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Une longue fréquentation

Depuis un siècle, l’anthropologie et la psychanalyse ont entretenu des rapports faits à la fois de fascination et de répulsion, de convergences et de divergences, de promesses et de malentendus. Ce dialogue a été conflictuel et a soulevé des passions de part et d’autre. Ce qui est en jeu à travers ce débat est une conception de l’humain et de la vie psychique, de la tension entre l’universel et le particulier dans le travail de la culture, l’articulation entre singularités individuelles, particularités culturelles et sociales, et le caractère aveugle de la poussée pulsionnelle et des forces qui nous habitent. Un livre récent d’Éric Smadja (2010) propose un survol extrêmement bien documenté de l’histoire de cette rencontre et de ses protagonistes principaux, tant du côté de l’anthropologie que de la psychanalyse.

La rencontre entre anthropologie et psychanalyse connaît un nouvel essor en France depuis les années quatre-vingt-dix, sous l’égide de quelques anthropologues qui ont édité un numéro spécial de la revue L’Homme en 1999. Dans leur introduction, les auteurs, Patrice Bidou, Jacques Galinier et Bernard Juillerat (Bidou et al. 1999), dégagent le double objet d’une anthropologie psychanalytique : d’une part, « la part de la culture sédimentée tout au long de l’histoire de l’humanité à partir de la production psychique des personnes vivant en société… » (Bidou et al. 1999 : 9) ; de l’autre, « cette part intérieure de l’homme qu’est sa vie pulsionnelle et affective, consciente et inconsciente, [qui] gouverne son existence et ses rapports avec les autres de la naissance à la mort » (ibid.). Parmi les idées intéressantes développées dans cette mouvance, on peut citer le travail de Juillerat (1991) sur le sens latent des mythes chez les Yafar et l’idée d’une hiérarchie de significations pointant vers un signifié ultime, hors conscience ; l’idée aussi que ce signifié caché à la fois exprime et dissimule la représentation de la sexualité au centre de la vision yafar du monde ; ou le sentiment que les sociétés évacuent à leur périphérie des résidus qui résistent à toute socialisation et qui peuvent faire retour, par exemple sous la forme d’entités démoniaques, et que cet exclu continue à agir de manière souterraine et fait parfois surface, les sociétés différant entre elles quant au degré d’élaboration de ce qui concerne un tel champ de force.

De son côté, le Journal des anthropologues a consacré en 1996 un numéro spécial à « Anthropologie et Psychanalyse ». Les éditeurs de ce numéro spécial, Claude Arditi, Bertrand Pulman, Catherine Quiminal et Monique Sélim (Arditi et al. 1996), situent le dialogue entre les deux disciplines dans une perspective historique plus large qui tient compte des enjeux de la connaissance dans le monde contemporain : d’une part, les modes d’objectivation de l’objet sont examinés de manière critique et l’attention se déplace vers les modes de production de la connaissance ; d’autre part, on est de plus en plus sensible aux fractures normatives et aux reconstructions identitaires qui déstabilisent les savoirs disciplinaires et renouvellent les possibilités de débat. Dans ce contexte, chacune des deux disciplines développe ses propres questions qui concernent d’un côté le rapport au terrain et les méthodes anthropologiques, et de l’autre les défis posés à la clinique par la confrontation à une « souffrance exotique ». Les auteurs mettent en garde contre les pièges d’une approche des processus psychiques à partir de normes universelles ou qui fasse abstraction de l’impact des clivages sociaux sur la vie psychique et les modes de subjectivation. Il faut donc se garder d’une transposition trop rapide des concepts d’un champ à l’autre et plutôt mettre en tension les points de convergence et les écarts.

Du côté de la psychanalyse, la vocation multidisciplinaire que se sont donnée plusieurs revues accorde traditionnellement une place significative à des articles écrits par des anthropologues. On pense ici à La nouvelle revue de psychanalyse qui a paru pendant vingt ans sous la direction de J.B. Pontalis, ou encore à L’Inactuel ou à Penser/Rêver. En 2003, en consacrant un de ses numéros à « Mythes et Anthropologie », la revue Topique a voulu reposer la question des bases heuristiques d’un dialogue entre psychanalyse et anthropologie et remettre sur le métier la question de l’opposition entre l’individuel et le collectif. Jean-Paul Valabrega (2003) regroupe les articles publiés dans ce numéro selon les trois grands axes qu’ils mettent au travail : celui de la métapsychologie, celui de la causalité et celui d’une théorie de la connaissance. En outre, à la suite de journées d’étude réunissant psychanalystes et anthropologues au Musée du quai Branly à Paris, deux ouvrages ont été publiés dans la collection « Monographies et débats de psychanalyse » : L’animisme parmi nous (Asséo et al. 2009), et Psyché, visage et masques (André et al. 2010).

