Corps de l’article

Introduction

Dans la société contemporaine, le corps est devenu un objet en construction qui prend des directions très variables. Pour le dire succinctement, le corps est traité en tant que membre surnuméraire de l’individu, sa partie maudite, un obstacle qui devrait être modifié et, dans la mesure du possible, complètement remplacé. Dans cette perspective le corps est un élément indésirable en raison de ses limites ; il est réduit aux caractéristiques génétiques, à l’interaction entre les molécules, voire à un « objet » qui ne répond pas aux attentes sociales et, par conséquent, demande des interventions scientifiques pour permettre à l’individu de jouir de son humanité d’une façon pleine (Le Breton 2013). Par ailleurs, le corps est perçu comme un projet individuel qui nécessite des investissements qui permettront à l’individu de construire l’identité désirée par le biais de la reconstruction physique (Brumberg 1997). Dans cette optique, le corps modifié n’est pas l’endroit de condamnation, mais du « salut », c’est-à-dire qu’il incarne une nouvelle possibilité de se manifester et de se rapporter au monde (Le Breton 2013).

Malgré les ambivalences inhérentes à chaque voie de ce devenir ou de cette « affectation » corporelle (Latour 2004), le corps est placé à une intersection sans précédent : d’un côté, le matérialisme croissant, et de l’autre, l’utopie technoscientifique (Le Breton 2013). À l’ère de l’information et de la technologie, un changement radical de la conception du corps a émergé et s’est étendu à la société, inspirant un modèle physique conçu par la fusion de la raison, de la science et de la technologie, fusion qui suggère un corps intrinsèquement transformé par la technologie dont les possibilités d’existence corporelle se manifestent progressivement avec le développement de nouvelles découvertes et avancées technologiques.

Cet article traite de deux thèmes récurrents dans la société actuelle, soit la corporéité et la technologie, sous l’angle de la fusion de la première avec la seconde. Nous reconnaissons que cette discussion n’est pas nouvelle dans la mesure où il existe déjà des recherches sur l’utilisation d’objets technologiques permettant à l’individu d’élargir les frontières et les limites du corps humain (comme par exemple l’insertion de prothèses ou d’implants dans le but de restaurer des frontières abimées par la mutilation). Dans ces cas-là, ils peuvent être utilisés à des finalités thérapeutiques et esthétiques[1]. Mais notre approche se base plutôt sur l’émergence d’une autre tendance : celle allant vers la fusion du corps avec des composants électroniques auto-développés par des individus sains avec une inspiration ludique-fonctionnelle. Notre étude s’intéresse donc aux implants et prothèses avec un but « ludique », que l’on trouve notamment dans les milieux artistiques et technophiles et sont portés par des personnes en général sans aucun handicap et surtout sans aucune formation institutionnalisée en matière de transformation corporelle.

Dans le présent texte, sur la base d’une sélection restrictive des données recueillies au cours d’une recherche ethnographique[2] qui a pris place dans plusieurs pays européens et aux États-Unis entre 2011 et 2013, nous allons souligner des projets de modifications physiques inédites et analyser les significations et valeurs qui informent certaines modifications corporelles extrêmes et originelles reposant sur la technologie de pointe et les projets individualistes dans lesquels ils sont insérés. Nous identifions la façon dont les acteurs[3] s’approprient certaines techniques empruntées à diverses disciplines, notamment médicales, pour s’affranchir de leur état naturel en essayant de devenir la représentation de leurs imaginaires fondés principalement sur la fiction scientifique. Cet article montre subséquemment comment s’effectue l’intégration de ces nouvelles modifications auprès de ces acteurs et les transformations physiologiques inédites qui en résultent. Notre objectif est de donner un aperçu de la façon dont les techniques modernes sont utilisées pour transformer la « nature » originelle d’un corps en « l’augmentant » par l’ajout d’artefacts fonctionnels développés par soi-même[4], tout en décryptant ainsi l’élaboration d’un néo-organisme dans le segment social considéré.

De ce fait, l’enchevêtrement de la technoscience, de l’activisme social, des ontologies philosophiques et esthétiques artistiques participent au développement de pratiques inédites. Elles représentent le panorama marginal de technologisation du corps et nécessitent la formulation de nouveaux concepts sur la corporéité. Ces derniers considèrent les ensembles, les relations humaines et non humaines, les agencements et les matériaux hétérogènes présents dans les inter- et intra-actions de ce phénomène social (Haraway 2008).

