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Pendant l’été 2008, une controverse éclata à Bergame, ville de l’Italie du nord, à propos d’un stand de kébabs qui venait de s’installer dans la Città Alta, la Ville Haute, le centre historique de la ville. Les opposants à ce stand voyaient d’un mauvais oeil l’intrusion d’étrangers dans le coeur symbolique de Bergame ; ses partisans y voyaient l’affirmation du multiculturalisme croissant de la ville. Cette controverse fut relayée par les journaux locaux et nationaux et fit l’objet de conversations quotidiennes. Mais c’est surtout sur le réseau social Facebook qu’elle prit beaucoup d’ampleur, alors que se constituaient de nombreux groupes pour ou contre, comptant des centaines de membres. Sur ces réseaux et ailleurs, les opposants et partisans du stand firent valoir des idées déjà bien établies sur les caractéristiques des sites locaux importants, la valeur des différents types d’alimentation et la signification de l’expérience migratoire étrangère.

La vie du stand fut de courte durée : il ferma au bout d’un an. La controverse, par contre, offre pour sa part l’occasion de s’intéresser à un épisode de ce qu’on a appelé en Italie le « racisme gastronomique ». Cet épisode, au cours duquel apparurent des tensions entre le local et le global alimentaire, touche particulièrement ce qui a trait à l’identité des producteurs et des consommateurs et à celle des lieux de production et de consommation. Située à l’intersection très émotive entre le culturel et le personnel, l’alimentation est un symbole facilement mobilisable pour établir des distinctions entre qui mange quoi, et pourquoi. En Italie, tout particulièrement, la nourriture est devenue très politique : les traditions et habitudes alimentaires sont associées de façon indélébile à des lieux particuliers, et ce, même alors que ces traditions et habitudes subissent des transformations importantes (Scarpellini 2012). Les conflits causés par l’alimentation et ses significations sont courants. L’accent que nous mettons sur le conflit dont il est question ici, et en particulier sur les ressources linguistiques utilisées par les intervenants pour se situer dans le débat pour ou contre, met en lumière toute l’importance sémiotique de la nourriture dans l’identification des limites qui séparent ceux qui appartiennent au groupe de ceux qui n’y appartiennent pas.

Dans cet article[1], et à la lumière de mes recherches ethnographiques à Bergame, je m’intéresse à Facebook en tant que lieu de construction de frontières et de critères d’appartenance. Je considère d’abord le rôle de la nourriture comme point d’articulation du local et du global, articulation telle que l’un n’existerait pas sans l’autre – ou n’aurait pas le même sens sans l’autre (Miller 1998 ; Caldwell 2005). Je fais ensuite la présentation sommaire de la ville de Bergame et de son paysage alimentaire : elle servira de toile de fond à cette controverse. Finalement, j’analyse en détail le déroulement de cette controverse sur Facebook, portant particulièrement attention à la façon dont les participants mobilisent différents éléments symboliques pour construire la différence ou l’appartenance.

Nourriture locale, question globale

Les analyses populaires et académiques des systèmes alimentaires contemporains tendent à les diviser selon des critères moraux : l’alimentation moderne est soit locale, soit globale ; traditionnelle et pure, ou moderne et industrielle ; un bien inaliénable ou une commodité qui vient de loin ; familière ou incompréhensible. De nombreux chercheurs ont rendu ces oppositions plus complexes en montrant, par exemple, que l’alimentation locale peut circuler à l’échelle globale, que la nourriture organique peut être produite par des multinationales et que le commerce équitable ne produit pas toujours les résultats escomptés (Pratt 2007 ; Reichman 2008 ; West 2012). Quoiqu’il en soit, il est évident que l’alimentation devient de plus en plus associée à un lieu, et que cette association est absorbée par des hiérarchies du goût, de consommation et de pratiques de production à l’échelle locale, nationale et internationale (Bourdieu 1984 ; Belasco 1999 ; Wilk 2006 ; Cavanaugh 2007 ; Grasseni 2007). Parce que les cuisines et les aliments circulent et sont adoptés dans de nouveaux endroits, l’alimentation constitue une fenêtre précieuse pour observer les rencontres entre local et global. La nourriture des immigrants, ou plutôt la nourriture qui est produite par eux et arrive avec eux, est particulièrement propice à l’étude des rencontres interculturelles du fait que les rapports entre alimentation et groupe sont souvent évidents et difficiles à effacer, ou à ignorer. À cet égard, je fais une distinction entre la « nourriture des immigrants », c’est-à-dire celle qui a gardé des liens immédiatement reconnaissables avec son contexte d’origine, et la « nourriture ethnique », soit la nourriture qui tire son origine des groupes sociaux physiquement absents. En général, les liens avec le contexte d’origine sont moins évidents. Cette distinction me permet de soutenir l’idée que la présence des immigrants en chair et en os à côté de leur alimentation est la cause réelle des débats tels que celui analysé ici.

La recherche académique sur l’immigration en Europe a souvent abordé les immigrants, et l’immigration en général, sous l’angle de la religion (Beriss 1990 ; Auslander 2000 ; Bowen 2004 ; Bunzl 2005), de la politique (Maher 1996 ; Cole 1997 ; Holmes 2000 ; Castellanos 2006), et de la race (Campani 1993 ; Carter 1997 ; Silverstein 2005). Depuis peu, elle s’intéresse à l’alimentation pour mieux comprendre les conflits qui existent entre les groupes hôtes et les groupes immigrants. Parce qu’elle est un bien de consommation lourd de signification symbolique, la nourriture constitue un site idéal pour l’étude de ces phénomènes. On en veut pour exemple les cas de nationalisme alimentaire analysés par Rogers (2003) et l’histoire de la cuisine chinoise aux États-Unis étudiée par Coe (2009). Ancré dans l’ethnographie, mon article présente une image contemporaine de l’un de ces conflits et porte une attention toute particulière à la façon dont le langage est utilisé pour parler de nourriture. L’analyse qui suit montre que parler de nourriture équivaut à parler de beaucoup d’autres choses.

