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INTRODUCTION

Le Canada est un pays de plus de 36 millions d’habitants dont 1,7 million s’identifient eux-mêmes comme Autochtones, soit membres des Premières Nations, des Inuits ou de la Nation métisse (Statistique Canada, 2016). La population autochtone est la plus jeune au pays et celle dont la croissance est la plus rapide. Le Canada abrite des cultures autochtones qui se sont développées au cours de milliers d’années (les plus récentes recherches indiquent une présence remontant à 20 000 ans (Bourgeon, Burke et Higham, 2017)), s’exprimant dans au moins 70 langues aussi distinctes que l’est le français du mandarin. Il est un euphémisme de dire que les relations entre les Autochtones et les Canadiens d’origine européenne ont été souvent troublées depuis la rencontre entre ces deux mondes. L’heure est à la réconciliation. Le chemin est long et ardu, mais il s’agit d’un devoir moral dont on ne peut se défiler. En tant que composante du gouvernement fédéral, à qui revient une responsabilité constitutionnelle à l’égard des Autochtones, Bibliothèque et Archives Canada (BAC) a le devoir de s’investir dans l’effort de réconciliation. Nous présentons dans ce texte les principes qui sous-tendent cette démarche et le contexte qui a mené à ce changement de perspective.

1. Des relations troublées entre les Autochtones et les Canadiens d’origine européenne

Au Canada, la relation légale actuelle entre les Autochtones et les non-Autochtones est fondée sur un cadre juridique datant de la Proclamation royale de 1763 qui a ouvert la porte à la négociation de traités territoriaux avec les premiers habitants du territoire.

Déterminante pour la dynamique de ces relations est la Loi sur les Indiens, loi hautement discriminatoire, adoptée en 1876, qui s’applique aux Premières Nations et qui, bien que révisée en profondeur en 1951 et 1985, demeure dans l’ensemble la même. Cette loi regroupe des textes législatifs plus anciens, aux titres aussi révélateurs que l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province (1857) ou l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages (1869).

La relation entre les colonisateurs européens et les populations autochtones peut être décrite comme un effort continu d’assimilation et d’acculturation, de limitation de leurs droits et d’accaparement de leurs territoires et ressources. Comme le soulignait en 2015 Beverley McLachlin, alors juge en chef de la Cour Suprême du Canada : « In the buzz-word of the day, [it was] assimilation ; in the language of the 21st Century, [it is] cultural genocide. » (McLachlin, 2015, p. 7)

Le cas des pensionnats autochtones est l’exemple le plus dramatique de cette volonté d’acculturation et d’assimilation. Au total, 150 000 enfants ont été retirés de leurs communautés pour être « placés » dans les pensionnats où on leur a enseigné que leurs cultures et leurs langues étaient honteuses et barbares afin de les européaniser et de les christianiser (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015b, p. 3). Des générations successives de jeunes Autochtones – rappelons que les premiers pensionnats ont été ouverts dans les années 1820 et que le dernier pensionnat a fermé en 1996 – ont souffert d’abus physiques, sexuels et émotionnels dont l’impact sera ressenti pour longtemps.

Le gouvernement fédéral a signé, en 2007, un accord avec les victimes survivantes des pensionnats, ouvrant ainsi la porte à des compensations et à la création de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Il a également offert des excuses publiques en 2008. En 2015, la Commission a tenu son événement de clôture à Ottawa et a présenté son rapport renfermant 94 appels à l’action ou recommandations visant à raffermir la réconciliation entre les Canadiens et les peuples autochtones (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015a).

