Corps de l’article

Pour l’économiste politique, l’un des problèmes clés des communs concerne l’obtention et la gestion équitable des ressources matérielles, des services et des infrastructures durables (Ostrom 1990). Pour l’anthropologue, les sphères morales et éthiques produites par les communautés stratifiées compromettent l’accès équitable aux dimensions tant matérielles que symboliques des communs (Bruun 2015). En réponse à ces deux approches, il est logique de se demander quel rôle peut jouer la circulation de l’information sous la forme de nouvelles dans la définition de « ce qui constitue le commun et ce qui en caractérise les membres » (Kornberger et Borch 2015 : 15). Nous soutenons que toute discussion sur la reconnaissance dans le contexte des communs urbains doit soulever les questions suivantes : qui a accès aux ressources matérielles ? Qui sont les auteurs et les sujets des récits qui importent, et pour qui ces récits importent-ils ? Et comment le statut des pauvres à titre d’interlocuteurs dans la circulation de l’information est-il méconnu dans les reportages de tous les jours à leur sujet (Nielsen 2015) ?

Les quotidiens grand public font depuis longtemps l’objet d’études en tant que pierres angulaires de ce qu’on peut appeler la sphère d’information des communs urbains. Ils tentent souvent de refléter la diversité culturelle et se veulent tous, parfois sans succès, la voix métropolitaine la plus unique à rendre compte de différentes formes d’exclusion et d’inclusion à l’égard de groupes (Park 1923 ; Hardt 1998 ; McChesney 2007 ; Gingras 2014). Tout en admettant que la pauvreté est abondamment et charitablement couverte dans la presse grand public canadienne et américaine, le présent article soutient qu’en raison du fait que le journalisme emploie une narration à la troisième personne, les acteurs des récits eux-mêmes sont rarement reconnus comme faisant partie du « public implicite » (Iser 1974 ; Livingstone 1998 ; Nielsen 2009, à paraître ; Soffer 2013). Les plus démunis ne sont pas en mesure de dialoguer directement avec le journaliste ; par conséquent, les nouvelles peuvent être envisagées comme l’expression d’une méconnaissance de premier niveau des sujets traités.

L’argument est appuyé par deux exemples thématiques tirés d’une étude quantitative et qualitative exhaustive (Nielsen 2008, 2009, à paraître ; Gasher et Nielsen 2014) de la couverture journalistique en 2010 de six quotidiens grand public de langue anglaise et de deux de langue française dans six villes : New York (The New YorkTimes), Montréal (La Presse, Le Devoir, TheGazette), Toronto (Toronto Star), Miami (The Miami Herald), Vancouver (The VancouverSun) et Los Angeles (Los Angeles Times). Avant d’expliquer la démarche de la démonstration et de la situer dans le contexte de la recherche émergente au Canada et aux États-Unis sur l’exclusion sociale dans les nouvelles grand public, précisons la glose théorique sur les relations entre la communauté et les communs urbains ainsi que le lien conceptuel établi entre les deux niveaux de reconnaissance qui orientent l’argument principal.

Méconnaissance et communs urbains

Selon David Harvey, les communs urbains forment « une relation sociale instable et malléable entre un groupe social autodéfini particulier et les aspects de son environnement social ou physique – existant ou en devenir – jugés essentiels » (Harvey 2012 : 73). Notons ici que le « groupe autodéfini » existe dans un rapport conflictuel, mais également symbiotique, avec un « environnement social ou physique » commun. Cette définition fait abstraction de la tradition de la loi naturelle et du postulat d’une communauté originelle qui met l’accent sur l’opposition entre l’État et l’état de nature, mais rappelle tout de même l’argument de Hobbes sur les conflits de groupes et la définition de l’appartenance :

Une république est dite être instituée quand une multitude d’hommes s’accordent et conviennent par convention ; chacun avec chacun, […] [de vivre] entre eux dans la paix, et [d’être] protégés contre les autres.

Hobbes [1651] 1987 : 90

Hegel développe dans The Philosophy of Right (1991 [1821]) le concept des luttes de reconnaissance, qui va dans le sens de la formulation initiale de Hobbes tout en s’y opposant. Si Hegel et Hobbes, pour diverses raisons, voient tous deux l’État comme une solution afin d’établir la « république », et que Harvey considère les conflits de groupes et les communs comme indissociables, il existe un niveau différent pour lequel l’« autre » est exclu des communs, ce qui exige un examen approfondi.

