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« Les derniers mots des agonisants sont toujours intéressants », écrivait Joseph Kaines dans la préface de son anthologie des dernières paroles de grands personnages (Last Words of Eminent Persons [1866]) ; et cependant les linguistes (du passé comme du temps présent) se sont montrés curieusement imperméables à leur attrait. La mort et l’agonie sont manifestement au centre de l’expérience humaine et il se produit une grande variété de phénomènes linguistiques et interactionnels (y compris le silence) avant et pendant la phase active du mourir, dans les circonstances où la mort « se produit naturellement » (c’est-à-dire lorsqu’il ne s’agit pas d’un homicide, d’un suicide, du décès d’un combattant ou d’un décès accidentel[1]). Pour les théoriciens du langage, ces phénomènes ne présentent qu’un intérêt potentiel, tandis que pour le corps médical et les spécialistes de la linguistique appliquée ils ont une certaine pertinence pratique, voire clinique. Pourtant, la linguistique et ses disciplines affiliées (linguistique appliquée, psycholinguistique, pathologie du langage, voire anthropologie linguistique) ont prêté remarquablement peu d’attention aux processus linguistiques, sociolinguistiques, psycholinguistiques et cognitifs de la fin de vie et du mourir. Pourquoi ?

Tout en travaillant sur un projet plus étendu sur les premiers mots (des enfants) et les dernières paroles (des mourants) en tant que comportements langagiers et leurs élaborations idéologiques comme rites de passage linguistiques à diverses échelles, je n’ai cessé de faire la navette entre les travaux sur la cognition infantile, l’acquisition du langage chez l’enfant, la socialisation langagière et la mort et le mourir (ce dernier ayant surtout intéressé des chercheurs en médecine). Au cours de cette recherche, j’ai fréquemment découvert une extrême asymétrie dans l’ampleur et l’envergure des recherches portant sur le langage aux deux extrémités de la vie. Tandis que les anthropologues ont commencé à examiner les processus biopolitiques et technologiques qui font et défont les personnes (Kaufman et Morgan 2005) sous un angle comparatif, il reste encore aux scientifiques spécialisés dans le langage à effectuer un mouvement similaire. Des décennies de recherche scientifique avec des nourrissons, des enfants, voire des foetus nous ont brossé une riche image des étapes du développement normal du langage au début de la vie biologique de l’individu. Il est possible de suivre le développement d’un bébé de semaine en semaine grâce à un calendrier de développement au cours duquel le sourire, le regard, le geste, le fait de pointer du doigt, les types de babillage et le langage se manifestent, et les chercheurs savent comment, dans un nombre croissant de cultures, les adultes de la communauté réagissent. Ce grand intérêt pour l’acquisition du langage et la socialisation langagière est tout à fait justifié étant donné que ces processus sont façonnés par les forces de la sélection biologique et culturelle qui opèrent depuis des temps immémoriaux, et étant donné que ces forces ont laissé leur marque sur les structures de l’interaction et des langages et convergent également afin que la plupart des enfants humains puissent acquérir une langue ou plus. La mort et le mourir ne paraissent pas avoir d’effets convergents sur la production ou le traitement du langage, mais il existe tout un éventail d’autres problèmes et questions que les écrits sur le sujet passent sous silence, entre autres la durée de latence du traitement du langage dans le cerveau après la fin de la production verbale, la prévalence du silence à un certain point temporel après la mort et la façon dont cela interagit avec la médication, le contexte ou les conditions médicales sous-jacentes, ou encore si l’absence de réponse aux stimuli verbaux est associée de manière fiable à la mort imminente chez les patients décédés de causes naturelles. Le contrôle néocortical de la production laryngée et manuelle est important sur le plan ontogénétique et, sans doute, sur le plan phylogénétique, ce qui pourrait être reflété par la prévalence du délire — sorte de reddition du contrôle néocortical sur la production du langage — en fin de vie. Enfin, nous savons que savoir attendre son tour est l’une des premières aptitudes sociales développées par les bébés humains. Cette faculté pourrait-elle être aussi, dans une refonte de l’une des hypothèses de Roman Jakobson (1941) sur la régression, la dernière que perdent les êtres humains ? Tous ces sujets ont une potentielle importance théorique et appliquée, mais ils sont éclipsés par l’attention que la recherche accorde au langage et à l’interaction au début de la vie.

