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Dans son livre Sahara : l’esthétique de Gilles Deleuze (2005), Mireille Buydens s’intéresse à la notion de forme dans la pensée deleuzienne. Le pli y est abordé comme « concept fondamental du statut théorique de la forme » (Buydens, 2005 : 138). Associé au baroque, il invite en effet un art dont l’« ambition n’est plus de représenter des formes mais bien de présenter des plis affectant des textures, par-delà les formes elles-mêmes » (ibid. : 139). Le pli, comme concept opératoire du baroque et préfigurateur de l’art moderne, se présente alors comme une modalité de création qui détourne l’idée de forme pour mettre l’accent sur un travail de la sensation, un travail sur les textures de la matière et sur les flux qui la traversent au-delà du sens qu’elle génère. Les liens sont évidents avec l’art haptique des peintres tels que Paul Cézanne ou Francis Bacon, qui ne cherchent pas à « imposer de direction péremptoire, de contours nécessaires, de narration implicite, mais bien [à] focaliser sur le travail souterrain des forces, [à] rendre visible le grouillement des flux sous le visage ordinaire des choses » (ibid. : 127). Le théâtre du XXe siècle, à l’instar de ce changement paradigmatique de l’art pictural qui a su passer de la figuration au travail brut des sensations, s’est également engagé dans un questionnement sur ses formes dites « classiques » ou « traditionnelles » pour expérimenter de nouvelles relations au cadre scénique et à la matière textuelle. La danse contemporaine, de son côté, inscrit ses fondements dans une « logique de la sensation » (Deleuze, 2002), une logique aisthétique (Després, 2000) qui « est de l’ordre de la non-reproductibilité, de la fugacité d’une situation vécue » (ibid. : 316) et dans laquelle, « lorsque le pli se substitue à l’écart, il n’y a plus de pré-vision d’un résultat mais sensation du processus dans lequel s’inscrit à chaque moment un projet » (idem). Le pli, comme concept opératoire dans la création, semble donc particulièrement pertinent pour le théâtre comme pour la danse, tous deux se caractérisant par une production éphémère et des espaces de partage de sensibilité.

Ainsi nous intéresserons-nous dans cet article à l’analyse d’un processus de création dans lequel nous avons mêlé nos expertises de metteure en scène de théâtre (Anne Sophie) et de danseuse contemporaine (Johanna) pour traverser ce que nous avons appelé une poïétique du pli. Nous examinerons comment, en pliant, dépliant et repliant de façon quasi obsessive une même matière, nous avons pu valoriser une logique aisthétique de la sensation basée sur le processus et non sur le résultat, le pli nous permettant de rester dans une forme jamais achevée et toujours en devenir, dans un informe venant brouiller les frontières de nos disciplines respectives. Des plis de la matière au déplié du sens, en passant par la fluence du pli, nous verrons comment nous avons pu laisser émerger une polyphonie résolument dynamique et en permanente reconfiguration tout en entrant dans un jeu énergétique du geste et de la voix à travers un travail rythmique perçu comme fluence[1].

Les plis de la rencontre : dans le sillon processuel de la découverte

Johanna et Anne Sophie : En décembre 2015, nous décidions d’aller ensemble en studio afin d’explorer un espace de création qui appellerait au métissage de nos disciplines[2]. Nous souhaitions, après trois autres collaborations[3], mieux comprendre la nature de nos échanges interartistiques et permettre de laisser émerger un terreau d’exploration fertile, au-delà de toute attente de production. Nous désirions valoriser l’inconnu, le doute et les chemins de traverse. Il nous importait d’observer quels questionnements notre rencontre danse / théâtre pouvait susciter, avec le désir toujours présent de trouver « le dévoilement d’un noyau commun à l’acte de danser et à l’acte d’énoncer », pour reprendre les mots du philosophe Michel Bernard (2001 : 135). En travaillant à nouveau ensemble, nous étions conscientes de nos ancrages de formation, de nos portes d’entrée privilégiées pour le travail en studio et de nos manières bien spécifiques d’appréhender le matériel artistique généré. Par ailleurs, nous nous reconnaissions également de nombreuses affinités artistiques. La danse et le théâtre ne puisent-ils pas en effet aujourd’hui à des sources similaires pour la création : mise en jeu de la corporéité et de ses instances fictionnaires, poésie de l’image, activation plurielle du sens et des sens, modulations de l’espace et du temps du réel et de l’imaginaire?

