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Introduction

Depuis le début du XXIe siècle, les chercheurs constatent un changement de paradigme dans la façon avec laquelle les sociétés brésilienne et d’autres pays d’Amérique latine, comme la Colombie, pensent la question raciale et élaborent leur mémoire de l’esclavage. En ce qui concerne le Brésil, le multiculturalisme importé des États-Unis devient un modèle dominant qui vise à prendre le relais du mythe de la démocratie raciale ayant prévalu au XXe siècle. Sa remise en cause, qui débute dans les années 1970, ouvre une « ère de post-démocratie raciale » (Capanema et Fléchet 2009 : 21). Cette nouvelle configuration s’exprime principalement dans les grands centres urbains, par le biais de revendications identitaires de plus en plus politisées des Afrodescendants et la consolidation d’une idéologie panafricaniste, portées surtout par une élite intellectuelle et religieuse via certaines tendances du mouvement noir, d’une part ; et à travers la mise en place de politiques publiques d’action affirmative en faveur des Noirs brésiliens, d’autre part. Tout cela relève d’un ensemble d’initiatives visant à revendiquer un plein exercice de la citoyenneté noire et à réélaborer la mémoire du passé esclavagiste (Mattos 2003 ; Nogueira Farias 2013 ; Saillant 2014).

Ce changement n’est donc pas sans conséquences sur les représentations de l’esclavage en vigueur au Brésil. À la fin des années 1990, Lindsay Hale (1997 : 396) soulignait l’existence d’une « vision nationale schizophrène de l’esclavage brésilien », oscillant entre un caractère quasiment bénin (les relations entre maîtres et esclaves étant empreintes d’affection), et une cruauté sans nom provoquant une certaine fascination, surtout eu égard aux châtiments corporels. Entre la promiscuité – y compris sexuelle – et la terreur, les esclaves apparaissent en réaction soit comme soumis, soit comme révoltés. Il semblerait que les valeurs morales attachées à cette polarité se soient redéfinies, notamment du fait que le mouvement noir a renversé le stigmate de l’esclave fugitif criminalisé, qui est devenu un héros résistant.

Toutefois, du fait que la majorité des expériences vécues de l’esclavage se situaient entre ces deux pôles extrêmes – soumission et révolte – et dans un espace que João José Reis (1992 : 17) a qualifié « de négociation », il convient de porter attention à d’autres aspects des reconstructions mémorielles associées à ce passé[1]. À cet égard, cet article propose une analyse d’un culte susceptible de mettre en évidence ces nuances, celui rendu dans l’umbanda à des esprits « désincarnés » de morts, ceux d’esclaves noirs, les pretos-velhos (littéralement « vieux Noirs »). Les thématiques de la captivité, de la servitude et de la souffrance y sont centrales. Elles laissent apparaître une image de l’esclave noir brésilien non dénuée d’ambiguïtés, charriant des enjeux mémoriels concernant la relation de pouvoir entre maîtres et esclaves, et notamment sa dimension interraciale. Elle apporte un éclairage particulier sur les héritages de l’esclavage aujourd’hui au Brésil par le biais du religieux. En effet, il s’agira de s’interroger sur la portée éventuelle du renouvellement de cette image aux vues des modifications en cours dans la société brésilienne concernant la mémoire de l’esclavage[2]. En quoi le changement de paradigme dans l’élaboration nationale de cette mémoire affecte-t-il la figure de l’esclave noir brésilien et le culte aux pretos-velhos dans le champ religieux umbandiste ? Dans quelle mesure ce culte est-il révélateur de la prégnance actuelle du mythe de la démocratie raciale dans la société brésilienne confrontée à ces bouleversements profonds ? Comment l’image de l’esclave noir brésilien dont sont porteurs les pretos-velhos s’inscrit-elle dans ce nouveau panorama, et à partir de quelles logiques ? Qu’en est-il alors de la figure de l’esclave soumis et résigné, associé aux pretos-velhos dans le sens commun ? Pour apporter une esquisse de réponse à ces questions, nous examinerons différentes caractéristiques qui leur sont attribuées par les adeptes ainsi que certains éléments de leurs histoires de vie. À la fois ancêtres, esclaves et guérisseurs, ces entités présentent un portrait complexe dont nous interrogerons la réactualisation. En outre, nous questionnerons la référence faite dans les terreiros (lieux de culte) à un saint catholique noir en rapport avec le culte aux pretos-velhos en mettant en évidence un syncrétisme afro-catholique à l’oeuvre au sein de l’umbanda ainsi que ses enjeux mémoriels concernant l’esclavage. Il semble d’autant plus nécessaire de souligner cet aspect que ces liens entre pretos-velhos et saints catholiques noirs ont peu été interrogés jusqu’ici autrement que de manière ponctuelle[3].

Auparavant, il convient de préciser que l’umbanda est née « officiellement » en 1908 dans la ville de Rio de la rencontre entre spiritisme kardéciste, pratiques religieuses amérindiennes, pratiques associées au catholicisme populaire, religions afro-brésiliennes et entre plusieurs autres traditions magico-religieuses et ésotériques. Dans les décennies suivantes, elle a très vite été construite comme une religion singulièrement brésilienne. Un effort a effectivement été réalisé à partir des années 1930 en vue de sa reconnaissance comme religion nationale, en dialogue avec l’idéologie de la démocratie raciale inspirée des thèses de Gilberto Freyre (1933) postulant une rencontre harmonieuse entre les « trois races » : Blancs, Indiens et Noirs. Cette quête de brasilianité a été interprétée comme une tentative de blanchiment de cette religion[4], impulsée à l’époque par une élite intellectuelle blanche venant du spiritisme kardéciste et des grands centres urbains (Rio, São Paulo). Ces intellectuels étaient porteurs d’un « idéal de conciliation » (Isaia 2012 : 172), d’ailleurs traduit par l’expression très utilisée de « spiritisme d’umbanda »[5]. Du fait de cette dynamique, Roger Bastide (1960) considérait l’umbanda comme une « religion en conserve » ou encore une « dégénérescence de la culture africaine », par rapport à l’authenticité et à la grandeur qu’il voyait dans la religion afro-brésilienne la plus connue et étudiée, le candomblé. Dans le même sens, les pretos-velhos étaient pour lui un produit de l’oppression raciale. Ajoutons à ce bref historique de la naissance et de la consolidation de l’umbanda que dans les années 1950, elle a connu à l’inverse un processus de « noircissement » avec l’apparition de fédérations umbandistes revendiquant son origine africaine. Enfin, même si au départ l’umbanda est issue des classes aisées, plutôt blanches et lettrées, son processus de diffusion a surtout eu lieu dans les quartiers populaires des villes, habités en majorité par des Noirs et des Métis. Dans ces espaces aux marges, souvent criminalisés, les terreiros se sont multipliés. Ils étaient frappés par la répression car l’umbanda y était davantage associée à la sorcellerie, à l’africanité et à une supposée « primitivité » ; une association que les élites umbandistes se sont d’ailleurs sans cesse efforcées de défaire.

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’umbanda a connu des transformations importantes du fait de plusieurs facteurs. Elle a été marquée par l’ampleur de sa transnationalisation[6] dans d’autres pays des Amériques et en Europe – notamment au Portugal, avec un phénomène d’expansion par-delà les frontières du Brésil à partir des années 1950 et 1960. Ce mouvement s’est intensifié au cours des années 1990 et s’est accéléré via les technologies de l’information et de la communication. Ces dernières ont transformé la pratique umbandiste[7] comme d’autres religions afro-américaines en cette transition du XXe vers le XXIe siècle : elles ont permis de rendre visibles des communautés religieuses ; de consolider des réseaux d’adeptes et de maisons de culte aux niveaux local, national et international ; ou encore ont servi d’outil de recherche pour des quêtes de connaissance spirituelle. Enfin, un autre changement récent au Brésil concerne l’augmentation de violences verbales et physiques de néo-pentecôtistes radicaux envers des umbandistes et des terreiros – et envers les religions afro-brésiliennes en général (Da Silva 2007) –, ainsi que les stratégies employées par les chefs de culte pour les contrer et combattre toute entrave à leur liberté religieuse (Santiago 2015) par le biais des images et articles de presse diffusés et relayés sur les réseaux sociaux, mais aussi par l’engagement politique de certains leaders religieux. Ces réalités, indissociablement liées, ont des incidences sur la pratique des dévots et aussi sur leur rapport aux entités spirituelles auxquelles ils vouent un culte, parmi lesquelles les pretos-velhos[8]. Toutefois, de par sa forte malléabilité, l’umbanda s’adapte rapidement à ces nouveaux contextes. Et malgré ces changements, la dévotion envers les esprits d’anciens esclaves est toujours aussi vive, plus d’un siècle après la création de cette religion.

De mi-octobre à mi-décembre 2015, j’ai pu l’appréhender à partir d’une ethnographie auprès de chefs de culte et d’umbandistes de quatre terreiros, dans différents quartiers de la ville de Rio et dans une commune alentour, São João do Meriti. Les analyses développées ici se fondent sur des données ethnographiques provenant de cette recherche de terrain. J’ai accompagné les trajectoires religieuses d’adeptes rendant un culte aux pretos-velhos, pris part à plusieurs cérémonies – notamment en réalisant des photographies –, et mené des entretiens avec les umbandistes et avec les entités lors des séances de consultation. Déjà adopté par plusieurs auteurs dans le cadre de leurs travaux sur ces entités (Montero 1985 ; Hale 1997 ; Dias de Souza 2006), ce choix méthodologique s’inscrit dans le cadre d’une pratique de l’ethnographie comme partage d’expériences sensorielles et affectives avec l’autre sur le terrain (Santiago et Rougeon 2013). Il s’agit également de prendre en compte les conditions de vérité de l’autre (Vuillemenot 2011), qui correspondent ici au postulat de l’existence des esprits. Lors des séances de consultation et cérémonies dans les maisons de culte, les pretos-velhos m’étaient en effet présentés par les umbandistes comme des interlocuteurs incontournables, plus à même de me raconter leurs « histoires de vie terrestre ».

