement à la fois la période de la Révolution tranquille et la période contemporaine.

Dans le quatrième tome du cycle Soifs, intitulé Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, la problématique relevée par les premiers chercheurs qui ont étudié l’oeuvre de Blais est plus marquée : les différentes voix (ou points de vue) qui, dans les tomes précédents, semblaient tendre vers une sorte de réconciliation par une adhésion à l’art et à ses manifestations, ne se rencontrent pas. Elles se meuvent dans un flux de pensées en demeurant étrangères les unes aux autres. Mon article portera sur la structure narrative polyphonique de ce quatrième tome du cycle Soifs. Il s’attardera au problème de la polyphonie narrative et de la tension qu’elle instaure entre dialogue et incommunicabilité, tension dont je tenterai de comprendre les composantes dans l’oeuvre de Marie-Claire Blais.

La scène initiale de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, qui sera reprise à la fin du roman, montre Vénus et Rebecca marchant vers l’église où cette dernière doit chanter (Rebecca est déjà une jeune fille – le titre du roman nous induit en erreur, la naissance de Rebecca ayant eu lieu entre le troisième et le quatrième tome). Rebecca souhaite participer à une fête de Noël organisée par son école. Vénus s’y oppose à cause de la question raciale : « [I]ls ne sont pas des nôtres, dit Vénus, oui, dit Rebecca, pour nous tous, maman, pour tous les enfants de ma classe [...] » (Blais, 2009 : 12). La mère et la fille poursuivent une conversation qui s’apparente à un dialogue de sourds, dans lequel l’une parle du chant et l’autre parle de la fête de Noël en préparation.

Rebecca est une enfant du viol. Vénus laisse croire à Rebecca que son père est Trevor (son ami musicien), alors que le père de Rebecca est en fait l’intendant Richard, l’employé du premier et défunt mari de Vénus. Celle-ci tient à ce que sa fille n’apprenne jamais ce secret et qu’elle continue de croire que son père est Trevor. Or Rebecca est métisse. Trevor, lui, est noir. Vénus tente de faire remarquer à sa fille que Trevor a la peau plus claire, comme elle, pour atténuer les doutes que l’enfant pourrait avoir. Vénus cache aussi d’autres secrets. Elle revient en pensée sur l’agression qu’elle a subie à l’âge de sept ans et qu’elle a cachée à ses parents. À l’époque, elle avait souhaité obtenir vengeance et savait que son père serait en désaccord. Elle croit fermement que Dieu a exaucé sa soif de vengeance, car ses agresseurs ont péri dans un accident de motocyclette.

Parallèlement à Vénus et à Rebecca en route vers l’église, le lecteur rencontre plusieurs autres personnages. Il est témoin d’un voyage en autobus auquel prennent part Ari et Asoka, en pleine mission humanitaire. La relation entre Ari et Asoka est tissée, elle aussi, de non-dits et de silence. Ari pense au luxe dans lequel sa fille est élevée et ressent de la culpabilité, tout en admirant Asoka et en lui reprochant en quelque sorte sa dévotion pour les plus démunis. Jamais il ne dira à Asoka le fond de ses pensées, qui demeurent secrètes jusqu’à la fin du roman. Le lecteur est également transporté dans les pensées de Mère (Esther), qui réfléchit au livre de son petit-fils, Augustino, hautement critiqué dans la famille à cause de son pessimisme. L’attitude de Mère envers Augustino reflète l’avis de la famille, qui croit qu’Augustino n’aurait pas dû écrire le livre. Toujours dans le secret de ses pensées, elle admet la vérité profonde des propos d’Augustino, sans envisager de le lui dire. Un autre secret, celui de Mai et des agressions sexuelles qu’elle a subies (qu’on devine multiples), est présenté par les pensées de ce personnage, qui refuse obstinément de se confier à sa mère ou à qui que ce soit. Cette enfant est complètement isolée dans son silence. Elle s’enferme, s’éloigne, ne communique plus, va vers des bohèmes qui vivent sur la plage et s’expose à des dangers en fréquentant des hommes plus âgés qu’elle. Finalement, le personnage de Petites Cendres, obsédé par la disparition de son ami Timo, tente de cacher ses préoccupations à la révérende Ézéchielle, qui tolère de moins en moins sa présence dans son église. La révérende soupçonne le manque de ferveur et de sincérité de Petites Cendres, qui demeure hantée par ses démons, sans jamais les confier.

Ainsi, si le roman commence et se termine par l’épisode où Vénus et Rebecca marchent en direction de l’église, la narration, elle, change de focalisation continuellement. En révélant les pensées des personnages en focalisation interne[1], elle glisse d’un personnage à l’autre, à un rythme régulier. En effet, la plupart du temps, la focalisation sur les pensées d’un des nombreux personnages s’étend sur deux à dix pages; à chaque moment où l’on revient sur un personnage, la narration reprend le récit là où elle l’avait laissé précédemment.

On se retrouve donc devant un roman en apparence polyphonique, faisant entendre une pluralité de voix en rapport étroit, conformément à la définition bakhtinienne de la polyphonie[2]. Si la polyphonie, selon Bakhtine, établit un dialogue, une conversation permettant de rencontrer les autres au sens évolutif, de faire naître une confrontation abstraite centrée sur la conscience individuelle (Bakhtine, 1970), les choses se présentent de façon plus complexe dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments. Bien que chaque voix semble faire partie d’un tout indissociable dans le roman, chaque histoire en elle-même s’organise de façon à ce que le dialogue entre les personnages soit impossible et demeure la plupart du temps absent. Il en découle que la polyphonie ne mène pas, paradoxalement, à un dialogue, mais à une sorte d’isolement accentué par la pluralité des voix non hiérarchisées. Au coeur du roman de Blais, s’installe ainsi une tension entre polyphonie et absence de dialogue, qui conduit à l’impossibilité de communiquer.

