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Ce livre reprend le texte d’une conférence présentée par Raymond Boudon lors de son passage à la Société royale du Canada, à Ottawa, le 15 novembre 2001. L’ouvrage paraît simultanément chez un éditeur de Québec (Nota Bene) et aux Presses Universitaires de France. Une douzaine de pages d’extraits de ce texte sont disponibles sur le site Internet de l’Académie des sciences morales et politiques (Boudon 2001). En outre, le Collège de Limoilou à Québec a enregistré sur vidéo une autre présentation du sociologue français (Godbout et Roy 2001).

L’exposé de Raymond Boudon débute par un constat : on entend dire, non seulement dans les propos prosaïques de tous les jours mais aussi dans des articles émanant de sociologues très respectés, que l’on assisterait depuis une décennie à un déclin de la morale et des valeurs, que les jeunes n’adhéreraient plus aux mêmes fondements que leurs aînés et que le monde dans lequel nous vivons ne reposerait plus sur des assises éthiques comme autrefois. Ce discours pessimiste, Raymond Boudon le retrouve chez des auteurs aussi différents que l’Américain Bryan Wilson (1985), l’Allemand Ulrich Beck (1993) et le Britannique Anthony Giddens (1999). Il reprend l’argumentation de chacun d’entre eux et met en évidence ce qui lui apparaît comme une impression subjective, calquée sur l’air du temps, plutôt que les résultats d’une recherche empirique découlant d’une mesure rigoureuse. Pour réfuter ces intuitions nihilistes, Boudon utilise une partie des résultats d’une vaste enquête statistique menée par Ronald Inglehart, en sélectionnant les chiffres provenant de sept pays occidentaux (France, Angleterre, États-Unis, Suède, Italie, Allemagne de l’Ouest et Canada) (Inglehart et al. 1998).

Les données retenues par Boudon à partir des réponses compilées par l’équipe d’Inglehart portent sur quatre points principaux : attachement à certaines valeurs (famille, fidélité, travail), confiance envers la politique et ses institutions, sens du sacré et du religieux (croyances en une forme de survie après la mort, à l’âme, au divin), respect et tolérance envers la différence (ethnique, sociale, religieuse, comportementale, d’orientation sexuelle). Pour chacun de ces ensembles, Boudon articule, compare et interprète les réponses selon les pays, les groupes d’âge des répondants, leur niveau d’instruction et quelques autres facteurs. Ce déclin apparent des valeurs et de la morale ne serait en fait qu’une mutation des croyances et des normes.

Boudon affirme qu’il existe un décalage entre l’opinion publique, celle des intellectuels et celle des médias : « plus précisément entre l’opinion des médias sur les opinions, attitudes et croyances du public et ces opinions, attitudes et croyances telles qu’elles sont réellement » (p. 23). Ainsi, l’individualisme, le sens de l’autonomie, l’impression que les gens pensent contrôler leur vie demeurent des valeurs fortes, surtout « chez les plus jeunes et les plus instruits » (p. 99). En somme, selon Boudon, nous assistons non pas à un effritement des valeurs et de la morale mais plutôt à une « rationalisation des valeurs », pour reprendre les termes de Max Weber (p. 100).

Les variantes entre les différentes versions de ce texte sont intéressantes à comparer ; le livre demeurant le document le plus complet, puisque celui-ci comprend toutes les statistiques citées. Quelques remarques supplémentaires apparaissent uniquement dans le vidéo (qui correspond aux pages 9-109 du livre), lorsque Raymond Boudon commente spontanément certains passages de son texte, présentant par exemple Durkheim comme « notre plus grand sociologue français », ou précisant tel point resté flou dans le texte (p. 56), en proposant au passage l’idée que dans la conception populaire de l’au-delà, le ciel serait « la traduction symbolique de l’espoir ». La dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Outils pour une interprétation globale de ces phénomènes » (p. 101-152), demeure la plus stimulante, dans sa critique des intellectuels engagés et des effets pervers résultant des théories hyperboliques. L’exposé de Boudon soulève des questionnements intéressants et attire notre attention sur des travaux méconnus ou difficiles à trouver, tant qualitatifs (Beck 1993 ; Giddens 1999 ; Wilson 1985) que quantitatifs (Inglehart et al. 1998).