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Introduction

Les enfants savent très bien reconnaître les plantes avec lesquelles ils peuvent acquérir certaines compétences culturelles et exercer certaines de leurs capacités mentales. Quelques-unes de ces plantes, à l’instar du bouton-d’or ou de la pâquerette, font l’objet de traditions enfantines qui se transmettent de génération en génération lors des « écoles buissonnières », ces moments où les enfants s’affairent à inventer, loin du regard des adultes, des activités pédagogiques et ludiques construites sur la base des relations qu’ils entretiennent avec les êtres de l’écosystème ambiant (Simenel 2017a : 93). Dans bon nombre de sociétés humaines, les enfants se voient en effet octroyer une marge variable d’autonomie qu’ils consacrent bien souvent à entrer en relation avec les êtres et éléments de leur environnement extérieur. Cela peut être à l’occasion de tâches du quotidien, du gardiennage des troupeaux, de la récolte du fourrage, au moment d’aller chercher de l’eau à la rivière ou bien lors de périodes de temps libre comme de promenades en forêt. C’est lors de ces moments que les enfants créent des traditions avec les plantes qui leur sont propres et transmises horizontalement. Comment l’expérience sensible du monde des plantes acquise lors de ces moments stimule-t-elle le développement des compétences culturelles et intellectuelles des enfants comme celles relatives à la communication orale, à la spiritualité, aux mathématiques, à la musique…? Quelles sont les ressources émotionnelles et les facultés imaginatives acquises par le biais de ces relations aux plantes qui participent à l’émergence de l’intelligence des enfants et comment cet apport génère-t-il en eux un lien empathique avec elles ? Pour répondre à ces questions, cet article a pour ambition d’identifier et d’analyser quelques pédagogies, de par le monde et dans l’histoire, qui ont su perpétuer, pour un temps ou jusqu’à nos jours, des formes d’apprentissage culturel entre enfants fondées sur l’expérience sensible du monde végétal.

Le gain intellectuel potentiel que les plantes peuvent apporter à l’esprit humain ne peut être pleinement compris sans s’entendre au préalable sur le type de sujet auquel nous avons affaire avec les plantes. John Hartigan Jr. propose de considérer les plantes comme des sujets ethnographiques étant donné que « de nombreuses études révèlent qu’elles sont communicatives, agentielles et sociales » (2019 : 1 [notre traduction]), propos qu’il nuance peu après dans le même texte en soulevant toute la complexité de la question de l’intelligence des plantes. L’idée de l’intelligence des plantes remonte à Charles Darwin qui localisait celle-ci dans l’extrémité de la radicule ; à propos de cette extrémité de la radicule, il écrit qu’elle agit comme le cerveau d’un animal inférieur (1882 : 581). La quasi-totalité de La faculté motrice dans les plantes porte sur le mouvement et la forme des végétaux, en premier lieu sur la circumnutation, c’est-à-dire la révolution hélicoïdale de la tige lors de la croissance d’une plante. Darwin explore en parallèle deux dimensions de la sensibilité des plantes : la sensibilité au contact (chapitre 3) et la sensibilité à la lumière (chapitre 9), au sujet de laquelle il met en avant un autre type de mouvement : l’héliotropisme. Si l’analogie du cerveau est anthropomorphique, les raisons qui poussent Darwin à parler d’intelligence des plantes ne le sont pas du tout. Il identifie l’intelligence des plantes dans leur capacité à harmoniser leur sensibilité à leur mouvement pour construire une approche comportementale du végétal. Si Darwin compare les plantes et les animaux — comme une radicule à une taupe —, ce n’est pas pour projeter les capacités de la seconde sur la première, mais pour trouver un déterminant commun qui se situe quelque part dans l’harmonisation du mouvement, de la forme et de la sensibilité.

Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux ont porté sur la sensibilité et l’intelligence des plantes. Ces récentes recherches s’inscrivent dans la cognition végétale et développent l’idée que les plantes sont capables d’apprendre à partir des stimuli de leur environnement grâce à leurs sens et de modifier en conséquence leur comportement. Certains travers anthropomorphiques peuvent être reprochés à ces études, mais il reste important de noter que ce que démontrent la plupart de ces auteurs, dont Stefano Mancuso et Monica Gagliano, ce n’est pas seulement que les plantes disposent des mêmes sens que nous, les humains, mais qu’elles en ont bien d’autres que nous n’avons pas. Deux chemins complémentaires se dessinent à l’horizon de ces travaux et de leurs critiques : l’un mène vers la recherche des sensibilités propres à chaque règne, genre, espèce, l’autre conduit à l’identification des sens communs ou similaires du point de vue des fonctions à toute espèce de vie afin de comprendre dès maintenant les échanges d’informations qui peuvent se réaliser sur cette base. Prenant comme direction ce second chemin et inspiré par les propos de Darwin sur le mouvement et la sensibilité des plantes, cet article entend étendre aux végétaux la théorie de Gilles Deleuze sur l’univocité de l’être. L’univocité de l’être place les existences humaine et animale sur un même plan en définissant le corps non pas par sa forme achevée ou sa fonction fixe, mais bien par des rapports de mouvements du point de vue extensif et un degré de puissance du point de vue intensif (Deleuze et Guattari 1980 ; Lee 2015 : 40). L’univocité de l’être repose sur une double articulation du processus de transformation de la matière en vie, sur le plan de la morphogénèse et de la structure, que Deleuze décrit comme la sédimentation et le plissement (ibid. : 56). Cette univocité de l’être, appliquée non seulement à l’humain et à l’animal mais aussi au végétal, invite à identifier les champs d’expressivité communs à ces trois formes d’existence pour mieux appréhender les univers de relations qu’elles constituent.