C’est un truisme de dire que les Italiens parlent de nourriture, ou qu’ils en parlent dans des contextes spécifiques. Dès leur plus jeune âge, et comme l’ont montré des chercheurs comme Ochs et al. (1996), les enfants italiens sont habitués à nouer des liens importants en association avec la prise de nourriture, et sont encouragés à se forger des goûts alimentaires qui leur soient propres. L’histoire de l’alimentation italienne montre à quel point les pratiques alimentaires ont été, et sont encore inscrites dans les économies politiques italiennes – des efforts de colonisation de Mussolini aux racines paysannes des cuisines les plus prestigieuses de la péninsule (Capatti et Montanari 1999 ; Counihan 2004 ; Helstosky 2006). Les débats contemporains sur les aliments se concentrent souvent sur leur origine, sur les histoires de leur production et de leur consommation, et mettent souvent en contraste les aliments traditionnels avec ceux introduits par l’immigration. Les groupes d’intérêt comme Slow Food, qui vante les mérites des pratiques culinaires et produits régionaux, et le Couscous clan, qui se fait l’avocat des cuisines ethnique et fusion, sont des pôles opposés dans les débats sur le rôle, la signification et la valeur de la nourriture. Le premier cherche à protéger les produits alimentaires locaux contre le péril global, alors que le deuxième considère normal que les denrées alimentaires traversent les frontières.

Ce débat est hautement politisé. Il oppose la gauche politique italienne qui soutient les droits des immigrants, aux partis de droite comme la Ligue du Nord, un parti qui se fait le champion des cultures locales et épouse des opinions et des politiques anti-immigrants (Cento-Bull 1996 ; Cachafeiro 2002). Les positions anti-immigrants de la Ligue se sont cristallisées en partie autour de ce qu’on a appelé le « racisme gastronomique », représenté par le slogan « Sì alla polenta, no al couscous ! »[2] (Oui à la polenta, non au couscous !). La Ligue et ses alliés ont soutenu, et parfois réussi, à faire promulguer des lois anti-immigrants concernant la nourriture, comme par exemple celle interdisant de vendre des aliments non italiens à tous les magasins, quels qu’ils soient, des villes historiques de Toscane comme Lucques et Forte dei Marmi. Ces interdictions, y compris celle consistant en Lombardie à interdire aux gens de consommer à l’extérieur et avec des couverts en plastique de la nourriture à emporter, sont perçues comme visant spécialement les stands de kébabs. Bien que très souvent présentées comme partant du désir de soutenir les traditions et les commerces alimentaires locaux, ces lois sont également perçues comme des politiques racistes et anti-immigrants à peine voilées.

Comme je l’ai dit ailleurs (Cavanaugh 2012), professer une opinion similaire à celle exprimée par la Ligue du Nord – dénoncer l’immigration comme une menace ; reconnaître l’importance de la décentralisation du pouvoir vers les régions ; célébrer la valeur des traditions locales – constitue à s’exposer au risque de passer pour un membre de la Ligue, quelle que soit l’orientation politique du locuteur. Cette dynamique façonne les discussions qui ont lieu à ce sujet sur Facebook et que j’analyse ici. D’un autre côté, tous ceux que l’immigration ou que les immigrants dérangent ne sont pas pour autant des membres de la Ligue ; et ceux qui n’aiment pas les kébabs ne sont pas pour autant racistes. Reléguer ce débat sur les kébabs à la simple rhétorique xénophobe de la Ligue du Nord reviendrait à masquer toute la richesse sémiotique que revêt la nourriture en Italie en ce moment, de même que son paysage politique et alimentaire compliqué.

Bergame est une ville de 117 000 habitants située dans la province du même nom (900 000 habitants) en Lombardie. Sa longue histoire de marginalisation culturelle, économique et politique, malgré une prospérité récente, est pertinente pour mon propos. Dans l’imaginaire populaire et les stéréotypes italiens, les Bergamasques sont considérés comme des producteurs par excellence, connus pour le respect immense qu’il portent au travail, pour leur propension au travail manuel, et depuis les années soixante, pour la prolifération de petites entreprises familiales (principalement dans les domaines du textile, du travail du métal, de la mécanique et la construction) qui ont transformé la majorité de la classe populaire de la Bergame en classe moyenne (Della Valentina 1984 ; Ginsborg 1990 ; Martinelli et al. 1999). De la plus pauvre des provinces d’Italie qu’elle était, la Bergame devint une des plus riches d’Europe (Ravanelli 1996). Ce succès économique attira des vagues successives d’immigrants provenant d’abord du sud de l’Italie et plus récemment de l’étranger[3]. Pendant les années de prospérité – les années 1990 au cours desquelles j’ai effectué mes premières recherches de terrain à Bergame – les remarques sur les étrangers s’attachaient surtout à noter les différences culturelles, mais portaient aussi sur les dimensions culturelles partagées, comme par exemple l’éthique bergamasque du travail.