Pour paraphraser Hegel (1991 [1821]), la découverte du premier niveau de reconnaissance de soi-même dans l’autre fait appel à l’émotion. Il s’agit de ne pas vouloir être seul dans le monde et de trouver l’émotion intime ou l’amour avec l’autre, ce que le philosophe définit comme la « vie éthique dans sa forme naturelle ». La reconnaissance signifie trouver la personne dans laquelle on peut être soi-même afin de se sentir comme si l’on ne faisait qu’un et chez soi. C’est aussi le cas pour l’autre, qui se voit en nous comme si l’on ne faisait qu’un et se sent par conséquent chez lui. À mesure que l’amour prend forme dans la famille, il poursuit sa « lutte » de reconnaissance dans une « Sichlichkeit » (substance éthique), un quartier, une ville et enfin un État. L’intersubjectif n’est toutefois plus présent dans ces phases de deuxième niveau, « car l’unité dont on a conscience dans l’État c’est la loi, et le contenu doit être ici un contenu rationnel, et c’est ce contenu que je dois connaître » (Hegel 1991 [1821] : 199).

Malheureusement, le jeune Hegel n’a jamais achevé le projet amorcé sur le premier niveau de reconnaissance. Par ailleurs, comme le souligne Axel Honneth, son tournant vers la philosophie de la conscience est si « chargé de prémisses métaphysiques qu’il ne peut plus être aisément concilié avec la pensée contemporaine » (Honneth 1996 : 67). Néanmoins, sa perspective sans contredit romantique laisse penser que la distribution et la discussion « rationnelles » des nouvelles dans les communs urbains n’appartiennent pas au même niveau que le type de reconnaissance en personne de premier niveau que l’on trouve dans l’amour ou simplement dans une conversation face à face. Pour les plus démunis d’une ville, une forme secondaire de reconnaissance est perceptible dans les « substances éthiques » de la charité, de la tolérance ou de l’hospitalité conditionnelle, dont on est tenté de dire que les sources constituent la « communauté morale » qui cède quelque chose des plus forts aux plus faibles (Derrida et Anidjar 2002 ; Brown 2006). Par contre, la méconnaissance en personne au premier niveau peut immédiatement affecter la personnalité, « son honneur et sa dignité, son intégrité sociale et son intégrité physique » (Honneth 1996 : 129).

La méconnaissance de premier niveau ne se limite pas à une menace psychique immédiate telle que la décrit Honneth, mais peut également prendre la forme de ce que Nancy Fraser (2000) appelle la « subordination du statut ». Par exemple, la plupart des nouvelles font preuve d’ouverture lorsqu’il est question d’« aider » les pauvres, ce qui ne semble aucunement nuire à une reconnaissance mutuelle, du point de vue du journaliste et eu égard à ses intentions. Les journaux possèdent des lectorats bien réels, mais nombre de nouvelles s’inscrivent dans un cadre défini par le public que les rédacteurs et les collaborateurs croient avoir et souvent par la manière dont ils s’imaginent pouvoir vendre plus d’exemplaires. Le fait d’être exclus de ce public implicite est envisagé ici comme une forme de subordination du statut menant à une méconnaissance de premier niveau. Ainsi, le sujet « n’est pas simplement critiqué, méprisé ou dévalué dans les attitudes, les croyances ou les représentations d’autrui, mais se voit plutôt refuser le statut de partenaire à part entière dans une interaction sociale » (Fraser 2000 : 113).

Afin d’illustrer la forme de premier niveau de méconnaissance du statut des sujets des reportages de la presse sur la pauvreté, nous avons choisi d’examiner à quel point l’usage de la troisième personne empêche toute une couche de la société de pleinement participer au dialogue avec les nouvelles. Si un deuxième niveau de reconnaissance peut être atteint au moyen d’une ouverture charitable à l’égard des sujets, il est important de garder à l’esprit que les reportages évoquent souvent les jugements conditionnels portés sur « eux ». Pour distinguer les différents niveaux de méconnaissance, considérons d’abord à qui s’adresse le reportage d’un journaliste. Cette question de recherche ne s’intéresse pas aux intentions ou au parcours du journaliste, à l’organisation médiatique, au genre journalistique ou à la position sur l’échiquier du pouvoir. Le fait est que l’usage de la troisième personne, quelque charitable ou favorable qu’il soit dans une forme de reconnaissance de deuxième niveau, cède rarement la place au « je » et au « vous ». On ne s’adresse donc presque jamais au sujet du reportage dans un contexte de reconnaissance face à face, comme le montrent les exemples suivants :