Le corps, la technique et ses frontières en question

Notre référentiel théorique sur le corps s’affranchit des référents classiques associant le corps au monde de la nature, d’une part, et la technologie à celui de la culture[5], d’autre part, car nous comprenons comme Descola (2010 : 59) que cette division ontologique est le produit d’une époque historique. Cette division a permis la création de notre cosmologie scientifique dont la base est la division entre les entités naturelles et culturelles. Notre approche se base plutôt sur la conception d’une corrélation hybride entre l’organisme et la technique. Cette dernière n’est plus un objet comme les autres à cause de la relation très particulière qu’elle entretient avec le corps. Elle module ses frontières en « l’augmentant » d’une manière rapide et réversible, tout en y ajoutant de nouvelles fonctions et/ou sensations. En conséquence, les frontières entre le prothétique et l’organique peuvent être interrogées par la présence tout à fait surprenante de ces outils ; autrement dit, elles peuvent être définies comme une zone intermédiaire défiant toute dichotomie du corps (organique/inorganique, sujet/objet, intérieur/extérieur, familier/étranger).

L’approche que nous proposons ici concerne un corps qui « apprend à être affecté » (Latour 2004), c’est-à-dire qui est continuellement engagé dans un apprentissage et développe sa sensibilité par rapport au monde et aux éléments qui le constituent en étant continuellement en construction ou en affectation[6]. Cela implique que nous devons concevoir l’expérience humaine comme découlant de deux champs distincts, régis par plusieurs principes différents, mais coexistants (Latour 1991 ; Descola 2006, 2010, 2011), une fois que, en fonction des dispositifs mis en place par les sociétés, les voies de ce « devenir corporel » prennent des formes et des directions très variables. Face à une même réalité, le corps traversé par des cosmologies différentes ne décrypte pas les mêmes stimuli et n’éprouve pas les mêmes sensations (Despret et Strivay 2010). Plus précisément, le corps « affecté » (Latour 2004) nous apprend à devenir sensible et permet de mettre en évidence sa conceptualisation, laquelle ne relève pas de l’inné, mais de l’acquis. Le corps est désormais intimement lié et affecté par des matériaux non organiques en rupture avec la définition usuelle du corps qui en fait abstraction. Dès lors, il n’y a plus d’un côté le corps et de l’autre l’outil, plus de frontière fixe entre le sujet et l’objet, mais un nouveau territoire mixte, hybride et indéterminé ; un corps en devenir avec les entités humaines et non-humaines, qui fait partie d’un réseau hybride où l’agentivité (agency) est distribuée entre tous les acteurs et connecte des corps et objets d’ordres différents (Haraway 1991, 1992, 2008).

Le body hacking : les pratiques d’exploration des possibilités corporelles

Le présent article traite de « l’amélioration humaine »[7]underground de groupes sociaux dont les pratiques culturelles marginales visent à surmonter la condition humaine du corps. Leurs initiatives s’inscrivent dans la modification corporelle extrême qui débute généralement avec des tatouages et des piercings, mais s’étendent à des changements plus radicaux qui pénètrent l’art de la performance et rejoignent certains mouvements culturels marginaux.

Les actions qui fusionnent le corps à des productions contemporaines underground – habituellement dans les milieux artistiques et technophiles – sont définies dans les grands médias comme du body hacking[8]. L’approche des body hackers[9] ou « pirates du corps » est volontaire et expérimentale, et il en résulte le développement d’une relation sans précédent avec la corporéité et l’environnement. Ces personnes, généralement sans aucun handicap, cherchent des capacités humainement atypiques qui garantissent une performance « surhumaine ».

Par ailleurs, soutenus par les discours des idéologues post- et transhumains, ces individus scientifiquement inclinés prétendent surmonter leur corps naturel grâce à la technologie, sans attendre d’avoir les moyens importants nécessaires pour lancer la transformation attendue[10]. Les body hackers sont ancrés dans la philosophie do-it-yourself[11] ; ils croient qu’il n’y a pas de limite à la corporéité. Ils ont choisi de remettre en question la « normativité physique »[12] et les influences sociétales et gouvernementales sur le droit à leur propre corps à travers des transformations physiques emblématiques et, disons, subversives. Cela implique que leur démarche présente une dimension activiste en revendiquant le droit pour tout individu de disposer librement de son propre corps[13] – notion qui révèle un problème à la fois juridique et philosophique sur la relation corps/personne (Marzano-Parisoli 2002) – tout en portant un regard critique sur l’appropriation de ces technologies par le politique.