Au regard des oeuvres chorégraphiques et théâtrales contemporaines, la démarche que nous avions alors, soit aborder la création au-delà de toute catégorisation et de toute tentative de définition du matériel généré, fait écho à cette question posée par Laure Fernandez : « [Y] a-t-il, aujourd’hui, pour chaque art, en l’occurrence ici la danse et le théâtre, une définition qui tienne encore le coup? » (2008 : 76.) Ainsi, notre visée n’était pas tant de savoir si nous faisions de la danse dans le théâtre, du théâtre dans la danse ou de la danse-théâtre, mais bien d’accepter un informe disciplinaire ou une possibilité d’émergence hétéromorphe, dans une démarche poïétique axée sur le processus et non sur la finalité. Cette absence de pression de production nous stimulait et nous a permis de prendre le temps d’emprunter un chemin non tracé, suivant pas à pas le rythme même de la matière travaillée. Notre processus s’est ainsi élaboré en strates, allers-retours, points et contrepoints, dans une sorte de labyrinthe rhizomatique, en pliant, repliant et dépliant une matière en devenir traversée par des instances fictionnaires, réelles et de sensations. Gilles Deleuze le décrit bien : « Un labyrinthe est dit multiple, étymologiquement, parce qu’il a beaucoup de plis. Le multiple, ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons » (1988 : 5). Or, ce multiple, nous avons pu l’expérimenter non seulement dans des jeux de variations et de permutations constantes de la matière, qui nous guidaient dans les plis de motifs prolifères (que nous aborderons plus tard dans l’article), mais également dans les plis de nos ancrages disciplinaires, en reconnaissant des espaces de rencontre, de convergence et de friction de nos modes perceptifs. Nous avons donc peu à peu commencé à définir notre processus de création comme une poïétique du pli, le pli devenant notre modalité de travail, à la fois comme traitement opératoire de la matière et comme dynamique relationnelle, dans les espaces labiles de notre collaboration interartistique. Cette dualité d’une poïétique du pli semble résonner avec un courant de l’architecture moderne que Patrick Barrès appelle une architecture « fluide » : « Le pli devient ici un schème opératoire. Il permet de construire un espace fluide de lieux en lien, un espace de plis-sur-plis » (2007 : 55; souligné dans le texte). Ces nouvelles pratiques d’architecture fluide invitent également à penser « la rupture avec les normes instaurées, avec les modèles classiques de composition spatiale, avec les schèmes conceptuels traditionnellement dévolus à la forme en lien avec une hiérarchisation dans le champ de perception » (ibid. : 53) et remettent ainsi en question la manière même de travailler sur un projet :

La démarche de projet est reconsidérée. Elle valorise dans un volet expérimental une part d’indéterminé, d’improbable, de mobile ou de varié. Le chantier de recherches s’ouvre aux potentialités des matériaux, à une redéfinition des paramètres d’expériences, à des rencontres ou à des hybridations entre divers outils de conception, au jeu entre le modelé et le modèle

(idem).

De la même façon, notre démarche a été celle d’une formule laboratoire, expérimentale dans laquelle nous sommes entrées avec une approche origamique de la création. Cette poïétique du pli nous a éloignées de la linéarité, du consensuel, pour nous emmener dans le complexe, le multiple, le polyphonique et l’inachevé permanent de la forme. Nous abordions alors le pli dans son organicité, le pli organique étant « toujours composé, croisé, indirect » (Deleuze, 1988 : 14). Les « germes » de notre proposition ont ainsi constitué un « pli formatif intérieur » (ibid. : 11) qui a pu se développer parallèlement au processus, dans une approche sensible du geste et de la voix.

Les plis de la matière : logique aisthétique de la sensation

J. et A. S. : Le point de départ de notre aventure était très ténu : l’idée d’un espace, une chambre, puis un carré de tissu, un drap. Tout fut ensuite possible. La prémisse de recherche a donc été très simple : nous avons élaboré six postures sur le drap, bribes de réel possible lors d’une nuit d’insomnie. Nous avons appelé cela les « germes » de notre travail, c’est-à-dire ce par quoi la proposition allait pouvoir ensuite émerger et se développer. À ce moment nous n’avions pas de texte. Le geste a été notre première porte d’entrée et c’est d’abord par le corps que s’est révélé un imaginaire propre à l’espace de la chambre.