Cependant, comme on l’observe partout ailleurs en Europe, la prospérité a décliné pendant les dix dernières années : l’emploi a diminué, les salaires ont stagné et les politiques gouvernementales favorisant l’emploi ont provoqué une augmentation de la précarité (Molé 2008, 2011). La crisi – la crise économique actuelle – fait partie des sujets de conversations courants. Parallèlement, on remarque que la présence des immigrants à Bergame est chose normale ; les enfants d’immigrants vont à l’école locale, par exemple. Les discussions sur la signification de l’immigration portent maintenant sur les effets à long terme qu’elle peut avoir à Bergame. Par exemple, on prend pour acquis le fait que certains quartiers de la ville soient habités de façon prépondérante par des immigrés. Leur présence est perçue comme problématique uniquement quand ces mêmes immigrants s’installent à l’extérieur des zones où on s’attend à les trouver. Tel est le cas de ce stand de kébabs, ouvert dans un quartier qui, bien qu’ayant changé pendant les dernières décennies, n’est pas un quartier associé aux immigrants.

Vers la fin des années 1990 et le début des années 2000, la scène alimentaire de Bergame était plutôt conservatrice. Elle se caractérisait par peu de variété dans les aliments consommés et dans la façon de les consommer. Quand on mangeait à l’extérieur de la maison, on consommait surtout des mets bergamasques et italiens, même s’il existait des établissements de restauration rapide américains, ou de type américain, comme McDonald’s et ses imitations. Les restaurants qui servaient des plats non italiens étaient rares et aucun n’était situé dans la Città Alta. On trouvait quelques restaurants chinois regroupés dans une rue située dans une zone considérée comme « immigrante » (où on trouvait aussi des marchés d’alimentation appartenant à des immigrants et des centres d’appel téléphoniques), un restaurant indien haut de gamme et un restaurant éthiopien qui ne resta que quelques mois. Pendant les années qui suivirent, d’autres restaurants non italiens s’installèrent et connurent du succès auprès des non immigrants : le McDonald est devenu banal. Dans l’ensemble cependant, la scène alimentaire de Bergame est encore dominée par les gastronomies italienne et bergamasque, encouragée en cela par ce que les habitants de Bergame reconnaissent être leur attitude alimentaire conservatrice, et par les touristes qui cherchent (et sont dirigés vers) les restaurants servant des produits locaux.

Durant la même période, les changements alimentaires faisaient l’objet de nombreuses conversations personnelles et d’éditoriaux dans les deux journaux locaux ; elles portaient surtout sur le nombre croissant de comptoirs de pizza à emporter. Ces débats ciblaient particulièrement les changements alimentaires des jeunes qui mangeaient de plus en plus souvent entre eux et en dehors de la maison. Leurs nouvelles façons de faire étaient perçues comme des menaces envers les pratiques habituelles qui permettaient aux familles de se retrouver à la maison autour du pranzo, le repas de midi. On retrouve ici le concept de nostalgie structurelle de Herzfeld (2004), soit le fait de déplorer la perte de la perfection du passé pour mieux critiquer les transformations présentes. À cette époque, l’université de Bergame était en pleine expansion. De nombreux départements académiques et programmes s’ouvraient, attirant un nombre toujours grandissant d’étudiants. Ceux-ci venant souvent des régions limitrophes de la ville, ne pouvaient rentrer à la maison pour pranzo. Même si la cafétéria (mensa) de l’université offrait des repas abordables, on vit de plus en plus d’étudiants, seuls ou par groupes, acheter des pointes de pizza et les manger sur le pouce, assis sur les bancs publics ou les marches d’un monument. C’était exactement le genre de comportement que les lois de la Ligue du Nord souhaitaient empêcher.

Les Bergamasques s’inquiètent beaucoup de tous ces changements visibles dans les structures et les pratiques familiales. Ils sont aussi très soucieux de l’impact qu’ont ces comportements sur l’espace public, particulièrement celui de la Città Alta, centre historique de Bergame et source de réminiscences nostalgiques (Cavanaugh 2009). Au cours des vingt dernières années, la Città Alta est devenue un site touristique en même temps que le site de l’université. Ces changements ont provoqué des transformations urbaines incessantes : rénovation, embourgeoisement, et embellissement préservent Bergame en fonction d’une conception moderne du passé. Dans la rue principale, la présence des magasins et des restaurants montre qu’il s’agit d’un endroit privilégié pour y passer son dimanche (gastronomie bergamasque et italienne, boulangeries-pâtisseries, glaciers, cafés), y faire du tourisme (hôtels, office de tourisme, galeries d’art, magasins de souvenirs), ou y étudier (pizzeria, brasseries, et librairies). De plus en plus, la Ville Haute est un endroit que peu de gens peuvent se permettre d’habiter et qu’ils admirent à distance (sa silhouette est visible de la ville basse et de loin). Ils n’y vont que rarement mais continuent de la considérer comme le symbole culturel le plus important de Bergame, de sa culture et de son histoire (Cavanaugh 2009). Bergame fonctionne à la fois comme un sanctuaire du passé (par son cadre physique restauré et rénové) et un lieu de transformations intenses. Toute discussion sur la Città Alta, depuis ses stationnements trop peu nombreux jusqu’aux rénovations continuelles des monuments historiques par l’université, est inévitablement chargée de tensions sur la façon de combiner les représentations des trésors du passé aux exigences et circonstances de la vie moderne. Comment rendre ce passé attrayant pour les goûts modernes qui préfèrent la pureté à l’hybridité, l’authenticité à l’innovation, le purisme culturel au multiculturalisme ?

Facebook : local et global ?

En tant que site de recherche anthropologique, Facebook présente certes des limites et des défis qui lui sont propres, mais il offre aussi des possibilités. Les réseaux sociaux en ligne comme Facebook sont des lieux importants de construction et de maintien de l’identité de groupe (Herring 2004 ; Brink-Danan 2011), même si leur similarité avec les contextes et communautés non virtuels continuent d’être débattus (Kirschenblatt-Gimblett 1996 ; Boellstorff 2008). En fait, je crois que les groupes qui se sont formés en faveur ou contre le stand de kébabs ressemblent à d’autres types de pratiques et de formations communautaires, récentes ou non, virtuelles ou non. Les débats qui y prennent place rappellent beaucoup ceux qui font l’objet des nombreuses discussions face-à-face dont j’ai été témoin et des entretiens que j’ai conduits à Bergame sur les thèmes de l’immigration, de la Città Alta et de la nourriture.