À qui s’adressent les voix dans ces citations ? Dans chaque cas, la troisième personne est utilisée à la forme directe ou indirecte. Quelles images de leurs corps se dessinent ? Aucune des citations ne reconnaît le contexte émotionnel où se trouvent les sujets. De plus, chacune présente une reconnaissance de deuxième niveau du fait que le corps de chaque sujet n’appartient pas à la dimension matérielle des communs urbains (la rue du centre-ville, le système de soins de santé, le pont). Dans la première citation, le discours rapporté à la forme directe de l’homme de Montréal donne une définition brutale et troublante du destin du toxicomane dans la rue, mais sa voix reconnaît-elle les autres dans ce monde ? On ne lui a pas demandé : « Quel est, selon vous, votre destin dans la rue ? ». Le journaliste ne s’adresse pas directement à un « vous » et l’on ne s’attend pas à une réplique. Le sujet est cité afin de fournir une accroche affective au reportage type sur le toxicomane dans la rue. Dans la citation suivante – le discours rapporté du journaliste sur les souffrances et l’injustice systémique qu’a subies M. Langevin dans un hôpital new-yorkais – ne s’adresse pas à d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable. En fait, le reportage est destiné à un public général et constitue une reconnaissance de deuxième niveau d’une certaine idée de l’opposition entre « justice » et « légalité » dans la défense de l’accès aux communs de santé. De même, dans la troisième citation, le discours direct à charge émotionnelle de l’homme de Miami déplacé qui n’a nulle part où aller et aucune voiture pour l’y emmener ne s’adresse pas au groupe qui vit dans le bidonville et partage les ressources sous le pont. Il se destine plutôt à « l’autre généralisé » qui comprend déjà la différence entre ceux qui sont sains d’esprit, ceux qui ne le sont pas, de même que ceux qui sont les membres les plus méprisables, exclus, inutiles ou précaires de la société. Le discours contenu dans ces exemples s’adresse-t-il aux voix de ceux qui se trouvent dans les mêmes situations, ou s’inscrit-il dans un cadre visant à maximiser l’attrait de l’article pour le public implicite du journal et ses citoyens « normaux » ?

Exclusion : codage des sujets dans les nouvelles grand public

Les médias d’information comptent parmi les premiers observateurs des inégalités sociales. Par conséquent, ils représentent des producteurs cruciaux de connaissance publique dans les communs, qui contextualisent à la fois les difficultés et les défis que rencontrent les acteurs, le plus souvent sans réellement s’adresser à eux en faisant usage du « je » ou du « vous ». Les voix des pauvres, ou plus souvent des organismes, des groupes ou des individus qui parlent en leur nom par l’intermédiaire des journaux, sont présentées dans un contexte principalement rationnel, rendu légitime par des références externes à des données indépendantes ou gouvernementales, des entrevues, des témoignages d’experts ou des opinions de sources populaires ou érudites. Le public auquel s’adressent les textes qui s’appuient sur ces sources est très différent des sujets discutés. Par exemple, le public implicite d’un journaliste pourrait être un lectorat démocrate urbain, national, voire mondial, ou consister en des institutions, des groupes ou des voisinages locaux définis de manière plus étroite. Nous sommes d’avis que le jugement dont fait preuve le journaliste qui couvre la pauvreté s’exerce dans l’espace qui sépare le public implicite, mais n’est ni fictif ni simplement empirique, d’une part, et l’expérience des sujets qui ne sont pas les lecteurs implicites des récits, d’autre part.

Jusqu’à présent, aucune analyse ni aucune critique approfondie n’a été entreprise de l’usage de la troisième personne et de l’exclusion des sujets hors du public implicite dans les nouvelles grand public sur la pauvreté. Une critique ciblant l’usage de la troisième personne contribue à la compréhension de la manière dont les agents sont introduits dans le « champ journalistique » et positionnés dans une combinaison complexe de logique politique et de structure organisationnelle qui luttent de concert et l’une contre l’autre afin de définir la « bonne » pratique journalistique (Bourdieu 2005 ; Benson 2013). Par ailleurs, l’analyse de la presse, de l’attitude et du parcours des journalistes, des médias, de la convergence ou de la constance rédactionnelle (Soderlund et al. 2012 ; Brevini et al. 2013 ; Peters et Broesma 2013) dépasse la portée du présent article, mais fournirait des données importantes permettant de comprendre où l’exclusion est la plus marquée et pourquoi les journalistes ont de la difficulté à changer d’approche (Ryfe 2012).