La fusion délibérée, underground, ludique et fonctionnelle du corps avec la technologie

Il y a un grand nombre d’artistes dont la posture vis-à-vis des composants technologiques externes semble particulièrement significative dans le cadre de la fusion ludique du corps avec la technique[14]. D’une manière créative, ils partagent un espace virtuel dans lequel la matière inanimée est délibérément associée à la matière vivante et traitée de façon équivalente.

D’abord, parmi les modifications les plus répandues, il y a l’utilisation des puces électroniques sous-cutanées du type RFID[15]. Cet implant permet l’interaction avec l’environnement d’une façon intégrée, en offrant, entre autres, la possibilité de mémoriser des données, de les contrôler à distance, d’interagir avec l’environnement de travail ou la maison et démarrer sa voiture.

Le body hacker Lukas Zpira revendique avoir été le premier artiste du corps à se faire implanter une puce électronique, en disant être conscient des enjeux politiques liés au suivi et la surveillance qui peuvent être mis en place pour contrôler les actions individuelles. Il a par ailleurs travaillé sur le projet Multi Application Titanium Skin Interface, une procédure consistant en l’implantation de plaques de titane conçues pour remplacer des parties de l’épiderme, et dont l’objectif est de servir de réceptacle à divers composants électroniques, comme le ferait un Ipod.

À l’instar de Zpira, le body hacker américain Amal Graafstra, dans le but de faciliter ses tâches quotidiennes et professionnelles, a opté pour une interface incorporée avec l’environnement. Sa puce électronique RFID lui permet d’accéder à son lieu de travail et même de démarrer sa voiture sans qu’il n’ait besoin de clé.

Une autre illustration d’interaction étroite avec la puce est celle que présente Jonathan Oxer, un Anglais qui a conçu en 2006 un système domestique interconnecté avec son gadget incorporé. Il peut ainsi contrôler sa maison à distance en utilisant n’importe quel type d’interface Android. Oxer a installé des lecteurs de micropuces dans sa maison, mis des contrôleurs (plates-formes électroniques, lecteurs RFID) adaptés et interconnectés à son ordinateur, lesquels enregistrent dès réception le courrier dans sa boîte aux lettres et lui permettent de contrôler jusqu’aux mouvements à l’intérieur de sa maison. Il revendique son désir de fusionner la technologie avec son corps afin de contrôler son environnement, ses objets, ses biens, constituant ainsi une nouvelle synthèse corporelle qui implique des dispositifs connectés avec le monde.

Un autre body hacker très connu en matière de cyborgisation individuelle est le Dr Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’Université de Reading (Royaume-Uni), et créateur du Cyborg Project. Il s’autoproclame premier cyborg de l’histoire du fait qu’il s’est implanté une puce de type RFID dans l’avant-bras. Il peut ainsi être reconnu dans certains endroits et contrôler les équipements de son lieu de travail. Les autres phases de son projet ont consisté en l’implantation d’une grille de vignettes avec une centaine d’électrodes connectées au nerf médian de son bras. Celle-ci lui permet de gérer des périphériques même très distants, y compris une main robotique, et même de sentir les mouvements faits par sa femme (qui s’est fait implanter un dispositif similaire). Pour Warwick, c’est une fatalité que le fait d’être né humain en raison de l’époque dans laquelle il vit. Il considère par contre que les nouvelles technologies et l’engagement de tous les individus qui envisagent l’ère cyborg et veulent prendre le contrôle sur leur avenir peuvent participer à modifier cette évolution.

L’enquête de terrain[16] a permis de vérifier que pour la plupart des body hackers, l’intérêt de la puce consiste à faire de petits gains de temps quotidiens (comme faire les choses différemment, que ce soit l’ouverture de la porte ou le démarrage de la voiture, l’identification plus facile dans certains endroits, etc.). D’autres livrent un discours élaboré sur la possibilité de décider de l’évolution humaine par des actes individuels et arbitraires d’hybridation de l’humain avec la technologie (Foster et Jaeger 2007). Ces derniers défendent aussi la sécurité de ces dispositifs pour échapper à la fraude et au vol de carte de crédit, se protéger contre les kidnappings, les citoyens dangereux ou présentant des troubles psychologiques, et même pour enregistrer la consommation personnelle dans les magasins ou les boîtes de nuit et remplacer les « technologies mettables » (wearable technologies), ainsi que réduire les émissions de carbone (Michael 2011 ; O’Loan et Sandy 2011).