Une telle proposition est bienvenue, mais il reste un obstacle à surmonter pour l’anthropologie : les recherches sur la cognition végétale obéissent à une épistémè occidentale, ce qui limite le champ de traduction de l’intelligence de la plante à un angle de vue qui n’est pas forcément celui de ceux qui côtoient les plantes. Les qualités des plantes sont perçues différemment en fonction de la composition des mondes (Descola 2005). Tout l’enjeu pour l’anthropologie réside dans la juste mesure entre les éléments que la science occidentale et les autres régimes de connaissances apportent quant à la manière de révéler l’existence de la plante. Encore faut-il éviter le piège du déterminisme culturel ou ontologique et d’une vision strictement verticale de la transmission culturelle. C’est justement là où les expériences des enfants avec les plantes prennent tout leur intérêt, car elles invitent à considérer la culture non pas de manière fixiste, mais comme un processus de transmission. Une dernière étape réside ensuite dans l’identification du rôle de la plante en tant qu’acteur de la relation à l’enfant. Pour être choisie, la plante doit réunir un ensemble de formes particulières qui répondent aux attentes de l’esprit de l’enfant et qui présagent le développement de compétences particulières. Dans cette configuration relationnelle entre plante et enfant, la forme et le mouvement sont compris comme la manifestation sensible d’une information et le témoignage d’une existence. De sorte qu’il est possible d’interroger la nature du lien interactif entre l’intelligence de la plante et celle de l’enfant tissé lors de ces expériences, en prenant comme définition commune de l’intelligence la capacité à produire et organiser de manière sensible des formes et des mouvements.

Pour inaugurer cette réflexion, cet article propose de focaliser l’attention sur les profils ethnographiques et botaniques de quelques-unes de ces plantes avec lesquelles les enfants apprennent à compter, à parler, à écrire, à aimer, à méditer… que cela soit dans les écoles buissonnières de la France, au Maroc, en Inde, à Curaçao ou au Japon[1]. Ce texte s’inscrit dans mon effort visant à replacer la question de l’apprentissage culturel dans le champ de l’expérience sensible vécue au contact des plantes et des animaux afin de poser les premières fondations d’une ontogenèse de l’intelligence humaine au prisme des relations sensibles entre les humains et les autres existants.

Nommer le végétal

L’une des premières activités que les plantes incitent l’esprit humain à entreprendre est bien celle de la nomination. L’univers végétal constitue un vivier de formes sans équivalent pour l’inspiration des enfants. Les formes des plantes leur offrent une occasion unique d’accoler des noms connus à des formes nouvelles. Les enfants disposent généralement de leur propre répertoire autonome de noms de plantes, indépendamment de celui des adultes, mais l’impact de cette activité de nomination des plantes par les enfants sur leur apprentissage culturel varie grandement en fonction du contexte culturel et pédagogique dans lequel elle s’inscrit. L’exemple issu de mon terrain chez les Aït Ba’amran, collectif berbérophone sédentaire du Sud-Ouest marocain, a souligné par exemple toute l’importance de l’exercice de nomination des plantes dans l’acquisition du langage par les enfants, même si cette importance est niée dans le discours des adultes (Simenel 2017a).

Les Aït Ba’amran cultivent une théorie locale qui identifie le lait maternel comme vecteur principal de la transmission du langage, en l’occurrence le tachelhit, ce dernier étant ainsi donné à l’enfant. Cette théorie s’accompagne de la pratique d’un préverbiage construit sur le modèle des onomatopées animales (Simenel 2017b). Jusqu’à l’âge de trois ans, l’enfant est confiné dans l’espace domestique — qui n’est pas propice à l’apprentissage explicite de la langue — et se voit contraint de communiquer à l’aide de ce préverbiage. Passé cet âge, les enfants sont envoyés dans la forêt pour garder d’abord les poules, aux abords de la maison, puis les ânes, les vaches et les troupeaux de moutons et de chèvres. Dans la réalité quotidienne de l’enfant aït ba’amran, garçon ou fille, une stricte distinction s’impose entre son comportement verbal dans l’espace domestique et celui qui a cours dans la forêt : si la maison constitue pour l’enfant un lieu d’écoute et d’observation où il est impossible de s’exprimer librement oralement dans la langue des adultes, la forêt est l’espace où il expérimente de manière explicite cette langue lors de l’exercice de l’activité de berger (ibid.). Durant cette activité qui s’apparente à une école buissonnière, les enfants créent leur propre mode d’apprentissage de la langue qui repose avant tout sur l’exercice de la métaphore inspirée par la forme des plantes et des animaux. À partir des formes qu’ils observent dans la forêt, les enfants mettent en place un système d’apprentissage explicite de la langue en totale contradiction avec la théorie locale qui envisage celle-ci comme étant donnée.