Les pretos-velhos dans l’umbanda : du panthéon aux expériences vécues

Comme l’ont souligné plusieurs auteurs, les pretos-velhos constituent l’une des catégories d’entités les plus anciennes, connues et citées de l’umbanda (Maggie 1975 ; Birman 1983 ; Brown 1985 ; Brumana et Martinez 1991 ; Negrão 1996). Aux côtés des esprits d’Indiens (caboclos) et d’autres personnages en marge de la vie sociale de la nation (comme le povo da rua[9] avec ses exus et pombas-giras), les pretos-velhos représentent dans le panthéon umbandiste une composante majeure et subalterne[10] de la société brésilienne et de l’identité nationale : la population noire, descendante d’esclaves. La fête annuelle qui leur est consacrée correspond d’ailleurs à la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage au Brésil, établie par la loi Áurea : le 13 mai[11]. Lors des rituels, ils se font présents par l’incorporation sous la forme de vieillards courbés pour la plupart, marchant avec difficulté et parlant tout bas, stigmates corporels d’épuisement qui renvoient à l’âge mais surtout aux longues années de travail esclave et aux châtiments endurés. Les spécificités de ces expressions corporelles correspondent aux images encore privilégiées des pretos-velhos dans les terreiros, suivant les canons des lithographies brésiliennes du siècle dernier. Sur ces images, les « vieux Noirs », hommes ou femmes, sont figurés dans un environnement rural rappelant la senzala[12]. Elles les présentent assis seuls sur un banc, un bout de bois ou une pierre, à l’intérieur d’une maison de terre et de paille ou à l’extérieur, sous un arbre ou encore au bord d’une rivière. Ils sont vêtus de blanc, pieds nus, fument la pipe et tiennent parfois une canne ou un rosaire à la main.

Les pretos-velhos auraient intégré le panthéon umbandiste pour avoir fait preuve d’humilité et d’esprit d’abnégation. On leur attribue en général les qualités de bonté, charité, pardon, sagesse, patience, simplicité et générosité (Dias de Souza 2007), comme le révèle cette mère de saint de São João do Meriti au sujet de Pai Benedito de Angola, chef spirituel de son terreiro : « Le grand-père nous enseigne beaucoup le pardon […]. Il dit qu’on ne peut pas exiger une rétribution. Il faut faire le bien sans regarder à qui on le fait » (Isaia 2012 : 172). Il s’agit bien d’entités porteuses de valeurs et d’un idéal de « conciliation » (ibid.) sur lequel se fonde l’umbanda, comme mentionné précédemment. À ce titre, notons qu’elles sont considérées par les adeptes comme garantes et porteuses des « fondements spirituels » de cette religion, en termes de valeurs, de doctrine et de pratique rituelle. Comme me l’a confié un ogã[13] : « Sans pretos-velhos il n’y a pas d’umbanda. Ils apportent le fondement ». Ce qui semble confirmer l’assertion suivante d’un auteur umbandiste[14] : « aux pretos-velhos revient la concentration (firmeza) ou sécurité nécessaire et indispensable pour la réalisation des travaux » (Montero 1985 : 201).

Il est commun de voir les adeptes et chefs de culte leur attribuer une préoccupation pour la défense et la diffusion de la pratique umbandiste. C’est particulièrement visible quand ils sont les chefs spirituels d’un terreiro dont ils portent le nom[15], telle Vovó Maria Conga do Congo, preta-velha incorporée par la mère de saint Mãe Fatima Damas. Lors d’un entretien, cette dernière m’a confié avoir été incitée par sa « vieille » – comme elle l’appelle – à étudier davantage, en lisant ou en écoutant des conférences. Elle s’est ainsi progressivement rapprochée des milieux intellectuels et militants de la ville. Aujourd’hui personnalité politique et religieuse sur la scène nationale, très engagée dans la « lutte contre l’intolérance religieuse »[16], elle est présidente de la Confédération spirite umbandiste du Brésil et donne un cours d’umbanda dans son terreiro devenu aussi une école. Elle raconte que son parcours dans cette religion a été entièrement inspiré par les sollicitations de sa preta-velha, y compris pour défendre la pratique umbandiste à Rio et dans le pays :

C’est elle qui m’a éduquée, qui m’a fait connaître ce qu’est l’umbanda […]. Elle m’a changée, elle m’a totalement retournée. Elle m’a éduquée avec tendresse, avec amour, avec fraternité. […] Elle est arrivée et a dit que j’avais pour mission d’ouvrir une maison de culte.

Sa relation avec cette entité et sa « mission spirituelle » sont mises en avant pour légitimer son engagement citoyen et politique à partir de sa pratique religieuse. Une autre mère de saint également très impliquée politiquement m’a fait un récit similaire. Ces éléments révèlent que les pretos-velhos constituent un vecteur privilégié de diffusion des préceptes umbandistes et de sa tradition. Cet aspect prend une résonnance particulière aujourd’hui alors que l’umbanda fait l’objet d’attaques virulentes renouvelées de la part des néo-pentecôtistes, et que des leaders umbandistes s’engagent dans la sphère publique en mobilisant l’appareil juridique d’État pour défendre leur pratique. On comprend que le rapport de ces cheffes de culte aux pretos-velhos n’est pas dissocié de ces enjeux contemporains.

Le panthéon religieux constitue un autre niveau à considérer pour comprendre la place occupée par ces entités dans l’umbanda. Très complexe et en réadaptation permanente (Santiago 2013), il se base sur sept lignes d’entités, chiffre magique clé. Elles auraient été dictées en 1908 par l’esprit du caboclo das sete encruzilhadas[17] (« des sept croisements ») au médium Zélio de Moraes, un acte et une date considérés comme centraux dans le mythe de fondation de l’umbanda comme religion (Giumbelli 2002). Ces sept lignes[18] correspondent à des groupes d’entités guidés à chaque fois par une divinité africaine : un orixá[19]. Chacune se décompose ensuite en sept phalanges, qui se subdivisent à leur tour en sept sous-phalanges comprenant chacune sept légions d’esprits, et ainsi de suite. Cette structure pyramidale reflète la conception évolutionniste umbandiste de l’ascension spirituelle et ses différents stades, les orixás puis les esprits plus évolués dominant l’ensemble. Il est important de souligner que les rapports entre ces différentes catégories d’esprits ainsi que l’échelle où ils sont situés dans cette hiérarchie « évolutive » complexifient considérablement les interprétations du panthéon umbandiste et multiplient les lectures possibles de la part des chefs de culte, des adeptes et des chercheurs.

La place que les pretos-velhos y occupent fait également l’objet de différentes interprétations. Paula Montero (1985) a soutenu l’idée que la majorité des « lignes » composant la cosmologie religieuse serait destinée au travail des caboclos, esprits d’amérindiens symbolisant le courage, la force, l’idéalisme, la droiture, l’objectivité, l’obstination. Ces derniers seraient hiérarchiquement supérieurs aux pretos-velhos, qui se trouveraient à une échelle du panthéon et de « développement spirituel » à la frontière du bien et du mal, juste au-dessus des exus et pomba-giras. Ces travaux classiques considèrent que les umbandistes oeuvreraient à « “domestiquer” la négritude présente dans la religion » (Montero 1985 : 183) dans une perspective évolutionniste fondée sur le présupposé de la supériorité du Blanc. Dans ce raisonnement, les pretos-velhos seraient relégués « à des positions plus subalternes sur le plan spirituel » (ibid. : 185), en tant qu’élément noir. Autrement dit, si la négritude est valorisée dans cette religion, elle y est également neutralisée par les influences du spiritisme kardéciste, comme l’a également montré Diana Brown (1985).

Inspirée de la lecture théologique de plusieurs auteurs umbandistes mais aussi de celle de Renato Ortiz (1978), cette interprétation ne correspond toutefois pas tout à fait à l’actualité du terrain dans le cadre de cette recherche. Dans les terreiros appréhendés à Rio et dans la pratique, les pretos-velhos sont considérés comme l’une des catégories d’esprits les plus « évolués » de l’umbanda et, suivant la logique kardéciste, comme des « esprits de lumière ». C’est dans ce sens qu’ils sont fortement sollicités pour résoudre des problèmes de santé, de travail ou encore affectifs, davantage que les caboclos[20]. Contrairement à la lecture de Paula Montero au milieu des années 1980, j’ai constaté que les pretos-velhos semblent aussi affirmer des valeurs qui trouvent toujours plus de place dans la sphère publique du Brésil contemporain, comme celles de tolérance et de paix, par opposition aux manifestations de discrimination violentes, y compris religieuses. Il s’agit donc ici de privilégier la place de ces entités telles qu’elles se présentent dans les maisons de culte et pour les adeptes, davantage qu’en termes de doctrine umbandiste élaborée par les auteurs. D’autant plus que les umbandistes favorisent leurs rapports avec les esprits qui donnent des consultations, comme le signalait Patricia Birman (1983 : 36) à la même époque. L’apport de l’actualité de la démarche ethnographique[21] a l’avantage de mettre en évidence les éléments issus de l’expérience vécue des chefs de culte et adeptes avec ces entités, aussi bien en ce qui concerne le public lors des consultations que dans la relation entretenue par les médiums avec « leurs » pretos-velhos.