Steve Haworth, autre body hacker des États-Unis, est un body performer qui se définit comme un artiste 3D et un évolutionniste humain. Il est devenu célèbre pour la popularisation des implants sous-cutanés (il s’agit de petites billes en téflon ou silicone implantées sous la peau pour donner à l’endroit placé un volume de la forme implantée) et transdermiques (une base en titane traversant la peau, avec du côté extérieur du corps un pas de vis au ras de la peau sur lequel il est possible de visser divers embouts comme des pointes, des boules, des disques plats, etc.). Ces pratiques, directement empruntées à la chirurgie classique, sont délicates. D’abord, c’est un travail sans précédent connu qui n’est pas réalisé par un médecin spécialiste ; il arrive par la suite que l’implant bloque une veine ou s’accommode mal d’un muscle ou d’une glande proche. Parmi l’ensemble des modifications proposées par Steve Haworth figure l’implant magnétique[17] sous cutané, une des pratiques récurrentes des plus populaires[18]. Il s’agit d’un disque en métal qui a pour effet de réagir aux ondes et champs électromagnétiques. Il permet aussi la stimulation de mécanorécepteurs, des récepteurs sensibles qui réagissent à la pression de vibrations ou d’autres stimuli mécaniques commandés par un aimant fixe sous la peau et manipulé par une bobine électromagnétique externe. Comme il s’oxyde spontanément, cet implant doit être revêtu d’un matériau biocompatible afin d’éviter sa fragmentation à l’intérieur du corps. Pour ce qui est de sa fabrication, il faut prendre en compte la force électromagnétique (qui contribue au degré de réaction au champ magnétique), le format (disque et/ou cylindre) et la taille. Pour ce qui est de son emplacement, il est généralement inséré sous la peau – dans le côté du majeur et/ou de l’annulaire, du fait que ceux-ci contiennent une forte densité de mécanorécepteurs à bas seuil et que cela permet de réduire le frottement avec les objets, lequel pourrait influer sur sa sensibilité et stimuler sa fragmentation – par une opération chirurgicale mineure, exécutée principalement chez soi ou dans les boutiques de tatouage.

L’Allemand Stefan Greiner, qui se dit self-made cyborg, affirme que sa « trajectoire cyborg » a commencé avec un implant magnétique pour identifier l’intensité et la fréquence des ondes électromagnétiques et, par conséquent, décompliquer les activités quotidiennes. Il illustre ses propos en racontant que l’implant lui a permis d’identifier l’endroit idéal pour percer le mur de sa maison sans toucher les câbles lorsqu’il a voulu installer un cadre. Il écoute par ailleurs les vibrations comme des tons musicaux et est en mesure de recevoir des signaux audio et des appels téléphoniques à travers son implant magnétique, grâce à un amplificateur avec une bobine d’induction qu’il a conçu lui-même (Greiner 2014).

L’implant magnétique du body hacker américain Rich Lee lui permet d’écouter de la musique et d’enregistrer les conversations à travers des écouteurs constitués d’aimants qui sont implantés de façon imperceptible dans son oreille (ils transmettent le son par conduction osseuse ou ostéophonie). L’implant est synchronisé au GPS d’un téléphone intelligent afin de permettre à son utilisateur de circuler dans les rues de la ville. Bientôt, il sera relié à un microphone directionnel pour améliorer l’audition et atteindre des espaces restreints.

Les implants de Stefan Greiner et de Rich Lee, qui intègrent des fonctions plus sophistiquées, nous permettent de constater les progrès techniques dans la configuration des implants magnétiques. Pour citer un autre exemple, la Grindhouse Wetware a développé le Bottlenose (version 0.1)[19], un dispositif lié à un aimant qui capte des données de sonar, sans fil et sans sonde thermique. L’aimant, dans une interaction plus large et plus complexe avec le corps et l’environnement, agit en tant que capteur de température ou calculateur de distance.

Tim Cannon, un autre body hacker emblématique, élargit le pragmatisme du body hacker. Il s’est fait implanter une puce dans l’avant-bras afin d’enregistrer et de transmettre ses données biométriques via Bluetooth à n’importe quel appareil Android. Le gadget, nommé Circadia 1.0, met en évidence la volonté de Canon de rendre l’environnement plus sensible à son corps à tout prix. Sa passion ne consiste pas seulement à s’implanter des gadgets pour augmenter ses performances ; il prédit que les limites biologiques vont pouvoir être transcendées et que l’évolution de l’humanité va pouvoir être « piratée » par des actes délibérés dans le but de conquérir ce qu’il croit être un droit de l’évolution : « l’amélioration humaine »[20].