Ici, et comme l’a fait Brink-Danan (2011) pour saisir, grâce à l’étude de la langue, la construction sociale des limites d’une communauté virtuelle, je mets l’accent sur le travail linguistique nécessaire à l’établissement d’un sentiment d’appartenance ou de différence. Puisque les activités en ligne sont souvent avant tout linguistiques, une telle approche me permet d’étudier les deux niveaux de sens : le niveau référentiel – ce qui a été dit ou écrit – et le niveau formel – la façon dont cela a été dit ou écrit. Un des problèmes liés à la recherche sur l’Internet est l’anonymat des participants : les chercheurs ne peuvent pas savoir si les participants sont vraiment ce qu’ils disent être. Pour régler cette question, j’utilise une approche constructiviste quant à l’utilisation de la langue dans les contextes virtuels : loin d’être des « voix venant de nulle part », et en raison de leur participation à ce contexte d’énonciation particulier, je considère que les utilisateurs de Facebook se construisent comme des sujets qui partagent des positions, des caractéristiques, des désirs et des orientations. Que tout cela corresponde à ce qu’ils professent hors ligne est beaucoup moins important que le fait que cela corresponde aux données de mes recherches ethnographiques à Bergame. Et c’est le cas. Au quotidien, les Bergamasques parlent des kébabs, de la Città Alta, de l’importance de ce site historique et de la communauté de la même façon. On peut donc dire qu’en raison de son caractère permanent et de son accessibilité, Facebook s’avère très utile pour étudier la controverse à propos du stand de kébabs ainsi que les questions qu’elle soulève. Facebook et les réseaux sociaux similaires permettent aux analystes que nous sommes d’avoir accès à la façon dont les gens utilisent le langage dans la construction des lieux et le maintien des limites du groupe. Les traces qu’ils laissent sur Facebook nous donnent aussi accès à leur façon de comprendre leur monde réel.

No al kebab, sì allà polenta

En 2008, quand ce stand de kébabs s’installa dans la Città Alta et que la controverse prit de l’ampleur, de nombreux groupes de discussion se formèrent sur Facebook et se donnèrent des noms comme No al kebab (Non au [stand] de kébab), Kebab merda (Kébab de merde) et Noi che molto melio melio una polenta que un kebab (Nous qui préférons de beaucoup une polenta à un kébab). Pour cet article, je tire mes données du groupe Mura chiuse contro il nuovo kebab (Murs fermés contre le nouveau kébab) qui comptait 461 membres en novembre 2011. Tous les groupes contre les kébabs permettaient les affichages multiples et regroupaient souvent les mêmes membres. C’était surtout des forums publics sur lesquels n’importe qui pouvait afficher une opinion, y compris les gens « de l’autre camp », comme on le verra plus bas. Dans la plupart des cas, leur page d’accueil était couverte de messages successifs contre les kébabs, les stands de kébabs et, à l’occasion, contre la nourriture non italienne et non bergamasque. On pouvait y lire aussi des railleries sur les Arabes, les immigrants, et sur la perte de la culture et de l’histoire bergamasque et italienne. Des groupes en faveur du stand de kébabs se créèrent au même moment, comme par exemple Salviamo il nuovo kebab ! (Sauvons le nouveau kébab !), mais ils étaient moins nombreux et comptaient moins d’adhérents[4].

Pour illustrer la façon dont les participants se créent un personnage qui bénéficie d’une reconnaissance sociale, regardons d’abord la description de ce groupe.

Exemple 1

  • Questo gruppo nasce spontaneamente per rispondere a coloro che sono intervenuti nella sezione di facebook « Salviamo il nuovo kebab » di Città Alta a Bergamo.

  • La querelle, che ormai impazza da giorni anche sui media nazionali, è da poco approdata su facebook.

  • Tutti i cittadini contrari al posizionamento del negozio arabo nel pieno borgo antico sono quindi chiamati a lasciare messaggi, commenti e motivazioni della loro scelta.

  • Per salvare Città Alta, oggi, forse basta un click !

  • Ce groupe est né spontanément pour répondre à ceux qui participent au groupe facebook [sic] « Sauvons le nouveau kébab » dans la Ville Haute de Bergame.

  • La querelle, qui fait rage dans les médias nationaux, a récemment atterri sur facebook.

  • Tous les citoyens opposés à l’installation d’un magasin arabe au centre de l’ancien quartier sont invités à laisser des messages, commentaires et raisonnements appuyant leur opinion.

  • Pour sauver la Ville Haute, aujourd’hui, il suffit peut-être d’un clic.

On remarquera les stratégies qu’utilise ce groupe pour paraître raisonnable et nécessaire. Sa naissance était « spontanée », suggérant ainsi l’absence d’une intervention délibérée et artificielle, et soulignant le côté naturel de cette création. Le débat fait « rage », autrement dit il n’est pas basé sur la raison. Le groupe lui-même est destiné aux membres de l’État-nation italien qui s’opposent simplement à l’emplacement de ce stand à kébabs – décrit en termes ethnonationalistes et non culinaires – un stand arabe, et non à son existence en tant que telle.