J. : C’est ainsi que la proposition, une improvisation structurée, commence en silence. Je suis étendue sur un drap, au sol. Sur le dos, les mains posées sur mon ventre et les yeux fermés, je fais la morte. Puis se succèdent cinq autres positions, avec de longues pauses entre chacune d’elles : en petite boule sur le côté gauche; une planche en équilibre sur toute la tranche du côté droit du corps; sur le ventre, bas des jambes replié et flottant dans les airs; sur le dos, jambe gauche repliée, bras ouverts et, enfin, assise en tailleur. Les transitions entre chaque position sont simples, directes. Ces six positions sont par la suite répétées deux autres fois en boucle et se complexifient peu à peu grâce à des nuances et variations rythmiques ainsi qu’à des ajouts de petits signes de mains, de mots également, jetés sur le moment, donnant une lecture plurielle de chaque image proposée. Ensuite, le tout continue de se réitérer, mais jamais de façon identique. Alors que la proposition avance, elle trouve le fil de son développement dans sa prolifération même. Elle s’accélère jusqu’à perdre toute logique d’enchaînement. Les repères spatiaux se brouillent. Je joue sur les multiples directions de chaque position. Elles deviennent seulement des passages dans lesquels ce sont les élans qui comptent, les jeux de résistance et d’abandon à la gravité, jusqu’à la possibilité de me mettre enfin debout et d’explorer les possibles de la verticalité et de la chute.

A. S. : Voilà un prolongement direct de ma démarche artistique telle que je la définissais dans le cadre de ma maîtrise :

Ébauchée sur du temps, l’image scénique ne se réalise jamais pleinement, ne se fige pas dans une forme fixe : elle se fait et se défait sans cesse, elle glisse, se transforme et passe inéluctablement – comme le temps qu’elle étire, effeuille et retarde dans le jeu des instants, mais qu’elle n’arrête pas

(Rouleau, 2007 : 38).

J. et A. S. : Par ailleurs, si « le mouvement “formel” est, dans le monde de la danse contemporaine, un mouvement qui n’est pas “vécu de l’intérieur” mais qui semble produit de l’extérieur » (Després, 2000 : 111), nous nous situions certainement en dehors d’une approche formelle pour saisir les impulsions intérieures à la source du geste, délaissant une logique du résultat pour investir pleinement une logique du processus. Nous entrions dans ce qu’Aurore Després nomme « un geste aisthétique » (ibid. : 543), un geste qui « apparaît dans une logique de l’“avec”, du “suivre”, de l’“accompagner”, du devenir-avec » (idem). Cette logique du geste aisthétique demande une écoute permanente des sensations, mais aussi d’être dans un lâcher-prise de la volonté pour laisser advenir la possibilité d’une découverte. Comme Després le mentionne encore : « Par cette logique aisthétique, l’être humain ne se place plus “en face” du monde mais dans le monde : in situ. Il ne lutte plus ou ne s’approprie plus le monde, il se plie avec lui, il s’y plie » (ibid. : 312) pour « réaliser un pli singulier avec le monde » (idem).

J. : De l’intérieur, comme interprète, j’avais l’impression d’être dans ce que Cécile Fleuriet nomme la « prolifération des motifs du vivant » (2013) : « Au fil des répétitions aléatoires, les motifs installés s’enchevêtrent les uns aux autres autour d’une trame qui suggère l’idée d’un ensemble organique et prolifique qui semble s’étendre à l’infini » (ibid. : 4) (figure 1[4]). Tout comme le baroque « courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli selon pli » (Deleuze, 1988 : 5), notre proposition pouvait à chaque fois ne jamais se terminer :

Se divisant sans cesse, les parties de la matière forment de petits tourbillons dans un tourbillon, et dans ceux-ci d’autres encore plus petits, et d’autres encore dans les intervalles concaves des tourbillons qui se touchent. La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans vide, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps si petit soit-il, contient un monde, en tant qu’il est troué de passages irréguliers, environné et pénétré par un fluide de plus en plus subtil, l’ensemble de l’univers étant semblable à un étang de matière dans lequel il y a différents flots et ondes »

(ibid. : 8).

Tout comme le fait Fleuriet dans son processus de création en art visuel, je me mets chaque fois « en quelque sorte dans la peau d’un organisme en construction, c’est-à-dire [de] quelque chose qui prend petit à petit vie sous mes yeux (à l’intérieur de moi) à force de répétitions, de divisions cellulaires, de prise d’espace, de retour sur [m]oi » (Fleuriet, 2013 : 7).