Il serait trop long dans le cadre de cet article de décrire tous les aspects troublants de la relation entre les peuples autochtones et les Canadiens de descendance européenne. Citons, parmi plusieurs autres exemples possibles, le système des laissez-passer (Pass System), qui limitait le mouvement des Autochtones hors de leurs réserves – et dont l’esprit était analogue au système des Townships mis en place en Afrique du Sud pour contrôler la population noire (Barron, 1988) –, la rafle des années 1960 (Sixties Scoop), lors de laquelle des milliers d’enfants vivant dans des conditions jugées difficiles, mais qui n’étaient pas orphelins, ont été retirés de leur famille et donnés en adoption à des familles non autochtones (Sinclair, 2007), ou encore les femmes autochtones disparues et assassinées, qui sont largement surreprésentées parmi les Canadiennes victimes d’homicide (Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, 2019). Il s’agit ici des cas les mieux documentés, mais ils ne sont que la pointe de l’iceberg colonialiste.

2. Les rôles institutionnels : la participation de Bibliothèque et Archives Canada à l’effort de réconciliation

BAC est désireuse de contribuer à la réconciliation et ses employés sont engagés dans cette démarche qui est aussi personnelle. Nous avons développé un programme de sensibilisation aux cultures autochtones destiné à nos employés afin de nous assurer que toutes et tous ont une connaissance suffisante de ce qui est arrivé, ainsi que des conséquences actuelles, afin qu’ils mesurent l’impact de leurs gestes lorsque leurs fonctions les amènent à échanger avec des Autochtones ou à travailler avec des documents relatifs aux Autochtones.

Mais nous voulons davantage. Ce que nous préservons dans nos chambres fortes appartient à tous les Canadiens. Notre plus cher désir est que ce précieux matériel soit utilisé, connu et reconnu afin de poser les fondements d’une connaissance de soi, de sa famille, de sa communauté et de sa nation. Sur ces bases, nous pourrons réellement entreprendre un dialogue ouvert et respectueux.

Les principes de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, en particulier ceux touchant la préservation, la revitalisation, le développement et la transmission des langues, histoires et traditions orales, affirment l’importance de la consultation, de la coopération et du consentement des peuples autochtones dans le contrôle et la protection des savoirs traditionnels et des expressions culturelles (Organisation des Nations Unies, 2008). Les principes Joinet-Orentlicher, qui y sont associés, insistent notamment sur le droit de savoir, ainsi que sur le droit à la justice et à la réparation (Organisation des Nations Unies, 2005). Ces principes nous animent.

Ces droits reconnus internationalement incluent ceux des victimes et des survivants d’atteintes aux droits humains. À travers la préservation et l’accès à l’information, BAC soutient le droit inaliénable des peuples autochtones de connaître la vérité sur ce qui est arrivé. C’est ainsi que, dans le cadre de la Commission de vérité et réconciliation, nous avons facilité la recherche en rendant les documents disponibles et en procédant à leur reproduction. En trois ans, nous avons numérisé plus de 1,5 million de pages, répondu à des centaines de questions de référence à haut niveau de complexité et de sensibilité et mis des locaux à la disposition du projet à Ottawa, à Winnipeg, à Vancouver et à Halifax. Ces documents sont disponibles pour consultation au Centre national pour la vérité et la réconciliation situé à Winnipeg, au Manitoba.

Par ailleurs, les droits des peuples autochtones sont reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette dernière « reconnaît » et « confirme » les « droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada. » Ceci inclut les « Indiens, les Inuit et les Métis du Canada » (Loi constitutionnelle de 1982, partie II, article 35, paragraphe 12 [1 et 2]). De ce fait, BAC collabore étroitement avec les communautés autochtones qui ont entrepris des démarches visant des revendications territoriales.

Toutefois, l’appel à l’action 69 du rapport de la Commission de vérité et réconciliation enjoint BAC à aller encore plus loin. La Commission demande à BAC :

  1. d’adopter et de mettre en oeuvre de façon intégrale la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et les « Principes Joinet-Orentlicher » des Nations Unies, plus particulièrement en ce qui touche le droit inaliénable des peuples autochtones de connaître la vérité sur les violations des droits de la personne commises à leur endroit dans les pensionnats et sur les raisons pour lesquelles une telle situation s’est produite  ;

  2. de veiller à ce que les fonds documentaires liés aux pensionnats soient accessibles au public  ;