Il anticipe le risque de la « combustion spontanée » de son implant en cas de fuite d’acide sulfurique, ce qui modifierait considérablement son pH sanguin. Non seulement il a développé un système de double sécurité pour protéger l’utilisateur d’une telle fuite, mais encore, comme les autres body hackers, il reconnaît que ces risques, bien connus, font partie de toutes ces expériences. Si les blessures sont inévitables, il est d’avis que ce n’est pas une raison pour ne rien faire.

On peut également citer les projets du body hacker finlandais Samppa Von Cyborg, personnage influent dans la conception de techniques de pointe pour diverses interventions corporelles extrêmes. Il propose des modifications chirurgicales underground, à savoir des procédures invasives, telles que : implants, bifurcation de langue, subcision, castration, amputation et autres prototypes plus futuristes comme les implants LED et génitaux. Il exécute ces procédures lui-même, bien qu’il soit un amateur, et se dit prêt à assumer le risque de dénonciation d’exercice illégal de la médecine et d’agression[21].

Eyeborg est un projet typique du body hacker Neil Harbisson, qui a un capteur implanté à l’arrière de son crâne avec une caméra attachée traduisant le ton des couleurs et la saturation en fréquences sonores. Il l’a développé par lui-même afin de compenser pour sa déficience de la vision des couleurs, en raison de son grave daltonisme de naissance.

Aux États-Unis, Lissette Olivares assigne à d’autres body hackers l’accomplissement de ses projets corporels qui touchent (au moins conceptuellement) la transformation de l’humanité. L’un d’eux est le Ten Thousand Generations Later :A Subdermal Co-Evolutionary Archive, un catalogue sous-cutané constitué de l’ADN de chaque sorte de créature avec qui elle envisage de co-évoluer (Olivares 2014). Curieusement, Olivares utilise des discours de sciences sociales qui parlent de la co-évolution de l’homme avec les créatures humaines et non-humaines (ainsi que le propose Donna Haraway dans plusieurs de ses écrits) pour justifier ses entreprises et affirmer que son acte est tout à fait cohérent avec l’évolution même de la société.

En bref, aujourd’hui il ne se passe pas une semaine sans qu’apparaisse, au détour d’une page web ou dans une des nombreuses publications européennes et américaines, une nouvelle expérience qui repousse les limites de ce qu’on croyait possible. Piercings multiples, tatouages sexuels, subincisions très poussées, mutilations volontaires, le répertoire augmente quotidiennement. Même si certains implants sont encore dans une phase de conception initiale, tous ces body hackers rêvent d’implants fonctionnels et accessibles à tous. Internet joue un rôle important dans ce processus d’émulation en offrant une vitrine jusque-là impensable à tous les « apprentis cyborgs ». Dans l’espace virtuel ils discutent dispositifs techniques, innovation, erreurs, le succès, fournisseurs de produits et prix. Dans cet espace commun de partage, les body hackers encouragent les initiatives, encouragent à prendre des risques, ces derniers étant assumés et minimisés en faveur des avantages corporels prévus ou attendus.

Ces pratiques contemporaines élisent le corps comme la plateforme idéale et un instrument pour la réalisation de projets individuels, un locus pour les essais souhaités. Dans leur découverte de l’extensibilité et de la flexibilité corporelle, la motivation individuelle est remplacée par la formule de la stratégie ; le « pourquoi ? » cède la place au « comment ? ». En prenant ces éléments (entre autres) en considération, nous identifions des traits de narcissisme et le recours à la rationalité instrumentale pour réfléchir sur la création du corps de nos jours (Le Breton 2002, 2012, 2013 ; Queval 2008). Ces individus se projettent vers un futur physique dont l’axe central est le choix individuel ; leur énergie vient de leur volonté. Leur corps, au-delà du fait d’être devenu un enjeu économique, reçoit un constant appel à être maîtrisé selon « leurs envies ». Mais nous nous trompons si nous jugeons que chacun fait ce qui il veut puisque, paradoxalement, chacun agit selon un imaginaire du corps nourri de valeurs et de discours médico-techno-scientifiques qui conduisent à ces pratiques.

La réappropriation de connaissances scientifiques : à tout va !

Les body hackers adoptent une posture typique basée sur le « faire », le « tout est possible » et le « pourquoi pas ? ». S’ajoute à cela la connaissance auto-acquise associée à l’ouverture d’esprit, de sorte que les menaces de santé dérivées de ces entreprises semblent nécessaires et constituent un risque légitime, afin de dévoiler les limites de la corporéité et démontrer le pouvoir exercé sur son propre corps. L’analyse de ces pratiques met en évidence un trait fondamental de cette culture, soit l’innovation par l’expérimentation au niveau individuel. Dans ces cas, à la différence de ce qui se passe dans un laboratoire scientifique, l’expérimentation n’est pas une vérification, mais une institution, qui permet la construction d’une nouvelle réalité sociale.