A. S. : De mon côté, je vois également toutes sortes d’images : un papillon, une vieille sur son lit, un mort, l’absence de quelqu’un, une amoureuse éperdue, une enfant égarée, une lutte, un abandon, un envol, un effondrement… Ainsi l’écrivais-je déjà pour mon spectacle Passages :

À défaut d’indiquer un sens, le spectacle entend générer une incessante production de micro-récits, comme autant d’échos ou de reflets […] : reflets d’images, d’histoires ou de « sens », miroitant dans l’imaginaire du spectateur […]. En tant qu’écho, le sens n’est jamais que fragmentaire, l’histoire parcellaire, l’image éphémère. Changeants et infinis, les échos surgissent précisément de ce que le spectacle ne prend pas la peine de se construire en récit

(Rouleau, 2007 : 15; souligné dans le texte).

J. et A. S. : Avec cette production infinie d’instances fictionnaires et de sensations, nous nous sommes engagées dans un jeu polyphonique afin de déplier les possibles lectures de la proposition. Nous avons démultiplié les points de vue dans un principe d’hétérogénéité et de connexion propre au rhizome deleuzien; pour reprendre les mots de l’architecte Greg Lynn : « s’il y a un seul effet produit dans l’architecture du pliage, [c’est] l’habileté d’intégrer des éléments disparates dans une nouvelle mixture continue » (traduit dans Roy, 2015 : 31).

Déplier le sens : la polyphonie

J. et A. S. : Aussi, à cette danse improvisée autour de motifs repères se sont mêlés peu à peu des bribes de paroles, des extraits des premières pages de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme (1966) et des mots émergeant du processus d’interprétation de la proposition. Nous tentions alors de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, entre l’art et la vie, dans la lignée des artistes de la performance et des avant-gardes. Si le geste a permis d’ouvrir notre espace créatif, l’arrivée du texte de Ducharme s’est faite dans un deuxième élan, comme une possibilité de trouver des échos dans l’univers que nous avions progressivement dessiné, non comme une quête d’encadrement narratif ou signifiant, mais comme un élément pris pour son « pouvoir d’induction imaginaire » (Bernard, 2001 : 128). Bernard nous le rappelle :

Un texte n’est pas une réalité monolithique, mais une construction complexe, sédimentée ou, comme l’a écrit Barthes, feuilletée : en tant que processus et produit linguistique, il constitue une sorte de « tissu » dont la trame à la fois entrelace plusieurs fils, se déploie et s’enrichit par l’enchevêtrement de strates hétérogènes

(ibid. : 126).

Ainsi, nous avons laissé infuser le texte de Ducharme à travers plusieurs improvisations dans lesquelles Johanna reprenait des passages entiers à haute voix, pour les délaisser peu à peu et n’en garder qu’une essence – des mots, des images, des formulations; à partir de L’avalée des avalés et de ce que ce texte suscitait dans notre imaginaire – associée aux figures qui avaient déjà émergé dans le corps. Il nous a semblé intéressant de construire des couches de lectures ouvrant des espaces de dialogue entre le réel et la fiction, entre une forme de récit et la sensation. Aussi, malgré la nature solitaire de l’improvisation, nous sommes entrées dans un jeu de polyphonie que Mikhaïl Bakhtine décrit comme un principe de composition permettant à la matière textuelle de représenter « non pas un point de vue unique, mais plusieurs points de vue entiers et autonomes » (1998 : 48).

J. : Au cours de la proposition, j’accepte ma posture aléatoire. Je suis moi-même, interprète en train de décrire ce que je fais au moment présent. Je suis une personne âgée, habitée par les fantômes de son passé. Je suis une adolescente, en proie à ses effusions amoureuses. Je me parle à moi-même dans des murmures à peine audibles. Je hausse le ton pour m’adresser à un être absent, imaginaire. J’interpelle directement le public, l’invitant à faire partie de mon monde. La polyphonie se met par ailleurs en place dans une mise en contraste des espaces du geste et des espaces de la parole. Je me permets en effet, tout au long de la proposition, de mettre en friction ces instances de jeu, en créant des oppositions de sens, comme dire « Je ferme les yeux » en regardant devant moi avec précision, ou encore évoquer la présence d’un papillon en m’écrasant sur le plancher, ventre face au sol. Je suis ainsi dans un monologue intérieur qui laisse place à un « désordre émotionnel ou cognitif » (Patrice Pavis, cité dans Guay, 2010 : 20), comme l’indique justement Hervé Guay en prolongeant la réflexion de Patrice Pavis :