Les noms que les enfants aït ba’amran donnent aux plantes de la forêt se construisent selon la logique de la similitude avec des objets du monde domestique des humains. Ces noms sont souvent composés de deux termes : le premier, le nom d’un accessoire, d’un outil, d’un produit alimentaire ou ménager ou encore d’une plante cultivée (fruits, légumes et céréales) ; le second, celui d’un animal (domestique ou non). Le premier terme, désignant un élément de la sphère domestique, est rattaché au nom d’un animal par la marque du possessif n. L’élément de l’espace domestique en question est toujours choisi en fonction de sa ressemblance avec une particularité de la plante désignée. Par exemple, lemsuak n geywarin, le « rouge à lèvres des corbeaux » (Orobanche purpurea), renvoie à la forme et la couleur des inflorescences de cette espèce, et shiba uriul, « l’absinthe de l’âne » (Chrysanthemum coronarium), reflète l’aspect des feuilles de cette espèce qui sont similaires à celles de l’absinthe (figures 1 et 2). Les noms que les enfants aït ba’amran donnent aux plantes de la forêt consistent ainsi en une projection métaphorique de la culture matérielle sur le couvert végétal forestier. D’autres noms de plantes donnés par les enfants s’avèrent plus complexes et forment de véritables périphrases : le registre enfantin des noms de plantes comporte toutes les règles de la constitution des phrases : articulation verbe-sujet, emploi de l’adjectif, mode affirmatif, interrogatif, impératif ou conjonctif, temps présent, passé ou futur, conjugaison, marques du possessif, etc. (ibid.). Ces périphrases décrivent une action ou une situation caractérisant généralement de manière anthropomorphique la plante. Par exemple, les propositions « déplie la jambe » (« inifl ») et « il fait un signe avec sa main » (« asselif ») servent à désigner des plantes grimpantes. D’autres expressions comme « elle est acide » (« tassemount, Rumex vesicarius ») ou « mélangé à une bonne odeur » (« tlayha, Fagonia tenuifolia ») qualifient la plante en vertu de son goût ou de son odeur. L’apprentissage explicite de la syntaxe se fait ainsi grâce à la métaphore qu’inspire aux enfants bergers la forme des plantes.

Certes, mais il reste une question non résolue : si l’expérience de l’enfant avec la plante facilite l’acquisition de compétences dans la manière de parler et de penser dans sa langue, qu’est-ce que cela lui apporte en matière de connaissance des plantes et de leur manière d’être ? Quel est le rôle de la plante hormis être un support de métaphore ? Pour y répondre, il paraît judicieux de s’arrêter un instant sur le choix des plantes. Toutes les plantes ne sont pas nommées par les enfants, et certaines le sont d’une façon, d’autres d’une autre. C’est d’abord leur répartition spatiale qui joue un rôle important dans le choix fait par les enfants. Les enfants aït ba’amran ont choisi des plantes caractéristiques de certains espaces : chemins, rochers, prairies, oueds. Cela transparaît dans le nom de l’animal inclus dans le nom de la plante : la brebis est associée au chemin ; le chacal, aux rochers ; le serpent, aux oueds… Or, il est aujourd’hui prouvé que les plantes sont dotées d’un système de perception des minuscules gradients chimiques présents dans les sols, grâce auquel elles choisissent leur emplacement (Mancuso et Viola 2018 : 83). Si les plantes choisissent leur emplacement et que les enfants les nomment en fonction de leur localisation, alors il devient indéniable que les plantes sont des acteurs et non plus seulement des objets de l’expérience nominative que les enfants réalisent avec elles. À l’emplacement s’ajoute la cohabitation comme critère de la vie de la plante pris en compte par l’enfant. C’est ce qu’illustre par exemple le nom tougl argan, « elle s’est accrochée à l’arganier », donné à Ephedra fragilis, parasite de l’Argania spinosa. Enfin, les plantes choisies pour être désignées par des périphrases à la structure syntaxique comprennent un certain nombre de plantes grimpantes qui sont connues par les botanistes pour leur très grande sensibilité et pouvoir d’agilité comme Asparagus pastorianus ou encore Ephedra fragilis. Les autres plantes choisies comme support d’une périphrase le sont toutes pour une forme qui leur est propre.

Fig. 1

Le rouge à lèvres des corbeaux (Orobanche purpurea)

Le rouge à lèvres des corbeaux (Orobanche purpurea)
Source : Romain Simenel (2002)

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Walter Benjamin écrit que « le nom que l’homme donne à la chose repose sur la manière dont elle se communique à lui » (2000 : 156). En l’occurrence, la plante se fait connaître à l’enfant par l’inspiration que sa forme provoque en lui en termes de métaphore. L’esprit de la langue réside ainsi en partie dans les inférences métaphoriques que les plantes impliquent pour les enfants aït ba’amran, ce qui va dans le sens de l’intuition de Michel Foucault suivant laquelle « l’expérience du langage appartient au même réseau archéologique que la connaissance des choses de la nature » (2005 : 56). L’exemple des Aït Ba’amran n’est pas une occurrence — loin de là : il illustre au contraire la tendance des enfants à nouer le sens des mots avec les formes des plantes.

Fig. 2

L’absinthe de l’âne (Chrysanthemum coronarium)

L’absinthe de l’âne (Chrysanthemum coronarium)
Source : Romain Simenel (2002)

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La plante pour reproduire la culture des adultes

Lors de leurs activités buissonnières, les enfants ont l’habitude de manipuler les matériaux de l’écosystème ambiant pour fabriquer des artefacts culturels et mimer la vie des adultes. Un constat anthropologique s’impose : tous les enfants du monde ont la même capacité de s’approprier la culture des adultes, entre eux et à partir des éléments de leur environnement. Dans les Cévennes, Alain Renaux (2011) décrit avec soin comment, avec pour simple matériel le coquelicot, le trèfle blanc et la benoite, les filles se créaient des poupées et reproduisaient avec elles les gestes maternels tandis qu’avec des branches de noisetiers, sorbiers, châtaigniers, les jeunes fabriquaient des arcs, alors que les flèches étaient faites avec des roseaux ou des branches de sureau creuses. À partir de feuilles de châtaignier, de joncs, de glands, de lierre et de fleurs, ils se confectionnaient des vêtements et divers types d’accessoires (figure 3) : répliques d’armures pour les garçons, robes de mariée pour les filles. Les brins de chaume, les feuilles de tilleul, l’écorce de frêne ou le bois de sureau leur servaient à créer toutes sortes d’instruments de musique (sifflets, tac-tac, pipeaux…) qui leur permettaient de communiquer entre eux pendant qu’ils gardaient les troupeaux, mais aussi d’improviser des mélodies (Renaux 2011).