En participant à ce groupe, on peut ainsi participer à la (possible) sauvegarde d’un trésor historique. Ici, la nourriture est mise à l’arrière-plan. Par contre, on met de l’avant la présence déplacée d’un commerce non local dans un lieu important localement. En qualifiant ce stand d’« arabe », on évoque la puissante image des immigrants, forcément musulmans, image si présente dans les débats européens sur l’immigration et qui accentue ainsi la différence avec les européens d’origine judéo-chrétienne (Bunzl 2005 ; Silverstein 2005). On remarque aussi que le groupe est destiné aux « citoyens », ce qui, par contraste, qualifie implicitement les partisans du stand de kébabs de non citoyens ou de non Italiens. La juxtaposition du stand et de l’ancien quartier historique où il a été établi souligne les différences ethno-nationales.

Par leur affichage, les participants distinguent de façon très interactive ceux qui font partie du groupe de ceux qui n’en font pas partie. Ils le font en mobilisant différents domaines symboliques comme la nourriture, l’espace social et le vernaculaire local :

Exemple 2

  • Mei pa e salam che pa e cavrù ! ! ! ! Ciao lasì sta sità olta ! ! ! !

  • Le pain et le salami sont meilleurs que le pain et la chèvre ! ! ! ! Eh, laisse la Ville Haute tranquille ! ! ! !

Comme je l’ai mentionné ailleurs (Cavanaugh 2009), l’utilisation du bergamasque dans des conversations en face-à-face révèle les sentiments positifs des locuteurs envers cette langue et envers les traditions et valeurs bergamasques. Cette valence fonctionne ici : l’auteur de ce message exprime fortement son soutien à l’alimentation et aux lieux « d’ici » et proteste contre la présence de nourriture étrangère à Bergame. Dans ce cas-ci, la nourriture signale aussi la différence. On oppose deux mets à la structure similaire : le premier, celui que l’on préfère, est un des prototypes de la cuisine bergamasque, le pain et le saucisson ; l’autre lui ressemble beaucoup, le pain et la chèvre. La cooccurrence des trois éléments – pain et saucisson, langue bergamasque et Città Alta dans le même message –, participe d’une construction dans laquelle la nourriture, les pratiques et les lieux sont groupés, ou devraient l’être. Par contraste, la substitution du salami par la chèvre crée un plat complètement étranger et presque inimaginable dans la cuisine bergamasque ; il contient une viande rarement consommée dans la région et, qui plus est, associée à l’alimentation immigrante. De plus, en juxtaposant l’apostrophe « Laissez la Ville Haute tranquille » et la référence au plat étranger, l’auteur du message interpelle l’étranger qui cherche à porter atteinte à la Città Alta et signale que les amateurs de cette cuisine étrangère (consommateurs et producteurs) sont désireux de s’approprier les lieux. On a ainsi une construction double : non seulement la nourriture étrangère est considérée comme étant à l’opposé de la nourriture locale, mais de plus elle envahit les lieux.

Les membres du groupe se donnent pour tâche d’en surveiller les limites : en réponse au message de l’exemple 3, un participant relativement actif afficha quelques mois plus tard le message de l’exemple 4 :

Exemple 3

  • W il kebab in città alta

  • Longue vie au kébab dans la Ville Haute

Exemple 4

  • RAGAZZI MA CHI E’ GIOVANNI METULLO[5] CHE SCRIVE QUALCHE MESSAGGIO SOTTO

  • UN TALEBANO TRAVESTITO E SOPRATTUTTO CHE CAZZO SI E’ ISCRITTO A FARE IN QUESTO GRUPPO…

  • IO GLI HO MANDATO UN MESSAGGIO PRIVATO…

  • CONSIGLIO L’AMMINISTRATORE DI MANDARLO A QUEL PAESE

  • EH, LES GARS, QUI EST CE GIOVANNI METULLO5 QUI ÉCRIT LE MESSAGE DESSOUS.

  • UN TALIBAN TRAVESTI ET SURTOUT POURQUOI S’EST-IL JOINT À CE GROUPE…

  • JE LUI AI ENVOYÉ UN MESSAGE PERSONNEL…

  • J’AI AUSSI SUGGÉRÉ À L’ADMINISTRATEUR DE L’ENVOYER AU DIABLE [lit. dans ce pays]

Soucieux de créer une distance, ce participant utilise plusieurs stratégies pour se distinguer (et ceux qui pensent comme lui) socialement de l’auteur de l’exemple 3. Tout d’abord, il s’adresse aux membres du groupe par le vocable familier de raggazi (les gars) alors qu’il utilise le pronom personnel anonyme de la troisième personne pour parler de l’intrus. Ensuite, il mentionne le message personnel qu’il a envoyé à ce dernier. Et finalement, il en appelle à l’autorité, en l’occurrence l’administrateur du site, pour se débarrasser du fâcheux. Aux yeux de ce participant, il est important, raisonnable et justifié de surveiller les frontières du groupe. On en voit l’urgence implicite dans le choix d’affects représentés graphiquement : l’écriture du message en lettres majuscules, alors que les autres messages utilisent les répétitions de voyelles (voir exemples ci-dessous) et les points d’exclamations (exemple 2) pour obtenir le même effet. On note aussi l’hyperbole utilisée pour traiter l’intrus (qui d’après son nom doit être italien) de taliban. Un taliban travesti, qui plus est, et qui donc viole aussi les codes vestimentaires. L’expression « envoyer au diable » fait ressortir les oppositions entre les Bergamasques et les immigrants, mais aussi celles qui existent entre les Bergamasques eux-mêmes à propos de l’immigration et des immigrants, de leurs effets sur la société et la culture bergamasques, et de la façon dont ils doivent être compris. Ici, comme dans d’autres messages, la religion sert de critère de différence : l’islam – représenté sous sa forme la plus extrême, le taliban – est souvent perçu comme une différence insurmontable entre les Italiens (catholiques) et les groupes d’immigrants d’Afrique du nord. Un lien est fait entre la religion et la nourriture comme marqueur de différence. Ce lien est évident dans d’autres messages, tels que :

Exemple 5

  • hanno rotto il cazzo ! ! con la loro religione e i loro cazzo di kebab

  • Ils nous cassent les couilles [lit : ils ont cassé la bite] ! ! avec leur religion et leur foutu [lit. bite] kébab.