Pour les besoins du présent article, la démonstration se limite à isoler la méconnaissance de premier niveau de manière à ajouter une réflexion critique aux recherches émergentes sur les médias d’information au Canada. Ces recherches soulignent l’importance de l’exclusion sociale et politique constatée, par exemple, dans l’ethnographie du public d’un contexte urbain (Clark 2014), dans l’analyse du contenu de la couverture journalistique de la pauvreté dans les grandes villes canadiennes (Richter et al. 2011), dans les groupes de discussion sur les réactions émotionnelles aux reportages sur l’itinérance dans les grandes villes (Schneider 2014), et dans les analyses contextuelles des questions relatives aux réfugiés (Bradimore et Bauder 2011). L’argument sur la méconnaissance de premier niveau des médias vient s’ajouter aux récentes recherches sur l’utilisation des médias urbains par les groupes ethniques canadiens dont les sujets sont également demeurés à l’écart du public implicite de la presse grand public (Lindgren 2014), ainsi qu’à une analyse contextuelle de la pauvreté infantile dans la presse nationale au Canada et au Royaume-Uni (Redden 2014). On observe des tendances similaires dans les études sur les journaux américains traitant de la pauvreté (Kendall 2011 ; Fryberg et al. 2012 ; Napoli et al. 2015 ; Pew Research Center 2015).

L’argument est illustré par deux exemples thématiques tirés d’une étude élargie comprenant les nouvelles et les commentaires de 464 articles jugés pertinents pour l’analyse sur un total de 1 538 publiés en 2010[1]. Ces articles proviennent des journaux mentionnés plus haut. L’échantillon est généré au moyen de recherches par mots clés (pauvres, pauvreté, sans-abri*, etc.) dans le moteur de recherche Factiva. Pour le groupe de 464 articles, on a demandé aux codeurs de classer les jugements sur la pauvreté, les pauvres ou les sans-abri et de déterminer s’ils témoignent d’une hospitalité ou d’une ouverture favorable à l’égard des questions soulevées, d’une hospitalité ou d’une acceptation conditionnelle, ou d’un rejet catégorique. Les reportages emploient-ils un ton rationnel, moral ou émotionnel, et les sources sont-elles externes ou internes ? S’il existe un équilibre presque parfait entre les sources externes – des experts non directement touchés, mais présentés comme des autorités sur les sujets eux-mêmes – et les sources internes qui appuient plus directement les sujets, le ton rationnel l’emporte de toute évidence sur les tons moraux et émotionnels (voir annexe). Ce résultat reflète l’impératif d’équilibre et de détachement de la culture professionnelle (Alexander 2015). En tout, pas moins de 90 % des articles examinés font preuve d’ouverture lorsqu’il est question d’« aider » les pauvres et les sans-abri, ce qui révèle une forte forme de reconnaissance de deuxième niveau. Seuls 7 % affichent manifestement une attitude conditionnelle, dans la mesure où la reconnaissance positive dépend de l’acceptation de changements par les sujets, et à peine 3 % expriment un rejet catégorique, principalement quand les plus démunis sont considérés comme une nuisance pour les communs.

L’écart entre les sujets codés et le public implicite ne situe pas les voix en fonction de la troisième personne utilisée par les journalistes afin de maintenir une distance. Pour obtenir une meilleure idée de la manière dont les pauvres sont utilisés thématiquement lorsque la troisième personne est employée, on a demandé aux codeurs de sélectionner un échantillon d’articles plus restreint. Durant le processus de codage, les articles ont reçu une cote permettant d’identifier les plus saillants en ce qui a trait au contenu ainsi qu’à notre intérêt pour la façon de s’adresser au public et le ton employé (Nielsen et al. 2016). Pour mieux comprendre comment l’usage de la troisième personne et celui de la deuxième personne diffèrent en journalisme, nous proposons d’examiner les deux exemples thématiques issus du codage les plus caractéristiques de la question. La discussion ci-dessous suit une logique d’investigation exemplaire plutôt que représentative.

La chute du corps dans la pauvreté[2]

Les récits d’éloignement des communs urbains écrits à la troisième personne comptent parmi les meilleures illustrations de la méconnaissance de premier niveau. Les histoires de marginalisation extrême ou d’exclusion hors des communs s’articulent souvent autour des effets sur le corps des systèmes dysfonctionnels, qui peuvent se traduire par un manque de programmes de logements à loyer modique ou d’installations médicales appropriées. Le simple fait de vivre à la merci des éléments, combiné avec l’isolation sociale, met en lumière d’autres effets résultant d’un accès inéquitable aux communs urbains. Le fait de ne pas avoir d’adresse met le corps en danger, car l’accès aux communs et à leurs ressources s’en trouve érodé ou limité. Ainsi, le corps peut connaître la faim, être régulièrement exposé à des attaques et être ballotté d’un endroit à un autre ou d’un système à un autre, en route vers nulle part en particulier. Les articles qui explorent ces thèmes rapprochent le public implicite des sujets en employant un ton émotionnel plutôt que rationnel ou moral, à l’instar de ceux qui abordent les questions sociales ou les rapports entre la loi et la justice discutés plus bas. Le ton émotionnel volontaire du sujet s’exprime à la fois par l’usage du discours direct et celui du discours indirect, où le journaliste narre lui-même le récit à la troisième personne. Les thèmes relient la pauvreté extrême aux questions corporelles, à la manière du reportage discuté plus haut sur la condition physique du patient atteint de troubles mentaux qui avait tenté en vain de poursuivre l’État de New York pour faute professionnelle odieuse. La citation ci-dessous provient d’un article rapportant l’éloignement des communs d’un homme nommé Creek et sa reprise en main par la suite.