D’ailleurs, les différentes voix, que l’on peut réunir en groupes de personnages (famille ou amis), ne communiquent par dialogues significatifs ni à l’intérieur de leur groupe ni entre membres de différents groupes. Si les pensées des personnages sont pratiquement toujours orientées vers la conscience d’un autre personnage, laissant entrevoir la possibilité d’un dialogue, les dialogues de sourds et les nombreux et importants secrets créent une tension insoluble entre cette polyphonie qu’on a qualifiée de symphonique et ces silences, ces secrets. Le dialogue ne s’installe pas, comme en témoigne également le fait que, sur le plan de la diégèse, les événements stagnent. En effet, l’histoire en tant que telle est mince bien qu’elle diffère pour chaque groupe de personnages. Le livre commence et finit par la même scène sans qu’il n’y ait eu dialogue entre la mère (Vénus) et la fille (Rebecca), et les autres scènes n’échappent pas à cette observation. En définitive, la polyphonie mise en place par les changements de focalisation constants paraît reposer sur une seule voix narrative, laquelle s’associe à une pluralité de personnages, mais ne crée pas de liens qui pourraient faire évoluer leur situation. Au contraire, les pensées des personnages se déploient sans jamais se rejoindre. Exactement comme si toutes ces voix étaient d’avance condamnées à l’incommunicabilité.

Dans l’enchaînement des différentes scènes de Naissance de Rebecca, le narrateur se manifeste explicitement, plus explicitement que le texte même le laisse croire, lui qui est soigneusement construit sur l’apparente discrétion du narrateur. En effet, la présence de la voix narrative se fait sentir plus précisément tant dans les liaisons et les structures que dans la syntaxe. Dès lors, ce narrateur n’a pas le même statut que le narrateur du roman dialogique, tel que défini par Bakhtine. D’une part, le narrateur semble peu présent à première vue à cause de la façon dont les monologues sont rapportés et, d’autre part, la polyphonie conduit à un dialogisme négatif, une sorte d’échec de la communication, un repli sur soi à échelle universelle.

Ainsi, je pose l’hypothèse selon laquelle la tension, dans Naissance de Rebecca, entre la pluralité des voix des personnages et l’homogénéité de la voix narrative, déjà relevée par Nathalie Roy, recouvre une tension plus fondamentale entre identité individuelle et identité collective. L’analyse portera maintenant sur le fonctionnement de la voix narrative et la composition de la juxtaposition des voix dans le cycle Soifs. Les secrets des personnages et les paroles jamais prononcées pourraient alors être interprétés comme un frein à l’instauration d’un mouvement commun vers une identité partagée et évolutive. L’homogénéité de la voix narrative, par la tension qu’elle instaure entre polyphonie et absence de dialogue, annoncerait ainsi l’échec des efforts de réconciliation entre « l’humanité souffrante », pour reprendre une expression de Karine Tardif (2008), et l’humanité violente. En d’autres mots, l’incommunicabilité qui ressort de la narration de Blais, sans renvoyer à une conscience collective comme le postule Roy, dirait plutôt l’impossible mise en commun de la souffrance tant individuelle que collective.

Naissance de Rebecca à l’ère des tourments met en scène une multitude de personnages qui se manifestent surtout par le biais de monologues intérieurs, dont la structure et le mode d’enchaînement sont problématiques, comme je tenterai de le montrer. De prime abord, peu d’éléments dans le roman semblent être pris en charge par une voix narrative : la plupart des événements relatés ne sont pas racontés, mais plutôt évoqués à travers les pensées des personnages, lesquelles sont transmises par la narration sur le mode du discours intérieur. Comme si la voix narrative en tant que telle, dans tout le roman, était absente, n’occupait aucun espace.

Modalité de la composition polyphonique et incommunicabilité

Lorsque le lecteur pénètre dans l’univers de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, il est happé d’emblée par une souffrance à la fois intime et historique, honteuse et vengeresse. C’est la voix de Vénus qu’il entend, derrière laquelle s’efface rapidement la narration : « Et Vénus se souvint de ces mots, de ces lamentations de ses ancêtres, il y avait de cela quelques décennies à peine, qu’avaient-ils dit, crié, pliant sous leur joug, dans les cases aux planches pourries, qu’avaient-ils dit, crié, vous, hommes et femmes, où passerez-vous l’éternité […] pensait Vénus » (Blais, 2009 : 11). Vénus est la fille du pasteur Jérémy. Elle a deux frères, Carlos et Le Toqué, et deux soeurs jumelles, Deandra et Tiffany. Tous ces personnages se retrouvent déjà dans les tomes précédents du cycle Soifs, ainsi que Mama, la mère de Vénus. La voix narrative présente presque immédiatement la fille de Vénus, Rebecca, de façon déroutante, dans une scène qui se déroulera du début à la fin du roman, entrecoupée de plusieurs autres scènes intercalées : la marche de Vénus et de Rebecca vers l’église où la jeune fille se produira dans un spectacle de chant, suivant ainsi les traces de sa mère, anciennement chanteuse à l’église, elle aussi : « [E]t Vénus tenait sa fille Rebecca par la main en lui disant, il faut marcher plus vite, tu seras en retard pour le récital de Noël » (2009 : 11-12).

