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En 2009, 30 000 Bulgares adhéraient à trois groupes Facebook affirmant que les femmes de Bulgarie étaient les plus belles du monde. Au même moment, quelque 47 000 autres se joignaient à un groupe à l’intitulé évocateur de « Miss Bulgarie 2009 est un crocodile », pour clamer que la dame en question (que les internautes soupçonnaient d’avoir des seins en silicone) ne devrait pas représenter le pays dans les concours de beauté internationaux.

D’étranges divergences de ce genre se voient régulièrement sur Internet. D’un côté, les patriotes en ligne tirent une certaine fierté de l’alphabet cyrillique, proclamant qu’il s’agit là d’une contribution marquante de la nation à l’humanité. De l’autre, ils sont nombreux à se lamenter des problèmes que cette grande invention leur cause dans leurs relations avec la toile mondiale. La déférence envers les dirigeants et les rois de l’histoire contraste fortement avec la honte et le dégoût que suscitent tous les politiciens contemporains du pays. Dans tous ces cas, le nationaliste en ligne se présente comme l’étrange synthèse entre un fan et un détracteur (hater).

Les passions ethno-nationales ont souvent été considérées comme des sous-cultures dans les recherches sur les Basques, les nations de l’ancienne Yougoslavie ou les migrants de l’Inde. On considère que le trait commun à tous ces cas est la stratégie défensive des cultures minoritaires, réifiées et essentialisées afin de résister aux majorités menaçantes. Contrairement à celles-ci, les jeunes nationalistes bulgares que j’évoquerai dans ce texte sont les membres d’une majorité qui se sent étrangement menacée par l’existence (polluante) de minorités. En fait, le World Wide Web, où se livrent les principales batailles symboliques, exacerbe le sentiment que toute majorité n’est qu’une minorité dans l’océan de la mondialisation. Sur un plan sociologique, les nationalistes proviennent des familles les plus pauvres et vivent dans des banlieues fortement peuplées de Tsiganes ; ils ont souvent connu une douloureuse expérience de migrants à l’étranger avec leurs parents dans les années 1990[1].

L’un des problèmes de l’utilisation du terme « sous-culture » pour évoquer les pratiques de l’adoration virtuelle de la nation associée à la haine de ses ennemis est que le symbolisme que pratiquent ces jeunes ne s’oppose en rien à la culture officielle, mais qu’il la radicalise plutôt, s’inspirant largement des versions propagandistes de l’histoire élaborées par feu le communisme (nationaliste) tardif. De même que les jeunes du Maghreb sont souvent meilleurs musulmans que leurs parents, les jeunes des Balkans semblent être plus de fervents nationalistes que les vieilles générations.

Ce qui construit l’identité d’un sous-groupe nationaliste n’est pas le contenu, mais le degré d’implication émotionnelle. Nous pourrions commencer à le mesurer en examinant la façon dont on nomme les choses. Prenons la période ottomane dans l’histoire des Balkans. D’un côté du spectre, il y a l’euphémisme ultra-politiquement correct de la « présence ottomane », probablement conçu par les ONG occidentales dans les années 1990. L’appellation officielle de « domination ottomane » s’emploie surtout dans les universités et dans quelques médias modérés. Puis vient l’expression populaire du « joug turc » ou tout simplement de « l’esclavage » que l’on chérit dans la littérature nationale, le folklore et à l’école primaire. Enfin, les radicaux, qui organisent des rassemblements bruyants devant l’ambassade de Turquie pour réclamer des compensations, parlent de « génocide ». Faire la clarté sur toutes ces nuances relève de la compétence intime (Michael Herzfeld, en 2005, appelait cela « l’intimité culturelle ») qui établit une distinction entre les locaux et les étrangers, entre les situations de compromis et celles où l’on peut dire carrément ce que l’on ressent. Ces distinctions sont progressives et prennent en considération le degré d’intimité entretenu avec l’autre. Nous pourrions dire que les nationalistes choisissent de mettre l’intimité sens dessus-dessous pour faire état de leurs sentiments profonds de manière agressive, sans égards pour l’évolution par étapes qui permet de se rapprocher de l’interlocuteur. Cela donne l’impression de dire la vérité dans un monde de médias corrompus.