On note l’utilisation du pronom à la troisième personne du pluriel hanno (ils) pour créer une distance entre l’auteur du message – on en déduit qu’il n’est pas musulman et ne mange pas de kébab – et ceux qui pratiquent cette religion qu’on ne nommera pas, et qui mangent des kébabs. Les propos vulgaires répétés à deux reprises dans ce message montrent à quel point l’auteur trouve ces gens désagréables et à quel point il les considère différents du groupe auquel il appartient.

Ces efforts de catégorisation des gens et des choses, qu’ils s’appliquent à un partisan du stand de kébabs, ou à des gens qui sont impliqués moins directement, constituent une sorte de récursivité sémiotique (Irvine et Gal 2000). En effet, ceux qui s’attribuent le rôle de gardien du forum de discussion cherchent à interdire aux partisans du stand l’accès à ce forum, tout comme ils essaient d’interdire la présence de ce stand (et tout ce qu’il représente) dans un autre espace, la Città Alta. On voit ici qu’en soutenant des immigrants, on s’expose souvent aux mêmes reproches et critiques faits aux immigrants (dans ce cas-ci, être musulman). En établissant ces limites, les participants identifient les membres qu’ils considèrent dignes de faire partie du groupe.

Par l’intermédiaire de leurs messages, les participants s’associent à d’autres messages et entrent en conversation avec leurs auteurs. Dans certains cas, cette association est explicite : « Condivido » (je partage [cette opinion]) ; « sono perfettamente d’accordo » (je suis tout à fait d’accord) ; « concordo » (d’accord) ; « anch’io penso che… » (je pense aussi que…). Dans d’autres cas, on observe la répétition pure et simple de ce qui a déjà été exprimé par d’autres, comme par exemple « no al kebab » (non au kébab) qui revient plusieurs fois. On trouve aussi des termes d’adresse qui englobent tout le groupe comme le mot ragazzi vu plus haut, ou « ciao a tutti » (bonjour tout le monde) ; l’utilisation des noms propres pour s’adresser à quelqu’un en particulier ; et l’utilisation de la première personne du pluriel, souvent à l’impératif, comme dans preserviemo (préservons), diffendiamo (défendons), nostro (notre, souvent écrit en lettres majuscules). La première personne du pluriel incite à l’action commune : elle est souvent utilisée pour décrire ou apostropher les cibles de cette action, comme dans l’exemple suivant :

Exemple 6

  • Non ci rovinate Città Alta… lasciateci ancora un’oasi di italianità, dove cultura e tradizione non siano, almeno per un volta, interpretate come sinonimo di razzismo e xenofobia.

  • Ne nous abîmez pas notre Ville Haute ! Laissez-nous une oasis d’italianité, où la culture et la tradition ne sont pas, pour une fois, interprétées comme synonyme de racisme et de xénophobie.

On se rappellera le message de l’exemple 2 dans lequel on exhorte, par une référence alimentaire, un interlocuteur imaginaire à laisser la Ville Haute tranquille. Le message de l’exemple 6 fonctionne à peu près de la même façon : il établit une distinction entre ceux qui veulent protéger la Città Alta comme site de culture et de tradition, d’une part, et ceux qui l’abîment par leur présence ou qui permettent cette présence délétère, d’autre part. Les participants à ce forum savent qu’ils courent le risque d’être accusés de racisme et de xénophobie ; pour parer à la critique, ils affirment être simplement les fiers défendeurs d’un patrimoine et d’intérêts locaux.

Pour exprimer l’intégration du groupe, les références au corps s’avèrent une riche ressource sémiotique. Les participants expriment leurs soucis en termes de santé et de risques hygiéniques. Ils passent beaucoup de temps à décrire les mouches qu’ils ont vues sur des kébabs et à donner les adresses Internet d’articles de journaux relatant les manquements aux règles d’hygiène publique de ces stands. Ces messages décrivent le dégoût physique ressenti à l’idée du kébab (par exemple voltastomaco [lit. la nausée] ; viene da vomitare [avoir envie de vomir]) et suggèrent un lien entre la sensation physique et ce que l’on pense du local et du global. L’exemple suivant est révélateur à cet égard :

Exemple 7

  • …io mi chiedo come si facca [sic] a mangiare certa robaccia ! ! ! …carne (facciamogli sto complimento…) frollata e rifrollata scagazzata dalle mosche, lasciata alla polvere, passata di mano in mano… spesso conservata senza le più elementari norme del buon senso nonchè sanitarie… e c’è pure gente che va amangiarla [sic] ! Che schifo ! ! ! …me la prendo anche con gli “italiani” (e facciamo pure a loro sto complimento… che aiutano il proliferare di questi esercizi… vergogna !

  • Je me demande comment on peut manger cette cochonnerie ! ! !… viande (c’est un compliment que de l’appeler comme ça) qui pendouille là, couverte de mouches, exposée à la poussière, passée de main en main… et souvent conservée sans le moindre souci pour les normes élémentaires d’hygiène… et pourtant, il y a des gens qui mangent ça. C’est dégoûtant !… Je ne supporte pas ces « Italiens » (et encore une fois c’est un compliment que de les appeler comme ça) qui aident ces boutiques à se multiplier… quelle honte !