Dès les premières lignes, le lecteur est donc plongé dans les pensées de Vénus, qui portent sur un passé qu’elle n’a pas vécu elle-même, dans une perspective historique qui dépasse largement la situation concrète de la première scène du roman, mais qui déterminera l’attitude de la mère envers la fille : Vénus tentera d’empêcher Rebecca d’assister à la fête de Noël au port par crainte du racisme. Elle demeure persuadée que la fête a été conçue pour les Blancs et qu’elle n’a rien à offrir à sa fille et à elle-même : « [I]ls ne sont pas des nôtres, dit Vénus, oui, dit Rebecca, pour nous tous maman, pour tous les enfants de ma classe » (2009 : 12). Vénus est présente à neuf reprises dans le roman, c’est-à-dire que l’on commente ou que l’on transcrit les pensées de Vénus dans neuf passages. Elle ouvre le roman et le clôt, à ceci près qu’un autre personnage, Vincent, intervient pour ravir le mot de la fin avec son frère Samuel : « [T]iens ma main que je ne te perde pas dans la foule, dit Vénus, et quand ce sera l’aube, disait Vincent à Samuel, on ne fera aucun bruit » (2009 : 297). Entre ces neuf présences fragmentées de Vénus, la narration nous donne accès aux pensées de plusieurs autres personnages, comme nous l’avons vu plus tôt. Pour l’ensemble des personnages, également, il y a peu de paroles rapportées. De surcroît, ces paroles sont rarement significatives si on les compare avec les pensées transcrites qui, elles, sont lourdes de conséquences. L’essentiel de la narration de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments est constitué de pensées, ponctuées de bribes de récit et de paroles rapportées.

Une polyphonie paradoxale

Dans tout roman polyphonique, un deuxième principe de composition, le dialogisme, organise le discours des multiples voix qui se juxtaposent. Et c’est justement le dialogisme qui pose problème chez Blais. D’autres chercheurs ont souligné la question. Le critique Stéphane Inkel a déjà ouvert la voie à cette réflexion en relevant directement l’absence de dialogue : « Il est donc étonnant de constater que certains critiques discernent une “vision politique” à partir des énoncés des romans du cycle, voire un quelconque “message de Blais”, alors que la fonction du dispositif vise au contraire à ce que ces discours se chevauchent et s’entrelacent, se contredisent même sans pourtant entrer en dialogue les uns avec les autres » (Inkel, 2011 : 90). Le dialogisme, souvent associé à la polyphonie, et que Bakhtine considère comme indissociable de celle-ci, est l’interaction qui s’installe entre le discours du narrateur principal et les discours d’autres personnages ou entre deux discours internes d’un ou de plusieurs personnages. Ce procédé permet de mettre en opposition des conceptions idéologiques divergentes sans pour autant prendre parti, hiérarchiser les voix ou arriver à une conclusion monologique (Bakhtine, 1970).

Ainsi, l’une des caractéristiques fondamentales du dialogisme est de donner une importance équivalente aux pensées des personnages, à la voix narrative et aux dialogues à l’intérieur même des événements du roman. Aussi, le roman polyphonique dialogique comporte-t-il une pluralité de voix en relation les unes avec les autres, qu’il s’agisse du narrateur, des dialogues des personnages ou de leur vie intérieure, dont l’un des intérêts est justement l’évolution de ces relations. Le dialogisme, d’abord représentation matérielle de la pensée humaine, est magnifié par la polyphonie puisque la quantité de voix en scène donne, entre autres, vraisemblance et profondeur à l’entreprise littéraire.

Dans le cycle Soifs, Blais établit rapidement plusieurs voix dont les consciences sont manifestement liées. Naissance de Rebecca à l’ère des tourments s’ouvre sur une scène qui se déroule entre Vénus et sa fille Rebecca[3]. Puis différentes scènes s’enchaînent : des personnages provenant des autres romans réapparaissent et d’autres s’ajoutent à la liste déjà longue des protagonistes. Ces personnages n’ont pas toujours des liens directs (par exemple, les membres d’une même famille), mais sont plutôt regroupés selon leur appartenance, parfois familiale certes, mais aussi sociale, identitaire ou, encore, selon leurs filiations artistiques. Ainsi, la scène qui suit celle qui a déjà été mentionnée reprend le personnage de Petites Cendres, que l’on a vu dans le tome trois du cycle). Les amis Ari et Asoka font leur apparition dans le tome quatre, et la famille de Mère (Esther) revient également à plusieurs reprises dans ce dernier tome. Tous ces personnages interviennent soit en pensée, soit en paroles dialoguées, mais toujours en respectant la condition de multiplicité hétérogène. Il y a pourtant une narration qui organise les différents points de vue selon différents thèmes, sans toutefois faire en sorte que la subjectivité annoncée par Bakhtine ne soit mise en cause. En effet, cette narration apparaît discrète et presque effacée si l’on s’en tient à ses manifestations explicites, qui sont rares et passent pratiquement inaperçues. Toutefois, il n’en est rien en réalité.

Selon Bakhtine, l’une des conditions du dialogisme est de faire naître un dialogue. Bien que ce dialogue ne soit pas nécessairement toujours constitué de paroles dialoguées, il doit y avoir une forme de confrontation pour faire naître les idées, et la confrontation se fait par la parole, donc le dialogue : « La pensée humaine devient authentique, se transforme en idée, seulement par un contact vivant avec une autre idée, incarnée dans la voix d’autrui, c’est-à-dire dans sa conscience exprimée par le discours. C’est au point de contact de ces voix-consciences que naît et vit l’idée » (Bakhtine, 1970 : 137). Aussi les personnages, conscients de leurs propres réflexions et de celles des autres, réfléchissent-ils en considérant l’existence des autres et lorsqu’ils parlent, c’est en pleine conscience, également, de l’existence de ces pensées. Toutefois, il n’y aura pas d’évolution, au sens où Bakhtine l’entendait, sans confrontation.