Si nous essayons d’identifier les types de comportements ethno-nationalistes, nous allons encore nous retrouver avec une longue liste de nuances. À l’une des extrémités, il y a les skinheads, ouvertement antisociaux, sur les bustes desquels les nobles icônes nationales du XIXe siècle se retrouvent tatouées côte à côte avec des swastikas et des Stukas (car les nazis sont censés avoir aidé les Bulgares à atteindre leur « idéal » national au début des années 1940)[2]. À l’autre extrémité, les pratiques nationalistes se dissolvent progressivement dans la diligence acceptable, sinon digne d’éloges, de garçons et de filles zélés, désireux de surpasser le système de valeurs de leurs parents ou de leurs professeurs dans l’étude de l’histoire et la vénération des héros de la patrie. Ces jeunes aux grandes connaissances historiques discutent des gloires du passé sur des sites Internet ou autour d’un verre dans des soirées, déposent des gerbes au pied des monuments, entretiennent des parcs, apprennent des danses ou des chansons folkloriques.

Le terme de « sous-culture » paraît inapproprié pour une autre raison, liée celle-là à des évolutions culturelles plus générales. À l’exception des skinheads purs et durs, qui sont physiquement marginalisés par leur apparence corporelle et la façon dont ils enfreignent la loi, les nationalistes autoproclamés constituent une communauté plutôt fluide. La notion d’ethnoscape d’Appadurai (2005) aurait pu s’avérer utile si elle ne mettait pas l’accent sur l’aspect transnational de la mobilité des images, des identités, des technologies. La notion de « scène » (Straw 1997 [1991]) décrit mieux le phénomène car, ainsi que dans le cas des goûts musicaux, l’investissement émotionnel est bien moins stable qu’il ne l’était à l’âge du rock’n’roll. Les nouvelles technologies permettent de passer bien plus facilement d’un style à l’autre ; « trahir » son identité se fait à présent en un clic, et cela se réalise dans l’intimité de sa chambre, loin de la pression de son groupe de référence. Un internaute peut n’éprouver aucun dilemme moral à passer d’un forum raciste où les Tsiganes sont traités de sous-humains, à un autre où l’on peut écouter de la musique d’inspiration tsigane (tchalga). Les débats idéologiques au sujet de ce que devrait être la pureté de l’engagement émotionnel font rage sur les forums (j’en cite un à la fin de ce texte). Mais, finalement, qu’est-ce qu’un forum ? On y entre quand on veut, on quitte la discussion quand le téléphone sonne…

Afin de consolider les groupes et de mettre à l’épreuve les allégeances, les communautés ont toujours eu recours à la ligne de séparation ultime : l’ennemi. On peut identifier celui qui est réellement fidèle à la cause en provoquant un conflit avec les autres.

Les hostilités virtuelles peuvent prendre différentes formes. L’un des exemples les plus extrêmes pourrait être celui de la cyber-attaque russe sur des sites estoniens en représailles au déplacement, en 2007, du mémorial du Soldat soviétique à Tallinn. Les dégâts avaient été si graves que le gouvernement du petit État balte avait dû appeler l’OTAN à l’aide. D’un autre côté, il se produit des mobilisations en ligne moins spectaculaires, telles que celles des Aborigènes d’Australie qui recrutent des volontaires pour inonder Internet de vidéos de didgeridoo afin de contrer les usages irrévérencieux ou commerciaux qu’en font certains étrangers[3]. Et des évènements dramatiques tels que le Printemps arabe ou la crise grecque font émerger une solidarité passionnelle au niveau mondial.

En Bulgarie, ces batailles se livrent en général aujourd’hui sur Facebook : la plupart du temps, il s’agit de sauver quelque chose – sauver la nature, les théâtres, les chiens errants, la langue bulgare, etc. En fait, l’une des plus grandes mobilisations a été provoquée par une ineptie totale : la défense de la patrie contre une page intitulée « Fuck Bulgaria », créée par deux internautes turcs. Plus de 150 000 personnes se sont jointes à plusieurs groupes d’indignés[4], maudissant et insultant la page en question, et réclamant qu’elle soit interdite. Si la page « Fuck Bulgaria » a été effectivement supprimée, plusieurs autres initiatives du même nom ont immédiatement surgi pour asticoter les Bulgares ; l’une d’entre elles, par exemple, lancée par des Grecs, a employé l’intitulé suivant pour faire passer le message : « La Macédoine était grecque, pas bulgare »[5]. De tels groupes de haine réciproque sont plutôt communs dans les Balkans : Grecs contre Turcs, Macédoniens contre Bulgares, Albanais contre Serbes, etc. L’absence de langage commun rend ce jeu encore plus complexe : si vous employez votre propre langue, vous paraissez fort et inflexible aux yeux de votre propre groupe, mais l’ennemi ne vous comprend pas ; si vous employez l’anglais, vos insultes ont davantage d’impact, mais vous vous mettez à ressembler dangereusement à ces infâmes élites cosmopolites mondiales…