Bien d’autres auteurs ont travaillé dans ce champ d’interface. Je me contente ici de mentionner les travaux de Gananath Obeyesekere (1990), de Vincent Crapanzano (1977, 1994) ou de Andras Zempleni (1974) qui ont cherché à voir comment les psychés individuelles s’emparent de signifiants culturels pour donner forme à, et moduler, l’expérience singulière ; ou encore ceux de cliniciens tels que Tobie Nathan (1993), Jean-Michel Hirt (1993) et Sudir Kakar (1990 ; Clément et Kakar 1993) dont les travaux se centrent sur le jeu de la culture dans l’espace clinique. Du côté de l’histoire, la figure de George Devereux (1978) s’impose, de même que la vision du rapport entre psychanalyse et anthropologie que reflète son « ethnopsychanalyse complémentariste ». Cette dernière repose sur l’idée de la limite inhérente à tout paradigme de recherche quant à ce que son approche permet de comprendre de la réalité humaine ; c’est de ce lieu que surgit la nécessité de prendre en compte des perspectives de recherche complémentaires et différentes. À cette limite de ce qui relève de son mode de compréhension surgit ainsi un hors champ, et c’est en allant au bout de la logique qui lui est propre, en se confrontant à ce qui échappe nécessairement, que chacune des deux disciplines rencontre l’autre, et non dans un champ mixte pétri d’amalgames. C’est à partir d’un manque à dire et à penser, à partir de sa reconnaissance, que surgit ainsi la nécessité d’une ouverture à l’Autre, dans son hétérogénéité par rapport à ce qui nous est familier.

Une Altérité en danger d’être absorbée

Lorsque Foucault (1966) évoque une parenté entre l’anthropologie et la psychanalyse, il a à l’esprit la manière radicale dont l’une et l’autre ont le pouvoir d’ébranler les manières usuelles de concevoir le monde et de radicaliser la critique des représentations en jeu dans les sciences de l’homme. Chacune se place, à sa manière, dans un lieu Autre à partir duquel les visions familières des choses et les catégories du savoir se trouvent ébranlées. Dans le cas de l’anthropologie, cette Altérité s’incarne typiquement dans une culture d’ailleurs, qu’elle soit géographiquement éloignée ou qu’elle demeure non vue au dedans de la sienne. Dans le cas de la psychanalyse, cet ailleurs renvoie à des forces qui nous travaillent et nous meuvent à notre insu et, nous rappelle Foucault, qui mettent en abîme ce qu’il en est du Désir, de la Mort, de la Loi.

Les outils que se donnent l’anthropologie et la psychanalyse convergent vers un souci de se décaler et de saisir l’Autre dans ses propres termes, que ce soit à partir des catégories de la langue, de la pensée et des émotions qui organisent la vision du monde et des êtres dans une autre société ; ou que ce soit, pour la psychanalyse, à travers la méthode des associations libres et de l’écoute flottante qui déconstruisent la cohérence manifeste et les formes de rationalité qui organisent les discours ordinaires. En parallèle, chacune des approches élabore des notions et des théories qui répondent à la quête de cohérence qui habite l’humain. Et pour nécessaires ou utiles qu’elles soient, ces notions et ces théories comportent nécessairement le risque d’absorber l’étrangeté de l’Autre dans du déjà connu, de l’intégrer à un système qui participe dès lors à la mise en forme des perceptions, en élimine ce qui fait « bruit » par rapport aux modes de pensée dominants. Quand on se place sous cet angle, on peut dire que la visée de déstabilisation qui informe le mouvement de connaissance dans ces champs du savoir est toujours à reprendre, à relancer, afin de laisser ouverte une « relation d’inconnu » (Rosolato 1978).

Or, cette question du rapport à l’Autre revêt une actualité particulière et paradoxale dans le monde d’aujourd’hui. Elle se déploie dans l’espace ouvert entre deux mouvements à la fois opposés et convergents : d’un côté, la globalisation et l’internationalisation des échanges favorise une mise en contact accélérée avec l’Autre sur l’axe horizontal des sociétés et des cultures ; de l’autre, ces mêmes courants entraînent une pression énorme à l’homogénéisation et tendent à minimiser l’altérité de l’Autre ou à nier qu’elle ait une quelconque pertinence dans le monde actuel. Ce courant apparaît comme l’envers en miroir de l’exotisme dont on a beaucoup accusé les récits des voyageurs et des anthropologues. De manière paradoxale, l’Occident passe ainsi d’une position d’Autre radical des autres sociétés à celle d’un Même, à l’exception de poches d’exotisme mises en scène et jouées pour le regard touriste. Quand elle fait malgré tout surface, l’altérité de l’Autre apparaît massive, opaque et menaçante. Il semble de plus en plus difficile d’aménager des espaces de rencontre permettant d’en élaborer dialectiquement la différence et d’avoir accès à ce qui échappe à la compacité des identités. Il est intéressant et troublant de constater la part qu’a prise – et que prend – l’anthropologie à cet effacement des différences, par culpabilité, ou en réponse à une conception qui m’apparaît naïve de l’intersubjectivité.