Dans le cycle, comme le soulignait déjà Inkel, l’affrontement n’a pas lieu. En effet, la juxtaposition des pensées de Vénus et de celles de Rebecca, par exemple, se fait de façon brutale, sans aucune transition. On passe de considérations historiques marquées par la vengeance, la rancoeur et la rage : « [Q]ue le repos du pardon ne leur soit jamais accordé, qu’aucun repos ne leur soit rendu, et qu’on leur pose cette question, vous, vils propriétaires d’esclaves, où, dites-moi, passerez-vous l’éternité [?] » (Blais, 2009 : 11), à un premier dialogue dont l’attribution à un personnage, je le souligne, est problématique : « [E]t Vénus tenait sa fille Rebecca par la main en lui disant, il faut marcher plus vite, tu seras en retard pour le récital de Noël, il faudra chanter bien haut, comme je te l’ai dit » (2009 : 11-12). Enfin, on s’arrête pendant quelques lignes sur les premières pensées de Rebecca, qui ne seront communiquées qu’en partie et qui témoignent de la brutalité générale des changements de focalisation que la voix narrative impose tout au long de l’oeuvre, c’est-à-dire qu’il n’y a que des transitions très minces entre les différentes pensées et paroles des personnages et parfois même, il n’y a aucune transition. De plus, les pensées ne sont traduites en dialogue que rarement. Elles demeurent le plus souvent intériorisées : « Rebecca entendait les claquements des bracelets aux poignets de sa mère, ce serait son premier récital, il arrivera par bateaux pour nous surprendre des petits et des grands pères Noël » (2009 : 12).

En réalité, aucun des personnages présents dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments ne parle de la même chose, et ces personnages ne se répondent réellement presque jamais. Il y a dialogue dans la mesure où on échange des paroles, mais il n’y a pas communication puisque ces paroles ne font pas naître de confrontation. Il ne s’agit pas de dialogisme, au sens où l’entendait Bakhtine. Inkel avait déjà soulevé le problème dans son article « Mémoire du présent : double dette, forme d’une politique à venir dans le cycle Soifs » : « En effet, la polyphonie que le cycle met en oeuvre a ceci de particulier que son principe dialogique est pour ainsi dire à venir, puisque les voix qui la composent apparaissent le plus souvent comme autant de monades à l’autonomie radicale » (Inkel, 2011 : 88). Les pensées occupent une place importante, les dialogues, une place minimale et la communication entre les groupes n’existe pour ainsi dire pas.

Ce qui caractérise l’oeuvre de Blais et qui est cohérent avec les analyses plus contemporaines du dialogisme, c’est qu’elle montre que le dialogisme peut exister sans l’affrontement cher à Bakhtine, car bien que ce dernier ait toujours été conscient de l’existence d’une forme de dialogisme intérieur, il a tout de même affirmé que la confrontation était une des conditions de l’évolution politique de toutes rencontres humaines. Pour reprendre les propos d’Inkel, il ne peut alors y avoir de « message de Blais » ni de prise de position politique dans le cycle Soifs puisque les personnages sont délibérément maintenus dans l’isolement de leurs pensées et n’entrent en relation avec les autres que sur des sujets anodins. Il n’y aura pas de solution, la conscience n’est pas tournée vers un espoir de réconciliation, mais bien vers un aveu d’échec. Cet aveu vient précisément du silence, car aucune parole significative ne sera prononcée. Quand il y a communication, elle est problématique. En effet, les personnages fondent leur communication sur le mensonge, le silence et le secret. La polyphonie dialogique de Blais est une forme de communication plurielle, mais dysfonctionnelle. La conscience de l’autre est plus grande qu’avant, malgré ce dialogue qui achoppe constamment sur les silences et les mensonges. La conscience de soi aussi s’amplifie par ces tentatives de communication, mais le dialogisme s’est replié vers l’intérieur, car aucun personnage ne partage ses pensées profondes avec les autres, au contraire, il les cache sciemment avec la certitude que c’est la meilleure chose à faire. L’humanité blaisienne est habitée, certes, par une urgence de réconciliation, mais cette réconciliation est rendue impossible. Quelque part entre le mensonge et le secret, le dialogue doit advenir, mais il n’a pas lieu. Les personnages interagissent les uns avec les autres avec en arrière-fond les mensonges, les silences et les secrets.

Comment Blais arrive-t-elle à mettre en scène une multitude de personnages de toutes les couches de la société, des victimes et des bourreaux, des dominants et des dominés, des riches, des pauvres, des artistes, des enfants, des adultes, des personnes âgées, des jeunes, sans que jamais n’advienne le dialogue? Tout se passe comme si, malgré la mise en commun, le dialogue n’était plus possible et que la réconciliation tant souhaitée par Mère et sa famille, une réconciliation venue des arts particulièrement, ne pouvait advenir en réalité. Peut-être parce que le dialogue n’a jamais fait avancer le social, ou si peu.

Il s’agit d’une communication déficiente et d’un flot de pensées repliées sur elles-mêmes, mis en relief par une voix narrative qui n’apparaît vraiment présente qu’après un examen attentif des mécanismes narratifs et dont le rôle d’hyper-conscience ne répond que partiellement au dialogisme bakhtinien, mais ouvre à un dialogue d’un autre type : un soi hyper conscient, un soi contemporain. Le dialogisme de Blais est l’illustration d’un mouvement commun vers une identité partagée et évolutive, malgré l’isolement et une certaine hésitation à partager. Il fait le constat de l’échec de la mise en commun de la souffrance individuelle, mais en expose l’universalité. En fait, la voix narrative opère une mise en commun et crée un espace de souffrance collective, mais les mots ne se rattachent à aucun locuteur en particulier, contrairement au dialogisme de Bakhtine, qui est fondé sur la confrontation entre les personnages. Chez Blais, il y a un regard supérieur et compassionnel sur l’ensemble des souffrances de l’humanité, sur l’universalité de la souffrance, mais les personnages eux-mêmes flottent dans une individualité floue, qui n’a de voix que dans l’ensemble.