Les cas soulevés mettent en évidence que pour les body hackers l’intérêt est l’interaction permanente de la biologie avec les données culturelles, celles-ci donnant à la connaissance technoscientifique une autre amplitude qui se base sur le désir de changer, si possible, toute l’humanité. Les artefacts utilisés par les body hackers signifient, pour ces praticiens, un monde avec plus d’alternatives, plus de contrastes, où il n’y a pas de frontières a priori entre le corps et l’objet, car elles sont dissoutes au cours de la mise en place de ces transformations. En conséquence, nous remarquons que, dans ce sens, il n’y a pas de limites aux possibilités d’affectation (Latour 2004) et de transfiguration corporelle (Haraway 2008).

Nonobstant, les body hackers se définissent comme des activistes qui vont à l’encontre des normes contemporaines de la construction de l’être et du paraître dans la société. Ils encouragent le développement de nouvelles possibilités physiologiques en mettant à l’épreuve la normativité du corps et multiplient les modifications dont l’inspiration provient, en partie, de leur imaginaire construit à partir de la lecture d’ouvrages et de films de fiction-scientifique, mais aussi de vraies avancées technoscientifiques. En premier lieu, dans ce mouvement double et complémentaire, il est indéniable que la science, par ses avancées, semble avoir légitimé l’augmentation du corps humain (Marzano-Parisoli 2002 ; Le Breton 2013), ainsi que le montrent les dernières découvertes de la recherche en technologie médicale à but thérapeutique. En second lieu, des actions individuelles sont alimentées par l’imaginaire ciborgue et stimulées par le progrès biomédical (Fiévet 2012 ; Duarte 2013, 2014). Ce phénomène de « mécanisation » de la matière vivante combiné avec « l’imaginaire de la biologie » crée un cadre conceptuel rationnel, fécond, vaste, qui repousse les limites de ce qu’on pensait être immuable : les traits caractéristiques de l’humain. En effet, chaque transformation technoscientifique touche, parfois de manière irréversible, la structure des êtres vivants et dépasse la sphère d’influence des laboratoires qui imprègne l’imaginaire social et culturel. Le corps – une simple création de la nature – aurait accédé à de nouvelles possibilités de « salut » que le progrès scientifique et technique contemporain offre, du fait que c’est surtout (mais non exclusivement) dans le laboratoire scientifique que le corps peut être étudié, imaginé, recréé et contrôlé sans que la technologie ne laisse rien au hasard. Ainsi, ce qui a émergé comme fiction est devenu réalité à l’intérieur des laboratoires où nature et science fusionnent par des pratiques développées scientifiquement (Latour 1991). Selon les body hackers, de nouvelles possibilités d’évolution seraient ouvertes à l’espèce humaine, ce qui soulève des questions et des préoccupations sur la « nature humaine » et sa place « privilégiée ».

Cependant, à l’examen des différentes expériences décrites dans cet article, nous voyons apparaître un étrange hiatus dans la réflexion sur les transformations actuelles et futures du corps et de l’humain : une lacune analytique qui éloigne l’évaluation des réalisations scientifiques légitimes et l’examen nécessaire d’innombrables réappropriations de ces technologies par les différents acteurs sociaux.

Le technocorps : le corps « augmenté »

Nous avons exposé les conceptions et propos de plusieurs individus qui aspirent à mécaniser leur corps et se battent concrètement pour cela. À travers une approche underground, ils hybrident des formes organiques et inorganiques avec pour principal objectif la transposition de leurs limites physiques. Toutefois, il y a une structure discursive multiple chez les body hackers et celle-ci existe en raison du vaste potentiel de transfiguration du corps dans le flux de diffusion de techniques et de sa floraison exponentielle.

Mais, comme l’envisagent ces enthousiastes du corps post-humain, est-ce que l’homme peut effectivement devenir le constructeur de son propre corps et définir sa descendance en raison du progrès des biotechnologies, nanotechnologies, technologies de cognition et de l’information ? Sans doute, la société occidentale connaît une ère dans laquelle un grand espace est donné aux expériences qui peuvent être menées à différents niveaux. Au sein de notre « culture de laboratoire », l’association de la démocratie à l’expérience est un pilier, et elle est directement liée à l’innovation politique.