Cette mise en question de l’Altérité de l’autre se redouble de l’effacement graduel d’une l’Altérité intérieure à l’humain. Ainsi, dans le champ de la psychiatrie où se cristallisent les troubles qui affectent le rapport à soi et au monde, les problèmes ne sont plus perçus comme ouvrant sur un questionnement relatif à la déroute des affects et des sens ou comme forçant à s’interroger sur la position du sujet dans son monde ; ils sont approchés par leur surface, celle de l’objectivité des symptômes, et en termes d’une mise entre parenthèses, méthodologique et conceptuelle, de ce qui relève des subjectivités tant singulières que collectives. L’humain est saisi, comme dirigé par le pouvoir des gènes, par les flux et blocages de ses neurotransmetteurs, par des processus cognitifs mesurables et objectivables. Les approches épigénétiques visent bien à restituer à un certain environnement un rôle dans le devenir de l’humain, mais elles sont loin d’intégrer le type de réalités dont traitent l’anthropologie et la psychanalyse.

Les deux processus sont complémentaires : l’opacification de l’Altérité de l’autre et la difficulté de faire une place à l’Altérité en soi.

Arpenter le champ de l’Autre

C’est donc à contre-courant que s’inscrit la visée de ce numéro. Il ne s’agit pas ici, comme d’autres l’ont fait et très bien fait, d’explorer les frontières entre les deux disciplines et de contribuer ainsi au développement d’un champ de connaissances interdisciplinaire. Dans le lieu de rencontre que nous avons imaginé, chacune des deux approches a joué le rôle d’une Altérité par rapport à l’autre ; il serait plus exact de dire que le recours aux modes de pensée, aux images ou aux mots de l’autre champ ont permis aux auteurs de relancer leur propre questionnement face à ce qui, dans leur territoire propre, leur semblait en excès. L’ébranlement du rapport aux disciplines originaires dont il est question ici parle de l’insuffisance des savoirs disponibles ou encore de leur décalage par rapport à quelque chose qui leur résiste, que cela soit lié au mouvement du monde dans lequel nous sommes plongés ou à un souci d’explorer ce qui, du dedans de l’approche, résiste aux catégories usuelles de la pensée et de la langue et appelle le recours à d’autres modes de figuration.

Dans la majorité des cas, le rapport à l’autre n’a donc pas répondu ici à un projet explicite de recherche interdisciplinaire. Il s’est plutôt imposé à partir de questions rencontrées dans une pratique que le projet de ce numéro a sans doute contribué à articuler en termes de passages. Ainsi, chaque auteur est parti d’un point de déstabilisation expérimenté dans sa pratique, que ce soit comme ethnologue ou comme clinicien. Parfois, le stimulus a été une impression ressentie au contact de la clinique, d’une société autre ou d’un roman, et un désir d’en préciser et d’en penser les implications, d’en déployer la texture sur le plan de l’humain. D’autres fois, le point de départ des réflexions a été un certain pli du tissu social et culturel dans lequel nous baignons, un souci de le dépouiller de sa « banalité ordinaire » et d’en faire ressortir à la fois la dynamique et les implications. D’autres fois encore, des auteurs ont cherché à penser ce que, rétrospectivement, leur démarche intellectuelle devait à ce qui avait animé plus largement leur vie et leur quête de savoir. Et un certain nombre de thèmes transversaux sont apparus comme se répondant d’un texte à l’autre, comme des repères qui permettent de dessiner certains des défis auxquels nous nous trouvons confrontés dans le monde d’aujourd’hui.