Ambiguïté de la voix narrative

Dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, des thèmes prédominants concernent plusieurs groupes de personnages et même décuplent le sens des transitions narratives, comme je le montrerai plus loin. La prédominance du secret et du non-dit accentue encore l’ambiguïté du discours et court-circuite les interprétations qui voudraient qu’un sens caché ou une importance précise soient rattachés aux événements particuliers de la vie de chaque personnage, pour la simple raison que tous les groupes de personnages portent des secrets fondamentaux à propos des mêmes thèmes (l’identité du père de Rebecca et le viol de Vénus, puis le viol de Mai, par exemple). Par conséquent, si l’on examine les thèmes qui s’entrecroisent, des parentés apparaissent comme je le montrerai plus en détail dans les prochaines pages. De plus, nous verrons que Blais a appliqué le principe du monologue narrativisé, dont elle a accentué l’indécidabilité à l’intérieur des situations individuelles, aux transitions entre les groupes. Par leur discrétion syntaxique et grammaticale, les transitions ne semblent avoir de sens que dans l’ensemble, alors qu’en réalité, elles forment une sorte de dialogue autour, justement, des thèmes répétés. Ce dialogue étant à sens unique, c’est la voix narrative qui agit comme une conscience englobante. Il ne s’agit donc, comme je l’ai montré, de dialogisme que dans une certaine mesure.

Je pense d’abord à Vénus, agressée dans son enfance et violée par l’intendant Richard. Ces deux agressions sont relatées dans des romans différents[4]. De la même façon, les agressions de Mai sont voilées par un secret duquel même le lecteur est exclu. On ne peut que deviner ce qu’elle ne veut pas dire à sa mère et à la psychologue et qui concerne les événements autour de l’enterrement de Jean-Mathieu pendant lequel l’enfant, disparue un moment, a rencontré un homme dans une barque bleue, ce qui représente en réalité une agression[5]. De même, l’homme qui entre dans sa chambre est entouré d’un mystère que la narration n’éclaircit jamais complètement[6]. Le personnage de Mai s’éloigne de sa mère, de son père, sans que ceux-ci ne comprennent le sens de son détachement. Mai adopte une vie secrète et dangereuse. De leur côté, Daniel et son fils sont tous deux écrivains. Il s’agit d’un autre thème important qui est développé dans tout le cycle : l’art et le rapport de celui-ci à la souffrance. Il y a aussi Samuel, qui est danseur et chorégraphe. Ainsi, l’art transcende toute l’oeuvre de Blais. Une quantité importante de personnages sont artistes, que ce soit des peintres, des musiciens, des poètes, des écrivains, des danseurs.

Si l’on s’attarde encore une fois à l’incipit de Naissance de Rebecca, qui met en scène Vénus, on remarque que les thèmes du viol, du racisme, de l’exclusion sont évoqués dans les pensées de cette dernière. Puis, la voix narrative transporte le lecteur dans l’univers de Petites Cendres, une prostituée transsexuelle. Vénus pense à son frère Carlos, arrêté pour une agression armée, et Petites Cendres s’inquiète de son ami Timo qui a disparu. Ensuite, il est question du père de Vénus, qui est pasteur, et de Petites Cendres, qui se réfugie auprès d’une révérende. Celle-ci parle de dignité, de ce qu’on ne peut acheter ni vendre, de spiritualité, et la transition suivante nous propulse cette fois dans l’univers d’Asoka et d’Ari, qui vivent une crise spirituelle. Ari se demande comment il peut espérer un avenir meilleur pour sa fille lorsqu’il remarque à quel point celle-ci et les enfants qu’il croise dans son périple humanitaire sont semblables, sauf en ce qui concerne leur lieu de naissance et leurs chances de réussite. On introduit aussi, par les pensées d’Ari, les premières réflexions sur l’art, la sculpture, et ces pensées sur le sens de l’art dans un monde misérable établissent le lien le plus marquant et le plus présent de tout le cycle entre les groupes et les événements. Ces thématiques répétées et imbriquées font l’effet d’un tourbillon incessant qui revient sur lui-même en même temps qu’il saute d’un univers à l’autre. Car on revient à Petites Cendres, qui continue ses réflexions autour des mêmes thèmes, puis à Asoka et à sa crise identitaire. La transition suivante nous amène à Daniel, qui critique l’écriture de son fils, et les allées et venues se multiplient ainsi tout au long du roman sans que le regard ne puisse se poser sur ce qui pourrait être un élément central. C’est justement en exposant le principe de composition des thèmes et de la narration que ressort un nouveau constat. Les thèmes répétitifs, qui ajoutent à « l’effet d’ensemble » et qui hypnotisent le lecteur, ne sont pas en eux-mêmes des mécanismes de la polyphonie. Pour la suite de mon analyse, je me référerai à la théorie de Dorrit Cohn.