  3. d’affecter plus de ressources à l’élaboration de matériel pédagogique et de programmes de sensibilisation du public sur les pensionnats. (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015a, p. 10)

Nous sommes engagés et nous accélérerons la cadence en nous ouvrant plus encore aux préoccupations des peuples autochtones en matière de culture, de langue et d’accès aux documents les concernant. En effet, près de 15 millions de dollars ont été octroyés à BAC pour soutenir les langues et les cultures autochtones. Nous avons mis sur pied deux initiatives, l’une consacrée à la numérisation des documents conservés à BAC relatifs aux Autochtones, l’autre au soutien à la numérisation des enregistrements en langue autochtone conservés au sein des communautés (Bibliothèque et Archives Canada, 2018b).

Pour rendre possible et donner une plus-value à ces initiatives, nous nous appuyons sur trois piliers.

Premièrement, BAC a invité des représentants de communautés, d’organisations et du milieu académique autochtones à nous offrir des conseils et des commentaires, ainsi qu’à nous aider à créer des liens avec les collectivités locales. Ces représentants donnent une voix aux différentes cultures et réalités des peuples autochtones au sein d’un Cercle consultatif, dont la composition reflète la diversité constitutive des communautés autochtones : sages ou Elders, gardiens des savoirs traditionnels ou Knowledge Keepers, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes (Bibliothèque et Archives Canada, 2018a). Nous avons consulté le Conseil national des Métis, l’Assemblée des Premières nations et l’Inuit Tapiriit Kanatami sur cette approche.

Ce Cercle oriente nos décisions en matière de patrimoine autochtone. BAC profite de la connaissance et de la sagesse de ses membres pour offrir des produits et services qui répondent vraiment aux besoins des communautés autochtones. Ses membres sont aussi des passerelles vers leurs communautés. Dès sa première rencontre, le Cercle a étudié les projets et leur a donné leur forme finale afin que nous puissions nous mettre en branle. Nous avons aussi développé avec ses membres un plan d’action autochtone afin d’inscrire notre démarche dans le long terme, puisque nos efforts ne seront pas un feu de paille.

Ce n’est qu’un début, mais il s’agit d’un exemple concret où la réconciliation est à l’oeuvre de même que la décolonisation de nos relations avec les communautés autochtones. Nous ne sommes pas les apôtres de consultations stériles où l’opinion de l’autre est entendue, mais où nous restons sur nos positions. Ce dialogue repose sur des valeurs de respect, de transparence et d’ouverture réelle aux partenaires autochtones.

Deuxièmement, nous avons créé des postes dans les collectivités autochtones, afin que des personnes issues des communautés puissent jouer un rôle direct et actif dans l’élaboration et la réalisation de ces initiatives, tout en offrant à BAC des points de vue originaux et des liens avec ces milieux. Notre objectif est aussi de favoriser le développement de l’expertise dans les communautés. Pour cette raison, nous avons doté la majorité de ces postes dans les collectivités ou dans des centres urbains à forte concentration de jeunes Autochtones, plutôt que dans la région d’Ottawa.

Troisièmement, nous collaborons de manière respectueuse et ouverte. BAC table sur la participation et la collaboration effectives des communautés et des groupes intéressés pour être en mesure de diffuser le patrimoine autochtone. Des outils de production participative (crowdsourcing) seront notamment développés pour permettre aux citoyens d’apporter leur contribution depuis leur communauté au bénéfice des générations actuelles et à venir.

En somme, BAC contribue aux efforts de décolonisation en créant des espaces de diffusion en ligne ou sur place qui sont plus inclusifs et conformes aux cultures autochtones, en s’assurant que les descriptions archivistiques et bibliothéconomiques sont représentatives des cultures et des valeurs des communautés autochtones et en impliquant les communautés dans la sélection, la présentation et la contextualisation des ressources documentaires présentées ou exposées. Nous sommes également partie prenante de cette démarche en travaillant en étroite collaboration avec les communautés autochtones. D’une part, il s’agit de déterminer avec soin le « qui » et le « comment » dans l’orientation de nos efforts d’engagement, pour s’assurer qu’un large éventail de voix est entendu et informe nos actions. D’autre part, il s’agit de participer au développement des capacités et de l’expertise dans les communautés autochtones qui en font la demande afin qu’elles assurent la conservation de leur patrimoine.