[L]’être humain n’est généralement plus présenté comme doté d’une conscience unifiée au départ, mais paraît plutôt pourvu d’un moi clivé entre des instances irréconciliables. […] La multiplicité des voix qui se font entendre à l’intérieur d’une même conscience, voire la concentration de tous les fils de la narration entre les mains d’un seul personnage, échappe au logocentrisme, rendant le destinataire du texte dramatique dépositaire du sens à donner à ce « dialogue intériorisé, formulé en “langage intérieur” »

(ibid. : 20-21).

Les propos de Guay concordent ici avec la démarche très subjective que nous mettions en place dans mon processus d’improvisation :

Adieu! la conception du spectacle comme objet fini, le dogme de l’homogénéité esthétique, la séparation entre l’art et la vie, le personnage comme entité stable, etc. En s’attaquant aux règles de la tradition dramatique, certains créateurs produisent, dans l’énonciation de la fiction, des échancrures par lesquelles la subjectivité des interprètes peut s’immiscer et, ce faisant, les sources d’émission du propos sont multipliées

(Guay, 2010 : 18).

À travers le filtre de ma subjectivité d’interprète, la proposition ne cesse ainsi de se construire par un jeu de multiplication des points de vue – mais dans une même énergie – travaillant le dessaisissement permanent d’un territoire en construction dans un flux continu de sensations. La polyphonie s’inscrit alors dans une seule logique : celle de l’organicité du flot de ma pensée et de mes sensations, qui m’invite à passer d’un élan à un autre dans des mises en relation parfois insondables. L’improvisation répond à la continuité de la matière que le pli suggère en donnant du relief à la proposition tout en restant fluide, car, comme le mentionne Després, « le pli n’est ni un trou (catégorie de la séparation), ni même surface lisse (catégorie de l’union), et échappe à l’alternative. Comme texture, il donne la pluri-dimensionnalité de la matière et sa mouvance. La caractéristique d’un pli est de changer, d’être lui-même fluide » (2000 : 310). Chaque fois que je commence la performance, j’entre dans un courant qui n’est jamais tout à fait le même ni tout à fait autre, mais qui m’emporte sur un trajet fait de vagues, de détours sinueux et de chutes, dans un flot incessant. Cette fluidité, qui nous permet d’entrer dans une logique du continu, est aussi l’élan, ou le « ressort de la matière » dont parle Deleuze (1988 : 10), qui a su conduire le travail du geste et de la parole dans une logique aisthétique de la sensation :

Dans la logique aisthétique de la sensation où il n’y a plus d’écart, le mouvement comme la perception retrouve une extrême fluidité et se déplie selon une logique processuelle c’est-à-dire en prise avec « ce qui advient ». Entre la sensation et le mouvement, il y a un pli, il n’y a plus un trou. Le pli ne suppose aucun écart et, en même temps, exprime cette possibilité de différenciation […] entre deux parties qui restent en même temps connectées

(Després, 2000 : 310).

J. et A. S. : La connexion d’éléments apparemment disparates a été une préoccupation constante du processus. En effet, devant l’hétérogénéité et l’évanescence de la matière mouvante que nous étions en train de voir émerger, nous portions un intérêt particulier à l’organisation de l’ensemble, dans l’acceptation, voire la valorisation d’une dialogique ordre / désordre. Nous ne cherchions pas une linéarité narrative, mais une cohésion des images traversées. Le « labyrinthe du continu », tel que décrit par Deleuze, a trouvé ici une résonnance particulièrement vivante avec notre démarche et notre recherche :

Un corps flexible ou élastique a encore des parties cohérentes qui forment un pli, si bien qu’elles ne se séparent pas en parties de parties, mais plutôt se divisent à l’infini en plis de plus en plus petits qui gardent toujours une certaine cohésion. Aussi le labyrinthe du continu n’est pas une ligne qui se dissoudrait en points indépendants, comme le sable fluide en grains, mais comme une étoffe ou une feuille de papier qui se divise en plis à l’infini ou se décompose en mouvements courbes

(Deleuze, 1988 : 9).

Or, c’est le travail du rythme – comme principe de composition, mais surtout comme fluence – qui nous a permis de véritablement saisir notre engagement dans ce labyrinthe du continu.