Fig. 3

Un enfant en habit végétal

Un enfant en habit végétal
Source : Romain Simenel (2018)

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Les enfants autochtones chama (de langue tacanane) du nord de la Bolivie sont aussi experts en la matière, les enfants utilisant le végétal pour mimer la culture des adultes. Comme le relate Nola Shoemaker :

Les feuilles du papayer, esiye, et du bananier, exawi, sont utilisées pour confectionner des parapluies, exasapataki, des maisonnettes, ekidišo, des toits, eya. Les grandes feuilles tendres, akwijewa, sont utilisées comme tasses-jouets, canekodišo ; elles peuvent aussi être pressées contre les dents et éclater, enabaa xekipojonaje, comme des bulles de gomme à mâcher, ou être tenues dans le creux de la main et crever, kwea pojonaje, comme un sac en papier alors que l’autre main les frappe soudainement. Le jus de l’arbre kwasoxa est soufflé, sipojeacdnaje, pour former des bulles de « savon » durables, xoboxaxa. De petits roseaux, les bokisisi, sont coupés en différentes longueurs et fendus d’un côté pour faire des sifflets de différentes tonalités, les dewesisikise.

Shoemaker 1964 : 1152 [notre traduction]

Les enfants autochtones guarani de la Bolivie centrale font aussi preuve d’une grande ingéniosité dans l’utilisation des plantes pour produire des artefacts imitant les objets des adultes. Des petits canoës sont construits à partir de larges feuilles de palmier motacu pilzomzltt. Des chapeaux sont conçus avec le même matériau. Les récipients utilisés pour transporter la terre ou l’eau sont fabriqués à partir de gousses et de cosses à graines. Un petit fusil-jouet de type tire-pois est conçu à partir d’un morceau de canne creux avec une gâchette rigide en tige de palmier sèche pour tirer des munitions, à savoir des grains de maïs secs ou des petits cailloux (Jackson 1964 : 1153).

Toutes ces expériences enfantines constituent autant de manières de digérer la culture des adultes et répondent au postulat cognitif affirmant que « [l]a capacité d’une chose à être apprise est liée à l’esprit de l’enfant » (Hirschfeld 2003 : 44), postulat que Dan Sperber avait déjà pressenti en proposant que « [d]e nombreux faits culturels ne sont stables et largement répandus que parce que les enfants éprouvent de la facilité à les penser et à les assimiler » (Sperber 1996 : 22, cité dans Hirschfeld 2003). Or, quoi de mieux pour les enfants que d’utiliser les formes végétales pour assimiler les faits et objets culturels ? En l’occurrence, les enfants enclenchent un processus de transmimétisme des formes entre le monde matériel des adultes et le monde végétal des enfants. Quand l’enfant fabrique un pistolet avec des tiges de roseau, il sait que ce n’est pas un pistolet, mais l’important est de s’approprier la forme. Les enfants puisent donc dans les formes du monde végétal pour modeler les formes des objets que les adultes ont l’habitude de manipuler : un pistolet, une voiture, un téléphone… Même si ces objets sont des artefacts humains qui n’ont pas d’équivalent du point de vue de leur forme avec les éléments de l’écosystème ambiant, les enfants connectent ces deux mondes de formes en manipulant l’un pour imiter l’autre. Mais il y a plus. L’enfant et la plante se rejoignent dans l’expérience de la communication des formes. L’enfant utilise la plante pour reproduire des formes qu’il connaît déjà dans le monde matériel des adultes. Mais nous pourrions dire aussi, en prenant un point de vue moins anthropocentrique, que l’enfant sert de passerelle qui permet à la forme et à la matière de la plante d’être reproduites dans le monde des humains et leur imaginaire. Selon la perspective goethéenne, la plante est un ensemble de reproductions de formes : une partie de la plante reproduit une autre partie et ainsi de suite. Dans l’exemple de la reproduction de formes entre enfant et plante, c’est comme si ce processus de métamorphose se poursuivait au-delà de l’être de la plante pour se déployer jusque dans l’esprit de l’enfant.

La plante complice de l’intelligence de l’enfant

Si les plantes sont les complices des enfants dans leur apprentissage de la langue et leur imitation du monde matériel des adultes, elles le sont aussi dans leur démarche pour tester leur intelligence selon la logique de leur culture. Cinq plantes suffisent à s’en convaincre.