Les passions nationales en ligne sont aussi irrationnelles que celles dont on peut faire l’expérience sur les terrains de soccer. Ce que je veux souligner ici, c’est l’irruption extrêmement rapide de ce processus, ainsi que le rôle des grands nombres. Cette forme ultime du « plus grand nombre au nom du plus grand nombre » pourrait être illustrée par le groupe « Établissons un record pour le livre Guinness du plus grand groupe bulgare sur Facebook », qui comptait 206 000 membres au 24 avril 2010. Si on tente de battre des records semblables dans le monde entier, ce qu’il y a de particulier ici, c’est l’accent mis sur le caractère spécifiquement national de cet effort, qui est voué à l’échec étant donné la taille modeste du pays. En fait, le livre Guinness des records joue un rôle important dans l’imaginaire ethno-national en tant que forme de reconnaissance la plus objective possible : les Bulgares organisent la plus grande ronde, ils cuisent le plus grand feuilleté au fromage (banitza), et peut-être le record de la quête des records est-il la construction de la plus grande statue au monde de la Vierge Marie, près de la ville de Haskovo. Sur Internet, la reconnaissance se chiffre, avec le nombre d’amis, le nombre de visites ; ainsi que l’a formulé Benjamin (2013 [1939]), la quantité se transmue en qualité. Nous pouvons voir en cela un développement technologique de l’imaginaire démographique si cher à tous les nationalistes : la crainte que l’autre soit plus actif sexuellement et qu’il ait plus d’enfants que nous se transforme en une autre crainte : qu’il ait plus de liens et plus d’amis.

Les différends entre fans mettent en jeu un certain niveau de compétence, à savoir des citations, des faits, des connaissances historiques, etc. Une telle compétence n’a pas pour but, bien entendu, de parvenir à une forme de vérité, mais de réduire l’adversaire au silence. Dans la nouvelle constellation médiatique, les guerres symboliques passent d’une plateforme à une autre, du texte à l’image, de la vidéo à la musique, en allers-retours. Si je peux me permettre de faire une nouvelle comparaison avec le soccer, il est plus facile de gagner sur son propre terrain, mais la victoire dans ce cas a moins de retentissement. Les batailles que l’on remporte dans des stades plus prestigieux sont plus difficiles, mais elles apportent davantage de reconnaissance. En voici un exemple, qui date de 2008. Un supporter du Front national bulgare se plaint sur sa chaîne YouTube que des Tsiganes pro-macédoniens, des « Amudjas » (insulte désignant les Turcs) et des communistes ont pris le contrôle de Wikipédia et ont modifié son article sur les origines des Bulgares. Comme la plupart des néofascistes, il ne jure que par les origines protobulgares de la nation et l’offense consiste dans le fait que l’ennemi a ajouté des allégations au sujet du caractère turc de ses ancêtres, à l’encontre de son affirmation voulant qu’ils aient été à cent pour cent aryens. Les points essentiels supprimés de son article sur Wikipédia se déroulent au bas de l’écran au son de la musique d’Iron Maiden, le heavy metal étant de toute évidence un facteur de mobilisation patriotique. L’auteur montre des captures d’écran des choses abominables que l’on a mises à la place sur la page Wikipédia de la Macédoine, en particulier l’image d’un ancêtre supposé des Bulgares, au faciès mongoloïde. Mais la victoire finale semble bien loin : « Le problème est que si même 200 d’entre nous y entrent et commencent à réviser le texte, ces sales cons seront toujours supérieurs en nombre et supprimeront tout ». Un usager, Macédonien visiblement, se mêle à la discussion uniquement pour les embêter : « Meilleures salutations à mes frères bulgaro-tatars ! »[6].

Ce désir de massification ne devrait pas nous inciter à considérer les internautes nationalistes comme un groupe homogène. À l’instar des jeux en ligne ou de la musique, cette scène culturelle a pour objectif principal l’individualisation, plutôt que l’imposition d’une discipline idéologique.