Dans ce projet, anthropologie et psychanalyse jouent l’une pour l’autre le rôle de l’Autre en vue d’explorer certains aspects de la réalité qui échappent à chacune des approches, afin de déplacer le regard et de relancer la réflexion théorique de part et d’autre. Un tel déplacement vers le champ de l’Autre agit comme un révélateur potentiel, au sens d’une plaque photographique faisant apparaître des aspects d’abord non vus de la réalité ; elle revivifie ainsi chacun des champs en débordant à partir de l’Autre les savoirs qui y sont dominants, elle y fait place à une certaine étrangeté. On pourrait dire qu’il s’agit de faire sentir la dimension de l’absence et de l’énigmatique dans le mouvement de la pensée, à partir d’un point de fuite qu’il est difficile de percevoir tant que l’on demeure au-dedans. Ainsi, de la rencontre, chacun tend à retenir et à faire travailler l’énergie de la question plutôt que le contenu d’une réponse. Cet effet de la rencontre n’est pas sans rappeler la notion d’inquiétante étrangeté que Freud (1996 [1924]) élabore pour qualifier l’impression que l’on ressent lorsque, dans le monde extérieur, apparaît une chose dont on pressent la familiarité intime mais qui est étrangère au moi, et que surgit dans la perception quelque chose d’insu, de refoulé dans la psyché.

Je dirai plus loin que cette entreprise n’est pas sans risque puisqu’elle place le lecteur dans une position déstabilisée par rapport aux logiques et aux termes qui lui sont familiers et qu’elle lui fait faire l’expérience directe du rapport à l’Autre dont on parle ici. En sortira-t-il indemne ? Frustré ? Affecté ?

Le heurt des langues

L’exploration du champ de l’Autre à partir d’une impasse ou d’une question qui s’impose avec insistance peut se faire en suivant des voies d’élaboration qui tranchent avec les pratiques discursives habituelles dans une discipline. Leur construction peut sembler prendre des trajets associatifs qui déroutent mais ne sont jamais gratuits. Dans certains textes, le passage d’un plan à l’autre s’exprime sous la forme d’un changement de style qui donne au texte une hétérogénéité interne. Certains auteurs ont manifesté le souci d’introduire le lecteur à certains repères théoriques afin de mieux faire ressortir ce qui a motivé leurs trajets ; d’autres ont opté pour des textes plus courts qui se rangent dès lors sous la rubrique de notes de recherche mais qui contribuent de manière essentielle au mouvement de l’ensemble.

L’expérience de l’édition de ce numéro montre aussi que le dialogue entre les approches se heurte souvent à des difficultés qui concernent la langue. Des mots ou des images peuvent être empruntés au champ de l’Autre mais dans le transfert, ils peuvent se charger de connotations nouvelles que l’on ne reconnaît pas et qui peuvent susciter de fortes résistances chez ceux qui se perçoivent comme possesseurs de certains termes. Autant une majorité de personnes peut se dire sensible à l’intérêt de se déplacer et de s’ouvrir aux approches développées par d’autres, autant elle peut mal accepter que l’autre puisse s’approprier des choses que l’on estime nous appartenir en propre. Je pense par exemple à des termes comme « primitif » ou « infantile » qui apparaissent barrés quant à la possibilité de les utiliser dans un contexte postcolonial, un effacement qui nous empêche du même coup d’avoir accès à ce qui dans l’humain, dans chacun de nous, relève d’une primitivité, du caractère brut, inéducable des forces pulsionnelles qui nous meuvent, de cette voix infantile qui parle en nous en deçà de la parole. On aurait pu penser que de tels déplacements sont familiers à des anthropologues habitués à interagir avec des langues étrangères, ou à des psychanalystes dont le travail implique souvent qu’il faille dé-sémantiser les mots, en suspendre le sens manifeste afin de laisser émerger les chaînes associatives qui s’y condensent. Mais ce n’est pas le cas lorsque l’Autre à la fois proche et lointain de la discipline voisine semble s’approprier des mots ou des idées dont nous pensions qu’elles nous appartiennent. Aurions-nous donc nos propres aires de bannissement ou d’interdit ? Cette idée n’est-elle pas en soi troublante ? Ou bien s’agit-il d’une réaction de défense de territoire entre disciplines, une réaction qui aurait pour effet de biaiser la lecture de textes non familiers et qui ferait écran au questionnement dont le texte était porteur ?

Parfois, ce sont des termes étrangers qui se trouvent convoqués dans la réflexion, des mots qui relèvent de trames sémantiques qui ne nous sont pas familières et contre lesquelles on se sent d’emblée en résistance : quelle en est donc la pertinence dans une revue d’anthropologie ? Le recours à ces termes non usuels exprime généralement un sentiment de la déroute du langage ordinaire et de tout projet de cohérence dans certaines situations en même temps qu’il témoigne du souci de demeurer dans la demeure des mots.