Qu’en est-il alors quand il s’agit de situer ces entités par rapports aux lignes principales du panthéon, et aux orixás ? Dans un effort de synthèse, de classification et de transmission d’une tradition umbandiste par l’écrit, influencé par le spiritisme kardéciste dont les livres constituent une source d’apprentissage de la doctrine, la littérature umbandiste produite par quelques adeptes et chefs de culte situe les pretos-velhos dans différentes lignes. Elle présente une diversité de lectures qui met de manière successive ou concomitante l’accent sur les valeurs catholiques, l’action magique ou encore l’appartenance ethnico-raciale des pretos-velhos. Ainsi, ces derniers sont souvent associés à la ligne d’Oxalá – orixá syncrétisé avec le Christ – consacrée principalement au développement de la spiritualité et de la foi mais aussi à la guérison. Dans cette ligne, également appelée « ligne des âmes » (linha das almas) ou encore « ligne de saint » (linha de santo), et dont les couleurs rituelles sont le blanc et le noir, de nombreux saints catholiques sont « chefs de légion », parmi lesquels des saints noirs. Par ailleurs, certains situent les pretos-velhos dans la ligne d’Omulú, divinité africaine de la petite vérole et par extension de la maladie, syncrétisé avec saint Lazare et saint Roque. D’autres encore les rattachent à la ligne « africaine » (linha africana) menée par saint Cyprien, évêque d’Antioche avec la réputation d’être un grand mage. Cette ligne, que certaines maisons de culte placent aussi sous la direction du saint catholique noir saint Benedito, est composée de sept légions d’esprits distingués selon des « races », pour reprendre la terminologie des umbandistes. Cette distinction rappelle les lieux d’origine des captifs mais aussi les « nations » africaines présentes dans différentes religions afro-brésiliennes tout comme, auparavant, au sein des confréries catholiques noires – irmandades religiosas dos homens pretos – qui ont contribué à recréer des identités ethniques d’origine africaine sur le sol américain (Reis 1992 ; Silva 2003 ; Farias et al. 2005).

Or, les valeurs catholiques, l’action magique ou encore l’appartenance ethnico-raciale des pretos-velhos constituent trois dimensions caractérisant leurs personnages, qui sont activées ou atténuées selon plusieurs critères et logiques. Mises à l’épreuve du terrain, les interprétations proposées par cette littérature sont là aussi complexifiées et parfois contredites par les umbandistes eux-mêmes qui, dans leur majorité, puisent dans un ensemble de connaissances transmises le plus souvent par l’oralité mais se fondent surtout sur leurs expériences vécues. Je rejoins alors Brumana et Martinez (1991) lorsqu’ils signalent que cela révèle davantage un excès de connaissance de la part des auteurs de cette production écrite que d’un manque de connaissance des adeptes et initiés des terreiros. De même, cette classification par lignes n’est pas opérante au moment d’appréhender les consultations données par les pretos-velhos dans les maisons de culte. On y trouve plusieurs de ces entités « obéissant » à des orixás différents – tel que les pretos-velhos eux-mêmes l’indiquent dans le cadre d’entretiens – et pas uniquement à ceux mentionnés dans la littérature, même si tous sont, comme les autres esprits du panthéon, sous le « commandement » de l’orixá suprême, Oxalá.

En outre, les pretos-velhos – comme toute entité dans l’umbanda – se présentent toujours de manière personnalisée dans les maisons de culte, avec leurs caractéristiques et goûts individuels qui se manifestent, entre autres, en termes d’offrandes alimentaires. Une preta-velha me disait ainsi ne pas aimer le plat qui leur est généralement présenté, la feijoada[22], et demandait à la place un ragoût de poisson avec de la farine de manioc, le pirão de peixe. D’ailleurs, à l’exception de certains leaders religieux et fils de saint exerçant des responsabilités liturgiques ou de doctrine dans les maisons de culte, les rapports cosmologiques entre différentes entités et divinités font la plupart du temps peu l’objet d’intérêt de la part des adeptes, qui leur attribuent du sens en privilégiant leur inscription dans leurs trajectoires religieuses et leurs expériences vécues. Or, c’est ce sens qui compte avant tout.

Une autre lecture de la place des esprits de « vieux Noirs » dans le panthéon et de leur rapport aux orixás m’a été révélée par une cheffe de culte du quartier Estácio dans le centre de Rio, pour laquelle un « preto-velho vient dans la ligne de l’orixá du médium ». Tout comme cela se produit pour l’ensemble des entités du panthéon, leur association à une divinité serait tributaire du rapport entre le médium et ses « pères de tête »[23]. Elle est comprise en termes de subordination et de compatibilité d’« énergie » ou de « vibration », pour reprendre des termes umbandistes. Dans cette logique qui ne fait pas pour autant consensus dans tous les terreiros, un médium reçoit toutes ses entités dans l’une ou l’autre des « lignes vibratoires » des orixás dont il est le fils ou la fille. Dans la maison de culte de cette mère de saint, c’est le cas avec le preto-velho Pai Tomé da Calunga, incorporé par une jeune femme métisse dans la trentaine, fille spirituelle de l’orixá Nanã. Il s’agit de la divinité féminine la plus âgée du panthéon, liée à la terre et plus spécifiquement à la boue, mère d’Omulú et fortement associée à la mort et à la « transmutation », pour reprendre le terme employé par Pai Tomé da Calunga lui-même lors d’un entretien. Le nom de ce preto-velho renvoie à Nanã, dont l’habitation est le cimetière, appelé par les umbandistes calunga pequena. À la fin d’une consultation avec lui, il recommandait systématiquement aux personnes de boire un peu d’eau de la bouteille à la couleur de l’orixá (violette) déposée avec d’autres sur une petite table située à la frontière de l’espace sacré et de l’assistance. Si les pretos-velhos entretiennent des liens importants avec les divinités et les forces mentionnées dans la littérature (Oxalá, Omulú), partageant avec eux certaines valeurs et champs d’action, ils ne sauraient être liés de manière exclusive à l’un d’eux. Ils les mettent en relation les uns avec les autres, même si c’est d’une manière différente de celle du candomblé, qui le fait à partir d’un récit mythique. Dans l’interprétation de cette mère de saint, qui semble privilégier une logique d’individualisation, ces entités sont d’abord en rapport avec le fils de saint qui les incorpore.

D’autres correspondances entre humains et pretos-velhos sont également observables, notamment en ce qui concerne la position de classe ou l’identification raciale, comme l’a déjà souligné Lindsay Hale (1997). J’ai pu le constater sur le terrain avec une mère de saint noire de peau, âgée d’une quarantaine d’années, dont le terreiro se situait à São João do Meriti, l’une des municipalités les plus défavorisées et criminalisées au nord de la ville de Rio. Elle recevait un preto-velho qui, en tant que chef spirituel de sa maison de culte, l’incitait à « sortir du fond du terreiro » pour s’impliquer dans la défense de l’umbanda à l’échelle locale, et pour la préservation de la « culture afro-brésilienne ». Cette mère de saint avait elle-même travaillé pendant des années dans une ONG de la ville, présentant une trajectoire de vie alliant pratique de la charité et engagement social et politique auprès des populations socialement en marge de ces quartiers, majoritairement noires. Suivant les recommandations de son entité, elle a commencé à tisser des liens avec d’autres maisons de culte présentes dans les alentours, à s’impliquer dans le cadre d’activités sociales (elle a assumé la fonction de présidente du conseil municipal de politique culturelle), et comme membre de la Commission de combat contre l’intolérance religieuse au niveau de la ville de Rio. Les références à l’appartenance raciale étaient fort présentes dans son discours, ainsi que le montre sa façon de s’adresser à moi au moment de mon départ en me disant avec tendresse et reconnaissance : « encore une petite Blanche pour aider les petits Noirs ! »[24]. Une phrase qui rappelle « l’ambivalence, la complexité et la multiplicité des attitudes des umbandistes par rapport à leur propre ethnicité (et à celle des autres) » (Hale 1997 : 410).

Face à cet univers complexe qui met au défi toute pensée classificatoire rigide en introduisant différents plans d’analyse interconnectés, j’ai pris le parti de ne pas apporter de réponses définitives, de souligner cette diversité de lectures mais aussi de me consacrer à une référence qui semble faire davantage consensus, au premier abord : le culte rendu aux pretos-velhos dans l’umbanda est, entre autres, un culte des ancêtres.

Un culte brésilien aux âmes : ancestralité, nationalité et africanité

Dans un terreiro du quartier Pavuna à Rio, j’ai assisté à une séance de prière pour les défunts impliquant la présence des pretos-velhos, organisée à l’occasion de la fête des morts, le 2 novembre. Il s’agit aussi de la fête annuelle de l’orixá Omulú, qui dans cette maison de culte est le « père de tête » de la mère de saint. Avant le début de la cérémonie, les personnes arrivant dans le terreiro étaient sollicitées au sujet de leurs proches décédés dans les cinq dernières années. Leurs noms étaient notés par l’un des médiums sur un papier, placé ensuite dans la « chambre des âmes »[25] à l’entrée du terreiro, pour que les pretos-velhos puissent « travailler », c’est-à-dire les guider pour les aider à effectuer leur « passage » dans une autre « incarnation », une autre vie. Dans l’espace cérémoniel, les tambours sacrés – atabaques – étaient exceptionnellement recouverts d’un drap blanc, « en respect des morts », me confia l’un des ogãs[26]. Il ajouta : « c’est par la prière que l’appel des entités se fait ». Après que les cinq pretos-velhos aient incorporé leurs médiums, la prière menée par deux des fils de saint les plus âgés commença par le salut rituel : « Adorei as almas ! (J’ai adoré les âmes !) »[27]. Elle enchaîna avec la « prière aux 13 âmes » et d’autres, issues également du kardécisme, visant à « aider [les âmes] à trouver le chemin, surtout celles qui n’ont pas conscience de leur vie spirituelle, celles qui ont le coeur serré, qui ressentent cette saudade[28] ». Dans la même logique, il s’agissait d’aider les âmes des défunts proches encore trop attachées à la « matière » – donc à la chair, au terrestre – à se diriger vers une nouvelle étape dans le cycle de leurs incarnations successives. Les médiums poursuivirent en demandant « la concentration (firmeza) de tous nos anges gardiens et des entités incorporées pour qu’on ne soit pas perturbés par des esprits pour faire ce travail ». Ils firent alors mention des morts victimes de violence, de « balles perdues »[29], dont les âmes « se trouvent égarées dans l’obscurité ». On constate sur ce point que ce langage et ce rituel sont imprégnés de la réalité sociale environnante de ces quartiers plutôt défavorisés de Rio.

