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À la fin du XIXe siècle, l’écrivain Anton Tchekhov entreprit un voyage dans les confins orientaux de l’Empire russe afin de visiter et de décrire la vie dans les colonies pénitentiaires de l’île de Sakhaline. Découlant de ce voyage, son oeuvre, intitulée L’île de Sakhaline, a été publiée en 1895. Dans cet ouvrage, Tchekhov s’intéressait à l’administration des prisons, à la géographie, à l’économie et à l’histoire des premières expéditions et la manière dont l’environnement et la vie sur l’île y sont dépeints. Séduit aussi par les coutumes des peuples indigènes comme les Nivkhes et les Aïnous qui occupaient encore ces territoires, il fut porté à réfléchir aux diverses conséquences des nouveaux rapports établis tant avec les colons russes qu’avec les Japonais. Kirin Narayan considère que l’entreprise de Tchekhov représente un exemple d’ouvrage de non-fiction profondément ethnographique, du fait de son regard aussi bien que de la sensibilité avec laquelle il s’est investi dans la connaissance et la compréhension d’une réalité étrangère et éloignée de la sienne.

Dans Alive in the Writing…, Narayan convie le lecteur à une réflexion au sujet de l’écriture ethnographique et de non-fiction, le tout en compagnie d’Anton Tchekhov. En cherchant à saisir l’expérience de cet auteur, elle propose un regard critique sur les formes narratives utilisées pour décrire et partager les chemins parcourus aujourd’hui par les chercheurs sur le terrain ethnographique. Certes, l’exercice de réflexion présenté par Narayan sur une oeuvre de non-fiction d’un écrivain célèbre n’est pas nouveau en soi. Il est toutefois incontestablement stimulant, car il s’insère dans une longue discussion anthropologique concernant les formes d’écriture portant sur « l’Autre » (voir Clifford et Marcus 1986 ; Clifford 1988 ; Geertz 1988). Elle insiste ainsi sur l’importance de réfléchir aux liens auteur-lecteur qui s’instaurent dès les débuts de l’écriture, notamment en raison de la charge politique qu’elle implique (Fabian 1983).

En s’appuyant sur un examen critique du travail d’écriture ethnographique, Narayan explore une perspective lui permettant d’offrir, non pas un mode d’emploi, mais plutôt des réflexions et des suggestions à propos des différentes formes narratives utilisées par les chercheurs. Sur le plan méthodologique, l’auteure démontre ainsi que le recueil et l’exposition de données ethnographiques peuvent dépasser la délimitation traditionnelle d’une seule méthode et encore, d’une seule approche, pour s’articuler avec d’autres formes narratives dans un processus constant d’hybridation. Ces autres formes proviennent des horizons classiques de la recherche sur l’altérité, et leur déploiement contemporain est bien reconnaissable dans les récits d’histoire orale, les romans de non-fiction, le nouveau journalisme, la chronique de voyage ou le film documentaire. L’auteure souligne ainsi l’apparition d’un champ qui dépasse le travail scientifique et qui cherche constamment ses propres logiques d’expression écrite : « les histoires sont avant tout analytiques, et dans la séquence du raisonnement, l’analyse a une forme narrative » (p. 8, notre traduction).

Avec une multitude de voix, incluant non seulement celles de l’auteure et de Tchekhov, mais aussi celles d’abondants travaux ethnographiques contemporains, Narayan livre une oeuvre qui, structurée thématiquement du général au particulier, suit divers paramètres descriptifs tels que le lieu, la personne et la voix, et se conclut par un retour introspectif à travers les instruments qui permettent de traduire l’expérience en mots. Bien que le livre suive un ordre logique, sa structure n’est pas linéaire et permet au lecteur d’entreprendre sa lecture à son gré : tel le travail de terrain, chaque page reste ouverte à l’interprétation. Il s’agit d’un livre à mettre en pratique et à partager avec tous ceux qui font face à cette pénible page blanche et à cette quelquefois insurmontable frontière qui sépare l’expérience du papier. Narayan a su synthétiser les doutes en les canalisant à travers un texte sobre et d’une teneur très didactique. Porteur d’une valeur inestimable pour tout rédacteur de thèse, de livre, ou encore, de demande de subvention ou de bourse, ce livre agit comme un guide et comme une source d’inspiration.