Après avoir grimpé les échelons de l’industrie hôtelière, de plongeur de vaisselle à directeur de bureau principal, Creek a tout perdu en 1993 lorsqu’il a reçu un diagnostic de cancer à l’âge de 37 ans seulement. Quand son assurance-emploi a pris fin, il a vécu de l’aide sociale. En moins d’un an, il a perdu son appartement au centre-ville de Toronto, est devenu indésirable chez ses amis et a commencé à dormir dans des maisons d’hébergement pour sans-abri. Il a connu la peur, la dépression et la solitude. « J’étais très malade. En fait, j’attendais simplement de mourir ».

Monsebraaten, Toronto Star, 19 juillet 2010

Il s’agit là d’un bon exemple d’usage de la troisième personne où le journaliste reconstruit l’histoire du sujet à l’intention d’un public implicite qui n’inclut pas le sujet lui-même dans le dialogue. Imaginons à présent que l’histoire soit racontée en employant la deuxième personne afin d’inclure le journaliste :

Journaliste : Creek, vous avez perdu votre emploi en 1993 après avoir grimpé les échelons de plongeur de vaisselle à directeur de bureau principal ?
Creek : Oui, j’ai reçu un diagnostic de cancer et je suis rapidement tombé très malade. Et puis mon assurance-emploi a pris fin.
Journaliste : Cela a dû être difficile. Comment vous êtes-vous débrouillé ?
Creek : J’ai vécu de l’aide sociale, mais mon loyer était tellement élevé que j’ai perdu mon appartement. Lorsque je suis devenu indésirable chez mes amis, j’ai commencé à dormir dans des maisons d’hébergement pour sans-abri.
Journaliste : Cela est injuste et a dû mettre à l’épreuve vos amitiés. Je ne peux pas m’imaginer à quel point cela serait difficile.
Creek : J’étais très malade. En fait, j’attendais simplement de mourir.

Les journalistes grand public évitent de s’inclure dans leurs récits, et ce, très souvent pour de bonnes raisons. La distance par rapport au sujet aide à maintenir leur crédibilité et, pour certains, un degré de détachement signifie qu’ils restent objectifs et équilibrés. Cela signifie également qu’ils racontent l’histoire avec précision, selon les sources et le déroulement de l’entrevue. Cette démarche est logique lorsqu’on couvre des gouvernements, des institutions ou des sujets officiels, mais l’est-elle quand on parle des formes d’exclusion complexes qui peuvent toucher les pauvres, surtout en ce qui a trait à l’accès inéquitable aux communs urbains ? Le reportage ne relève pas de la fiction, mais rapporte ce qui a été dit. Devrions-nous nous préoccuper davantage de la reconnaissance de premier niveau et de l’intégration du sujet dans la mesure où la vérité, la précision et l’équilibre peuvent être préservés ? La réécriture des notes d’entrevue constitue-t-elle la seule mesure de précision ? Le passage à une forme dialogique fictionnelle rend-il l’histoire moins vraie pour autant ?

Si l’on peut affirmer que le principe dialogique a toujours représenté un idéal journalistique (Soffer 2009 ; Hornmoen et Steensen 2014), pourquoi le dialogue entre les sujets de l’exclusion sociale et les journalistes eux-mêmes est-il si rare dans les reportages ? Le simple procédé d’intégration du journaliste dans la conversation ajoute un ton émotionnel crucial souvent absent de la forme traditionnelle. Le passage de la troisième personne à la deuxième, soit du « il » au « vous », signifie que l’on s’attend à une réplique d’un autrui animé. Il évoque un processus bilatéral dans lequel un journaliste s’attend à une réponse à une idée ou à un fait ainsi qu’à une réplique subjective unique. Le récit reconnaît déjà une série de problèmes personnels dans la transition d’un côté de la division sociale à l’autre, soit des nantis aux démunis, en raison d’un corps malade, mais pas au premier niveau de reconnaissance. Un processus bilatéral où un journaliste s’attendrait à une réponse, à une idée, ou à un fait et répliquerait de manière subjective et unique pourrait-il offrir le type de reconnaissance de premier niveau qui semble faire défaut ? À tout le moins, nous pouvons conclure qu’envisager les nouvelles comme des formes dialogiques plutôt que comme des transmissions à sens unique permet de donner au journalisme une orientation participative.