3. Les rôles personnels : décolonisation et réconciliation, actes personnels

Taiaiake Alfred, un universitaire Mohawk enseignant à l’Université de Victoria, fait cette observation judicieuse à propos de la décolonisation :

Canadians need to ask themselves what it is to be someone who is committed to allyship in a movement of Indigenous resurgence as opposed to resting within the mainstream mentality of Canadians defending Canadian principles. It seems like a subtle shift, but it’s profound, because it moves you as a non-Indigenous person from being a colonial agent to being someone fighting for justice[1]

Alfred, 2017

L’objectif de la réconciliation n’est pas de cacher des pans de notre passé, mais de le reconnaître et de l’admettre, de construire des ponts entre les personnes et les communautés de manière à permettre une meilleure connaissance et appréciation de nos similitudes et différences mutuelles. La réconciliation passe aussi par la prise de conscience des actions posées et des effets qu’elles ont provoqués afin de renouveler la relation entre les non-Autochtones et les Autochtones. Une réelle réconciliation implique de combattre ensemble l’ignorance qui mène hélas trop souvent à l’arrogance – tous savent ce que l’arrogance coloniale a fait aux communautés autochtones. La réconciliation, c’est admettre que la mentalité coloniale doit changer. Elle n’est donc pas un programme politique ou gouvernemental dont on connaît la date de fin et à laquelle on répond par la seule allocation de ressources  ; elle commence dans la tête et dans le coeur et engage la responsabilité de chacun. Notre premier devoir est de nous éduquer afin que nos actions et notre discours soient plus sensibles et respectueux et qu’ils reflètent les enjeux propres aux différentes communautés.

Nous ajouterions que nous devons d’abord et avant tout parler d’humain à humain, non de bureaucrate à humain, puisque nous sommes convaincu que c’est par ce dialogue entre individus que commence la réconciliation entre les communautés et entre les nations.

CONCLUSION

Dans son roman The Marrow Thieves, l’écrivaine métisse Cherie Dimaline imagine un avenir dans lequel les Autochtones sont chassés pour les caractéristiques médicinales bénéfiques de leur moelle osseuse sur les non-Autochtones. Elle y illustre avec la force d’évocation et d’émotion que seule la littérature permet le drame vécu par les Autochtones au Canada, mais aussi leur résilience, en ces mots :

We welcomed visitors, who renamed the land Canada.

Sometimes things got real between us and the newcomers.

Sometimes we killed each other.

We were great fighters – warriors, we called ourselves and each other – and we knew these lands, so we kicked a lot of ass. […]

But we lost a lot. Mostly because we got sick with the new germs.

And then when were on our knees with fever and pukes, they decided they liked us there, on our knees.

And that’s when they opened the first schools.

We suffered there.

We almost lost our languages.

Many lost their innocence, their laughter, their lives.

But we went through it, and the schools were shut down.

We returned to our home places and rebuilt, relearned, regrouped.

We picked up and carried on.

There were a lot of years where we were lost, too much pain drowned in forgetting that came in convenient packages : bottles, pills, cubicles where we settled to move around papers.

But we sang our songs and brought them to the streets and into the classrooms – classrooms we built on our own lands and filled with our own words and books.

And once we remembered that we were warriors, once we honored the pain and left it on the side of the road, we moved ahead.

We were back[2]

Dimaline, 2017, p. 23-24

Nous croyons que cela doit se produire et que nous sommes tous, personnellement et collectivement, responsables de ce qui adviendra à ce Canada que nous voulons amélioré et décolonisé et qui doit réussir sa réconciliation, d’individu à individu, de communauté à communauté et de nation à nation.