Ce message illustre la concordance discursive qui existe, d’une part, entre la préférence culinaire et les sensations physiques (désir ou répulsion) et, d’autre part, le type de participation souhaitable à la société civile italienne. Les consommateurs de kébabs pourraient être qualifiés d’Italiens, mais en mettant ce mot entre guillemets, l’auteur du message signifiant par-là qu’ils le sont nominalement, mais pas réellement. Quiconque n’a pas le bon sens d’éviter cette robaccia (cochonnerie) ne peut prétendre être un vrai Italien. Par contre, en manifestant son dégoût à l’idée et à la vue de cette nourriture, l’auteur du message se définit comme un bon Italien dont les goûts et les désirs corporels correspondent aux critères catégoriels de l’italianité. Dans ce type d’exemple, le local et le national s’opposent aux nourritures immigrantes, à ceux qui les fournissent et à ceux qui les consomment.

Cet exemple, comme bien d’autres, fait usage d’outils textuels qui lui donnent un air de conversation : les points d’exclamation répétés, les verbes à la première personne du pluriel pour indiquer une communion entre l’auteur et les lecteurs, les ellipses qui imitent les pauses dans la conversations dont un interlocuteur compatissant peut profiter pour signifier son approbation par un signe de tête ou un murmure. Ces outils, propres à la conversation, créent un contexte au sein duquel des amis de même sensibilité peuvent discuter de sujets qui les intéressent. Mais ce contexte est créé de telle façon qu’il leur est presque impossible d’être en désaccord. Ce serait également le cas lors d’une conversation face-à-face entre amis. De plus, au vu de ce contexte, il est difficile pour une tierce personne de s’immiscer dans cette conversation, comme il lui serait difficile de le faire dans une conversation face-à-face entre amis. Ces techniques de conversation mettent les interlocuteurs dans le même état d’esprit et gardent à distance ceux qui ont une opinion différente. Qu’ils soient intimidés et réduits au silence (virtuellement), les opposants se voient ainsi exclus de ces débats par des stratégies langagières.

L’alimentation globale, c’est la malbouffe

La comparaison de l’alimentation immigrante avec d’autres sortes d’alimentation « mobile » fournit des différences intéressantes. Régulièrement, des membres de ce forum comparent et contrastent les stands de kébabs et les autres types de points de vente de nourriture qu’ils ne voudraient pas voir dans la Ville Haute. Ils indiquent ainsi leur perception des différences et des ressemblances existant entre ces nourritures non italiennes et leur interprétation de la signification de cette nourriture. Dans certains messages, les kébabs sont considérés comme de vrais représentants de la globalisation alimentaire :

Exemple 8

  • Difendiamo città alta dalla contaminazione globale.

  • Défendons notre ville haute de la contamination par le global.

De plus, les kébabs sont souvent présentés comme l’archétype de la restauration rapide, vite préparée et consommée en public. Cette forme de restauration est l’antithèse des pratiques de préparation et consommation alimentaire italiennes défendues par des mouvements comme Slow Food. Dans certains cas, les kébabs sont comparés défavorablement à d’autres exemples de restauration rapide : alors que les kébabs sont inacceptables, les hamburgers ne le sont pas forcément, même si ces derniers sont considérés comme l’exemple même de la globalisation en général, et alimentaire en particulier.

Exemple 9

  • nooooo ! ! ! ! in città alta proprio no ! ! ! ! non ci vorrei neanke un mc donald, e io ADORO il mc donald…… preserviamo la nostra bergamo ! ! !

  • nooooon ! ! ! ! pas dans la ville haute ! ! ! ! il ne devrait même pas y avoir un mcdonald, et pourtant J’ADORE mcdonald…… protégeons notre bergame ! ! ! !

Même si les restaurants McDonald sont, comme les stands de kébabs, considérés comme inappropriés dans la Ville Haute, ils ne représentent pas le même type de menace. L’auteur de l’exemple 9 considère qu’un restaurant McDonald n’a pas sa place dans la Ville Haute, mais qu’il est moins problématique qu’un stand de kébabs. La différence tient au fait que cette personne aime ce type de nourriture (et que par conséquent, il n’aime pas les kébabs). Cette personne exprime ses opinions avec passion en faisant usage de points d’exclamation et en utilisant les lettres majuscules pour écrire ADORO (j’adore). On remarquera encore une fois les ellipses et l’orthographe familière de mots comme neanke au lieu de neanche[6], qui projettent sur ces échanges une atmosphère aussi détendue que celle évoquée par l’exemple 5.

D’autres messages appariant McDonald et les stands de kébabs construisent leurs arguments sur les dimensions historique et esthétique :

Exemple 10

  • In un borgo storico come Città Alta è opportuno mantenere le antiche botteghe simbolo delle attività artigianali del luogo. Non solo un kebab ma anche fast food come Mc Donald’s rovinerebbero l’estetica dei luoghi.

  • Dans un quartier historique comme la Ville Haute il vaut mieux garder les anciens magasins et ateliers[7] comme symboles des activités artisanales de ce lieu. Le stand de kébabs, tout comme un restaurant fastfood tel que McDonald, détruirait l’esthétique des lieux.

On trouve ici l’idée que le passé de Bergame est menacé par la présence de nouvelles sortes de gens et d’aliments dans la Ville Haute. En tant que fournisseurs d’alimentation rapide, le stand de kébabs et McDonald font partie de cette attaque « esthétique » contre une Ville Haute qui devrait plutôt abriter des boutiques et des ateliers d’artisans traditionnels. Mais la comparaison entre le stand de kébabs et le Mc Donald joue en la défaveur du premier. Et même si certains participants à ce forum avouent manger des kébabs dans d’autres endroits, ils utilisent cet argument pour critiquer l’implantation de ce stand particulier dans la Ville Haute.