Au deuxième niveau de reconnaissance et lorsqu’il y a ouverture à l’égard du sujet, le récit dépeint un passage des activités, des institutions ou des systèmes reconnaissables « normaux » (travail, industrie, assurance-emploi et logement) à l’état anormal de la maladie, de l’itinérance et enfin de la séparation du corps-lieu des communs physiques. À mesure que le reportage progresse, l’espoir subsiste pour les cas personnels extrêmes. Néanmoins, la question de l’usage de la troisième personne demeure : s’adresse-t-on à ceux qui se trouvent dans des circonstances similaires ou à un public implicite général qui n’a jamais vécu et ne vivra jamais ce type d’expérience ?

L’exclusion du marginal hors du public implicite ne pose pas de problème éthique au journalisme grand public, car on considère depuis longtemps comme « normal » que les nouvelles répondent à l’intérêt du lectorat majoritaire. Traditionnellement, la première responsabilité du journaliste – et du rédacteur en chef – est d’examiner une nouvelle et de juger si elle vaut la peine d’être publiée. Le journaliste n’inscrit pas une nouvelle dans son cadre de manière innocente, sans la sélectionner et l’orienter activement vers un public implicite, mais bien réel.

Justice contre droit

Parler des communs urbains et de leurs liens avec les ressources matérielles et la communauté sociale signifie donc que certains ne sont sans doute pas reconnus comme normaux. Rappelons que partout où l’on nomme un espace commun dans une ville (une rue, un parc, une école, une clinique), un droit est mis en place sous forme de loi, de règle ou de règlement appuyés par des sanctions civiles ou pénales. Nous parlons ici de citoyenneté administrative, tandis que lorsqu’il existe une « contradiction herméneutique » – selon laquelle les gens déclarent qu’ils ont été méconnus au premier ou au deuxième niveau et que ce qui est exigé, ou que la manière dont ils sont représentés, est injuste (Boltanski 2011) –, on peut parler de politique citoyenne ou d’un acte de citoyenneté (Isin et Nielsen 2008). En raison de la prédominance de l’usage de la troisième personne, le journalisme faillit régulièrement à la reconnaissance de premier niveau, qu’il s’agisse des sans-abri, des clandestins, des psychotiques, des toxicomanes et des sujets racialisés, religieusement orthodoxes ou sexuellement différents.

Si partager les communs urbains signifie connaître la loi, cela signifie également avoir un téléphone et une adresse en plus d’être sain d’esprit et à jeun, du moins pour le consommateur de médias nord-américain. Dans les communs, une politique de reconnaissance de premier niveau émerge de la lutte résultant des divisions sociales. Tout commence par la séparation de l’émotion, du premier niveau du règlement civique par rapport au deuxième. Les communs sont distincts de la communauté ou des communautés dans la mesure où des lois sont en place afin de protéger le matériel, les ressources et leurs significations vraisemblablement employés par tous. Là encore, la loi réglemente toute menace que peut représenter « l’autre » pour les communs à l’avance, sur une base plus ou moins arbitraire (Derrida 1992).

