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Dans cet ouvrage, Toby Morantz poursuit son étude en profondeur de l’histoire de la colonisation de la région de la baie James et des transformations qui en découlent pour les Cris. Son livre précédent, écrit en collaboration avec Daniel Francis, La traite des fourrures dans l’est de la baie James, 1600-1870, étudiait la première phase du contact entre Cris et Européens (puis Euro-américains ou Canadiens), lorsque leurs relations étaient essentiellement commerciales, centrées sur la traite des fourrures. Les auteurs concluaient à l’existence d’une réelle autonomie des Cris dans la conduite de la traite, en particulier en raison de l’absence de monopole régional exercé par la Compagnie de la baie d’Hudson, concurrencée par des commerçants français puis par la Compagnie du Nord-Ouest – concurrence qui s’est achevée en 1821. Le début du XIXe siècle est aussi marqué par une réduction de la ressource animale, la prolifération des postes commerciaux à l’intérieur des terres et l’emploi d’Amérindiens saisonniers. Mais le grand bouleversement des relations débute avec l’acquisition par le Canada, en 1870, du bassin de la baie d’Hudson (connu sous le nom de Terre de Rupert) concédé deux siècles plus tôt par l’Angleterre à la Compagnie qui en tire son nom. La région entre alors dans une logique véritablement coloniale avec l’arrivée de missionnaires chrétiens – qui évangélisent les autochtones avec succès – et d’agents gouvernementaux (provinciaux et fédéraux). C’est l’objet de ce deuxième ouvrage.

L’action étatique s’est d’abord concentrée, dès les années 1930 et 1940, sur la préservation de la ressource, en régulant et même en interdisant – avec la collaboration de la Compagnie de la baie d’Hudson – la chasse aux castors, inversant avec succès la diminution catastrophique de leur nombre. Si les autochtones ont reconnu l’intérêt de telles mesures, ils ont cependant perdu par là le contrôle de cette ressource essentielle et de certaines terres. Puis, au cours des années 1950, c’est la mise en place d’une gamme complète de programmes publics (aide sociale, scolarisation, actions sanitaires) qui transforme leur mode de vie. L’instauration d’un contrôle sur la société par une bureaucratie étatique extérieure et paternaliste, persuadée de savoir ce qui convient le mieux aux Cris (et aux Inuit), caractérise ce que Toby Morantz appelle un « colonialisme bureaucratique », concept largement ignoré par l’historiographie canadienne. Cette forme de colonialisme se distingue du colonialisme plus traditionnel, lequel implique la colonisation des terres, le refoulement toujours plus loin des autochtones ou leur transformation en dominés. En se fondant sur l’histoire orale des Cris, l’auteur montre que ces bouleversements ne se sont pas faits sans résistance. La plus remarquable est sans conteste la réussite des autochtones, au début des années 1970, à imposer des négociations au gouvernement québécois sur son projet de construction de gigantesques barrages hydro-électriques dans la baie James. Les Cris ont alors obtenu, d’une part, la modification du projet, pour réduire les dommages à l’environnement, et des compensations financières – favorisant l’essor d’une économie autochtone qui s’éloigne de la chasse et de la cueillette avec le développement d’une activité forestière et touristique. Mais ils ont aussi obtenu, d’autre part, la reconnaissance de leur autonomie politique par l’instauration de pouvoirs locaux et d’une autorité régionale, contrôlant l’éducation, la santé et les services sociaux placés sous juridiction provinciale, mais financés par la fédération. Ainsi, le régime foncier et les relations sociales qui le fondent persistent et, trente ans après ce premier accord, les Cris ont su, selon Toby Morantz, conserver leur identité, tout en s’adaptant à la réalité canadienne et mondiale.

Ce travail fouillé, en confrontant les politiques coloniales (ici bureaucratiques) aux modalités d’adaptation et de résistance d’une société amérindienne, démontre toute l’importance de ne pas simplement considérer comme des victimes les populations autochtones incorporées à l’économie-monde. Mais le cas des Cris de la baie James, précisément en raison des conditions singulières d’une politique de comptoirs en concurrence puis d’un colonialisme bureaucratique, ne permet pas pour autant d’occulter l’anéantissement des sociétés amérindiennes confrontées à l’expansion d’une économie-monde pratiquant un colonialisme traditionnel! Même si, là aussi, une réalité amérindienne persiste presque partout, et si le désastre passé resurgit parfois même avec force…