Le sentiment de la limite des langages pour exprimer certains plis de la réalité peut aussi donner lieu à la création de néologismes perçus comme davantage à même d’exprimer ce qui échappe aux repères consignés dans la langue, particulièrement celle de nos savoirs disciplinaires. Je pense par exemple au recours à un certain nombre expressions à première vue déroutantes, comme le fait de parler de « liens-de-bord interculturels », d’« extimité » pour désigner une étrangeté interne, ou de « méthodologie perspectivante » plutôt que perspectiviste, mettant en résonance Altérité et extimité, de « transmémoire », pour ne citer qu’elles.

Le fait de se déporter au champ de l’Autre imprime sa trace à même la langue. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs des textes portent une grande attention à la langue, que ce soit aux racines étymologiques ou à l’histoire des termes (Montaut, Martens) ; ou à travers un jeu d’homonymes dégageant de nouvelles pistes de compréhension (voix et voie chez Leavitt) ; ou encore en aménageant un espace où puisse circuler la langue de l’Autre (De Plaen) ; ou bien en citant de longs extraits qui permettent de faire l’expérience de la charge affective d’un récit (Bibeau).

La mobilisation d’associations nouvelles implique ainsi souvent un travail à même la langue et les textes qui en résultent peuvent être dérangeants par rapport à nos habitudes de lecture ; ils peuvent nous faire faire l’expérience des barrières que nous tendons à ériger sans le savoir autour de nos savoirs disciplinaires.

La polyphonie des textes

On peut suivre plusieurs fils d’Ariane pour circuler dans l’écheveau de ces textes, et en fonction de celui qu’on privilégie, la couleur des textes vient à changer. Leur regroupement ici selon certains thèmes est donc contingent et relatif.

Une première série de textes se situe intentionnellement et de plain-pied à un carrefour entre les disciplines : à partir d’un retour sur l’énergétique d’une trajectoire de recherche dans laquelle les deux champs se sont entrecroisés pour Devisch et Corin, par exemple ; ou encore à partir de quelque chose qui frappe dans une expérience de terrain, celle de la possession pour Leavitt et celle de la clinique psychanalytique pour Mauger, comme un choc qui impulse un désir de déborder le champ qui est le sien.

Pour Devisch, c’est un retour réflexif sur son histoire personnelle et le contexte dans lequel elle s’est déroulée qui sert de toile de fond à une réflexion sur la manière dont cette histoire a informé sa sensibilité particulière à l’Autre et à la situation d’oppression vécue par la société yaka à travers son histoire. Il fait ressortir l’ambiguïté de sa propre position entre l’image d’homme blanc que lui renvoient les regards et son rapport de proximité vécue avec une situation d’opprimé ; il en développe les implications éthiques et épistémologiques. Devisch retrace aussi comment les formes particulières de sensibilité développées tout au long de sa vie l’ont d’emblée rendu attentif à certains aspects de la culture yaka. Un détour par la psychanalyse lui donne accès à un langage qui lui permet de nommer des aspects de la réalité échappant au style de narration et de pensée habituels à l’anthropologie.

C’est en étranger que Leavitt aborde pour sa part la psychanalyse ; mais un étranger porté par sa familiarité avec ce qui a impulsé les débuts de la psychanalyse. En partant d’une scène de possession observée dans un village himalayen, il se penche sur la place de l’hystérie et des personnalités multiples dans le développement des sciences de l’esprit au début du XXe siècle. Il fait ainsi ressortir sous un angle original certaines convergences entre les démarches de l’anthropologie et de la psychanalyse à ses débuts, et prend appui sur ce qui les unit et les sépare pour rouvrir le questionnement concernant l’empreinte du collectif sur les psychés ou encore la fluidité des frontières entre normal et pathologique. Il illustre à quel point l’angle de vision organise ce que l’on voit et ne voit pas de la réalité et c’est sur cette base qu’il invite anthropologie et psychanalyse à enrichir leur champ de vision à partir des enseignements de la rencontre.

Corin s’intéresse aux conditions de la rencontre entre psychanalyse et anthropologie à partir de sa propre expérience de passage entre l’une et l’autre. Deux termes lui servent de passeur : celui d’Altérité débouchant sur la question d’un Autre radical extérieur à la culture mais identifié et nommé par elle ; et celui d’un Travail de la culture qui remet en jeu les rapports entre universel et particulier en dehors d’une logique identitaire. À partir de son impression d’une « parenté de famille » entre ce que les écrits et les entrevues révèlent des modes d’élaboration qui entourent l’ascétisme en contexte indien et certains écrits psychanalytiques concernant le Travail de la culture, elle met en relief la force et la richesse des processus de liaison et de déliaison en oeuvre autour de l’ascétisme. Elle propose de considérer l’énergétique des pulsions comme un analyseur « oblique » du Travail de culture.