Dans l’accomplissement du progrès technoscientifique, il y a deux dimensions qui transforment les relations de l’individu avec son entourage. Dans un premier temps, l’action humaine est amplifiée en autorisant l’élaboration d’un monde dans lequel la métamorphose de la nature est privilégiée en faveur du domaine artificiel. Par la suite, la technologie signifie une expression d’incomplétude, prenant la forme d’une bulle protectrice et où les objets deviennent un alter ego technologique (Musso 2013).

Il en résulte deux scénarios. D’une part, le technocorps voit sa capacité augmentée en raison du développement rapide de la technologie (dont la seule référence est le progrès). D’autre part, la reproduction et la multiplication des êtres artificiels, virtuels et hybrides dupliquent l’identité humaine à travers la genèse d’avatars, des robots, des cyborgs et des humanoïdes. Comme l’a bien expliqué Musso :

Ajouter des techniques au corps, c’est lui adjoindre toujours plus d’images, afin précisément d’« incarner » les utopies techniques. L’enjeu est d’effacer les frontières homme/machine, de susciter le rêve de leur hybridation et de naturaliser des techniques en les incarnant. Certes, le corps est comparé à un automate et le robot sera son compagnon « sensible » ou l’avatar un alter ego, mais, en retour, il offre la possibilité de naturaliser les techniques.

Musso 2013 : 124

Les body hackers démontrent que la technique, une fois intégrée au corps, devient un élément tellement aussi naturel que le corps, c’est-à-dire que la technique subit un processus de « naturalisation » une fois incorporée, incarnée, et devient donc un autre élément de l’équation corporelle. Cela renforce notre première affirmation selon laquelle il n’y a pas de frontières stables entre les relations humaines et non-humaines dans le contexte actuel. Comme le précise Descola (2010), nous sommes des êtres à la fois naturels et culturels, ou comme l’a bien conclu Latour à propos de la fraude sur laquelle nous avons construit notre ontologie : « Hybrides nous-mêmes, installés de guingois à l’intérieur des institutions scientifiques, mi ingénieurs, mi philosophes, tiers-instruits sans le chercher » (Latour 1991 : 10). Subséquemment, le but de ces enthousiastes est justement d’effacer ces frontières et de susciter le rêve de leur parfaite hybridation. Le technocorps (Musso 2013) aurait déjà été, dans ce sens, incorporé aux entités inorganiques dans son existence dans le monde, entraînant rêves, utopies, fictions, et mythes pour sa représentation et affectation, et multipliant ses figures en conséquence. En clair, les pratiques spécifiques décrites du body hacking reprennent ce processus de non définition et de partage de ce même espace virtuel dans lequel la matière inanimée est délibérément associée à la matière vivante (et traitée de manière égale). Au coeur de celles-ci, l’objectif consiste à surmonter les limites établies biologiquement, et à naturaliser la technique pour enrichir l’univers physique. Ainsi, l’essence de l’homme est traversée par une variété de technologies qui maintiennent et soutiennent le caractère « plastique », « malléable » de la chair ; et dans les interactions profondes, innovantes et imprévisibles entre des éléments organiques et inorganiques, un processus subtil de transformation représentationnelle sur la définition identitaire de l’être humain s’installe. Pour cette raison, le paradigme du body hacking nous fait nous questionner sur la puissance instauratrice de la technologie dans la vie et l’esprit de nos contemporains.

Pourtant, le discours selon lequel le corps humain peut être produit par une variété de techniques et gadgets trouve un appui dans certains axes contemporains bien célébrés, à savoir : l’idéologie de l’hyper individualisme (du sujet), le concept de la propriété (du corps) et la méthode du choix rationnel (de l’être dans le monde). En résumé, notre hypothèse centrale est que l’individualisme radical prend l’individu (et son individualisation croissante) comme unité de base fondamentale. Celle-ci est préférée par les body hackers dans la mesure où la propriété (privée) de leur corps est définie comme la relation sociale fondamentale pour la libre production de soi.