La fluence du pli : le rythme

J. et A. S. : Dès le début de notre processus de recherche-création, nous nous sommes livrées à une exploration très libre des possibilités du mouvement à partir de nos six postures de base, en jouant avec les paramètres de poids, d’espace et de temps. La temporalité s’est avérée un champ d’expérimentation fertile par des jeux d’accélération et de décélération, de suspension, d’arrêt, de juxtaposition, de fragmentation, de simultanéité, etc. Cela a créé une dynamique de développement et d’altération permanente du geste, dans une perspective résolument chorégraphique nous permettant d’aborder le temps à la fois comme « un enjeu, un défi, une matière, un outil, une piste, un partenaire, un inconnu » (Fontaine, 2000 : 5). Nous étions alors très loin d’une conception traditionnelle du rythme qui met l’accent sur une structure métrique, ordonnée; nous étions davantage dans une pluralité et une instabilité des temporalités, qui nous ont menées vers une composition polyphonique dans laquelle le rythme n’est ni un schéma préexistant ni une forme surimposée à une oeuvre : « [il] n’est plus, même si certains délettrés ne s’en sont pas aperçus, l’alternance du pan-pan sur la joue du métricien métronome » (Meschonnic, 2001 : 248). Ce travail nous a permis de revisiter la pensée d’Henri Meschonnic, qui aborde le rythme comme fluence, c’est-à-dire comme élément fluide, en perpétuelle transformation :

Plutôt que de rabattre la notion de rythme sur un schéma fixe, préétabli et quantifiable, il [Meschonnic] en propose une définition comme continu, comme fluence, selon une conception héritée d’Héraclite, et redécouverte par Émile Benveniste. En examinant les textes présocratiques, Benveniste a effectivement constaté que rhuthmos n’y est pas associé au va-et-vient de la mer, mais signifie plutôt la « forme distinctive, [l’]arrangement caractéristique des parties dans un tout » ou encore, la « manière particulière de fluer », les « dispositions » et les « configurations […] résultant d’un arrangement toujours sujet à changer »

(Émile Benveniste, cité dans Rouleau, 2007 : 41; souligné dans le texte).

Puisque nous jouions, dans notre proposition, avec des éléments récurrents, revisités en boucle ou dans un processus d’émergence aléatoire, nous sentions effectivement l’importance des transitions, des liens entre chaque élément, de leur disposition, de leur communication, de la fluidité du passage de l’un à l’autre, car, pour reprendre les mots de Deleuze et Guattari : « Il y a rythme dès qu’il y a passage transcodé d’un milieu à un autre, communication de milieux, coordination d’espaces-temps hétérogènes » (1980 : 384). Si chaque moment ressemblait à une esquisse pouvant s’affranchir d’une quête de sens au préalable, c’est finalement par le rythme que pouvait advenir une construction et une déconstruction d’un espace signifiant en perpétuel devenir. Or, dans ce jeu de passage que le rythme suscite, c’est notamment la répétition qui nous a permis de créer des espaces de reconnaissance afin de donner de la texture et du relief à un écoulement perpétuel du temps. En répétant des gestes ou en faisant ressurgir des images, nous créons des correspondances, des échos, des réponses à des questions laissées en suspens; par la répétition, nous jouons à la mise en dialogue du passé, du présent et du futur, dans une actualisation constante de la mémoire. Nous donnons à voir la construction de la proposition au moment même où elle se fait. Le processus d’improvisation se dévoile au fur et à mesure, guidant les besoins internes de la matière. Il s’agit ici de suivre les impulsions d’« un processus complexe de variations fluantes et de rapports fluctuants, une dialectique irrésolue où des ressemblances produisent des différences » (Rouleau, 2007 : 47; souligné dans le texte). Le théâtre de la répétition de Deleuze nous semblait, en ce sens, faire écho à nos préoccupations :

Le théâtre de la répétition s’oppose au théâtre de la représentation, comme le mouvement s’oppose au concept et à la représentation qui le rapporte au concept. Dans le théâtre de la répétition, on éprouve des forces pures, des tracés dynamiques dans l’espace qui agissent sur l’esprit sans intermédiaire, et qui l’unissent directement à la nature et à l’histoire, un langage qui parle avant les mots, des gestes qui s’élaborent avant les corps organisés, des masques avant les visages, des spectres et des fantômes avant les personnages – tout l’appareil de la répétition comme « puissance terrible »

(Deleuze, 2003 : 19).