Le texte de Mauger part quant à lui de l’expérience de la clinique psychanalytique pour explorer l’expérience de la voix vive durant la séance, celle du jeu qui fait se répondre ou se croiser les voix de l’analyste et de l’analysant. Pour explorer le caractère rythmique des échanges et leur portée, il convoque des images rencontrées au hasard de lectures anthropologiques et les met en rapport avec ce qui travaille à même le corps dans la rencontre entre analyste et analysant. Des chants de gorge inuit, il retient une expérience particulière du souffle et de la voix de même que leur face à face ; de Françoise Héritier, il garde l’intérêt pour la circulation des fluides et des humeurs. Ainsi, si le texte repose sur l’importation d’un phénomène extérieur dans le champ de l’analyse, ce n’est pas pour l’interpréter mais pour en laisser parler en lui les résonances et, de là, pour déplacer le discours analytique.

Une deuxième série de textes se centre sur la question de la langue, que ce soit celle du roman pour Montaut et Bibeau, ou celle de la langue autre rencontrée en clinique et médiatisée par la figure de l’interprète pour De Plaen.

Le point de départ de Montaut est un sentiment de malaise face à des courants de critique littéraire en Inde, qui lui semblent demeurer trop dépendants des catégories de pensée de la modernité. À partir d’un travail attentif sur le texte et les mots du texte, sur leur racine et leur histoire, elle nous donne accès aux catégories de pensée qu’ils reflètent et à leur « étrangèreté » radicale par rapport à la manière occidentale et moderne de comprendre le monde et la situation des humains dans le monde. Son analyse jette une lumière nouvelle sur les particularités stylistiques du roman de N. Verma et en fait ressortir la portée. Elle nous permet de faire l’expérience de l’ampleur de la transformation du regard que nécessite l’accès à d’autres univers de pensée. Les notions qu’elle aborde ainsi rejoignent des thèmes qui intéressent la psychanalyse comme les rapports entre le je, le moi et le soi ; ou ce qui relève de l’individu et de l’humain ; ou la manière de penser la mort et la transmission.

Bibeau nous entraîne pour sa part dans la fascination qu’a exercée sur lui un récit de Conrad. Son texte entretisse des fils qui, d’un côté, remontent à la violence extrême qui a caractérisé l’entreprise colonisatrice et qui, de l’autre, nous conduisent à la barbarie qui habite au coeur de l’humain. Il déplace ainsi le locus de la sauvagerie et ébranle doublement les repères historiques habituels : en mettant l’accent sur la manière dont la face obscure de l’humain est en résonance avec la barbarie civilisatrice, et en mettant à nu le caractère d’imposture de l’oeuvre civilisatrice. Le texte se présente comme écrit à deux mains : l’une nous introduit au déroulement du roman et nous y suivons les découvertes progressives de Marlow ; l’autre commente, éclaire par les éléments de contexte, réfléchit, analyse. Cette diffraction du regard se prolonge à travers une discussion des interprétations contradictoires qui ont porté sur ce récit de Conrad.

Dans le texte de De Plaen, c’est la clinique qui sert de terrain et de point de départ pour une réflexion portant sur la place de la langue comme traceur pour un Travail de culture, ce dernier permettant de réarticuler l’une à l’autre une histoire propre et celle que porte la mémoire muette des ascendants. La langue intervient ici non plus à travers ses signifiants langagiers, mais comme une aire de possibilité permettant au sujet de s’inscrire dans un champ de rapports familiaux complexes et blessés, et d’ouvrir ainsi la voie à une transmission possible. La figure de l’interprète apparaît ici dans toute sa complexité. Le type de sensibilité culturelle (distinct de la « compétence culturelle ») invoqué utilise le potentiel de la langue pour ouvrir un espace de subjectivation informé par d’autres prémisses que celles qui constituent notre monde. On est à nouveau introduit à une énergétique qui porte cette fois-ci sur la langue.

Les deux textes suivants s’ancrent dans une image qui fait choc, celle du tatouage pour Peterson et celle de l’expression « un homosexuel battu » pour Bourgeault, lors de la confrontation à une réalité qui impose une exigence de pensée.