Poursuivant la prière, les noms des défunts furent lus un par un dans un moment de grande concentration pendant lequel les fils de saint, les médiums incorporés par leurs entités et les membres de l’assistance restèrent en silence, les yeux baissés ou fermés. S’en suivirent d’autres prières spirites (« prière aux désincarnés » et « prière de Caritas ») « pour calmer les esprits », me dit une habituée. Certains pleuraient dans l’assemblée. L’émotion était palpable. Pour terminer, le salut aux âmes fut à nouveau clamé et un chant liturgique (ponto cantado), très populaire dans les maisons de culte, entonné pour les pretos-velhos :

J’errais sans avoir rien à manger / J’ai été demander aux âmes saintes / De venir à mon secours / Ce sont les âmes qui m’ont aidé (bis) / Mon divin Esprit Saint / Je loue Dieu Notre Seigneur (bis).

Après ce moment de prière collective, les consultations aux pretos-velhos commencèrent justement pour venir au secours de nombreuses personnes présentes dans l’assemblée en quête de solutions à des problèmes divers. Elles durèrent plusieurs heures.

Une fois les consultations terminées, une scène révéla le danger associé à cette fête des morts. Quand les pretos-velhos furent « partis », des médiums plus expérimentés reçurent certains orixás (Omulú et Iansã)[30] et entités (boiadeiro[31], exus et pomba-giras) pour « décharger » les corps de ceux pris par des esprits considérés comme malfaisants. Les adeptes assis près de moi m’informèrent que les médiums « attrapaient » ce qui circulait autour d’eux et « s’accrochait » à la matière. Il s’agissait d’esprits de morts, parfois des êtres chers, des défunts proches, dont les noms avaient été prononcés précédemment. Il pouvait aussi s’agir d’autres esprits de morts, plus dangereux cette fois, car considérés comme des esprits errants, des « trêves », « envoyés » comme on jette un sort et pouvant provoquer des maladies : les eguns. « Aujourd’hui c’est la fête des morts, il y a des personnes qui vont au cimetière faire des méchancetés, demander des choses aux eguns en mettant des noms dans les tombes… », me confia la fille adoptive de la mère de saint. Faisant référence à la présence de ces esprits dans l’espace sacré, elle ajouta : « On dit que le terreiro est chaud ». En guise de protection, certains umbandistes portaient d’ailleurs attachés autour de leurs biceps ou à leur ceinture des contreguns, amulettes faites de tresses de paille de maïs et de petits coquillages blancs (les cauris), pour contrer les eguns, comme l’indique leur nom.

Destinée à la paix des âmes errantes, cette cérémonie structurée autour du culte aux âmes saintes et donc aux pretos-velhos signale la complexité des représentations de la mort dans l’univers umbandiste et les différents stades auxquels elle peut renvoyer. Ces représentations sont indissociables d’une logique évolutive et de réincarnation, faisant ainsi référence à des « passages » successifs sur terre suivant une loi du « mérite » dite aussi « loi du retour » : l’âme est acheminée vers une vie terrestre meilleure ou plus difficile, en fonction de l’ensemble de ses actions passées dans ses « incarnations précédentes » et de sa volonté de réparer ses torts. C’est là un des points qui différencie l’umbanda d’autres religions afro-brésiliennes comme le candomblé. Les pretos-velhos n’y sont d’ailleurs pas l’objet d’un culte et sont considérés comme des Egunguns, des esprits de morts et donc des ancêtres en généalogie directe, esprits inférieurs dont l’incorporation est interdite et dangereuse, car elle pourrait provoquer des conséquences néfastes aux vivants, allant de la maladie à la mort. La conception qu’ont les candomblécistes des pretos-velhos est interprétée par les umbandistes comme une forme de discrimination de leur culte, telle cette mère de saint s’indignant que ces entités soient considérées comme étant « de la plèbe » alors qu’ils constituent pour elle des « êtres de lumière […] bénis par Dieu et Notre Seigneur Jésus Christ », pour reprendre ses termes. Il est intéressant de remarquer que ces entités sont spécialisées notamment dans le traitement des maladies dites spirituelles, prenant en charge les désordres provoqués par les eguns, « esprits inférieurs » avec lesquels ils ne sont aucunement confondus dans l’umbanda.

Le culte aux pretos-velhos correspond ainsi à un culte aux ancêtres avec ses spécificités, qui invite par ailleurs à se demander de quelle ancestralité il est question. En effet en tant qu’archétype du Noir brésilien, il semblerait au premier abord que leur ancestralité renvoie au référent national et à sa composante noire. C’est à ce titre que les pretos-velhos sont diabolisés, objet de critiques et d’injures de la part des néo-pentecôtistes au Brésil, qui cherchent justement à se libérer des esprits ancestraux et de la servilité à laquelle ils seraient associés (Plaideau 2010). Toutefois la dévotion qui leur est portée en fait-elle des ancêtres afro-brésiliens, africains ou les deux ? Selon Mônica Dias de Souza, « le culte aux pretos-velhos démontre cette teneur de “brasilité”, car les pretos-velhos sont conçus comme hommes de la senzala et pas comme descendants d’africains » (Dias de Souza 2006 : 231). Toutefois, des éléments de terrain révèlent que certains umbandistes mettent aussi parfois clairement l’accent sur l’ascendance africaine et la racialisation[32] des pretos-velhos.

En plus d’être figurées avec la peau noire, ces entités sont les seules pour lesquelles le qualificatif « noir » est employé et une africanité clairement revendiquée, comme l’attestent leurs noms propres : Vovô Congo (« Grand-père Congo ») ou Pai João de Angola (« Père Jean d’Angola »). Selon Vovó Catarina, une preta-velha avec laquelle je me suis entretenue lors d’une consultation, « Il n’existe pas de preto-velho brésilien, il en existe peu. Ils sont tous venus d’Afrique, ils sont tous Noirs ». Notons que le nombre important d’esclaves noirs nés au Brésil, historiquement attesté, est ici minimisé. « Beaucoup de personnes au Brésil ont du sang africain ! C’est un héritage, de génération en génération », ajoutait Vovó Catarina, mettant l’accent sur la dimension raciale de cette ancestralité.

Un autre critère mobilisé par cette entité pour attester l’africanité de ces entités réside dans le fait qu’ils auraient « les cheveux picuim (crêpus) ». « C’est pour ça que j’attache un foulard, pour ne pas voir mon picuim. Tu vois que beaucoup de vieux utilisent des chapeaux, des foulards… Parce que c’est mauvais », poursuivait-elle. Dans la plupart des régions du Brésil, les cheveux frisés sont en effet communément appelés aujourd’hui, de manière dépréciative, « mauvais cheveux » (cabelo ruim). Il est intéressant de remarquer la simplicité de la technique mentionnée par cet esprit d’esclave, qui renvoie à une époque et à une condition sociale particulières. La cheffe de culte, une femme d’une soixantaine d’années au teint plutôt clair et ayant pour sa part les cheveux lisses, l’avait incorporée et tenait un discours empreint d’ambiguïtés par rapport à son identification raciale. Tout en affirmant son africanité et celle de ses semblables, elle indiquait l’importance d’en dissimuler certains traits de par leur aspect. Elle reproduisait ainsi le regard dépréciatif porté sur les populations noires à partir des valeurs dominantes de la société brésilienne blanche. Ces valeurs sont toujours d’actualité, car en cachant ses cheveux picuim, il s’agissait également pour elle de ne pas apeurer les enfants par sa négritude :

Il y a des enfants qui ne veulent pas consulter et qui pleurent parce qu’ils ne voient pas la matière, ils voient l’esprit. Ils ont peur parce qu’il est noir. Ce n’est pas de leur faute, les enfants sont innocents.

Vovó Catarina dédouanait ces derniers de toute malice ou méchanceté, indiquant que leur innocence leur permettrait justement de voir le « véritable » aspect des entités au-delà du corps des médiums qui les reçoivent. Remarquons à nouveau que la couleur de peau est essentialisée à partir d’une explication religieuse.

La dimension raciale de cette ancestralité africaine est toutefois relativisée dans d’autres terreiros de Rio. Porteuse d’un discours radicalement opposé, Mãe Fatima Damas soutenait que les pretos-velhos se manifestant sous ce nom n’auraient pas nécessairement été esclaves, ni noirs, ni vieux. Ce serait le cas de sa preta-velha Vovó Maria Conga, qui « fait d’autres choses que ce qu’elle dit » et demeurait « un mystère » pour elle. « As-tu déjà vu une vieille lire la main ? Et verser des gouttes de cire dans de l’eau ? », me demanda-t-elle. Pour cette cheffe de culte, ce ne serait pas des « pratiques d’Africain ». Face à ma perplexité, elle fournit alors cette explication : il est possible que d’autres esprits se manifestent avec des pretos-velhos car « ils appartiennent à la même vibration et ont la même mission ». Selon elle, ces entités se travestiraient en adoptant l’« apparence » ou encore l’idéaltype du « vieux Noir » pour rendre plus facile et efficace leur « travail spirituel » auprès des personnes venues les consulter, suscitant une empathie nécessaire pour établir un rapport relevant de l’« influence qui guérit » (Nathan 1993). Pour cette même mère de saint, ce travestissement tromperait également les autres religions, notamment les spirites, qui méprisent selon elle à tort les pretos-velhos en les considérant comme des esprits inférieurs. « Le même esprit qui vient ici, Maria Conga, arrive là-bas et dit qu’il est médecin, et ils y croient ! », s’amusait-elle. Selon ces umbandistes, le plus important réside dans la « force » (voire l’énergie) que représentent ces entités et dans les valeurs dont ils sont porteurs, renvoyant à un univers spirituel considéré comme « supérieur » par opposition à l’univers terrestre. Il semble que ce travestissement retrace, dans un sens inverse et suivant une toute autre logique que celle de l’acculturation, le syncrétisme des masques blancs – des saints catholiques – apposés sur les divinités africaines, comme l’a montré Bastide (1965). Ici, selon ces umbandistes, certains esprits « de lumière » adopteraient un masque noir, peut-être pour préserver la référence à l’Afrique et ainsi la composante noire du panthéon syncrétique umbandiste, garantissant la brasilianité de cette religion et l’attrait qu’elle exerce sur les adeptes à ce titre[33].