Pour Derrida, justice et loi ne sont pas des termes équivalents. La loi relève de la « légitimité ou légalité », elle est « stabilisable, statutaire, calculable, [un] système de prescriptions réglées et codées ». Le philosophe soutient que loi n’est pas justice et qu’agir en vertu de la loi ne rend pas un acte juste. La justice est « infinie, incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et hétérotrophe » (Derrida 1992 : 22). On peut considérer qu’une douzaine d’articles de l’étude élargie illustrent la reconnaissance de deuxième niveau en démontrant la thèse en question par leur couverture des manifestations contre la justice qui résulte de la loi telle qu’elle existe. Une minorité de reportages adoptent cependant des arguments d’embourgeoisement agressif appuyant des lois qui supposent ou représentent carrément un rejet vis-à-vis des problèmes complexes que connaissent les sans-abri et de leur rapport avec la rue. Certains des exemples les plus frappants d’utilisation de la loi comme force afin de maintenir la division sociale autour des lieux et des biens publics sont les cas de rejet du type « pas dans ma cour » observés à Miami (Pagliery 2010). Les récits connexes concernent ceux qui soutiennent les pauvres et ceux qui s’y opposent ; par conséquent, l’usage de la troisième personne ne vise pas les sujets ou les acteurs de la pauvreté, mais ceux qui s’y opposent ou, au contraire, les appuient. La série d’articles publiée dans The Miami Herald couvre la manière dont les législateurs ont créé des règlements municipaux pour interdire les activités qui aident les sans-abri et celle dont les groupes de soutien internes défient la loi au nom de la justice. S’il s’agit toujours d’une forme de méconnaissance de premier niveau des plus démunis, elle ne porte pas sur leurs histoires et ne comprend pas de citations directes. Le journaliste interviewe plutôt des sources qui s’expriment pour ou contre les sans-abri. Les titres de plusieurs articles parus dans The Miami Herald montrent comment les règlements locaux sont utilisés pour essayer de soustraire à la vue l’itinérance et la pauvreté, et comment des groupes s’organisent pour s’opposer aux groupes qui s’efforcent d’aider ceux qui sont exclus ou maintenus en marge des communs urbains.

L’interdiction de nourrir les sans-abri dans une zone de Miami en cours d’embourgeoisement est le résultat d’une controverse de longue date. Depuis des années, des dizaines de bénévoles se rendaient en effet sur les lieux chaque dimanche après la messe pour y tenir une soupe populaire improvisée. Les entreprises locales soutenaient que la pratique nuisait à leurs affaires. « Dès que les voitures et les camions arrivent pour les nourrir, c’est la pagaille monstre dans le quartier », affirme un copropriétaire du voisinage. « Quand 200 personnes se bousculent pour obtenir de la nourriture, c’est violent » (Kaleem 2010). Le règlement exige des mesures apparemment raisonnables, comme de servir la nourriture moins de quatre heures après sa préparation ou d’assurer des conditions sanitaires appropriées sur place, mais ces mesures auront pour effet de mettre fin à cette pratique. Les groupes d’opposition prétendent qu’il existe d’autres solutions – la Ville pourrait fournir des poubelles et diverses installations publiques, par exemple – et ont juré de poursuivre leurs activités en dépit du règlement. Il semble que le conflit entre les défenseurs des sans-abri et ceux qui considèrent la propriété privée ou les intérêts commerciaux comme la priorité déterminante des communs remonte à 1998, lorsque les policiers ont perdu le droit d’arrêter les sans-abri qui dormaient dans les lieux publics. « Ils ne peuvent pas arrêter les itinérants parce qu’ils mangent », déclare Burton, de la Miami Coalition for the Homeless. « C’est pourquoi ils s’en prennent à ceux qui servent la nourriture » (Kaleem 2010).

La reconnaissance de deuxième niveau des pauvres est ici envisagée sous une forme plus complexe que celle du récit de la « chute dans la pauvreté ». La quête de comptes rendus équilibrés de chaque côté du débat signifie qu’un soutien journalistique adverse inconditionnel en faveur des pauvres est impossible. Citer les militants du côté de la justice assure un deuxième niveau de reconnaissance positif à la cause et à son contexte au sein de la société civile, mais l’autre côté est également représenté quant à son propre droit légal et moral sur les communs qui compromettrait la cause. D’une part, la politique citoyenne est considérée comme objective et claire au point de vue administratif ; d’autre part, les deux côtés ne peuvent s’affranchir d’un sens de la justice incalculable.

L’usage de la troisième personne éloigne les pauvres du public implicite et, à moins que le journaliste n’adopte une position plus adverse, il est difficile d’imaginer comment la deuxième personne pourrait être introduite. Par exemple, un reportage sur un dialogue entre journaliste et militant pourrait personnaliser les sujets dont ils parlent au lieu de trouver la citation précise du militant qui illustrerait le mieux le degré d’opposition au règlement municipal. L’usage de la première personne est important dans le récit, car il permet d’établir des angles, un contexte, des sources, un style, un ton et des choix de langue différents. Les insuffisances et les omissions résultant de l’usage de la troisième personne ouvrent la voie à un langage de ségrégation qui vient à son tour appuyer la manière dont le sujet de l’article est défini comme un problème – et le ciblage de cette définition ; l’identification des sujets du récit repose sur qui ils étaient plutôt que ce qu’ils sont.