L’ethno-nationaliste n’est pas membre d’un mouvement politique, mais bien plus un fan de l’imaginaire national. Bien entendu, il existe deux ou trois messages forts que la plupart des adeptes se sentent dans l’obligation de répéter : la Macédoine est bulgare, la Turquie ne devrait pas entrer dans l’Union européenne, les minorités ont trop de droits. Mais il n’y a rien là qui distingue véritablement cette scène du sentiment général du citoyen moyen. Politiquement, il n’existe pas non plus de direction qui puisse leur conférer une unité. Les deux plus grands partis[7] sont en concurrence pour trois à cinq pour cent de l’électorat ; en parallèle, il existe un nombre fluctuant de partis plus petits, qui se sont créés par segmentation ou qui se sont cristallisés autour de centres symboliques différents. Les sources d’identification varient considérablement, à commencer par le mouvement de libération de la Macédoine, créé à la fin du XIXe siècle, en passant par la réhabilitation de la collaboration des Bulgares avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, pour atteindre à une rhétorique populiste anticorruption aujourd’hui. Mais la dimension politique ne préoccupe que partiellement les gens qui se qualifieraient eux-mêmes de nationalistes : en fait ils sont, comme la plupart des Européens de nos jours, déçus a priori par tous les politiciens, y compris par ceux qui sont censés les représenter.

À cette fragmentation, nous devrions ajouter le méli-mélo que produit l’érudition Internet dans un pays où les institutions sont extrêmement affaiblies et où la recherche historique a été déchirée par des guerres intestines après 1989. J’appelle « érudition Internet » le fait de s’informer en ligne sur des questions historiques, sans direction et sans méthode, de telle façon que l’on finit en général par trouver bien plus que ce que l’on espérait. Le territoire bulgare, au carrefour de l’histoire et de la géographie, présente une grande diversité d’options. Les choix de droite se portent en général sur la ligne protobulgare, car ce peuple de cavaliers belliqueux incarne le pouvoir et la souveraineté. À gauche, il s’en trouve encore quelques-uns à s’identifier aux pacifiques Slaves – une identité qui a quelque peu perdu de sa légitimité à la fin des relations amicales avec les pays (principalement slaves) du Conseil d’assistance économique mutuelle. Ensuite, il y a le choix plus intellectuel des anciens Thraces, censés être pleins de sagesse. Ceux qui inclinent au christianisme ont à leur disposition l’Empire romain d’Orient (Byzance) ; d’autres versions de l’ancestralité, plus exotiques, pencheraient vers les Celtes ou les Goths. Puis viennent le folklore, les spiritualités variées, les activités magiques ou extra-sensorielles perçues pour être particulières au pays. Internet donne la possibilité de surfer à travers tout cela et d’échafauder des constellations individuelles singulières.

L’éventail des pratiques des fans de la nation ne se résume pas non plus à un tout cohérent. Tandis que certains livrent des guerres symboliques sur Facebook, d’autres organisent des marches aux flambeaux en uniforme, prenant bien soin que quelqu’un prenne des photos et les télécharge sur Internet (« À quoi ça sert de faire quelque chose qui ne sera pas téléchargé ? », m’a dit un jour l’un de mes étudiants)[8]. Puis il y a ce que Michael Billig (1995 : 41 et sqq.) a appelé l’acte de « pavoiser »[9], à savoir le geste simple qui consiste à se marquer soi-même avec des drapeaux nationaux, à choisir pour avatar un personnage des peintures ou des films patriotiques, à utiliser la police de caractères vieux-slave ou ce que l’on appelle les « runes » protobulgares. Cependant, d’autres fans s’investissent dans des jeux de rôle mettant en scène divers évènements glorieux du passé. Là encore, ces pratiques vont de l’illustration ritualisée des anciens manuels scolaires d’histoire, souvent sponsorisée par des autorités locales ou des ministères, jusqu’au monde de l’heroic fantasy des jeux de rôle grandeur nature où l’on peut voir un « clan » protobulgare combattre des croisés, même s’ils n’ont en réalité jamais pu se rencontrer dans l’histoire. La créativité, inhérente au Web 2.0, est un facteur de dispersion.