Modes de représentation

Dorrit Cohn (1924-2012) a été la première chercheuse à décrire et à inventorier les différents procédés narratifs associés au monologue intérieur. Elle a procédé à un examen approfondi des modes de représentation de la vie intérieure des personnages les plus caractéristiques du roman moderne. La première technique ou méthode de représentation de la vie intérieure relevée par Cohn est le psycho-récit. La deuxième technique de représentation est le monologue rapporté. Finalement, Cohn définit en introduction le monologue narrativisé comme étant le « discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur » (Cohn, 1981 : 29). De la sorte, les pensées du personnage ne sont plus citées ou rapportées littéralement par le narrateur (comme dans le monologue rapporté), ni creusées et décortiquées avec omniscience (comme dans le psycho-récit) : le narrateur les intègre et les entremêle à son propre discours, il en fait son propre discours. La narration, en monologue narrativisé, se confond donc avec la voix des personnages. Cette unité de voix crée un ton propice à l’expression de la conscience à la fois dans son immédiateté et dans sa complexité. L’unité qui en résulte rend le monologue narrativisé extrêmement ambigu. En effet, bien que le monologue narrativisé utilise un langage propre à la vie intérieure, il soumet ce langage à la syntaxe dont se sert le narrateur pour parler de ce personnage, il superpose ainsi l’une à l’autre les deux voix que les autres formes distinguent nettement. Et cette équivoque produit à son tour une incertitude caractéristique quant à la relation qui existe entre le monologue narrativisé et le langage même de la vie intérieure, suspendu ainsi entre l’immédiateté de la citation et le détour du récit (1981 : 127).

Les phrases énoncées dans le monologue narrativisé peuvent donc appartenir autant au personnage qu’au narrateur. C’est le contexte qui indiquera l’interprétation à privilégier. De la sorte, le monologue narrativisé est un monologue qui n’en est pas un : « En même temps qu’il fait référence au personnage dont il exprime les pensées à la troisième personne, il intègre dans le discours du monologue la voix du narrateur; pour cette raison, l’effet de monologue qu’il suscite s’évanouit dès que réapparaît l’énoncé de faits et gestes » (1981 : 141).

L’ambiguïté du monologue narrativisé se manifeste d’une autre façon. En plus de conserver la référence à la troisième personne, il permet, selon Cohn, de « conserv[er] […] le temps de la narration » tout en couvrant un espace-temps beaucoup plus large que celui qui concerne les pensées et les actions racontées. La narration en monologue narrativisé porte sur un présent significatif pour le personnage. Le moment où l’action se déroule est le moment où le personnage pense, et ce sont ces pensées qui sont narrativisées. Dans ces pensées, il y a un hier, un aujourd’hui et un demain, repères temporels qui seront adoptés par la narration; c’est à travers ces projections temporelles que le personnage va « se rév[éler], entre le passé qui surgit du souvenir et l’anticipation du futur » (1981 : 150) Ainsi, l’action racontée, dans un roman sous forme de monologue narrativisé, peut se dérouler en deux heures à peine, et la diégèse couvrir plusieurs années : le temps de la narration et le temps de la diégèse se dissocient au maximum.

Cette ambiguïté et cette dissociation caractéristiques du monologue narrativisé seront le point de départ de cette partie de mon analyse de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments. Qu’il s’agisse de l’ambiguïté des voix (celle du narrateur et celles des personnages confondus) ou de la temporalité particulière qu’il permet, le monologue narrativisé, comme le souligne Cohn, brouille les cartes quant à la place qu’occupent la voix narrative et les pensées propres aux personnages de Rebecca à l’ère des tourments.

Voix narrative et discrétion

J’ai déjà mentionné brièvement que les personnages de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments ont une vie intérieure foisonnante, qui contraste avec la rareté des actions relatées directement par la narration. De fait, le lecteur apprend la plupart des événements passés et présents qui constituent la diégèse du roman par le biais des réflexions que se font les personnages à eux-mêmes, plutôt que par une narration classique de l’action. On se retrouve aux prises avec une narration en apparence continue, qui suit uniformément le cours des pensées des personnages, ces pensées renvoyant en revanche à une pluralité et à une diversité d’événements passés. La complexité est décuplée par le fait que nous sommes en présence d’un roman à voix multiples, où l’on passe continuellement et rapidement, parfois sans transition, des pensées d’un personnage à un autre. La confusion propre au monologue narrativisé est entretenue dans le roman de Blais jusqu’à devenir un principe de composition, lequel fait ressortir le rôle discret mais paradoxalement prépondérant de la narration. Si la voix narrative, dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, semble à première vue pratiquement absente, elle est en revanche présente activement dans l’organisation des pensées et des paroles des personnages, une présence dont elle révèle certains indices. La narration de Blais révélerait, selon l’hypothèse que je défendrai ici, une conscience dont la volonté de confrontation reste tendue entre le silence obstiné des souffrants et des violents et qui échoue à faire advenir une réconciliation parce qu’il n’y a plus d’identité collective, il n’y a que des individus incapables de dialogue.

Comme nous l’avons vu, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments s’ouvre alors que Vénus emmène sa fille Rebecca au récital de Noël. Les pensées des deux personnages nous sont communiquées par le monologue narrativisé, enchevêtrées dans une même voix narrative. Dans un monologue narrativisé classique, tel que l’a théorisé Cohn, la discrétion du narrateur, pour reprendre un passage déjà cité, « s’évanouit dès que réapparaît l’énoncé de faits et gestes », lequel sort plus ou moins brusquement le lecteur de l’effet de monologue intérieur. Chez Blais, les choses sont plus compliquées : pensées et paroles des personnages et commentaires de la narration forment un ensemble homogène sur le plan narratif, qui plonge le lecteur dans une indécidabilité qui dépasse l’ambiguïté théorisée par Cohn. En certains endroits de la narration, en effet, il devient proprement impossible de déterminer qui parle, qui pense, qui commente. Il ne s’agit donc plus d’une simple ambiguïté qui sera résorbée lorsque « l’énoncé de faits et gestes » viendra éclaircir les circonstances du monologue et en dévoiler l’auteur « réel » : à l’indistinction entre la voix du personnage qui pense et celle du narrateur s’ajoute une indistinction entre les différents personnages, de même qu’entre pensées et paroles. Certes, Cohn insiste pour dire que la technique du monologue narrativisé demeure « chargée d’ambiguïté », (Cohn, 1981 : 129) qu’elle « entretient l’incertitude quant à l’attribution du discours au personnage » (1981: 129). Or cette incertitude chez Blais est généralisée et, semble-t-il, indépassable : elle apparaît comme le principe même de composition du roman.