Conclusion

Les sujets démunis ne sont pas méconnus par les journalistes dans la mesure ou les sphères publiques ne parlent pas d’eux ou de ceux qui défendent leur cause. La plupart des reportages sur la pauvreté ou l’itinérance urbaine manifestent des formes de reconnaissance de deuxième niveau positives, mais principalement charitables. La répugnance du journaliste à appuyer l’argument unilatéral selon lequel les sans-abri sont considérés comme une nuisance ou une menace à l’infrastructure matérielle des communs n’est pas inhabituelle. Pourtant, cet argument n’est pas non plus condamné d’emblée. Nous soutenons que la plupart des nouvelles ne reconnaissent pas leurs sujets comme un public implicite et ne s’adressent pas à eux comme on pourrait s’y attendre dans un dialogue face à face employant la deuxième personne.

Le premier lecteur de tout journal est le lecteur imaginé ou implicite. Étant donné que les nouvelles correspondent à ce que les journalistes jugent important afin de répondre aux besoins d’information d’un public idéalisé, ce public imaginé contribue à l’évaluation des nouvelles ainsi qu’à la sélection, au développement et à la présentation textuelle des articles mêmes. En se basant sur une compréhension traditionnelle de ce qui vaut la peine d’être publié et de ce qui constitue ce que nous avons appelé le public implicite de leurs reportages, les journalistes créent des catégories : pertinent et non pertinent, compatible et incompatible, pareil et différent, nous et eux. Deux exemples illustrent la déconstruction de la manière dont la pratique journalistique méconnaît les voix des plus démunis au premier niveau, d’une part en favorisant une ouverture qui appuie ces voix, et d’autre part en s’adressant à la deuxième personne aux sujets dont elle parle le plus souvent. Le cas extrême de Creek met l’accent sur les effets physiques dans le récit de sa chute, qui repose sur une citation du discours direct du sujet et fournit une accroche émotionnelle, sans toutefois s’adresser au sujet dont il parle. Aucun des exemples ne comprend en effet la voix du journaliste dialoguant avec son sujet, ce qui écarte par conséquent la possibilité d’une reconnaissance des différences de statut au moyen de la forme dialogique.

La définition donnée par Hegel de l’amour comme la contradiction qui cause le problème de la lutte pour la reconnaissance tout en fournissant sa solution semble prophétique. Cela dit, l’idée que la reconnaissance signifie également la réglementation des « autres » ouvre largement la voie à une compréhension de la méconnaissance de premier niveau des pauvres dans le dialogue public de ce qui pourrait être un journal grand public. Les résultats de notre analyse indiquent que nous devons créer de nouvelles manières de pratiquer le journalisme et d’arbitrer le dialogue afin de reconnaître ceux qui, d’une génération à l’autre, ne figurent pas dans le public implicite à ce niveau, et possiblement d’améliorer leurs chances de bénéficier en conséquence d’un accès équitable aux communs urbains. La rédaction de récits à la deuxième personne qui engagent le journaliste dans un dialogue avec les sujets peut contribuer à le faire passer d’une position rationnelle neutre à une position plus émotionnelle. L’écriture à la deuxième personne pourrait aussi constituer un moyen de s’adresser aux sujets des reportages, même par l’intermédiaire d’un dialogue avec des groupes de soutien. Il ne suffit pas de citer les voix ou de montrer les visages. Par ailleurs, le passage d’un journalisme équilibré à un journalisme plus partisan ne devrait pas signifier l’abandon complet de l’équilibre ni celui des expériences créatives au sein de la presse grand public. Endosser un rôle de défenseur de la justice tout en demeurant précis et passer de l’équilibre à un engagement plus poussé à l’égard de la nouvelle pourrait transformer certains aspects du journalisme grand public en un acte de citoyenneté dynamique.

Certains diront que tous ces changements sont déjà en cours, mais il faut reconnaître que les journaux de rue, les médias sociaux ainsi que le journalisme alternatif, citoyen et public n’ont eu jusqu’à présent qu’un impact limité sur l’usage de la personne dans la presse grand public. Bien que l’industrie de la presse subisse des compressions considérables, le journal grand public reste la plus importante source de nouvelles originales comparativement à tous les autres médias. Il s’agit peut-être aussi de la forme narrative classique en ce qui a trait à la méconnaissance de premier niveau des exclus sociaux. L’expérience novatrice que représente l’usage de la deuxième personne fournit un modèle qui pourrait revigorer les idéaux démocratiques et d’intérêt public du journalisme, en s’inscrivant dans le cadre d’un effort élargi de la part d’érudits, de militants et de journalistes oeuvrant pour les médias alternatifs (Atton et Hamilton 2008 ; Atkinson 2010) afin de restaurer l’intégrité d’une institution dont la crédibilité a souffert précisément parce que l’allégeance de ses praticiens grand public a évolué de concert avec la restructuration de l’industrie (Meadows 2013).