Par ailleurs, l’ancestralité associée aux pretos-velhos par les umbandistes est parfois entendue dans le sens d’un « prolongement des relations familiales » (Montero 1985 : 236). La composition de leurs noms, le plus souvent précédés de « père », « grand-père », « grand-mère », mais aussi la tendresse et l’émotion avec lesquelles les adeptes leur portent une dévotion, comme j’ai pu le constater lors des consultations dans les terreiros, indiquent qu’ils suscitent un sentiment de familiarité et renvoient souvent à une parenté spirituelle. C’est, entre autres, ce qui a conduit Paula Birman (1983 : 38) à associer ces entités, ainsi que les esprits d’enfants (crianças), à l’espace domestique et ainsi au « monde civilisé », par opposition au monde de la « nature » des caboclos, et au monde « marginal et périphérique » des exus. Le sentiment de familiarité inspiré par les pretos-velhos n’est pas sans lien avec leur rôle de spécialistes de la guérison, qui les amène à prendre en charge des maux du quotidien en mobilisant des pratiques religieuses[34] ; une fonction thérapeutique et soignante socialement attribuée au Brésil aux aînés dans les familles, et surtout aux femmes (Rougeon 2015). Dans ce sens, le nombre important de pretas-velhas dans les terreiros n’est pas anodin et ne saurait être attribué à la seule présence majoritaire de femmes médiums, quand on sait qu’elles reçoivent aussi des pretos-velhos.

Contrairement à ces derniers, souvent désignés comme des « pères », il est à noter que les noms des pretas-velhas ne sont jamais précédés du terme « mère » (mãe). Elles représentent les figures familiales des grand-mères (vovó) et tantes (tia) d’un âge avancé, et assument une fonction maternelle sans renvoyer directement à la sexualité féminine que la conception implique, comme l’ont déjà souligné plusieurs auteurs (Montero 1985 ; Brown 1994 ; Hale 1997). En outre la fonction maternelle assurée par les pretas-velhas renvoie à un idéal – toujours en vigueur de nos jours au Brésil – de la mère caractérisé par une compréhension, une bonté et un sens du sacrifice à toute épreuve, pour le bien-être de ses enfants. Sous le régime esclavagiste, c’est justement la « mère noire » qui prenait soin des enfants des autres, comme nourrice, cuisinière et mère de lait « s’attachant plus [aux enfants du seigneur] qu’aux siens » (Montero 1985 : 210-211). Comme j’ai pu le constater dans les terreiros à Rio, les histoires de vie « terrestre » de certaines pretas-velhas renvoient à ces rapports sociaux, raciaux et familiaux, comme celle de Vovó Rosa da Bahia, qui me conta avoir été nourrice des enfants des maîtres dans une senzala. Proche de la grande propriété tout en étant relayée à sa marge par le fait de côtoyer des êtres considérés comme inférieurs par rapport aux adultes[35], elle ne trouvait également pas sa place dans les quartiers des esclaves où elle était rejetée aussi à cause de son statut auprès des Blancs. Dans la même maison de culte, la preta-velha d’une autre médium mentionna la souffrance ressentie au moment où ses deux enfants lui furent retirés, à l’époque de l’esclavage également : « ça faisait plus mal encore que le fouet ». Mères des enfants des autres, des Blancs, tout en ne pouvant pas prendre soin des leurs quand elles en avaient, voire enfantant des orphelins ou évitant de tomber enceintes – telle Vovó Catarina qui me raconte avoir pris des « tisanes de racines » abortives –, les pretas-velhas constituent ainsi une figure ambivalente encore porteuse de la marque de leur couleur et de leur condition de classe (Montero 1985).

Remarquons par ailleurs que le référent à l’africanité n’est pas pour autant mis de côté dans le statut familial attribué aux pretos-velhos. Le terme pai (« père ») par lequel certains sont désignés est également porteur de cet aspect, du fait qu’il peut aussi renvoyer à une fonction d’autorité religieuse en lien avec les cultes afro-brésiliens, celle de père de saint, même si tous les pretos-velhos n’ont pas nécessairement assumé de telles fonctions lors de leur vie « incarnée ». Il est fréquent que plusieurs de ces entités masculines se présentent comme d’anciens chefs de culte (Serra 2001 : 227) ou leaders religieux, dont le savoir-faire est mis à profit pour pratiquer la charité auprès de ceux venus les consulter.

L’ensemble de ces acceptions de l’ancestralité se rejoint autour du fait que les pretos-velhos assumeraient une fonction de gardiens des valeurs morales, renvoyant aux « valeurs socialement partagées de maintien d’une structure familiale et de relations établies à partir certains codes de conduite » (Dias de Souza 2006 : 229). En ce sens ces entités oeuvreraient à la résolution des conflits de couples, pour préserver la santé des plus jeunes, prendre soin des femmes enceintes ou encore trouver des solutions en cas de difficultés professionnelles ou scolaires. Ce faisant, elles contribueraient également à perpétuer un savoir-faire en termes de pratiques religieuses de guérison, héritées des cultures africaines et de l’esclavage. Les discours des pretos-velhos sont emplis de références aux orixás et à un univers religieux réprimé, mais bien vivant dans la sphère domestique. Ainsi que le signalait Vovó Catarina :

Nos prières, nos affaires de saints, tout cela était caché dans la senzala sous une table recouverte d’un linge. […] Cachés, on portait un culte aux orixás. Parce qu’on ne pouvait pas, le maître ne nous laissait pas le faire.

À partir de l’ethnographie, on comprend que quand les « vieux Noirs » sont considérés comme des âmes – rappelant ainsi le culte porté à ces dernières dans l’univers catholique – ou encore comme des personnages familiers, le référent à l’africanité n’est pas pour autant nécessairement atténué. Il y est fait allusion, contrairement à ce que suggèrent les classifications proposées par certains umbandistes dans leurs publications, cloisonnant les « lignes » entre elles (ligne « des âmes », ligne « africaine », etc.). On constate également que l’ancestralité, qui paraissait au premier abord faire consensus pour comprendre le culte aux pretos-velhos dans l’umbanda, fait l’objet d’une diversité de lectures. Malgré les nombreux travaux pointant la neutralisation de l’élément noir dans cette religion (Ortiz 1978 ; Brown 1985), il semble que ce culte porté aux esprits d’esclaves noirs sur le sol brésilien y maintienne un héritage africain, certes non sans ambigüités. « “Domestiquer” la négritude présente dans la religion » (Montero 1985 : 183) peut être compris dans différents sens et peut se présenter à d’autres niveaux, révélant que la dimension racialisée des pretos-velhos et l’univers auquel elle fait référence ne disparaissent pas totalement. L’accent plus ou moins fort mis sur cet aspect dépend de la coloration de l’umbanda pratiquée dans chaque maison de culte. Car cette religion présente des pratiques fort diversifiées, à penser comme un continuum entre un pôle mettant en avant ses influences kardécistes (une umbanda dite blanche) et un autre fondé sur son héritage africain (umbanda dite d’Angola ou Omolocô) ; entre une identification comme religion brésilienne ou encore comme religion afro-brésilienne ; enfin, entre un pôle qui va du besoin de se « désafricaniser » à celui de se « réafricaniser » (Dantas 1988 ; Negrão 1996 ; Jensen 2001 ; Rougeon 2017). Ces variations dépendent de l’idiosyncrasie du chef de culte, de son parcours religieux, de la circulation des médiums d’un terreiro à un autre, du contexte local d’inscription spatiale, religieuse et sociale[36] d’une maison de culte, entre autres éléments.

Quoi qu’il en soit, la figure de l’esclave noir, travailleur domestique mais aussi ancêtre national familier de tout brésilien, n’efface pas pour autant les rapports de pouvoir et la violence des relations sociales auxquels les histoires de vie des pretos-velhos renvoient. Avec leurs ambivalences, leurs silences et leurs intonations, ces derniers soulignent, malgré tout, ce qui ne passe toujours pas de l’expérience de l’esclavage. Leur culte est à ce titre également un culte aux esprits d’esclaves dans lequel la souffrance occupe une place centrale. Cet aspect de la dévotion que leur portent les umbandistes repose sur un syncrétisme afro-catholique, que j’ai appréhendé sur le terrain dans les terreiros de Rio.

Des esprits d’esclaves : l’apport du syncrétisme afro-catholique

« Saint Benedito est notre patron à tous, c’est lui qui commande […]. Parce qu’il est africain. […] Nous venons tous sous ses ordres ». C’est ainsi que la preta-velha Vovó Catarina, incorporée par la mère de saint du terreiro du quartier Pavuna, décrivait lors d’un entretien les rapports entre les esprits de vieux Noirs et ce saint catholique noir. De fait, on retrouve fréquemment saint Benedito associé aux pretos-velhos dans les maisons de culte umbandistes. Plusieurs terreiros portent son nom mais aussi certaines de ces entités comme Pai Benedito de Angola, Pai Benedito das Almas ou encore Pai Benedito de Aruanda. Même s’ils ne sont pas souvent l’objet d’un discours explicite des adeptes, il s’agit ici de signaler les liens entre les pretos-velhos et le saint noir tels qu’ils sont apparus sur le terrain, aussi bien au niveau des discours tenus par les entités que des pratiques rituelles dans les maisons de culte. Cette réflexion est d’autant plus nécessaire à mener que cette question n’a jusqu’ici pas fait l’objet de travaux des chercheurs, et qu’elle révèle un univers commun porteur d’une mémoire de l’esclavage.

Dans le même terreiro où Vovó Catarina « descend », on trouve parmi les images pieuses disposées sur l’autel (congá) celle de saint Benedito, comme je l’ai aussi observé dans d’autres maisons de culte. La statuette du saint noir est recouverte de colliers rituels des pretos-velhos « de la maison », faits de petites perles noires et blanches ou sous forme de chapelets en bois, en plastique ou encore en métal. Ils ont été déposés là par les médiums entre deux cérémonies. Pour ces derniers, le contact avec l’image matérielle de ce saint permettrait de firmar les colliers, c’est-à-dire de les ré-énergiser, de les alimenter en quelque sorte en leur transmettant la « vibration » spirituelle leur correspondant. « Patron » des pretos-velhos, saint Benedito est considéré plus élevé spirituellement que ces derniers, de par son niveau hiérarchique supérieur dans le panthéon. Il serait à ce titre plus à même de « décharger » ces objets rituels de l’énergie négative et en surplus qu’ils contiendraient, mais aussi de les « recharger » de l’énergie nécessaire pour le bon déroulement des travaux lors des consultations.