En fait, le caractère fluide et excentré de la scène ethno-nationale, qui résulte probablement de la désinstitutionalisation qu’apporte la mondialisation, semble particulièrement accentué par les nouvelles formes de communication. « Le nationalisme par courriel et le nationalisme en ligne [en] sont les nouvelles formes », disait Benedict Anderson (2010) dans une entrevue, établissant de toute évidence un parallèle avec sa thèse célèbre voulant que ce soit le médium qui crée la communauté nationale.

Mais la presse d’imprimerie, aux XVIIIe et XIXe siècles, impliquait un centre idéologique où les messages étaient produits par un groupe spécialisé d’architectes de la nation, et par des politiques qui les transmettaient et les mettaient en oeuvre. La nouvelle géométrie du social créée par Internet et les téléphones mobiles sape la notion même de centre. Les usagers recherchent activement le type de culture qu’ils désirent, contrairement à leurs prédécesseurs dont les choix étaient bien plus limités dans le cadre des politiques publiques. Ainsi, pour en revenir à l’exemple mentionné ci-dessus, le « descendant » des Protobulgares pourrait bien ne jamais visiter, de toute sa vie, un site slave. C’est ainsi que l’amalgame de l’imaginaire historique qui a constitué la nation et que les institutions bulgares se sont efforcées de perpétuer tend à se désagréger en ses éléments constitutifs (en termes américains, au lieu d’un melting pot où tout se mélange, on obtient une « salade composée »).

Je ne veux pas dire que ce qui est enseigné à l’école est plus vrai que ce en quoi croient les fans sur Internet ; je veux simplement souligner la fragmentation qui se produit sur Internet et l’individualisation des goûts et des préférences qu’il entraîne. En fait, l’aspect « mode de vie » des sentiments nationalistes a depuis longtemps été détecté par les agences de publicité : vous achèterez ce produit si vous sentez qu’il est à vous, et vous sentez qu’il est à vous non pas parce que vous l’avez utilisé, mais parce qu’il est présenté comme faisant partie du monde de votre imaginaire national. Comme exemples de ces dernières années, on peut mentionner le « hamburger haïdouk » du McDonald local, le drapeau national qui se découvre sous la mousse lorsque l’on se rase avec un rasoir Gillette, ou encore les « clans » protobulgares en compétition dans le jeu télévisé « Survivor ». Un groupe Facebook populaire, qui comptait 103 000 membres en 2015, associe la fascination pour la danse folklorique bulgare (horo) qui se répand de ville en ville dans le pays et à travers le monde, à des arguments New Age au sujet de la force de la pensée humaine qui peut changer le monde, et même quelques annonces au sujet de belles maisons de campagne à vendre dans des régions sans Tsiganes[10].

À l’autre extrémité, il est question du sacrifice pour la patrie qui a été pendant des siècles l’épreuve ultime de l’appartenance nationale. Nous serons stupéfaits de constater que la dimension éthique du nationalisme a disparu. Moins de cinq pour cent des Bulgares déclarent qu’ils seraient prêts à mourir pour leur pays, et les deux réactions typiques des jeunes à cette question sur les forums patriotiques sont : « Nous vivons dans des temps de paix et l’idée de se battre avec des fusils, etc., paraît plutôt lointaine. L’important est de ne pas oublier ceux qui ont donné leur vie pour la Bulgarie, respectivement pour nous »[11] ; ou encore : « Non, je suis prêt à vivre pour la Bulgarie. C’est le connard d’en face qui doit mourir »[12].

Dire que le nationalisme a muté en une scène fluide de formation de l’identité ne signifie pas qu’il est devenu moins dangereux. Le nouvel espace social en rhizomes provoque des houles passionnelles à une vitesse sans précédent : indignations, peurs, haines magnifiées par Internet paraissent de plus en plus irrationnelles comparativement à l’opinion publique de l’État nation traditionnel[13], encadré par des institutions, car il n’y a personne pour en répondre ; elles semblent surgir d’en bas, de façon sincèrement démocratique. Après une tempête émotionnelle, la question disparaît de l’espace public aussi soudainement qu’elle y avait surgi. C’est par de telles vagues d’affect qu’ont réagi des millions de musulmans aux caricatures danoises qu’ils n’avaient jamais vues ; que les présumées vaches folles ont été massivement sacrifiées en Grande-Bretagne ; que le voile islamique a suscité une panique en France ; sans même parler à nouveau de l’histoire d’amour de Bill Clinton dans le Bureau ovale.

