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Le Brésil est à la source des écrits de François Laplantine. Ce livre, le dernier en date, ouvre un chemin à la réflexion dans l’écriture de la ginga, cette façon de marcher si caractéristique de nombreux brésiliens (chap. 1). Gingar, c’est un mouvement du corps, une manière de se déplacer en faisant onduler toutes les parties du corps, en particulier les jambes, hanches, épaules et tête. Ce mouvement anime un très grand nombre de comportements brésiliens : gingar est une manière de danser, dans cette vieille danse de l’umbigada, dans la samba, mais aussi dans les chorégraphies du candomblé.

Gingar est un mouvement d’une extrême sensualité, qui ne manque pas d’apparaître suspect, voire immoral, aux yeux d’une partie de la classe moyenne, plus encore de la bourgeoisie. C’est la démarche du malandro, personnage trouble adepte du jeitinho, le « petit truc », la combine et la débrouillardise. Ce personnage rusé, médiateur des univers brésiliens de la rua et la casa, est inséparable du carnaval dont les ritualités supposent l’ambiguïté, la ruse, la farce, l’astuce, la non-conformité. Cette trajectoire de la courbure se retrouve jusque dans les ondulations, les oscillations de la capoera qui puise sa force dans le pouvoir de l’axé (l’énergie, la vie), ou les hésitations de la bossa-nova, cette samba transformée par le swing (balancement) du jazz. Gingar puise son énergie indissociablement physique et psychique dans le pouvoir d’un axé personnalisé à l’extrême ; un mouvement du corps plus ou moins socialisé et ritualisé, plus ou moins scénarisé, dans des conduites qui traversent la société brésilienne, ses univers, ses différences, et se métamorphose selon diverses modalités.

Ce premier chapitre contient en germe toutes les questions que développera le livre de F. Laplantine. Le développement de la pensée, l’écriture du livre, ne s’apparentent en rien à un développement linéaire, qui choisirait la ligne droite pour atteindre au but. En passant à travers les multiples « régimes » de la question, il traverse les dimensions de la démarche anthropologique ; de l’expérience de terrain, comme partage du sensible, à une épistémologie qui propose une alternative aux dichotomies du sens et du sensible, réunies dans une même exigence, une même attention au langage, et une réflexion sur le sujet.

Cette anthropologie modale que propose d’élaborer l’auteur ne se construit pas dans une inversion de la valeur accordée aux termes des dichotomies : il ne suffit pas de revaloriser le corps, le sensible, la vie des émotions, l’oralité, pour changer d’horizon de connaissance. Pour changer de paradigme, il ne suffit pas d’inverser un signe positif en signe négatif, il faut passer d’une anthropologie du signe ou de la structure, du discontinu, à une anthropologie modale, un modèle chorégraphique pensé sur la continuité du rythme (chap. 2, 3, 4).

Bien sûr, ce modèle structural caricaturé par sa réduction a été largement tempéré, et il est parfois dommage que l’ouvrage esquive une confrontation avec des auteurs contemporains. Mais ce ne sera que pour laisser plus de place à la recherche de précurseurs, que la logique paradigmatique de la science ne laisse en arrière qu’un temps. C’est d’abord M. Mauss, et son attention au corps, à la rythmicité qui est convoqué. Mais aussi R. Bastide et G. Bataille, dans les rapports qu’ils établissent, ou subvertissent (chap. 6) entre une pensée de la catégorie et une pensée de l’énergie (chap. 5).

Le sens, le sensible et le social ne peuvent être pensés séparément, mais appellent une « politique du sensible », préoccupée par ce qu’éprouve le sujet, dans la multiplicité de ses comportements. La coupure entre public et politique d’un côté, privé et intimité de l’autre, ne se construit que par une conception d’un sujet où sensibilité et intelligence sont disjoints (et qui permet le refus de considérer certains comme des individus politiques : femmes, adolescents, Indiens). Une politique du sensible, comme rapport problématique, non pas confondu mais en tension, appelle une évaluation critique du sujet, et une approche « anthropolo-giquement démocratique » permettant de penser ensemble des domaines le plus souvent considérés comme séparés : l’esthétique, le politique, l’éthique et l’histoire. Un mode de connaissance qui engage la totalité de l’affectivité et de l’intelligence (chap. 7).

En fait, pour que cette politique du sensible prenne sens, il convient d’abandonner l’idée selon laquelle il pourrait y avoir un lien, une relation, entre un corps et un esprit conçus comme éléments préalables, substantivés. Le pouvoir, plus encore lorsqu’il devient abus de pouvoir, impose une relation de répression, de domestication du corps : les tyrans s’attaquent à la pensée en s’en prenant physiquement à ceux qui l’exercent. La violence du pouvoir est une violence intériorisée, invisible, qui s’exerce dans le machisme, le racisme. La société brésilienne est aussi construite sur ces négations de l’autre. Penser anthropologiquement le corps, c’est avant tout cesser d’opposer le concept et l’affect, c’est produire des concepts qui soient indissociablement des affects et des percepts, voire des décepts (Laplantine 2003) (chap. 8).

C’est, d’une manière très originale, le cinéma qui sert de fil directeur à l’élaboration de cette pensée critique et créatrice. La pensée cinématographique, pensée du sensible, est élaborée par des fragments d’images et des moments de son. Elle n’est concernée, comme l’ethnographie, que par la singularité concrète, et ne peut accepter la généralité du concept. Tourner un film consiste à choisir entre une multiplicité de perspectives, et à les réunir dans la durée, par des mouvements d’alternance, d’oscillations, dans une tension où montrer est aussi cacher, et où le champ ne puise sa force que dans le hors-champ. Le réel est aussi fait de virtuel.

Ce que propose l’anthropologie modale, c’est une attention aux modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être, les modulations des comportements (gingar), non plus seulement dans la relation à l’espace, mais dans la durée. C’est un modèle chorégraphique soutenu par sept propositions qui viennent conclure cet ouvrage étonnant, et riche de potentialités, un livre ouvert à l’aménagement et qui propose plus qu’il n’impose. C’est aussi un ouvrage qui aborde les questions les plus contemporaines en proposant un paradigme de la continuité, si délicate à décrire, et à l’opposé des approches acculturatives ou de la modernisation, de la rupture.