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Ce volume comporte 16 contributions ethnographiques, dont nous ne saurions ici qu’esquisser rapidement les contours. Elles abordent les objets les plus variés à travers des perspectives tout aussi différenciées, mais qui convergent pour le moins par leur prise à rebours de la sociologie à la Bourdieu, centrée sur le jugement du goût comme conséquence d’une situation de classe et correspondant donc à une fonction sociale classificatrice. Tous les travaux ici rassemblés sont d’une nature exploratoire et presque tous sont basés essentiellement sur des entretiens et des observations ponctuelles. Ils sont inspirés théoriquement de perspectives puisant dans l’herméneutique, l’esthétique et les théories de l’action sociale.
La première section nous convie à nous pencher sur l’esthétique des lieux de vie à différentes échelles : l’esthétique urbaine japonaise liée au sacré et à la temporalité ; les cigales provençales en faïence sollicitées par les touristes en quête d’authenticité ; les belles maisons comme les beaux jardins, vitrines de bon goût, de savoir et de mobilité sociale ascendante ; et finalement la cohabitation entre le vin et l’art plastique qui s’avère plus ou moins harmonieuse selon les qualités esthétiques prêtées au vin.
La deuxième section traite de la construction du goût personnel : un texte sur le goût du vin recourt à une sociologie centrée sur l’attention ; un autre sur les céramiques relativise l’opposition entre objets fabriqués en série et oeuvre pourvue d’une aura ; un texte sur la reconstruction de voiture ancienne illustre bien la part d’héritage et de bricolage dans l’esthétique des objets familiers ; et finalement, notons le texte éblouissant sur les souvenirs de voyages d’Anna Zisman, entièrement basé sur des récits et complètement dénué de références théoriques explicites. Ces souvenirs de vacances nous sont présentés de telle manière qu’un peu comme les discours de Panofsky sur l’oeuvre d’art, le texte contamine le lecteur, qui partage avec l’auteur et ses informateurs la beauté du sable ramené de vacances, même si, comme moi, il habite au bord de la mer.
La dernière section examine le rapport esthétique établi entre le producteur d’une certaine mise en scène et son spectateur : l’action de rue comme esthétique de la rébellion dans un quartier populaire de Marseille, la danse hip-hop et ses relations contournées avec la danse classique, les films de familles et leur rhétorique du mal fait, la nouvelle muséologie et les mémoires immigrées qui nous montrent l’existence d’une esthétique interculturelle, la guinguette, tout cela nous fait voir les plaisirs obscurs d’une esthétique de la transgression, le cirque traditionnel métaphore ludique de l’ordre établi ; et, seul texte qui nous fait voyager hors de France, un rituel marial dans un petit village espagnol qui joue un rôle fondamental dans l’image de soi des villageois.
L’ouvrage plutôt hétérogène, ce qui d’ailleurs en fait le charme, paraît très souvent s’éloigner d’une anthropologie du beau, pour constituer plutôt une anthropologie de l’attachement, puisque si les informateurs classifient comme beaux plutôt que laids les objets et mises en scènes étudiés, il n’est pas évident que c’est d’abord ce qui leur viendra à l’esprit, s’agissant du sable rapporté de voyage (émouvant et évocateur), de la cigale provençale (évocatrice et un peu kitsch), du film de famille (dont l’auteur nous explique qu’il doit paraître un peu raté pour accomplir son objectif), de la maison des Landes (qui doit avant tout être authentique), du vin (bon avant d’être beau) ou de l’action de rue (appréciée pour son efficacité). Plus que de beauté, c’est alors de l’investissement fluctuant dans des objets ou des mises en scène qu’il est question, de la part d’acteurs sociaux dépendant de conjonctures d’interactions mais cherchant à maintenir, malgré la démultiplication du soi, un sentiment de permanence à soi, ce qui se réalise notamment à travers les objets familiers et les souvenirs ostensibles. En 1996, au musée du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, dans le cadre d’une exposition sur la vie sociale des objets kitsch que nous organisions conjointement avec Sabina Stan et Nawal Boumazan, nous constations comment les gens s’attachent aux objets pour des raisons liées à la vie sociale de ces objets (à qui ils ont appartenu, comment ils en ont hérité) qui déterminent la signification de ces objets pour eux, malgré un jugement esthétique, ici négatifs du possesseur de l’objet.
Nos conclusions de l’époque convergent avec celles de l’ouvrage recensé, bien qu’aucun auteur du champ de l’anthropologie économique anti-utilitariste qui nous inspiraient alors ne figure parmi les 17 bibliographies du volume. On aura peut-être jeté ici le bébé avec l’eau du bain.