L’incipit du roman place déjà le lecteur dans une situation d’incertitude, qui se révélera permanente :

[…] et Vénus tenait sa fille Rebecca par la main en lui disant, il faut marcher plus vite, tu seras en retard pour le récital de Noël, il faudra chanter bien haut, comme je te l’ai dit, Rebecca entendait les claquements des bracelets aux poignets de sa mère, ce serait son premier récital, il arrivera par bateaux pour nous surprendre des petits et des grands pères Noël, ils arriveront tous par bateaux, pour nous surprendre, dit Rebecca, ils ne sont pas des nôtres, dit Vénus

Blais, 2009 : 11-12

Dans cet extrait, le moment où l’on passe de la pensée à la parole tient à une simple virgule. Puisque la phrase que l’on peut attribuer à Rebecca est répétée dans la narration (« il arrivera par bateaux […], ils arriveront tous par bateaux ») – si l’on exclut le changement de nombre –, on peut imaginer que la première occurrence de la phrase (jusqu’à « pères Noël ») relève de la pensée, tandis que la seconde relève du discours. Or cette interprétation demeure incertaine : rien ne permet de la confirmer ni de l’infirmer. On peut toutefois attribuer avec plus de certitude cet extrait à la voix narrative : « Rebecca entendait les claquements des bracelets aux poignets de sa mère ». C’est d’ailleurs le seul segment que l’on peut attribuer sûrement à la voix narrative, mis à part le segment initial et les deux incises finales. Si l’on comprend que le passage qui suit immédiatement est un dialogue, il demeure impossible de déterminer avec certitude où celui-ci commence (« il arrivera par bateaux » ou encore « ils arriveront par bateaux »). La même indécision caractérise le segment « ce serait son premier récital », qui pourrait être une pensée de Vénus ou un commentaire de la voix narrative. Malgré les tentatives d’attribution du discours à l’un ou à l’autre des personnages, ou encore à la voix narrative, force est d’admettre que certains segments obligent à une interprétation dont les fondements syntaxiques sont incertains. Qui plus est, rien n’est mis en place pour dissiper cette incertitude, au contraire.

Le caractère équivoque semble volontaire et délibéré. En somme, si l’on s’attarde au statut de la voix narrative, on s’aperçoit que, dès l’incipit, celle-ci ne se contente pas de « narrativiser » les pensées des personnages : elle émet bel et bien des commentaires qui, dans l’indécidabilité qu’elle orchestre elle-même soigneusement, passent pratiquement inaperçus. Pour cette raison, je propose de lui accorder un statut de personnage de premier plan, qu’il est cependant impossible de caractériser comme féminin ou masculin. Dans la suite de cette analyse, je tenterai de comprendre comment la voix narrative dévoile ses intentions par le biais de la discrétion autant que par celui de l’organisation des apparitions des personnages, qui ont, tour à tour, droit de parole et « droit de pensée » selon un dessein orchestré par elle.

Dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, le contexte dont parle Cohn est tout aussi ambigu que les monologues narrativisés. Les « faits et gestes » sont non seulement discrets, mais aussi très rares, succincts et anodins. C’est pourquoi l’ambiguïté qui naît de la superposition des voix n’est que peu éclairée par le contexte narratif. Qui plus est, le contexte narratif présente d’autres difficultés d’interprétation qui sont accentuées par les transitions entre les groupes de personnages, sur lesquelles je me pencherai maintenant. Ces transitions, comme nous le verrons, ne respectent pas ce qu’a observé Cohn : elles sont très abruptes, voire violentes et maintiennent le lecteur dans l’indécidabilité.

Narration et transitions

L’action qui se déroule dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, nous l’avons dit, est très mince : le roman se compose essentiellement de choses dites et, plus encore, de choses pensées par les personnages. Aucun de ces personnages n’est isolé; les personnages de Blais appartiennent chacun à ce que j’ai appelé un « groupe de personnages ». Naissance de Rebecca à l’ère des tourments en comprend quatre (autour de Vénus, autour de Mère, autour d’Ari et d’Asoka et, finalement, autour de Petites Cendres), et ces quatre groupes sont hermétiques sur le plan de la diégèse. Après avoir étudié la façon dont la narration progresse à l’intérieur d’un même groupe de personnages (passant, par exemple, de la narration d’événements ou de micro-événements aux pensées de Vénus, puis à celles de Rebecca), il convient maintenant de voir comment la narration passe d’un groupe de personnages à l’autre. Je tenterai de montrer comment ces passages ou ces transitions constituent le lieu privilégié où s’exprime la voix narrative, où elle tient le plus explicitement un discours sur les personnages et confère un sens à leur histoire.