On verra dans ces mots l’ancrage énergétique de la répétition – et donc du rythme –, ce qui fait écho à ce que Laurence Louppe écrit au sujet du travail chorégraphique : « Le rythme implique une transformation profonde de la matière, une perturbation dynamique des substances et des énergies » (2004 : 158). Évoquant le travail de Rudolf Laban et d’Émile Jaques-Dalcroze, elle montre bien comment le rythme s’inscrit dans la tonicité même du corps qui module en permanence sa texture et son rapport à l’espace dans des jeux de contraction et de relâchement musculaire. Dans ce modelage du rythme, c’est bien la nuance des états, « l’augmentation ou la diminution de la texture musculaire et nerveuse, que la moindre crispation, le moindre passage émotif travaille, fait vibrer ou effondre » (ibid. : 159), qui ouvre tout un champ de possibles expressifs. Dans notre processus de recherche-création, les jeux de tonicité ont été au coeur de nos expérimentations et ont nourri fortement l’imaginaire rattaché à la chambre.

J. : Tout au long de la proposition, je varie mes intensités toniques. Je me dépose sur le plancher. Je le repousse. Je m’y effondre. J’abandonne toute force et cherche la légèreté, l’évanescence de ma présence. J’effleure mon bras avec ma main, ou je l’attrape fermement et le repousse. Je suis dans la résistance de ce contact, ou je l’accepte et l'accompagne. Ces nuances d’engagement musculaire me font varier ma relation avec moi-même et à ce qui m’entoure, et rythment le flot de mes élans.

J. et A. S. : Le rythme, comme modulateur de la matière sensible, renvoie à la notion de flow développée par Laban, ce qui nous ramène à la pensée de Meschonnic :

La traduction de « flow » par flux, que [nous] préf[érons] à celles, données généralement, d’« énergie », ou même, plus intéressante, d’« intensité tonique », renvoie à la notion de « fluer » qui est si importante dans la pensée de Laban, puisque pour lui tout est de l’ordre du flux dans l’univers : le flux est la qualité avec laquelle le poids se décline

(Louppe, 2004 : 160).

De même, si, pour Laban, le flux traverse toute chose, c’est décidément la fluence propre à une poïétique du pli qui nous a guidées dans les dédales de notre désir de rencontre interartistique, vers ce que nous appellerons une logique du continu dansethéâtre, à l’instar du labyrinthe du continu de Deleuze. C’est ainsi que la notion de pli a nourri notre désir premier de recherche, soit de trouver des pistes pratiques et théoriques liées au « dévoilement d’un noyau commun à l’acte de danser et à l’acte d’énoncer » (Bernard, 2001 : 135) (figure 2), comme nous le mentionnions en début d’article.

Figures 1 et 2

Esquisses de Marie-Eve Fortier réalisées pendant la résidence de création de Johanna Bienaise et Anne Sophie Rouleau à l’Agora de la danse, Montréal, juin 2016.

-> Voir la liste des figures

Le pli interartistique ou la logique du continu dansethéâtre

J. et A. S. : Tout au long de notre processus, nous avons cherché l’espace le plus juste possible entre le geste et le texte. Il s’agissait de trouver un point de rencontre des deux paradigmes où ceux-ci répondraient à une même logique sans que le geste soit proprement « chorégraphique » ou le texte soit proprement « théâtral ». De nombreuses questions nous traversaient, faisant écho à celles posées par Lucille Toth :

Danser « juste ce qu’il faut ». Est-ce à dire que lorsqu’il y a implication textuelle sur scène, le texte se suffit et ne nécessite que peu de redoublement par le geste? La danse et la littérature doivent-elles s’harmoniser absolument, s’équilibrer? Qu’est-ce que « trop » danser engagerait ou soustrairait au texte dit?

(2015 : 18.)