Le texte de Peterson s’ouvre sur une situation clinique où est en jeu la double violence dont un jeune homme a fait l’objet tant dans sa propre histoire que dans son rapport à la bureaucratie qui prévaut face aux demandeurs d’asile. Ici, l’exigence vitale de trouver des mots et celle d’un travail de pensée, par-delà la désorganisation apparente du dire du patient, reposent essentiellement sur le clinicien. Pour exprimer la folie de ce qui se joue, l’auteur se centre sur le détail qui signe l’impasse dans laquelle le jeune homme se trouve pris, un tatouage. Son évocation de la culture contemporaine du tatouage indique le partage entre un monde dans lequel le centre se donne des allures de marge et définit de nouveaux codes d’intégration, et un monde où la marque génère une exclusion radicale. Le caractère non achevé du récit nous fait partager la situation d’incertitude de l’auteur en même temps qu’elle évoque les chemins vagabonds que peut prendre un retour vers l’humain.

Comme point d’ancrage de son texte, Bourgeault part d’une phrase qui insiste sur la scène sociale et dont il déplie l’implicite et les paradoxes : « Un homosexuel battu ». Elle cristallise non seulement la mémoire d’événements tragiques mais aussi un ensemble de réactions plus diffuses qui nous habitent à la périphérie de notre conscience. Bourgeault développe sur cette base une réflexion sur les épaisseurs de la mémoire et sur l’insu qui l’habite et l’anime, en marge ou en arrière des images et des mots. L’ordre des représentations est mis en tension avec ce qui serait de l’ordre d’un irreprésentable, alors que l’exclusion porte sur le mouvement même qui nous a poussés à exclure une représentation, nous empêchant de le penser. L’auteur illustre sa perspective en montrant comment elle le guide dans une analyse où l’enjeu est de commencer par se laisser affoler par des impressions dont le sens n’est pas d’emblée reconnaissable.

Le dernier texte, de Martens, est également construit autour d’une image, l’effet Rémus, mais cette fois, c’est l’auteur qui la construit à travers un schéma visant à penser la convergence entre dynamiques personnelles et collectives pour exclure l’Autre étranger. Il se centre sur la peur de l’autre, une peur qu’il aborde sous l’angle de l’imaginaire qu’elle mobilise et qui porte la marque d’une double vulnérabilité, l’une interne à l’humain et marquée par une histoire, l’autre créée par le contexte économique et la fragilisation du tissu social. L’intensité des réactions à un autre externe est à la mesure de la précarité des rapports à l’autre interne et est d’autant plus grande qu’elle est dirigée contre l’autre proche. Martens s’attache à préciser les axes selon lesquels s’organise cette proximité. Dans un contexte de fragilité, la perception de l’autre apparaît comme une projection de ce qu’il y a d’énigmatique et d’angoissant en nous.

Des chemins de traverse

Chacun des auteurs est donc parti d’une question surgissant de son travail ou dans sa mouvance. Un certain nombre de thématiques traversent cependant les textes et dessinent des chemins de traverse qui permettent de tracer entre eux des passages et qui, de par leur récurrence même, attirent l’attention sur des enjeux plus larges qui touchent à l’humain dans les sociétés contemporaines.

Un premier thème récurrent est celui de la barbarie, de la violence, qui résistent au progrès des civilisations et des cultures et qui l’accompagnent même lorsque le progrès se transpose en avancée par-dessus d’autres cultures dans un projet colonisateur. Les textes mettent en scène différentes facettes de cette violence de l’humain comme une extrême cruauté, le caractère prédateur de l’entreprise coloniale, le mensonge de l’entreprise humanitaire ou celui de discours manifestes de tolérance. Les textes de Devisch, de Bibeau, de Peterson, de Martens et de Bourgeault en cernent différentes figures alors que des rapports de pouvoir et leur envers (la peur de l’Autre) impriment leur marque sur les corps et au plus vif de l’affect. Les auteurs en déplient la cruauté ou encore la portée d’aveuglement lorsqu’elle s’incarne dans des pratiques politiques se voulant orientées vers le progrès ou la protection d’un « entre soi ». Il faut signaler ici l’article hors thème de Pandolfi et Rousseau qui développe un aspect particulier de cette question, en faisant le point sur « l’anthropologisation du dispositif militaire » dans les guerres contemporaines et sur le brouillage croissant des frontières entre l’humanitaire et le militaire, mettant au passage en évidence la participation de l’anthropologie à ce processus.

Les auteurs de ce numéro thématique se rejoignent au niveau d’une sensibilité similaire à la charge affective des actions et des réactions, à leur violence crue ou masquée, qu’ils interprètent en termes de forces qui sommeillent au coeur de l’humain. Dès lors, ce n’est plus uniquement de la violence des autres dont il s’agit mais de cette part étrangère, en nous, à laquelle nous participons et que réveille la violence dans le social et la culture ; cela explique sans doute la fascination ressentie face à son spectacle réel ou imaginé. Ici, dans ce lieu de l’interface, tout discours disciplinaire rencontre sa limite et ne peut que se tourner vers l’Autre pour chercher à donner forme à ce qui prend place à ses bords et continuer à penser, à dire. Psychanalyse et anthropologie jouent alors l’une pour l’autre la fonction d’un discours autre. Les textes montrent que la sensibilité en jeu exige que l’on réfléchisse à partir de ce en quoi l’autre nous touche et nous trouble ; il s’agit alors de prendre sur soi une indignation qui transparaît dans une certaine acuité du regard et des commentaires plus que de manière explicite ; l’indignation comme outil pour nous déprendre de l’emprise de l’horreur autrement que par une neutralité revendiquée.