1. L’Eleusine indica ou la plante sumo au Japon

Eleusine indica est une petite herbe annuelle de la famille des Poaceae qui se développe sous les climats tropicaux et subtropicaux. Une des particularités de cette plante réside dans ses inflorescences, panicules digitées de deux à sept épis — le plus fréquemment trois — pouvant mesurer jusqu’à 15 cm de long. Cette particularité lui vaut d’être plus communément désignée sous le nom « pied-de-poule ». Au Japon, cette plante est symbole de force et de puissance, à l’image du sumo, et c’est pour cela que l’on en fait des balais (Yamauchi 1994 : 85). Mais ce sont surtout les enfants qui ont inventé plusieurs traditions la concernant. Parmi celles-ci existe un jeu dénommé Ohishiba no Sumo, l’« Eleusine indica du sumo », censé reproduire le combat des sumos (ibid. : 84). Le ring des sumos est fabriqué avec ce que l’on a sous la main, morceau de carton ou feuilles de papier. Chaque enfant a son propre ohishiba et le positionne la tête à l’envers en équilibre sur ses épis sessiles, face à celui de son adversaire (figure 4). En même temps, les deux enfants commencent à taper des deux mains sur le sol à l’extérieur du ring, provoquant des vibrations. Le but du jeu est de déséquilibrer l’ohishiba de son adversaire en cherchant à trouver la juste mesure pour ne pas faire tomber le sien. L’art du combat évoqué par ce jeu recourt fortement à l’empathie et à la manière d’exploiter la faiblesse de l’autre. Toute l’astuce est de pousser son adversaire à augmenter l’intensité de son battement de mains pour subitement diminuer le sien afin que la vibration soit plus forte du côté de l’ohishiba de son adversaire et le faire tomber. Cette notion de « force » est en fait en germe dans la plante, qui rassemble ses différentes caractéristiques : souplesse, agilité, équilibre et résistance (ibid.). Or, il est désormais notoire que Eleusine indica résiste en effet à presque tout, y compris le glyphosate (Mudge et al. 1984 ; Lee Jung et Ngim 2000) et la tondeuse à gazon, puisqu’elle est capable de produire des épis et des graines même à ras, ce qui en fait le cauchemar des golfeurs. Les enfants japonais ont ainsi focalisé leur attention sur la résistance de cette plante, une caractéristique confirmée par la science, au point d’inventer un jeu qui lui est consacré et qui leur permet de s’initier à la conception culturelle japonaise de la notion de « force ». Dans ce jeu, les enfants s’invitent eux-mêmes à faire l’expérience de la sensibilité et du comportement de la plante pour acquérir l’intelligence de leur culture.

Fig. 4

Jeu de l’ohishiba

Jeu de l’ohishiba
Source : Laurence Billault (2020)

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2. L’amor dineger (Cuscuta americana L.) et la dissémination à Curaçao

Cuscuta americana appartient au genre des Cuscutacea, plantes parasites reconnaissables à leurs tiges fines et filamenteuses, de couleur jaune, orange ou rouge. Ce végétal pousse notamment à Curaçao, où il porte le nom d’amor di neger, « amour des Noirs ». Comme l’écrit Dinah Veeris (1999), botaniste de Curaçao, « on peut aussi le trouver rampant sur les haies, l’arbre wabi ou d’autres arbres. Ses vrilles sont très fines et passent du jaune au brun orangé. L’amor di neger n’a pas de feuilles. C’est pourquoi il doit vivre d’autres plantes. Il donne une petite fleur blanche. La plante prend facilement racine ». Veeris relate aussi à quel point les enfants de l’île sont sensibles à cette plante :

Autrefois, les enfants avaient l’habitude de casser un morceau d’amor di neger, de le jeter sur une haie ou sur un arbre watapana. S’il prenait racine et qu’une fille le lançait, elle savait que son petit ami l’aimait. S’il était jeté par un garçon, il saurait que la fille qu’il aime l’aime aussi. Les gens s’amusaient à jeter un morceau d’amor di neger et à revenir le regarder après quelques jours. Ils avaient l’habitude de bien rire quand il commençait à pousser. C’est peut-être pour cela que cette plante est appelée amor di neger.

Ibid. : 25 [notre traduction]

Non seulement les enfants de Curaçao ont parfaitement relevé le caractère parasite de la plante dont ils se servent comme indice, mais en plus ils ont identifié l’arbre qui a le plus de chances de voir se développer rapidement la Cuscuta americana, en l’occurrence le Watapana tree (Caesalpinia coriara [Jacq.] Willd). Car c’est là une donnée cruciale pour cette plante parasite qui doit impérativement trouver une plante hôte de cinq à dix jours après la germination pour survivre. La dissémination est un thème cher aux enfants de manière générale si l’on tient compte de l’attraction qu’ils éprouvent pour les insectes pollinisateurs et des fleurs dont la dissémination est tangible. Ainsi en va-t-il aussi du pissenlit dans bien des régions tempérées, dont les capitules d’akènes font la joie des enfants lorsqu’ils soufflent dessus et parsèment l’air de semences volantes. La dissémination végétale emprunte des stratégies diverses et variées selon les espèces, qui sont autant de jeux de piste et de signes pour les enfants.

3. Le Mimosa pudica et le détachement en Inde du Sud

En Inde du Sud, et probablement dans d’autres régions de l’Inde, les enfants s’adonnent à un jeu à partir du Mimosa pudica, espèce désignée par le taxon tamil Thotta chiningi. Le nom de cette plante signifie en tamil « plante-ne me touche pas ». Il est dit que si on touche la plante, son énergie circule dans le corps humain comme de l’électricité, au point qu’après l’avoir touchée, la chaleur interne de la personne augmente pendant 48 jours. Cette augmentation de la température du corps peut provoquer une irritation des voies urinaires ; pour y remédier, il faut broyer des feuilles de Mimosa pudica à raison de dix grammes consommés en tisane pendant cinq à six jours. Le comportement de Mimosa pudica a déjà fait couler beaucoup d’encre ; cette plante a depuis longtemps été utilisée comme argument contre le mécanisme de Descartes (Roulin 1992 : 81). Cette plante est sensitive : elle rétracte ses feuilles au contact d’un agent extérieur grâce à de petits organes présents dans ses cellules épidermiques. Mancuso et Viola rappellent que « ce mouvement […] n’a rien d’un réflexe conditionné, puisque la feuille ne se rétracte pas si elle reçoit une goutte d’eau ou si elle est secouée par le vent » (2018 : 95 ; Gagliano et al. 2014). Et ils concluent que cette plante est « en mesure d’opérer des distinctions entre les stimuli qu’elle éprouve, et de ne se refermer que lorsqu’ils l’informent d’un danger » (Mancuso et Viola 2018 : 96). Or, les enfants du sud de l’Inde ont à ce point intégré cette spécificité de la plante qu’ils la célèbrent par le biais d’un jeu consistant à tenter d’effleurer la plante sans qu’elle réagisse, et cela malgré la mise en garde de ne pas la toucher émise par son nom.