Cette présence des saints catholiques noirs sur les congás des maisons de culte, et plus globalement des saints catholiques, est associée par les umbandistes à l’univers des pretos-velhos. Ainsi, la mère de saint du terreiro de São João do Meriti m’indiqua qu’elle avait souhaité enlever les images de saints catholiques de son autel, dans une logique de valorisation des « origines » africaines des divinités, les orixás. Toutefois elle les avait gardées car selon elle, cela avait du sens pour Pai Benedito de Angola, le preto-velho qu’elle incorpore, chef spirituel de sa maison de culte. Elle ajouta qu’elle récupérait des images pieuses et les restaurait, « comme le faisaient les esclaves avec les images cassées, laissées devant les portes des églises ». Conserver ces images glanées de saints catholiques revenait pour elle à préserver un univers religieux et de pratiques propre aux esprits d’anciens esclaves.

L’introduction de certains saints catholiques noirs dans l’umbanda aux côtés de saints blancs, des orixás ou d’autres entités provient notamment des interactions historiques entre les terreiros et les confréries catholiques noires. Ces dernières, véritables sociétés d’entraide, constituent au Brésil la « première et principale forme d’organisation institutionnalisée des Noirs africains et de leurs descendants, esclaves affranchis et hommes libres » (De Carvalho Soares 2002 : 61), destinée à leur porter assistance en cas de maladie, d’emprisonnement, de famine, à assurer une sépulture au moment de leur mort mais aussi à racheter la liberté d’esclaves. Un aspect à remarquer réside dans le fait que, comme l’écrit João José Reis, « Conçue par les Blancs comme un instrument de domestication de l’esprit africain, [la confrérie] devint un mécanisme d’africanisation de la religion des maîtres » (Reis 1992 : 18), constituant l’« Église noire » dont parlait Roger Bastide (1960 : 159). Selon ce dernier, ce catholicisme serait ainsi passé « d’une religion de contrôle social à une religion de protestation raciale » (ibid. : 158) face à la société blanche. Signalons que l’une des plus importantes confréries datant de l’époque coloniale est par ailleurs dédiée à saint Benedito, dont le culte fut autorisé par l’Église catholique en 1743 et la canonisation en 1807[37]. Il convient de préciser également que tous les saints catholiques noirs ne sont pas des anciens esclaves comme les pretos-velhos[38]. Ceux qui se trouvent inclus dans le culte umbandiste – parmi lesquels saint Benedito est le plus présent – ont une histoire de vie renvoyant à l’esclavage.

Sur le terrain, j’ai mené également des observations dans les églises de deux confréries noires du centre de Rio, où plusieurs éléments révèlent là aussi les porosités cultuelles entre catholicisme et umbanda, autour du culte aux esprits d’esclaves notamment. Dans l’église Notre Dame du Rosaire et de Saint Benedito des Hommes Noirs[39], l’image du saint est vénérée. Selon la vendeuse du petit magasin à l’entrée, les figurations plaisant le plus aux dévots et aux passants sont celles de saint Benedito et de l’esclave Anastácia, présents tous deux dans les terreiros. Dans un petit autel vitré situé à l’entrée de l’église se trouvent des images pieuses umbandistes devant lesquelles des offrandes et des ex-voto sont déposés. Ces statuettes figurent saint Lazare (syncrétisé avec Omulú), saint Jérôme (correspondant à Xangô, divinité du tonnerre et de la justice), saint Georges (qui, à Rio, est identifié avec Ogum, divinité de la guerre et des métaux) et le Christ (autrement dit Oxalá) « dans sa version umbandiste »[40], me fait remarquer la collègue et amie umbandiste qui m’accompagne alors. De même, la dévotion portée aux pretos-velhos se retrouve également dans ces églises, comme dans celle de Notre Dame de la Lampadosa quelques rues plus loin, dont le bâtiment a été érigé par d’anciens esclaves. Comme dans la première, j’ai pu observer que des messes y sont célébrées tous les lundis pour les « âmes », un jour de la semaine consacré aux pretos-velhos. Dans une chapelle latérale, les nombreux dévots déposent leurs demandes ou remerciements en allumant une bougie ou en accrochant des petits messages sur les grilles devant les « croix des âmes » (cruzeiros das almas), telles que les appellent les umbandistes.

La présence de ces saints noirs dans l’umbanda révèle, outre les interactions historiques entre terreiros et confréries catholiques noires, les influences du catholicisme « populaire » et de son culte des saints. Saint Benedito, considéré comme un grand guérisseur, y est très souvent sollicité par les guérisseurs justement et par les bénisseurs, comme j’ai pu le constater sur le terrain (Rougeon 2016). Il est surtout vénéré lors des congadas, ces fêtes populaires présentes surtout dans l’univers rural du sud-est et du nord-est du Brésil dont il est le saint patron. Performances à la fois religieuses et esthétiques (musicales, dansées et chantées) très syncrétiques, réunissant des éléments hérités des cultures africaines et du catholicisme portugais, les congadas se déroulent sous la forme de défilés qui se terminent généralement devant une église catholique, celle du saint noir ou de Notre Dame du Rosaire des Noirs qui lui est souvent associée. Les participants, en grande majorité des Afrodescendants, y rejouent le couronnement des anciens rois africains du Congo (Brandão 1985 ; Martins 1997 ; Mello e Souza 2002 ; Costa 2012).

La figure de saint Benedito traverse les frontières institutionnelles des religions, tout comme celle des pretos-velhos que l’on retrouve dans d’autres cultes afro-brésiliens et spirites (Dias de Souza 2006), mais aussi dans l’univers des pratiques religieuses de guérison assurées par des thérapeutes proches du catholicisme dit populaire (Rougeon 2015). Dans ce sens, on peut avancer qu’aussi bien ce saint noir que les « vieux Noirs » sont inscrits profondément dans le champ religieux brésilien, permettant de considérer une des facettes de l’afrodescendance au Brésil et l’ampleur de son expression dans le domaine du sacré.

Ces éléments révèlent un syncrétisme afro-catholique dont les pretos-velhos et les saints noirs présents dans l’umbanda seraient porteurs, forgé dans le creuset des rencontres entre membres des confréries catholiques noires, pratiquants des cultes afro-brésiliens mais aussi d’un catholicisme noir populaire. Dans les terreiros, un continuum de pratiques propres à ces univers religieux se donne à voir autour de la figure des « vieux Noirs » et de leur univers rituel. Avec un autre ancien esclave vénéré, saint Benedito, ils partagent des éléments communs – objets, symboles, plantes et offrandes – qui constituent des traces de l’esclavage et expriment une expérience de la souffrance sublimée dans ce cadre religieux. Ils sont en effet également porteurs de valeurs partagées par leur pratique de la charité, et d’une efficacité thérapeutique fortement recherchée lors des séances de consultation. Comme me l’indiquait une cheffe de culte au sujet de la figure du preto-velho : « parce qu’il a eu une vie aussi pleine de souffrance, il va t’embrasser et te donner du réconfort ». Il convient donc de s’attarder sur cet univers commun pour en déceler les ressorts.

En premier lieu, les mêmes offrandes sont présentées au saint noir et aux pretos-velhos. Ils reçoivent de leurs dévots le premier café du matin, un aliment quotidien de l’univers domestique au Brésil qui renvoie au rapport de familiarité entretenu par les adeptes avec ces entités spirituelles. Remarquons à ce titre qu’en dehors des terreiros, la dévotion à saint Benedito s’exprime dans les maisons et le plus souvent les cuisines. Par ailleurs, cette offrande est aussi significative de l’alimentation simple de la senzala. On retrouve cet univers de référence à la fin de la fête annuelle consacrée aux pretos-velhos dans les terreiros pour le 13 mai, une journée dédiée également à saint Benedito même s’il n’y est pas loué directement. Au cours de la fête, une offrande est apportée dans l’espace sacré aux esprits de « vieux Noirs ». Elle est constituée d’un plat associé à l’époque de l’esclavage et considéré comme la nourriture des esclaves : la feijoada[41]. À ce sujet, Dias de Souza rappelle que, fait de « restes des viandes utilisées et mangées de préférence par les maîtres et réutilisés dans l’alimentation des esclaves, ce plat est devenu au long du XXe siècle un symbole de la culture brésilienne, présenté comme un plat “typique” » (Dias de Souza 2006 : 2), qui est connu comme tel à l’échelle internationale[42].

Même s’il est courant dans les maisons de culte umbandistes de réaliser des offrandes de nourriture à l’occasion des nombreuses fêtes religieuses (Santiago et Rougeon 2017), la feijoada des pretos-velhos prend une dimension particulière quand on sait que l’un des châtiments infligés aux esclaves était justement la faim chronique, tel que me l’ont indiqué certaines de ces entités en me faisant part de leurs histoires de vie lors d’entretiens avec elles. À l’occasion du 13 mai, cette offrande rituelle est suivie de la distribution de nourriture aux personnes présentes ; un partage reposant sur la pratique de la charité héritée du kardécisme, qui lui-même la doit au catholicisme. Cette pratique est justement fortement valorisée dans l’umbanda à travers l’action des pretos-velhos. Ayant eux-mêmes connu la faim lors de leurs vies « incarnées sur terre », ils redistribuent dans un cadre rituel ce qui leur est offert. Il est tentant ici de faire un lien avec saint Benedito, bien que les umbandistes n’en fassent pas mention. Pourtant, le saint noir est aussi connu comme cuisinier et pour avoir distribué gratuitement de la nourriture aux pauvres, luttant ainsi contre la faim. Cette absence de référence interroge et laisse penser que l’histoire de vie de saint Benedito est restée au second plan dans l’univers umbandiste, faisant prévaloir celles des pretos-velhos. Peut-être du fait de son degré supérieur d’« évolution spirituelle » qui, pour les umbandistes, se trouve plus éloigné de la « matière », du « terrestre » et donc des aléas des vies humaines.