Après 2001[14], sur la scène publique bulgare, c’est la préoccupation pour le national qui est devenue la passion-maîtresse. Cela s’était déjà produit ailleurs en Europe, en particulier en Serbie, en Croatie, en Russie, en Hongrie, en Ukraine. Cette évolution paraissait résulter d’un glissement général de l’énergie publique de la lutte des classes à la culture, du public au privé[15].

La nation en est venue à remplacer la guerre des années 1990 entre communistes et anti-communistes, et elle se nourrit de la passion-maîtresse qu’est l’Europe (sommes-nous Européens ? Que devrons-nous sacrifier pour rejoindre l’Ouest ? Serons-nous bien accueillis ?). J’appelle passion-maîtresse les limites consensuelles, ritualisées et irrationnelles au-delà desquelles le débat public est impossible ; on pourrait la considérer comme une sorte de corps social sur lequel les discours viennent s’écraser. La religion, la sécurité ou l’écologie peuvent constituer d’autres zones de ce type[16]. Un fan suivra avec plus d’ardeur la tendance générale ; il/elle est dans le coup, à l’avant-garde. Tout le monde aime les Beatles, mais certains leur vouent une véritable adoration ; tout le monde aime la patrie, mais certains plus passionnément que d’autres. Ainsi que nous pouvons le constater, le conformisme et l’individualisation s’entremêlent.

Le nouveau nationalisme virtuel s’oriente le long d’un axe fan/détracteur (hater). Y a-t-il une raison particulière pour que la haine excède l’amour en de telles proportions sur Internet ?[17]

Tout d’abord, les émotions positives – surtout dans la Bulgarie virtuelle – paraissent plus artificielles. Le fait d’avancer un argument positif soulève toujours le soupçon qu’il s’agit d’une forme de publicité. D’un autre côté, la haine paraît désintéressée[18] (même si des spin doctors, au nom de la concurrence, lancent aussi des campagnes de diffamation). Seule la nature suscite des sentiments positifs, car la nature est en quelque sorte éternelle, apolitique, sorte de pure essence de la nation. Par conséquent, des centaines de milliers de Bulgares se sont mobilisés pour voter afin que les rochers de Belogradtchik soient sélectionnés pour faire partie des Sept nouvelles merveilles du monde.

Néanmoins, il me semble que les commentaires négatifs prédominent sur Internet pour une raison plus fondamentale, plus sémiotique dirais-je. Le message en ligne est en général un parasite : il se base sur un autre message, dont on présume qu’il a un statut public plus élevé, en général produit par les médias officiels. Celui qui s’exprime sur Internet tend à avoir un statut public plus faible : il ou elle est soit un individu anonyme défiant un journal reconnu, soit un journaliste-blogueur débutant s’efforçant d’attirer des lecteurs sur sa page Internet, soit un amateur que la corruption des personnages publics a rendu amer. Le message est par conséquent déformé, sapé, tourné en ridicule. Le nouveau sens est produit par le syntagme du message officiel auquel s’ajoute la réaction de l’usager (généralement critique) à celui-ci.

Cela se fait au moyen de la parodie, lorsque le discours d’un politicien, portant sur des problèmes graves, passe à l’arrière-plan d’images de filles dénudées qu’il est censé avoir abusées ; lorsque l’on fait passer en boucle des extraits de vidéo pour revoir, encore et encore, l’objet de la haine émettre un hoquet ou trébucher sur les marches du Parlement ; lorsque l’on couvre les photos de graffitis pour expliciter leur « véritable » sens. Collages, montages, distorsions, filtres – on utilise tous les moyens technologiques possibles pour traiter les messages et y ajouter sa touche parasitique personnelle.

Mais l’opération peut se faire de manière plus traditionnelle lorsque Internet sert simplement à ajouter un chaînon manquant afin d’unifier des informations dispersées en une théorie du complot cohérente. Par conséquent, les nationalistes bulgares sont plutôt contrariés par le succès populaire des comédies de situations et séries télévisées turques qui inondent le marché depuis 2008 (on organise des excursions à Istanbul pour visiter les sites où se déroule l’action). Comment peut-on concilier la haine pour l’ennemi séculaire et l’attirance émotionnelle pour ces familles patriarcales si semblables à celles de son pays dans les idylliques années 1980 ? Le chaînon manquant qu’ajoute la rumeur en ligne à l’histoire est que le gouvernement turc, en fait, produit ces films à des fins de propagande culturelle pour projeter une image positive de la Turquie et se gagner le soutien public pour son accession à l’Union européenne. Cela paraît typique de la production du mythe, selon ce qu’en aurait dit Lévi-Strauss, servant à concilier des contraires.