J’appellerai « transitions » les changements de foyer particuliers par lesquels la voix narrative de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments déplace son attention d’un groupe de personnages à un autre. Dans le roman de Blais, on remarque que les changements de foyer ou de type de focalisation sont constants, extrêmement brusques et rapides et, comme nous l’avons vu, souvent ambigus (lorsqu’il est impossible de déterminer vers où le déplacement s’est effectué, vers quelle conscience ou quel foyer exactement). Observons maintenant les changements de foyer particuliers où la narratrice passe d’un personnage à un autre qui appartient à un autre groupe que le précédent. Ce sont ces changements de foyer, où la narration « transite » d’un groupe de personnages à un autre, qui permettent de saisir ou de rendre visible le travail de composition qu’effectue la narratrice. Les transitions entre les groupes de personnages hétérogènes qui se succèdent dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments sont presque toujours menues, à peine perceptibles. Souvent, la transition s’effectue par un simple « et », parfois, par un « soudain » et, d’autres fois encore, par un signe de ponctuation fort comme le point. Examinons les premières transitions que rencontre le lecteur, par lesquelles il est initié au mode de composition caractéristique de la narration blaisienne.

Les quatre premières transitions du roman nous font passer de l’univers de Vénus (Blais, 2009 : 11-18) à celui de Petites Cendres et de la révérende Ézéchielle (2009 : 18-25), puis de celui-ci à l’univers d’Ari et d’Asoka (2009 : 25-32), après quoi on revient à Petites Cendres et à la révérende (2009 : 32-34), pour retrouver ensuite Ari et Asoka (2009 : 34-35). La première transition (2009 : 18) est indiquée par un point, une ponctuation forte : « [C]’est ainsi que Vénus pensait à Rebecca, elle serait invincible à travers elle. Tu es bien tôt dans mon église, mon poulet, dit la révérende Ézéchielle » (2009 : 18). La deuxième transition (2009 : 25) est indiquée par une virgule : « Petites Cendres s’endormit, et pourquoi Ari était-il ici au Guatemala, dans l’une des villes les plus surpeuplées de l’Amérique centrale, chancelant de fièvre » (2009 : 25). Les troisième et quatrième transitions (2009 : 32 et 34) sont indiquées par un « et » : « [C]e serait plus tard, quand Ari aurait depuis longtemps oublié sa fièvre, ne se souvenant plus déjà, peut-être, du père et de l’enfant dans cet hôpital d’un petit village où la pitié dévorante d’Asoka l’avait contre son gré entraîné, et Petites Cendres revit Timo comme au temps où il dansait sur les tables du Saloon Porte du Baiser » (2009 : 32); « Petites Cendres se secoua, croyant entendre le rire de Timo à son oreille, et Asoka savait qu’il avait déjà vu ce bébé et son père » (2009 : 34).

Ces transitions sont certes menues (un point, une virgule, une conjonction de coordination), mais elles constituent la manifestation la plus tangible, la plus certaine de l’intervention de la voix narrative. C’est dans ces transitions, en effet, que l’on peut entendre la voix narrative de la manière la plus sûre (même si elle est ténue). Nous avons vu comment, à l’intérieur d’un même groupe de personnages, la présence de la voix narrative demeure ambiguë, fuyante et insaisissable; dans les transitions, cependant, elle se révèle. Tant que la focalisation est maintenue à l’intérieur d’un même groupe de personnages, la narration peut sembler restituer le flux ininterrompu des pensées des différents personnages. Lorsque le changement de foyer opère en même temps un changement de groupe de personnages, il en va autrement. Car rien, dans la diégèse ou dans la réalité de l’univers fictionnel, n’explique qu’on passe de Vénus et de Rebecca à Petites Cendres et à la révérende ou de ceux-ci à Ari et à Asoka, et ainsi de suite : seule la voix narrative peut opérer le passage ou la transition d’un groupe à l’autre. On peut en conclure que les transitions sont bien le fait de sa présence et de son action, et ce, cette fois, sans ambiguïté. Si les pensées des personnages peuvent parfois, de manière indécidable, être attribuables à la voix narrative, il n’y a pas, ici, de doute possible : les transitions sont bel et bien de son fait. Une fois les transitions attribuées à la voix narrative, une fois, autrement dit, leur origine établie, se pose la question de leur sens. De fait, le lecteur est en droit de se demander quel lien existe entre le désir d’invincibilité de Vénus et la fuite de Petites Cendres vers la révérende Ézéchielle, qui justifie que l’on passe, sans transition ou presque (narrative, discursive, métaphorique), de l’un à l’autre. Quel lien unit, de même, le sommeil de Petites Cendres et les questionnements existentiels d’Ari?

Si des pensées peuvent être attribuées tant à un personnage qu’à un autre appartenant à un autre groupe, ce doit être que la frontière entre ces deux groupes n’est pas aussi étanche qu’il n’y paraît; plus précisément, ce doit être qu’un lien extradiégétique les unit. Cette liaison entre les différents groupes de personnages ne peut être effectuée que par la voix narrative, qui la produit pour mieux conférer un sens ou pour mettre en commun les histoires multiples et hétérogènes qu’elle raconte. Pourtant, cette mise en commun sur le plan diégétique ou narratif signale paradoxalement l’impossibilité de toute mise en commun sur le plan communicationnel ou discursif, comme je l’ai montré en décrivant le dialogisme intérieur chez Blais.

L’étude du fonctionnement du monologue narrativisé dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments a montré comment l’ambiguïté maintenue par cette technique narrative est exacerbée chez Blais, jusqu’à devenir un principe de composition. Dans La transparence intérieure, Dorrit Cohn soutient que, « [d]ans le monologue narrativisé, comme d’une manière générale dans tout récit focalisé, la référence constante à la troisième personne ne cesse de manifester la présence narratoriale; si discrète soit-elle. Et c’est cette identification à l’état d’esprit d’un personnage – car il ne s’agit pas d’identité – qui se trouve idéalement favorisée par cette technique. » (1981 : 136) Chez Blais, il y a non seulement identification, mais bel et bien, par moments, identité ou confusion totale entre la voix narrative et les personnages.