Face à ces interrogations, le traitement de la matière par le pli nous a permis de laisser le texte prendre peu à peu sa place dans le geste, et le geste, dans le texte. Nous abordions, entre autres, la production de texte comme un « acte corporel d’énonciation » (Bernard, 2001 : 133), c’est-à-dire comme « la production matérielle de simulacres scripturaires appelés à devenir phoniques et résonner par le jeu de profération vocale de la parole » (idem). Le geste et le texte pouvaient alors s’unir dans un même élan porté par une attention permanente aux sensations, à la relation à l’espace et à un imaginaire en action. Il s’agissait de faire se rencontrer le geste et le texte dans une « double implosion simultanée » (ibid. : 134) produisant « un ensemble saturé par un tissu de réseaux, de combinatoire et de flux » (idem). Ce même élan geste / texte renvoie aux propos de la chorégraphe Catherine Gaudet, qui mentionnait, lors d’une rencontre avec le metteur en scène Jérémie Niel en mai 2016[5], que la justesse de ses interprètes se révélait dans ce qu’elle voyait comme un état de « possession » dans lequel les performeurs semblent être animés par une force qui les dépasse. Nous ressentions de notre côté cette « possession » comme un lâcher-prise, un état de non-jugement dans la performance qui permet à l’interprète d’être à la fois agi et agissant, de se laisser traverser par des états qui guident ses choix en étant à l’écoute de ses sensations, dans une logique aisthétique. Il devient alors davantage « passeur » plutôt que danseur ou comédien, pour reprendre une expression de Claude Régy. Ses paroles résonnent bien avec ce que nous explorons dans notre recherche : « Il faut toujours être à la fois dans le temps d’avant, dans celui d’après, dans aucun temps, dans aucun lieu. On ne doit pas être arrimé dans une chambre, dans une cuisine. On doit pouvoir se transporter dans les airs » (1998 : 121). Nous cherchons ainsi à ce que le temps de la parole et de la sensation se rencontrent, et à ce que la parole devienne sensation.

Dans la conjugaison du souffle et du mouvement, la capacité du corps doit s’intégrer à l’exigence du rythme du texte et inversement. La respiration nécessaire à la projection orale du texte force le danseur à diminuer son jeu pour donner de l’espace à la voix; cette voix qui limite le corps et qui pourtant se fait enfin entendre […]. La respiration y devient son, le silence peut rythmer les danses. Les mots aussi

(Toth, 2015 : 18-19).

En approchant la rencontre du geste et du texte par le biais de l’élan, du son, du souffle et de la sensation, c’est-à-dire par une corporéité traversée par le présent de la profération – une profération traversée par l’impulsion du geste –, le jeu de la création s’ouvre, se plie et se démultiplie. Tout l’espace des possibles s’agrandit. Les relations entre sens et sensations, de même qu’entre matériaux textuels et gestuels, foisonnent. Il n’y a plus d’opposition, de fragmentation, de séparation entre les différents éléments de l’oeuvre ou, comme l’a écrit Meschonnic : « quand on oppose intérieur et extérieur, l’imaginaire et le réel, cette évidence apparemment indiscutable […] empêche de penser que nous ne sommes que leur rapport » (2001 : 253). Nous avons tenté au contraire d’accueillir et d’embrasser le continu, la fluidité des passages, donnant naissance à une heccéité comprise comme « un mode d’individuation spécifique qui constitue une individualité nouvelle par la connexion d’éléments hétérogènes » (Buydens, 2005 : 81). Or, comme le précise encore Buydens : « L’heccéité, qui, soulignons-le, n’est pas une forme, est définie par Deleuze comme un rhizome, une ligne qui enserre, réunit et distingue par son tracé un ensemble d’éléments hétérogènes, créant ainsi une entité inédite et toujours mouvante » (ibid. : 82). Aussi, sans vouloir proprement échapper à la forme, nous l’avons sans cesse remise en question, dès son émergence, par le pli, le repli et le déplié de la matière. C’est par le pli qui déforme, reforme et infléchit la forme, que nous avons trouvé l’interstice interdisciplinaire dans lequel nous immiscer, préférant les contours ambigus, brouillés, et les élans hétérogènes à la clarté d’une ligne ou d’une narrativité continue. C’est ainsi qu’à travers la fluidité propre à notre poïétique du pli, nous avons pu entrer dans un labyrinthe du continu dansethéâtre, ouvert au « passage à l’illimité, au déplacement et non à l’effacement des frontières, à la tension immanente à la sensation et non à une simple transversalité interartistique » (Bernard, 2001 : 133). Cet effacement des frontières et ce déplacement n’ont pu se faire que dans la liberté d’un processus sans contrainte de résultats, un positionnement quant à la possibilité de se perdre dans une recherche sans trop de balises, un lâcher-prise concernant une nécessaire productivité, laissant la nature même du processus [in]former la matière qui surgit.