Pour jouer à ce jeu, trois ou quatre enfants se réunissent autour d’une touffe de Mimosa pudica et posent chacun leur tour un doigt sur une feuille ; c’est à celui qui la fera le moins réagir que revient d’être le gagnant du jeu. Lorsque je demandai aux enfants comment ils arrivaient à ne pas faire réagir la plante, ils me répondirent qu’il suffit de ne pas penser et de ne pas ressentir. C’est donc celui qui maîtrisera le mieux ses pensées en faisant le vide qui sera à même de toucher la plante sans exciter sa sensibilité. Une telle logique résonne avec le comportement des officiants au moment de la récolte de plantes servant d’offrande aux dieux lors des puja, sacrifices végétaux. Ces derniers se doivent de se prédisposer afin de ne pas souiller les plantes, et ils s’adonnent à des pratiques telles que des bains purificateurs, des jeûnes, des périodes d’abstinence et de méditation. Les propos recueillis auprès de pujari, officiants du puja, et de gur, possédés par les dieux, dans le sud ou le nord de l’Inde, sont unanimes à ce sujet : l’approche des plantes rituelles nécessite à la fois une purification et un détachement. Sans que personne ne les ait motivés, tout jeunes, les enfants s’initient en quelque sorte à ce type de comportement à l’égard des plantes en cherchant à contrôler leurs émotions et pensées dans la prise de contact avec le Mimosa pudica. La sensibilité du Mimosa pudica correspond à tous points de vue aux attentes des enfants de trouver un support intelligible pour s’initier à l’approche des plantes par la purification et le détachement.

4. Marguerite, pâquerette et la suite de Fibonacci en Europe

La pâquerette (Bellis perennis) est une plante pérenne de la famille des Asteraceae. Ses fleurs ligulées de couleur blanche à rougeâtre se développent autour d’un coeur jaune composé d’un certain nombre de petits fleurons cylindriques. De la même famille et tout aussi vivace que la pâquerette, la marguerite (Leucanthemum vulgare) est dotée d’inflorescences qui sont là encore composées de ligules blanches entourant un coeur de fleurons de couleur jaune. Les pétales de ces deux espèces sont depuis longtemps l’objet d’un jeu auquel se sont prêtées et se prêtent encore des générations de jeunes enfants amoureux. Un enfant prend une pâquerette ou une marguerite et commence à arracher les pétales de la fleur un par un en récitant une formule bien connue (figure 5). Si l’enfant déroule la formule dans l’ordre habituel — à savoir : « il/elle m’aime » suivi de « un peu », « beaucoup », « passionnément », « à la folie », « pas du tout » —, « pas du tout » survient au sixième pétale, au douzième ou au dix-huitième… Cela n’arrive presque jamais, car les plantes comme la pâquerette ou la marguerite n’ont que très rarement un nombre de pétales divisible par six (Jean 1978). En effet, les pétales d’une marguerite ou d’une pâquerette se répartissent selon la suite de Fibonacci (1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55…) ; cette disposition des pétales permet d’assurer un meilleur ensoleillement. Les enfants auraient ainsi, par l’expérience répétée de ce jeu, développé l’intuition collective et intergénérationnelle de la suite mathématique qui régit la répartition des pétales. Cependant, la logique n’est pas forcément respectée, et pour cause, le jeu invite à la surprise. En effet, tous les enfants souhaitent aboutir à « il/elle m’aime à la folie », au point que certains cherchent à ruser en estimant au préalable le nombre de pétales pour adapter l’ordre des éléments de la formule, de sorte à aboutir au résultat attendu. D’un rapide coup d’oeil, l’enfant estime plus ou moins le nombre de pétales et décide de commencer la formule par « il/elle m’aime passionnément ». Quand un enfant enlève les pétales d’une pâquerette un à un pour deviner si la personne bien-aimée l’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout, il mobilise ainsi plusieurs capacités mentales comme celles de compter et d’anticiper. Apprendre à compter pour apprendre à aimer, voilà comment s’articulent dans une même expérience ludique l’expression des sentiments et le développement de capacités de l’esprit bien précises. Le développement du raisonnement mathématique trouverait peut-être son origine dans le monde des pétales si l’on admet que le jeu de la pâquerette est le support des rêveries amoureuses et des calculs intéressés.