D’autres messages écrits dans la même veine esthétique tournent leur regard vers les touristes, ces Autres désirables. Dépensant leurs dollars ou leurs euros, ils convergent vers le quartier historique et ensuite repartent chez eux, contrairement aux immigrants. Invariablement, de tels messages demandent de façon différente : que diraient les touristes s’ils voyaient ce stand à kébabs ?

Exemple 11

  • E poi, scusate ancora, un turista che viene da noi per vedere Città Alta, i nostri monumenti, ad assaggiare la nostra (OTTIMA ! NON VIVREI SENZA) cucina tipica… che cosa gliene frega di un Kebab ! ? ! ?

  • Et puis, excusez-moi encore, un touriste qui vient chez nous pour voir la Ville Haute, nos monuments, et goûter notre (EXCELLENTE ! JE NE POURRAIS PAS M’EN PASSER) cuisine traditionnelle… qu’en a-t-il à fiche d’un kébab ! ? ! ?

Ici, les touristes, qui sont attirés par les richesses historiques de Bergame autant que par sa cuisine, seraient déçus de trouver des choses non locales, comme ce stand à kébabs, par exemple. Les Bergamasques se doivent donc de protéger pour eux-mêmes, mais aussi pour les « Autres » désirables, les choses importantes sur le plan culturel, comme les sites historiques et la nourriture. Les messages de ce type établissent une distinction très claire entre les gens désirables qui apportent leur capital et non leur force de travail et rentrent chez eux au lieu de rester ; et les gens non désirables qui arrivent sans argent à la recherche de travail et qui ne repartent pas.

Les Bergamasques expriment leur inquiétude pour la Ville Haute dans des forums divers tels que les conversations privées, les lettres aux rédacteurs de journaux locaux, sur la toile et pendant les campagnes politiques. Les discussions esthétiques sur la ville, et sur la réaction que les touristes pourraient avoir devant des magasins non typiques, doivent se comprendre à l’aune de l’importance du quartier historique de la Ville Haute pour la prospérité économique de Bergame en général. Mais le contraste établi entre le stand de kébabs et un restaurant McDonald va plus loin que les tiraillements habituels entre le passé local et l’attrait d’un futur global. L’un est tout aussi menaçant que l’autre. Que les kébabs soient plus dangereux que les hamburgers en dit long sur la façon dont les Bergamasques comprennent et font l’expérience de la globalisation. Tous ces flux de gens, de biens et d’idées représentent des risques pour le futur de la culture bergamasque, mais aussi pour son passé matérialisé dans différents types d’héritage, tels que les monuments et la nourriture.

Il est clair que l’origine de cette nourriture compte beaucoup. Par exemple, McDonald bénéficie des bons sentiments que l’Italie et Bergame entretiennent depuis longtemps envers les États-Unis. Cependant, même si McDonald’s arrive sur le sol italien accompagné de formes et d’esthétique culinaires typiquement américaines, ce ne sont pas des corps américains qui font cuire ces hamburgers. Les kébabs, eux, ne sont pas séparés des corps immigrants qui les ont apportés de très loin et qui apportent avec eux des valeurs et pratiques nouvelles.

Pour conclure

Valoriser certains aliments et en diaboliser d’autres est une façon très efficace pour restreindre l’appartenance à une communauté, maintenir l’ordre dans l’espace public et légitimer la participation à des interactions sociales (Klumbyte 2010 ; Leitch 2003). Comme je l’ai montré ici, les participants à ce forum Facebook utilisent des moyens linguistiques précis – répétition des phrases utilisées par d’autres, utilisation de signes typographiques très expressifs, approbation de l’opinion des autres, distinction de « nos » buts par rapport à ceux des intrus au moyen de pronoms inclusifs, etc. Tout cela leur permet de délimiter les frontières entre les participants acceptables et ceux qui sont inacceptables, tant dans les espaces réels que virtuels. Pour être membre d’un groupe – c’est-à-dire pour participer selon un code sanctionné – il n’est pas nécessaire de recourir à l’anonymat. Par contre, il faut faire preuve d’une subjectivité acceptable qui fasse concorder les goûts culinaires, l’attachement à des lieux spécifiques, et des opinions sur le local et le global.

Et qu’en est-il de ce stand à kébabs ? Au moment d’écrire ces lignes (printemps 2012), l’ancien emplacement du stand à kébabs était occupé par Polent-One, un magasin servant le « fast-food » bergamasque par excellence – la polenta, servie accompagnée d’autres plats traditionnels tels que les saucisses et le fromage. Même si la recherche sur ce sujet s’effectuera ultérieurement, je tiens à signaler que la page Facebook de Polent-One vante avec fierté les produits et sites locaux en utilisant les mêmes outils linguistiques que ceux analysés ici. Que le propriétaire de Polent-One ait été membre du groupe dont je parle dans cet article est sans intérêt. Ce qui importe c’est que la conversation, dans ce cas-ci virtuelle, sur la nourriture et les sites historiques continue d’être une source de signification importante permettant aux Bergamasques d’établir des différences entre « nous » et « eux », entre l’esthétique désirable et les corps désagréables, entre le bon choix alimentaire et le mauvais type de globalisation. Et même si la politique, dans le cas qui nous concerne sous les traits de la Ligue du Nord, joue un rôle dans cet épisode de racisme gastronomique, elle n’explique pas tout. La nourriture est un signifiant très marqué et puissant du global et du local. Elle est intégrée dans des débats locaux, nationaux et globaux sur l’évaluation qui est faite des gens, des choses, des pratiques et des valeurs toujours en mouvement.