Je me suis interrogé sur les raisons de cette asymétrie. Une chose est claire : elle ne reflète pas le fait de privilégier les « premiers mots » aux « dernières paroles » dans les sociétés anglo-européennes. Dans les médias, au cinéma, dans la musique, la littérature et la culture populaire, les derniers mots sont un phénomène qui engage plus profondément et plus fortement que les premiers mots. Les « dernières paroles » sont le nom d’un genre discursif — un énoncé cité directement qui est « l’articulation finale de la conscience in extremis qui s’affirme elle-même » (Guthke 1992 : 4). Les représentations réalistes ou romancées de telles expressions abondent dans les films, la musique et la littérature (tant laïque que religieuse), et elles ont été collectées et publiées dans de nombreuses langues pendant des siècles, souvent en tant que condensés de scènes d’agonie plus longues. (« Last words [derniers mots] » est une catégorie à part entière dans le système de classification de la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis.) Les dernières paroles des personnages célèbres constituent un trope familier de leurs nécrologies ou biographie. En comparaison, la visibilité des premiers mots dans les productions culturelles est extrêmement faible, et même l’importance de la notation et de l’enregistrement des premiers mots des enfants dans les familles est une pratique fortement variable d’origine relativement récente (Erard 2019b). Ainsi nous ne pouvons pas dire que le fait que la linguistique néglige la mort et le mourir concorde avec la culture au sens large, du moins en ce qui concerne les modèles culturels où les actes de parole sont les plus notables.

Pourquoi les linguistes n’ont-ils pas étudié le langage à la toute fin de la vie ? J’ai décidé d’apporter une réponse provisoire à cette question en revenant sur certaines entrevues informelles (au nombre de quatorze) que j’avais effectuées avec des spécialistes du langage en 2018 et 2019. J’avais contacté la plupart de ces personnes pour qu’elles me fassent part de leurs commentaires au sujet d’un livre publié en 2017 par une Américaine, Lisa Smartt, qui avait noté les paroles délirantes ou poétiques de son père durant les trois dernières semaines de sa vie. Smartt avait analysé ces énoncés et publié ses conclusions sous le titre Words at the Threshold [Mots au seuil de la mort] (2017). J’avais rédigé un court article sur son livre et ses origines pour un média en ligne (Erard 2019a). Les personnes que j’avais interrogées étaient des linguistes et des spécialistes de la linguistique appliquée qui travaillaient sur le langage dans les populations vieillissantes, l’acquisition du langage chez les enfants et la communication entre patient et médecin. Je les avais contactées pour qu’elles évaluent l’approche de Smartt, puis la conversation avait porté sur la possibilité de faire du langage en fin de vie un sujet de recherche légitime. Pour la présente note de recherche, j’ai revisité ces entrevues, en ai extrait des réponses, les ai analysées thématiquement, et je les synthétise ici dans la section suivante. Mes notes d’entretiens ne constituent pas une enquête exhaustive sur les comportements, et bien que je les considère comme représentatives (surtout parce que certaines des personnes rencontrées travaillaient en milieu clinique), elles ne peuvent être généralisées à toutes les sous-disciplines de la linguistique.

Ce qu’en disent les linguistes

En règle générale, les linguistes n’étudient pas le langage de la fin de vie parce qu’ils ne croient pas qu’il puisse être assez cohérent pour constituer un objet d’étude, mais cette opinion semble entachée, de façon complexe, par leurs propres attitudes culturelles envers la mort. Je suis quant à moi d’avis que le langage en fin de vie peut avoir une certaine cohérence, mais qu’il faut procéder à un travail empirique de base pour le déterminer.

L’une des raisons avancées pour dire que le langage de la fin de vie peut se prêter à une étude scientifique significative est que les processus de mort sont extrêmement variables. « Chaque mort est unique », a dit l’un des intervenants. À un certain degré, cette affirmation du caractère individuel et unique de chaque mort relève moins d’une observation empirique que d’un modèle culturel du mourir que l’on projette sur les circonstances, ce qui exclut toute possibilité d’étude. Dans le contexte de l’orientation professionnelle des linguistes vers la structure et la systématicité de la langue, ces commentaires soulignent également l’absence perçue de l’objet de l’étude linguistique. « C’est juste qu’il y a tellement de variations en fonction de la santé et de l’assistance, d’où en est la personne et la maladie, et de toutes ces autres choses que l’on peut avoir l’impression qu’il n’y a pas vraiment de système », comme l’a dit une autre personne. Une autre a mentionné que nombre des facteurs qui influencent le langage en fin de vie sont extérieurs à la structure linguistique. Cela semble impliquer que plusieurs situations dans la vie des individus ont un profond impact sur leur performance linguistique, mais que cela ne confère pas nécessairement pour autant une pertinence théorique à la détérioration du langage.