Les figures de l’Autre constituent un deuxième thème récurrent dans les essais. Ce sont elles que vise la violence en oeuvre dans la culture, qu’elle soit une réponse à la menace imaginaire qu’on lui associe ou qu’elle constitue l’Autre en étranger en le réduisant au statut d’objet. On peut aussi évoquer ici la forme plus subtile d’effacement de l’altérité de l’Autre que constitue le fait de l’appréhender à partir de discours disciplinaires qui lui sont étrangers. De manière alternative, plusieurs auteurs (Mauger, Leavitt, Corin, Martens) mettent de l’avant la nécessité d’élargir les approches disciplinaires pour avoir accès à une dynamique qui semble en excès par rapport aux approches prévalentes et qui exige des outils de pensée ouverts à l’énergétique des forces en jeu. D’autres textes (Montaut, De Plaen, Peterson) permettent d’approcher ce en quoi se manifeste ou consiste la différence de l’Autre, qu’il s’agisse d’un rapport différent aux catégories qui découpent le monde, ou de l’importance d’un passage par sa langue propre pour relancer un procès de subjectivation, ou encore de la marque qui désigne la différence inassimilable. En écho aux textes qui mettent en jeu la violence de l’humain, on fait aussi ressortir la présence en l’humain d’une Altérité qui lui échappe et qui renvoie au pulsionnel qui oeuvre dans l’humain (Bourgeault, Martens).

La question du sujet revient aussi de manière récurrente à travers la question : « Qui parle ? » et constitue un troisième thème qui traverse plusieurs textes (Leavitt, Bourgeault, Mauger, Corin). Elle fait un pont entre certaines observations de terrain, ce qui transparaît dans la rencontre clinique et la notion de sujet divisé travaillée par la psychanalyse. D’autres fois, c’est l’idée même de sujet qui semble déportée par son inscription dans un champ culturel radicalement différent (Montaut, Devisch, Corin). On pourrait considérer que cette question de « Qui parle ? » est aussi en jeu lorsque des positions intellectuelles actuelles se voient éclairées du dessous par des parcours de vie singuliers (Devisch, Corin).

Un quatrième thème qui s’impose est celui de l’articulation entre l’individuel et le collectif à partir d’observations de type ethnographique ou clinique : lorsque, je l’ai mentionné, des effets de synergie inquiétants semblent émerger de la rencontre entre des formes de violence à l’oeuvre dans la psyché et sur la scène sociale (Bibeau, Martens, Bourgeault) ; lorsque la folie publique paraît intriquée à la folie privée et que l’écoute de cette dernière en termes de diagnostic psychiatrique en redouble le caractère d’aliénation ; ou lorsque la mémoire défaille et échoue à se souvenir parce que ce dont il faudrait se rappeler est inassimilable par la psyché (Peterson, Bourgeault).

Ainsi, à sa manière, chacun des textes déborde de son objet précis pour interpeller et remettre en jeu une notion riche et parfois inquiétante de l’humain. Ils participent à un essai de figuration de dynamiques complexes qui obligent à se déporter vers le champ de l’Autre et à lui emprunter des notions ou des outils qui débordent les cadres disciplinaires.

C’est ce mouvement qu’illustrent à leur manière les visages représentés sur la couverture. Elle est réalisée à partir de l’oeuvre d’un Impatient qui participe à un centre d’art brut et thérapeutique à Montréal (Les Impatients[1]) dont l’objectif est épauler les personnes fragilisées par des problèmes de santé mentale dans la recherche d’une figuration de ce qui les habite. Il m’a semblé que la multitude de ces visages, leur expression, même, pouvaient nous servir à nous aussi de figuration de ce qui anime notre démarche lorsqu’elle prend sa source dans un sentiment d’impasse ou dans une anxiété aiguë ou rampante, ou encore dans la nécessité perçue de partir en quête de ce qui nous échappe nécessairement. Une échappée que rend aussi le flou des visages lorsqu’ils s’éloignent du centre autour duquel ils se massent.

Une solitude du mouvement de la pensée au coeur même de la masse.