Parfois, les discours mentionnent le désir de se libérer de la condition corporelle et mortelle de l’humanité, de dénaturaliser l’anatomie biologique en faveur d’une rénovation technologique complète. Malgré cela, le corps reste la référence incontournable dans toutes ces expériences extrêmes. Il est un terrain fertile pour de nouvelles possibilités. Ainsi, avant qu’il puisse être remplacé, des efforts courageux sont entrepris par les body hackers afin d’accroître les capacités du corps, de le manipuler comme un instrument de critique sociale et politique, de le prendre comme un modèle pour la re-création de l’humanité, de stimuler ses facultés sensorielles et érotiques, entre autres. De ce fait, ce que les body hackers semblent vouloir, c’est un corps qui « peut plus », à la fois en termes de performance et d’exploration de ses sens. Une marque et une propriété absolue de l’individu, la preuve incontestable de son existence dans le monde, la possession du corps (de jure et de facto), tout cela détermine en grande partie l’équation corporelle contemporaine, et constitue l’expression irréductible de l’autonomie de l’individu sur soi-même – en dépit des croyances religieuses, des règles morales ou de tout autre appareil idéologique. Ceci explique le combat mené par les body hackers pour la libre expression morphologique : une demande d’autonomie pour agir sur soi-même, grâce à des interventions inspirées scientifiquement, avec les techniques et l’expertise qui échappent aux laboratoires et circulent de manière informelle dans plusieurs réseaux – en échappant à l’autorité et aux institutions de l’État ou d’autres instances qui revendiquent le droit de définir les usages corporels autorisés, de légiférer sur les formes physiques ou de décider sur les canons socialement acceptés. Et c’est surtout ça ce que nous définissons en tant que caractère subversif du body hacking : il s’agit des méthodes employées, car les objectifs et la norme esthétique sélectionnée ne sont pas cohérents avec les valeurs dominantes. Expérimentées en tant que moyen d’émancipation, les pratiques corporelles du body hacking marquent symboliquement la reconquête de soi-même – bien que légalement limitée (Marzano-Parisoli 2002) – contre le discours de légitimation d’un statu quo. L’appropriation et la redéfinition des techniques médicales ou restauratrices, d’abord limitées à des professionnels accrédités pour « corriger » les formes anatomiques et les fonctions physiologiques de l’homme, reflètent également une volonté de pouvoir, d’agencement, d’empowerment, qui nourrit ces amateurs de modification corporelle extrême.

Considérations finales

Nous vivons un moment historique original : l’homme est encouragé à choisir sa propre forme physique, à devenir le concepteur de sa corporéité, soit présente, soit future, dans la mesure où il s’est doté de technologies qui lui permettent de se dégager d’une grande partie des « lois de la nature » par des actes délibérés tenant du libre choix (Munier 2013).

Dans l’idéologie humaniste,

La technique doit être appropriée, « maîtrisée », « socialisée » puisqu’elle est un prolongement de l’homme, mais elle demeure distincte de lui, sinon le corps risquerait d’être « perdu » [...].

Musso 2013 : 142

Dans le phénomène contemporain du body hacking, par contre, de même que pour les technologies actuelles visant à surmonter le corps normatif des sciences biomédicales :

Nous sommes désormais possédés par nos technologies, au sens propre du terme – c’est-à-dire qu’en les utilisant nous ne sommes plus nous, nous devenons autres. Ces techniques posthumaines ne sont donc pas des technologies de la désaffectation [...] mais au contraire des techniques de la réaffectation.

Lestel 2013 : 168

D’une certaine manière les body hackers n’acceptent pas la dépendance corporelle, refusant les limites imposées par la biologie afin de subir la puissance jusque-là incalculable de nouvelles technologies. Le body hacking est en effet une illustration de ce corps soumis à une multitude de techniques, capable de surmonter les limites de la biologie humaine et de nourrir le rêve d’un corps amélioré. Toutefois, nous soulignons que cette idéologie ne se limite pas à l’utilisation de dispositifs technologiques couplés ou insérés dans le corps. Dans ce cas, celle-ci pourrait être réduite à l’utilisation de matériaux prothétiques (ce qui serait un contresens). Nous affirmons que la technologie réappropriée par les body hackers est une technique de dépossession et de libération, ce qui élimine les frontières entre l’objet et la technologie en les plaçant dans une autre configuration, une autre forme d’interaction avec le corps, la technologie et l’identité.

Pour conclure, l’analyse micro d’un phénomène beaucoup plus élargi – la relation entre la technoscience et la société – soulève une question, un défi trop complexe et profond : d’une part, une démarche réparatrice et préventive dont le discours se voit légitimé socialement, et, d’autre part, une démarche qui surmonte les « faiblesses » de l’humain qui est encore très peu discutée dans la société, qui considère qu’il s’agit plutôt de rêves de la fiction-scientifique. Mais pour certains, ces rêves, légendes, fantasmes ne sont pas seulement vrais : ils sont en train d’être mis en place individuellement, et pointent vers ce que Goffette a bien souligné sur ces révolutions qui vont changer nos vies : « Nous entrons de plain-pied dans une révolution scientifique et technique qui est aussi, avant tout, une révolution humaine » (Goffette 2006 : 09).