Cependant, les données issues de la recherche sur la conscience montrent que même lorsque les individus mourants ne sont plus réactifs, les schémas de l’activité cérébrale, en particulier ceux liés au processus acoustique, ressemblent à ceux des contrôles sains (Blundon et al. 2020). Cela corrobore l’affirmation populaire voulant que « l’ouïe est le dernier sens à disparaître », qui est suivie de la recommandation à la famille et aux amis de continuer à parler à la personne mourante non réactive. D’après des rapports informels, cela semble s’accompagner d’une générosité concrète de la part des observateurs rassemblés autour de la personne mourante, qui interprètent ses expressions faciales, ses gémissements, le rythme de sa respiration ou d’autres comportements comme des réponses à ce qu’on lui dit. Une autre recommandation est de communiquer dans la chambre comme si l’individu mourant demeurait un acteur social légitime et une personne. Cela suggère que l’interaction au cours de la mort est une formation bioculturelle qui est cohérente de fait, même si les aptitudes individuelles et les conditions spécifiques qui l’ont créée présentent un éventail de variables déconcertant. Mourir est un état particulier de la conscience qui n’est ni l’état normal de la conscience en éveil, ni la non-réactivité éveillée, ni le sommeil.

Une autre façon d’aborder la variabilité apparente de la mort consiste à suivre les personnes dans leur trajectoire de maladie et de mort après un certain temps. Les données indiquent fortement l’existence de deux trajectoires de déclin fonctionnel, toutes deux s’accélérant au cours des deux dernières semaines de vie (Morgan et al. 2019). (Dans la première trajectoire, le déclin est lent jusqu’au point de bascule du 14e jour, après quoi il s’accélère, tandis que dans la seconde le déclin est plus lent et plus stable jusqu’au 14e jour, après quoi commence un déclin rapide.) Je ne suggère pas ici qu’il existe une période d’évolution invariable qui commence 14 jours avant la fin de vie. Je propose plutôt des preuves que cette limite temporelle pourrait constituer un point de repère méthodologiquement utile qui nous est nécessaire pour produire une description synchronique des processus ou capacités linguistiques et interactionnels (verbaux ou non verbaux) tout au long de ces deux trajectoires qui 1) relient la temporalité de la fin de vie au comportement langagier et interactif, et 2) relient les pratiques de sédation aux comportements, ce qui a déjà été fait, du moins en anglais. De telles recherches pourraient apporter un vif éclairage sur le point d’intersection des pratiques culturelles et des aptitudes organiques sous-jacentes.

Néanmoins, les personnes rencontrées soutenaient que la pertinence de l’étude de la fin de vie était douteuse sur le plan disciplinaire. L’une des personnes rencontrées m’a dit qu’il n’existe aucune perspective psycholinguistique qui permette d’aborder le langage en fin de vie : « Je ne suis pas sûre de ce qu’on peut découvrir au sujet du langage au moment de la mort ; je m’attends à ce que, quand je mourrai, je trouve cela intéressant — mais je ne vois toujours pas beaucoup de questions psycholinguistiques en découler ». Une autre personne m’a donné pour raison que la « fin de vie » n’est pas une étape du développement humain. Dans son livre, Smartt (2017) avait affirmé que le langage des individus se modifiait distinctement à l’approche de la mort, incluant des références spatiales déformées, des pronoms très vagues et un usage accru de la métaphore. Une linguiste m’a répondu :

Une grande partie du langage de la démence, du moins de la démence modérée et tardive, présente un certain nombre de caractéristiques, comme la répétition. Les personnes parlent par morceaux. Ce n’est pas surprenant. Il n’est pas non plus étonnant de constater des répétitions et des phénomènes similaires dans le langage religieux, mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’une étape. Je ne considère pas qu’il s’agit d’une étape du développement langagier.