En outre, un objet rituel propre aux pretos-velhos dans l’umbanda révèle le continuum de pratiques entre catholicisme et cultes afro-brésiliens. Il s’agit d’un rosaire spécifique utilisé lors des consultations, désigné comme « rosaire des larmes de Notre Dame » (rosário de lágrimas de Nossa Senhora) en référence au nom des graines qui le composent et à une vierge en particulier, Notre Dame du Rosaire des Noirs. Les graines proviennent d’une plante ayant reçu à ce titre, entre autres appellations, celle de capim-rosário, que l’on peut traduire par « plante-rosaire »[43]. Cette désignation est issue de l’univers catholique des congadas dans lequel, en plus de saint Benedito, Notre Dame du Rosaire des Noirs est l’objet d’une dévotion collective par ceux qui se désignent comme les « fils du Rosaire »[44], et où le rosaire est aussi un objet rituel. Dans son étude sur les congadas, Leda Maria Martins (1997) relate un récit mythique au sujet de ce collier rituel. Cette vierge serait apparue aux esclaves noirs près de leur habitation alors qu’elle compatissait pour leur souffrance, les larmes qu’elle versait – expression de sa compassion – faisant germer des graines, les « larmes de Notre Dame ». Les esclaves les auraient ramassées pour confectionner leurs rosaires et rendre ainsi hommage à la sainte.

Sur le terrain à Rio, la preta-velha Vovó Catarina m’indiquait lors d’un entretien que selon elle, cette vierge « a donné le rosaire aux pretos-velhos. Elle a voulu en donner un à chacun pour pratiquer la charité sur terre ». Elle ajoutait que « le collier rituel d’un preto-velho peut être fait de larmes de Notre Dame », sur lequel plusieurs graines et amulettes sont aussi parfois insérées, notamment pour éloigner le mauvais oeil. Cette adaptation est révélatrice de ce syncrétisme afro-catholique mais aussi de l’inclusion des pratiques magiques. Souvent entonné pour les « vieux Noirs » dans les maisons de culte où l’ethnographie s’est déroulée, un chant liturgique fait également référence au rosaire :

Benedito s’assied sur la souche / Il fait le signe de la croix / Il demande la protection de Zambi[45] / Pour les enfants de Jésus / Chaque perle de son rosaire / Est un fils qui se trouve ici / Sans Benedito je ne saurais pas marcher.

Par ailleurs, dans le culte aux pretos-velhos, la référence au Christ et à Oxalá avec qui il est syncrétisé – dont les « vieux Noirs » rappellent fréquemment être sous les ordres – est aussi présente, symbolisée dans les deux cas par la croix. Elle évoque l’expérience de la souffrance et met en évidence la figure de l’esclave noir brésilien torturé et meurtri. Comme cela a déjà été dit, quand les pretos-velhos relatent leurs récits de vie « incarnée », ils mentionnent souvent les souffrances qu’ils auraient vécues. Une mère de saint me disait par exemple s’être « fait tirer les oreilles » par son preto-velho, Pai Benedito de Angola, car elle n’avait pas encore vu le film 12 Years a Slave[46]. Elle en tirait une leçon, signalant l’importance de considérer la dureté de la vie des esclaves noirs : « Il faut regarder en face la vérité que les pretos-velhos nous apprennent ». Dans les terreiros d’umbanda, l’expérience de la souffrance renvoie à l’univers catholique et à celui de la senzala ; elle conduit à associer l’esclavage à l’expérience de martyre du Christ. Ce rapprochement n’a pas échappé à plusieurs auteurs, parmi lesquels Bastide, indiquant que les captifs noirs au Brésil vivaient une « seconde passion, une seconde crucifixion », comme le rapporte Lindsay Hale (1997 : 399). Elle ajoute : « La mortification des pretos-velhos doit être comprise dans le contexte du martyre transcendant incarné d’abord par le Christ et ensuite par les saints catholiques » (ibid. : 408). On comprend que le martyre des saints catholiques noirs associés à l’esclavage, comme saint Benedito, acquiert une résonnance d’autant plus forte avec le vécu relaté par les esprits de « vieux Noirs ».

La croix rappelle certes la souffrance des esclaves, mais aussi son dépassement par la voie de la transcendance. De ce fait, elle est partie prenante du dispositif thérapeutique visant à la guérison dans les maisons de culte. Au-delà d’une analyse symbolique, il convient de noter que les usages et gestes rituels impliquant la croix se trouvent au coeur des consultations données par les pretos-velhos incorporés dans les médiums. J’ai pu observer qu’ils font très fréquemment des signes de croix. Au préalable et en guise de préparation, ils effectuent ce geste sur les différentes parties du corps de leurs aparelhos – « appareils », c’est-à-dire les médiums qu’ils incorporent – et principalement sur leurs mains, puis sur leurs objets rituels (pipes à tabac, rosaires, bougies, verres d’eau, plantes, bancs, etc.). Avec la main droite ou bien avec de la pemba – craie blanche considérée comme sacrée et associée à Oxalá – ils tracent ensuite ces croix sur les fronts, les dos des mains et les nuques des personnes venues les consulter, pour « décharger » et protéger leurs corps.

De même, une plante employée par ces entités dans ce contexte renvoie également à la croix, tel que me le révéla le preto-velho Pai Benedito de Angola lors d’une consultation. L’aroeira[47] est considéré comme l’un des arbres d’Oxalá, la dureté et la résistance de son bois rappelant la force spirituelle associée à cette divinité, comme me l’indiqua le « vieux Noir ». Surtout, il ajouta : « avec l’aroeira, Oxalá montre la croix ». Tenant une branche dans sa main, il m’expliqua que la morphologie de la pointe des tiges, avec les petites feuilles réparties de manière symétrique de part et d’autre, formait une croix et symbolisait la trinité : « le père, le fils et l’esprit saint », précisa-t-il. Dans un autre terreiro de cette ethnographie, la preta-velha Vovó Catarina considérait quant à elle l’aroeira comme un arbre de saint Benedito, spécifiant que le saint catholique noir était aussi guérisseur. Pour appuyer son propos, elle ajouta : « Il y a un chant liturgique de preto-velho, “aroeira de saint Benedito”… ». Il existe en effet entre les plantes et les orixás, mais aussi les entités spirituelles, des correspondances symboliques et magiques s’inscrivant dans un vaste système classificatoire du monde (Anthony 2001). À ce niveau également, les liens entre pretos-velhos et le saint catholique noir appréhendés au coeur de la pratique umbandiste révèlent un syncrétisme afro-catholique à l’oeuvre lors des situations de consultation, qui visent à soulager les maux du corps et de l’esprit des humains.

Par l’ensemble des procédés utilisés par les pretos-velhos pour soigner, les umbandistes disent qu’ils font usage de mironga, un terme renvoyant à des connaissances magiques mystérieuses, voire sorcellaires. Il est également courant de désigner les pretos-velhos comme des mirongueiros, tel que le mentionne un autre chant liturgique dont voici un extrait : « Il vient de l’esclavage / C’est Pai Benedito / Il est mirongueiro ». Comme tout « travail spirituel », celui mené par les pretos-velhos est pétri d’ambiguïtés, car s’ils sont considérés comme protecteurs, conseillers – ils sont parfois appelés les « psychologues de l’umbanda » ou « des pauvres » – ils ont aussi une réputation de grands guérisseurs, voire de sorciers. Cette ambiguïté est d’autant plus renforcée qu’ils représentent également l’archétype du Noir brésilien dans le panthéon, associé dans le sens commun à la pratique de la sorcellerie et à l’exercice du mal[48].

Toutefois, les umbandistes soulignent régulièrement que la mironga est utilisée pour « faire le bien ». À ce titre, lors d’une consultation la preta-velha Vovó Maria Conga me disait recevoir tous ceux qui se présentaient à elle en cas de grandes difficultés, y compris les néo-pentecôtistes qu’elle accueillait « comme les autres […]. On les aide, il n’y a pas de rancoeur ». Ces derniers sont pourtant les principaux acteurs de la diabolisation de l’umbanda et des pretos-velhos avec leurs attaques verbales et physiques, comme nous l’avons déjà souligné. Cet exemple révèle qu’il est important dans les terreiros de dépasser ces sentiments considérés comme « peu élevés », permettant ainsi à certaines de ces entités d’accéder à un stade spirituel supérieur. Notons également que l’attitude des « vieux Noirs » valorise la patience et la résignation pour résoudre les conflits et affronter les expressions de discrimination et de violence les concernant, réactualisées aujourd’hui dans un tout autre contexte que celui de l’esclavage.

Un entretien avec un preto-velho va également dans ce sens. Pai Tomé da Calunga, qui disait avoir travaillé dans une plantation de café lors de l’une de ses vies « incarnées » comme esclave, me racontait :

À l’époque de l’esclavage il y avait beaucoup de choses mauvaises. On apprenait à faire de la sorcellerie pour se protéger des ennemis qu’on avait, les hommes de main. Le vieux faisait cela pour se protéger. Alors le travail du vieux Tomé da Calunga est plus tourné vers la sorcellerie.

[…] Ici on ne peut pas faire ces choses ma fille, tu comprends ? C’est un terreiro de lumière, c’est un terreiro de charité […]. Si je fais un travail de sorcellerie comme j’en ai beaucoup fait, je ne vais pas évoluer.