Laurence Grossberg a avancé que les cultures des fans constituent des « cartographies de ce qui est important » et qui font qu’il est possible, pour les identités, de se consolider autour de topoï d’investissement émotionnel et de lignes qui les relient à un tout connecté ; l’objectif de chacun étant de parvenir à contrôler jusqu’à un certain point sa vie émotionnelle (Grossberg 2001 : 59-60, 65).

L’économie émotionnelle des jeunes patriotes bulgares sur Internet paraît suivre cette ligne d’analyse. Les désillusions politiques, la découverte de nouveaux faits historiques ou les voyages à l’étranger ne parviendront pas à faire voler en éclats la communauté nationale de fans. Dans sa version réifiée, la culture n’est pas une chose à laquelle on aspire, comme par exemple à l’époque de la Bildung allemande ou de la « poursuite de la perfection » de Matthew Arnold. La culture des fans est privée, possédée par l’individu, au lieu que ce soit lui qui soit possédé par elle. Il s’agit d’une défense contre la société adulte qui pousse au changement, dans notre cas – contre la mondialisation et l’insécurité générale. Par conséquent, l’appartenance nationale n’est plus quelque chose que l’on fait, mais quelque chose que l’on a (Ditchev 2002 : 139-140) ; l’éthique est remplacée par l’esthétique du ressenti émotionnel.

Cela peut expliquer cette dichotomie par laquelle j’ai commencé ce texte, entre l’amour pour des contenus abstraits, éternels (la femme, le paysage, les Protobulgares) et la haine envers toute manifestation concrète du national qui nous entoure (les Tsiganes, les politiciens corrompus, la musique populaire aux sonorités orientales). Un critique amer de la société capitaliste, Dostoïevski, opposait souvent le réel amour chrétien pour un prochain en chair et en os à l’amour de l’humanité théorique et faux des libéraux modernes : « Dans un amour abstrait de l’humanité il n’y a presque toujours que l’amour de soi-même »[19].

La culture est quelque chose que je maîtrise, que je choisis, que j’achète. C’est en ce sens que j’ai appelé « fans » les jeunes nationalistes bulgares : ils ressemblent davantage à des consommateurs de la nation qu’à ses serviteurs.

Les bizarres affrontements entre les choix et les goûts personnels des fans et l’appartenance nationale qui suppose une discipline et un esprit collectifs s’exacerbent du fait des communications virtuelles. Celles-ci permettent à l’usager de participer en y mettant seulement une part de lui/elle-même (littéralement une partie de son écran !), d’être parfois membre de groupes opposés dans l’amour ou la haine, ou de surfer de l’un à l’autre en passant inaperçu. Laissez-moi illustrer ce désordre par un dernier exemple tiré d’un autre forum (nazi). Le « mouvement » prépare un rassemblement, et il s’avère que quelqu’un a invité un groupe bulgare portant le nom anglais de « Pure Blood ». Cela déclenche un débat au sujet de la relation entre la pureté idéologique et la culture des sorties en boîte :

<!!!!> : Qu’est-ce que c’est que ce nationalisme, ne pas respecter notre propre langue, regardez votre affiche, qu’est-ce que ça veut dire « Pure blood BG », was ist das ?
<Crusader> : L’idée, c’est comme dans tous les autres concerts, passer un bon moment.
<!!!!> : Passer un bon moment n’a rien à voir avec la résistance nationale !... Avec des affiches en anglais… Regardez le NPD allemand, il se compose de sous-cultures ou de gens normaux ?
<Sturmkaiser> : Nous ne sommes pas des communistes ; nous ne voulons pas être tous pareils.
<Brain Damage> : Je ne vois rien de mal à passer du temps ensemble autour de quelques bières, on ne peut pas tout rapporter à l’activisme politique…
<Crusader> : Les sous-cultures sont des inventions occidentales pour les drogués et les éléments asociaux. Nous n’avons pas besoin d’elles puisque nous avons notre merveilleuse culture bulgare.
<NC> : OK, alors sur le prochain tract on ne mettra que des bonnets de fourrure, les montagnes du Balkan et du yaourt.[20]