Fig. 5

Un jeune garçon tente de deviner si sa bien-aimée l’aime en enlevant un à un les pétales d’une pâquerette

Un jeune garçon tente de deviner si sa bien-aimée l’aime en enlevant un à un les pétales d’une pâquerette
Source : Maxence Bailly (2018)

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5. Le bouton-d’or, le beurre et premiers éléments d’optique

La renoncule (Ranunculus repens) est bien connue pour l’éclat lumineux de sa fleur d’un jaune qui rappelle celui de l’or ou du beurre, d’où son surnom bouton-d’or en français, buttercup en anglais ou Butterblume en allemand, à savoir « fleur de beurre ». Le jeu du bouton-d’or (Ranunculus bulbosus), auquel s’adonnent notamment de nombreux enfants européens, consiste à tester le reflet des pétales nacrés sur la peau du dessous du menton pour déceler si la personne testée aime le beurre ou non. Ce jeu met en action un ensemble d’opérations mentales nourries conjointement par l’observation d’un végétal et l’influence de logiques culturelles (figure 6). Le test du bouton-d’or témoigne d’un apprentissage de plusieurs logiques d’observation de la plante : analogique, tout d’abord, en raison de la similitude entre la couleur de la fleur et celle du beurre, mais aussi naturaliste en ce qui a trait au reflet de la lumière sur les pétales nacrés et de sa différence en fonction des types de peau. Comme l’a relayé un article du Point en 2011 :

Les départements de physique et de botanique de l’Université de Cambridge ont découvert que la structure très particulière des pétales explique l’exceptionnel rayonnement du bouton-d’or, d’une intensité comparable à un miroir. Les cellules des pétales sont constituées de deux surfaces extrêmement plates, séparées par une couche d’air. La réflexion de la lumière sur la surface lisse des cellules et sur la couche d’air double l’éclat du pétale, ce qui explique que le bouton-d’or réfléchisse davantage la lumière que toute autre fleur.

Les chercheurs en question expliquent :

La couche épidermique semi-transparente, contenant des pigments, qui est délimitée par deux surfaces planes — la couche d’amidon blanc comme du papier et l’espace d’air entre ces deux couches —, donne une réponse optique combinée qui est très directionnelle. Cette directionnalité de la réflexion est responsable de la brillance intense de la fleur et du jeu d’illumination du menton, qui ont tous deux intrigué les scientifiques et les profanes pendant des siècles.

Vignolini et al. 2012 [notre traduction]

Les enfants ont donc eu l’intuition de choisir une plante pour une particularité qui ne trouve son explication scientifique qu’aujourd’hui.

Toujours selon l’article du Point (2011) :

[l]es chercheurs de Cambridge ont également découvert que le bouton-d’or réfléchissait une dose importante de rayonnement ultraviolet, auxquels les abeilles et les autres insectes pollinisateurs sont très sensibles. L’éclat du bouton-d’or serait destiné à séduire les insectes, qui vont permettre à la fleur de se reproduire.

Une plante est donc capable d’attirer des abeilles et des enfants, et cela grâce au même procédé, en l’occurrence la signature optique. Dans le cas du jeu avec le bouton-d’or, on en vient vraiment à se demander qui de l’enfant ou de la plante a choisi qui en premier. Certaines formes sensibles du monde végétal auraient en effet la capacité d’attirer la curiosité des enfants puis d’influencer leur esprit en leur suggérant des analogies avec des formes ou matières qu’ils connaissent déjà, comme le beurre ici. On peut même aller jusqu’à dire que les plantes sont porteuses d’inférences pour les humains en fonction des affinités de formes qu’elles présentent avec des artefacts culturels.

Fig. 6

Une jeune fille est testée à l’aide d’un bouton-d’or pour savoir si elle aime le beurre ou non

Une jeune fille est testée à l’aide d’un bouton-d’or pour savoir si elle aime le beurre ou non
Source : Maxence Bailly (2018)

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Les exercices mentaux et ludiques auxquels s’adonnent les enfants font coïncider l’acquisition des connaissances sur les êtres de l’écosystème et le développement des capacités d’appréhension du monde. Grâce à ses relations sensibles avec les autres existants, l’enfant apprend à communiquer, à manier la langue et l’écriture, à compter, à jouer de la musique… La configuration du rapport entre la plante et l’enfant diffère bien évidemment de culture en culture. Dans les deux exemples tirés du monde occidental, l’enfant se positionne comme un médium et la fleur joue le rôle d’une boule de cristal. La finalité de l’expérience se résume à découvrir les intentions d’autrui, à savoir si l’autre m’aime ou aime le beurre ! L’enfant lit dans les formes des plantes les goûts des autres. L’exemple issu de Curaçao illustre là encore la capacité des enfants à lire les intentions d’autrui dans la forme des plantes et leur comportement, à une différence près par rapport aux deux autres exemples, à savoir que la réponse est déterminée, en fin de compte, exclusivement par la plante et la capacité du bout de tige lancé sur un arbre à se multiplier. Dans le cas du jeu avec Cuscuta americana, la plante joue un rôle plus important dans la finalité du jeu et le rapport à l’enfant que dans le jeu de la pâquerette ou du bouton-d’or. Une tout autre logique est à l’oeuvre dans l’exemple de l’Eleusine indica et du Mimosa indica en Inde. Dans ces deux cas, l’enfant ne se positionne pas comme médium vis-à-vis de la plante. Dans le jeu japonais, l’enfant recourt à la plante pour se mesurer à lui-même et à son adversaire. La force de la plante est relative à celle de l’enfant, qui la manipule uniquement avec la vibration causée par ses mains. Aucun autre contact n’a lieu entre l’enfant et son ohishiba : tout se joue dans l’intériorisation et l’observation de la réaction de sa plante et de celle de son adversaire aux vibrations provoquées par le tapement des mains. Le cas indien, quant à lui, est aussi affaire d’intériorisation et de maîtrise de soi, mais, ici, la réaction de la plante n’est pas tant sujet de l’observation que la finalité du jeu lui-même. Si la feuille se referme plus rapidement que les autres, l’enfant a perdu et il sait que c’est parce qu’il n’a pas su maîtriser ses émotions. La réaction de la plante est donc ici un indicateur de l’intériorité de l’enfant et le jeu célèbre une réelle mise en relation des sensibilités de la plante et de l’enfant.