À ma question visant à savoir s’il avait ressenti de la vengeance consécutivement à la violence que lui faisaient subir les hommes de main, il répondit : « Si le vieux disait qu’il n’avait pas cette soif de vengeance, ce serait un mensonge. C’était une vie très difficile, de souffrance. Mais je ne peux pas en parler ». Ce silence était alors mis sur le compte du « développement spirituel »[49] en cours de la médium recevant ce preto-velho. Bien que ces entités soient considérées comme « élevées » spirituellement, les sentiments liés à leurs expériences de vie comme esclaves mettraient de nombreuses années à passer, plusieurs « incarnations » successives étant nécessaires pour que les blessures disparaissent, selon les umbandistes. En faisant référence à l’ampleur du traumatisme de l’esclavage, le récit de Pai Tomé da Calunga indique que les pretos-velhos ne sont pas toujours au-dessus des sentiments considérés comme négatifs tels que la douleur, la colère, etc. Cet élément n’est pas incompatible avec les qualités valorisées chez ces entités, car au même titre que les autres, elles sont considérées comme étant en évolution permanente de par leur pratique de la charité. Par contre les umbandistes s’opposent vivement à la révolte, la violence et la pure vengeance, et ils les condamnent.

La mironga des « vieux Noirs » exprime également ce syncrétisme afro-catholique, ayant inclus des pratiques magiques, voire sorcellaires, non reconnues par l’Église catholique. Rappelons que plusieurs pretos-velhos se présentent comme d’anciens chefs de culte et toujours comme guérisseurs, et se trouvent aux marges de cette institution religieuse, bien qu’étant imprégnés de sa religiosité, de ses valeurs et symboles. Dans le dispositif des consultations umbandistes, ces pratiques sont valorisées, tout comme le sont les esprits d’esclaves noirs brésiliens, pour leur efficacité. Le culte qui leur est porté permet à cet égard de reconsidérer les interactions entre catholicisme, pratiques d’origine africaine mais aussi spiritisme au sein de l’umbanda, et de signaler les influences de différentes expressions du catholicisme noir brésilien sur cette dernière. En outre, l’identification des pretos-velhos à l’expérience de la souffrance humaine dans un cadre rituel permet depuis longtemps d’opérer une inversion dans les rapports de pouvoir d’une société qui excluait – et qui continue à exclure – socialement les Noirs. Il est intéressant de noter que cette efficacité n’est pas seulement mise en oeuvre pour traiter des maux des personnes issues de groupes sociaux défavorisés, majoritairement noires de peau, mais également pour prendre en charge ceux de Brésiliens issus de la classe moyenne et blancs.

Conclusion

En mettant l’accent sur les expériences vécues avec les pretos-velhos dans un cadre rituel, j’ai appréhendé le culte porté à ces entités spirituelles tel qu’il se donne à voir aujourd’hui dans les terreiros umbandistes à Rio. Cela a permis à la fois de réaliser un portrait plus nuancé de ces esprits, souvent uniquement associés à l’archétype de l’esclave noir soumis et résigné, et de mettre en évidence leurs rapprochements moins explorés avec un saint catholique noir, saint Benedito, dans l’umbanda. Les différentes facettes attribuées aux « vieux Noirs » empêchent de se contenter d’une représentation unifiée de l’esclavage au Brésil et d’une image homogène de ces entités, faisant vaciller la dualité du « bon Noir » soumis, ayant le sens du sacrifice, et du « mauvais Noir » criminalisé.

Les pretos-velhos occupent bien un espace de négociation en ayant recours à la ruse et en dynamisant un syncrétisme afro-catholique qui rend possible des réinventions de la tradition par le biais des pratiques dévotionnelles et thérapeutiques des acteurs. Ces esprits révèlent d’autres dimensions de l’esclavage : celles du détournement, du « remède ». Elles reposent sur des pratiques magiques et de guérison jugées efficaces, renvoyant à une connaissance que les pretos-velhos associent aux traditions africaines transmises par le culte aux orixás, mais aussi à un univers catholique noir. Sacralisés dans les maisons de culte, les « vieux Noirs » sont considérés comme des modèles qui ont déjoué les détenteurs de l’autorité pour prendre soin des leurs en soulageant leurs souffrances. Ils y sont vénérés pour avoir contribué à assurer la survie des esclaves et avoir fait preuve d’esprit critique quant à la domination raciale, sans s’opposer frontalement aux maîtres ni subvertir totalement l’ordre établi. Toutes proportions gardées, c’est ce qu’ils font également dans les maisons de culte avec leurs mandingas et le dispositif thérapeutique qui leur est associé, aux marges de l’institution de santé.

Par le travail de guérison que les umbandistes leur attribuent, ces entités spirituelles et saint Benedito renvoient également à l’expérience de la libération, célébrée à l’occasion de leur fête annuelle. Indissociable de la notion d’espérance, cette libération est toutefois surtout d’ordre spirituel dans l’umbanda et implique une force intérieure de volonté. Les pretos-velhos sont ainsi plus largement un symbole de la lutte contre l’esclavage non seulement du corps mais surtout de l’esprit, « prisonnier » de sentiments considérés comme négatifs et qui freineraient l’« évolution spirituelle » dans la logique kardéciste, renvoyant à un ensemble de valeurs morales issues quant à elles du catholicisme : l’envie, l’arrogance, l’orgueil, le manque d’amour et de foi. Le travail spirituel mené par ces entités aurait donc pour objectif de mettre à distance la condition d’esclave, perçue comme avilissante pour l’humanité. De même, il offrirait la garantie de vies meilleures à venir et la certitude d’un horizon toujours plus clément. Une forme de rédemption en somme, que seul le dépassement de la volonté de vengeance pourrait assurer. Autrement dit, la libération des traumatismes de l’esclavage passerait seulement par une redéfinition des postures, permettant de sortir de celles de victime ou de résistant-justicier. Ces derniers éléments indiquent également que les rapports entre saint Benedito et les pretos-velhos renvoient à des valeurs se voulant universelles, au-delà des appartenances raciales et du passé esclavagiste brésilien.

Au premier abord, le changement de paradigme en cours concernant la mémoire de l’esclavage au Brésil ne semble pas affecter la figure de l’esclave noir brésilien tel qu’il apparaît dans le culte aux pretos-velhos aujourd’hui. Le rituel umbandiste est toujours structuré autour de personnages subalternes de manière générale, de ceux qui sont exclus et discriminés. Avec les pretos-velhos, il s’adresse en particulier à des personnes faisant elles aussi l’expérience d’une souffrance. Par ailleurs il se fonde sur la dimension domestique et affective entretenue avec les « vieux Noirs », perçus comme des ancêtres familiers, brésiliens ou africains. Pourtant, il met en avant d’autres aspect de l’esclavage que la soumission ou encore la seule révolte, représentée par la figure de Zumbi et prédominant aujourd’hui dans le discours politique et identitaire du mouvement noir. Les pretos-velhos sont porteurs d’autres possibilités d’élaboration mémorielle de ce passé, représentant une forme de « résistance spirituelle » (Saillant et Araujo 2006) ou encore de « rébellion silencieuse » (Dias de Souza 2007) par la ruse, malgré l’emprisonnement du corps dans cet univers de captivité et de châtiments où se sont inscrites leurs histoires de vie. Il est remarquable que ces aspects s’expriment aujourd’hui en dehors des terreiros.

En effet, cette figure de l’esclave noir semble occuper une nouvelle position et signification dans la société brésilienne contemporaine, du fait de l’engagement politique de certains chefs de culte umbandistes dans la lutte contre l’intolérance religieuse. Les pretos-velhos sont porteurs de valeurs qui font de plus en plus l’objet de revendications dans la sphère publique au Brésil, comme celles de tolérance et de paix, par opposition aux manifestations de discrimination. À ce titre ils paraissent tenir une place de référence morale à portée universaliste, et seraient les garants d’une vertu et d’un idéal que certains umbandistes se plaisent à rappeler lors d’évènements publics de lutte contre l’intolérance religieuse. J’ai pu le constater lors d’une cérémonie en hommage aux 107 ans de l’umbanda, organisée à l’Assemblée Législative de l’État de Rio de Janeiro par des personnalités politiques et des umbandistes liés au mouvement de lutte contre l’intolérance religieuse. Elle s’est terminée avec un chant liturgique aux pretos-velhos, après même les moments solennels de l’hymne national et de l’hymne de l’umbanda. Les dernières paroles font référence à un conseil attribué à ces entités, en réponse à une demande de protection de la part des humains en souffrance : « Avec des larmes dans les yeux, Vovô m’a embrassé : “plantes la foi, sèmes l’amour et dis à mes petits-enfants d’être patients, celui qui vit en paix avec sa conscience est heureux” ».

Outre la surprise d’assister à une cérémonie impliquant l’expression d’une religiosité umbandiste dans un espace d’exercice du pouvoir public, en principe laïc, l’hommage rendu à ces entités et son inscription dans le déroulement de la cérémonie m’ont semblé révélateurs de l’importance symbolique attribuée aux pretos-velhos dans la lutte actuelle contre l’intolérance religieuse et pour la liberté de culte à Rio.

On peut alors avancer que la figure de cet esclave noir acquiert plus récemment une ampleur à distinguer de celle de Zumbi dos Palmares. Toutes deux semblent toutefois complémentaires. Porteurs d’une logique universaliste, les pretos-velhos sont considérés comme garants d’une morale (l’idéal de libération, l’exigence de tolérance, de patience, de foi et de paix) et demeurent directement associés à l’univers religieux afro-brésilien, tandis que le leader noir résistant symbolise l’action politique luttant pour la reconnaissance de la citoyenneté noire, renvoyant à une logique identitaire. L’engagement politique de leaders umbandistes s’appuie sur la figure du « vieux Noir », valorisée dans la sphère publique dans une optique de préservation d’une pratique religieuse. C’est à ce titre que dans le contexte actuel de crispations religieuses au Brésil, le culte aux pretos-velhos acquiert une nouvelle visibilité de par sa portée symbolique, sans pour autant entraîner a priori de changements en termes de pratiques rituelles. On peut présager que cela ne fera qu’accentuer les prises de position avec le renforcement, d’un côté, de la dévotion portée aux « vieux Noirs », et de l’autre, des attaques de ceux qui les fustigent. Le passé esclavagiste auquel ils font référence constitue toujours un « noeud » problématique pour la société brésilienne, qui fait sans cesse l’objet de nouvelles interprétations et est donc loin de faire consensus.