Malgré ces différences, la motivation en amont du choix de ces plantes est identique : il s’agit toujours pour l’enfant de déceler les formes les plus intelligibles de son environnement végétal. Et si ces jeux sont aussi répandus, c’est tant par leur pertinence culturelle que biologique. Il est ainsi remarquable de constater que les enfants ont choisi des espèces assez communes, répandues et faciles d’accès tout en étant très singulières, assurant de la sorte la permanence et la diffusion de ces traditions enfantines.

Conclusion

Le champ perceptif des enfants, qui est très ouvert aux formes intelligibles du monde, leur permet de développer leur intelligence et d’apprendre leur culture entre eux, tout du moins si on leur en donne la liberté. Cela s’explique avant tout par le fait que chez le jeune humain les représentations culturelles ne sont pas encore enchâssées dans un système d’identification stable des composantes du monde. Par enchâssement, il faut entendre le processus par lequel des représentations d’ordres différents — linguistique, mythologique, historique, géographique, écologique — se coordonnent pour composer un monde. De cette condition préontologique de l’esprit de l’enfant émane une certaine liberté à pouvoir puiser librement dans le flux des représentations pour les associer, au gré des expériences avec les formes perçues des êtres de l’écosystème. Dans ce cadre, les plantes jouent un rôle majeur dans l’ontogenèse de l’intelligence humaine, car elles ont toujours constitué pour les enfants le plus diversifié et le plus accessible vivier de formes intelligibles de leur environnement. Et c’est lors des écoles buissonnières que se produisent de la manière la plus tangible ces jeux d’harmonie et de mimétisme entre l’intelligence des enfants et celle des plantes.

La différence entre les relations que les enfants de différentes cultures peuvent avoir avec les plantes se situe d’abord dans le degré de liberté accordé aux enfants dans leur expérience avec les êtres et éléments de l’écosystème, ainsi que dans la combinaison des activités que les plantes les incitent à entreprendre. Dans certains collectifs, les enfants s’adonnent plus à la nomination qu’à la reproduction d’objets culturels à partir d’éléments végétaux ; l’expérience des enfants des Cévennes avec les plantes est ainsi plus focalisée sur l’ingénierie que sur la nomination, au contraire de celle des enfants aït ba’amran. Concernant les exercices mentaux basés sur l’intelligence des plantes, il y a fort à parier que les collectifs d’enfants de toute culture et de toute époque en ont développés, les cinq exemples présentés n’étant qu’un échantillon du large éventail existant. Chaque exemple illustre comment la relation entre l’enfant et la plante motive l’acquisition d’un trait d’esprit d’une culture sans l’intervention des adultes ; encore une fois, personne parmi les adultes n’a jamais dit à un enfant de choisir la pâquerette ou le bouton-d’or comme support d’un exercice mental. De sorte que chaque collectif humain se lie intimement et sensiblement dans l’enfance à un bouquet de plantes dont chaque espèce renvoie à un trait d’esprit de sa culture. Le bouton-d’or, la pâquerette, la marguerite, mais aussi le pissenlit, font sans conteste partie du bouquet auquel se sont identifiées et s’identifient encore des générations d’enfants des villes et campagnes françaises. En adoptant une perspective deleuzienne, il est possible de dire que chaque jeu présenté évoque la rencontre et la coordination entre un geste humain (taper des mains, lancer, toucher du doigt, arracher avec ses doigts, exposer quelque chose à quelque chose d’autre) et un mouvement végétal (se courber, ramper, refermer la feuille, perdre un pétale, refléter la lumière). Ces jeux sont ainsi l’occasion d’interactions entre humains et plantes qui créent des rapports de mouvement et des degrés de puissance interspécifiques. L’univocité de l’être permet de penser les interactions interspécifiques sur un même plan comme des symbioses de mouvements et d’affects qui, reproduites sur le long terme, ont certainement un impact sur la métamorphose des populations et des écosystèmes.

La perspective goethéenne de la métamorphose complète à merveille la théorie de l’univocité de l’être quand elle est appliquée aux rapports entre plantes et enfants : l’enfant utilise l’être de la plante, matière mais aussi énergie dans le cas indien ou force dans le jeu japonais, pour reproduire des formes et des idées de sa culture, tandis que les formes de la plante sont reproduites dans l’univers des humains par l’intermédiaire de l’enfant. Du premier mouvement émergent les conditions d’une relation de cohabitation et, notamment chez l’humain, l’expression d’une certaine empathie pour la plante, assurant de fait à cette dernière de ne pas être classée parmi les mauvaises herbes et d’être tolérée dans les jardins. Ohishiba (Eleusine indica), amor di neger (Cuscuta americana), Thotta chiningi (Mimosa pudica), la pâquerette (Bellis perennis) et le bouton-d’or (Ranunculus repens), en tant que complices de l’intelligence culturelle des enfants, ont ainsi pu disséminer leurs formes au plus proche de l’environnement humain et au plus profond de son imaginaire. Cette dynamique de métamorphose qui anime l’échange entre l’intelligence des humains et celle des plantes, mais aussi des animaux, reproduite de génération en génération, est à l’origine du développement d’« univers de formes » qui associent collectifs humains et autres existants dans une même filiation harmonieuse de production d’informations et d’émotions.