Elle a réitéré ce sentiment plus loin durant l’entrevue : « Non, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une étape automatique du changement du langage ». Il s’agissait ici peut-être davantage d’une réaction au projet de Smartt qui utilisait les caractéristiques linguistiques de ce que disait son père ainsi que les énoncés d’autres personnes pour affirmer l’existence d’une vie après la mort.

Il est vrai que la résolution de ces questions nécessiterait de relever les énormes défis que pose le monde de la recherche moderne, ainsi que mes interlocuteurs me l’ont fait remarquer à maintes reprises. L’un des problèmes les plus souvent évoqués était la difficulté d’effectuer des recherches dans les hôpitaux, les centres d’hébergement et de soins de longue durée et les centres de soins palliatifs. Avoir accès à ces lieux de fin de vie impose de consacrer beaucoup de temps à nouer des relations au sein des institutions de soins et avec des médecins, individuellement. Construire ces relations prend du temps, et il n’y a pas de moment idéal dans une carrière universitaire pour le faire. Et même s’il y en avait un, le faire est perçu comme un risque élevé, notamment en raison des difficultés de financement. Par conséquent, il est difficile, sinon impossible, de recueillir des données. Mes interlocuteurs m’ont également fait remarquer que pour constituer un échantillon adéquat il faudrait assister à de multiples décès et les observer, ce qui pourrait exiger de multiples examens éthiques, peut-être dans des établissements différents. Il s’agissait là de chercheurs confirmés, qui avaient une expérience considérable de la rédaction de propositions éthiques, mais ils ne s’étaient jamais aventurés à effectuer des recherches sur les mourants. Ce serait une véritable course à obstacles que de répondre à toutes leurs exigences, surtout à celles de comités d’éthique, dont on pensait qu’ils considéraient la recherche sur les mourants avec circonspection, en particulier si la recherche est uniquement motivée par la curiosité scientifique et non par l’amélioration des soins aux patients. Deux de mes interlocuteurs ont mentionné qu’une telle recherche enfreindrait « un » tabou (pas nécessairement le leur) au sujet de la discussion ou de l’étude du mourir et de la mort. Tout cela s’accumule et constitue un ensemble puissant de facteurs qui dissuadent les linguistes de s’intéresser à ce sujet.

La réticence envers ce sujet semble également provenir d’un manque de familiarité avec le mourir. L’une des personnes interrogées a admis qu’elle n’avait pas suffisamment l’expérience de la mort pour savoir ce qui pourrait se produire. « Si nous parlons réellement de ce dernier jour, je n’ai pas vraiment d’idée sur cette question », m’a-t-elle dit. Elle évoquait là le problème méthodologique relatif au moment où le chercheur commencerait à rechercher des comportements significatifs, ce qui mettait en exergue son manque d’expérience de la mort et des mourants. Cette personne a suppléé à cette absence de méthodologie par un modèle culturel : « Je crois que la plupart des individus sont trop affectés physiquement pour être capables de dire grand-chose. » Il est difficile de discerner si ce silence est un universel biologique ou bien un artefact de la mort médicalisée en cette ère moderne.

Lors d’un autre entretien, un spécialiste de la linguistique appliquée a affirmé que chez des malades du cancer en phase terminale les performances linguistiques conservaient leur cohérence : « Même si certaines dynamiques commencent à chanceler quand il s’agit de temporalité et d’état d’esprit altéré, toutes les conventions sociales sont encore parfaitement en place… tout est encore en place dans les attentes de chacun au sujet de la façon dont une conversation doit se dérouler. » Les personnes désirent demeurer cohérentes avec leur soi compétent et non-patient, disait-il, plutôt que de « descendre en roue libre vers la mort ». Une telle observation au sujet d’Américains mourant dans des hôpitaux américains se distingue de l’observation d’une évolution en dehors d’une convention sociale, celle-ci étant considérablement complexifiée par les circonstances. Il est crucial ici de dissocier les phénomènes biologiques des phénomènes culturels ; même les chercheurs vivent dans des mondes culturels où les préjugés sont très fortement ancrés au sujet de l’agir communicationnel tout au long de la vie.

Outre les attitudes culturelles par rapport à la mort et au mourir, une autre raison de cette réticence provient de l’origine historique de la discipline elle-même. Puisque cela n’a pas été mentionné par les personnes que j’ai interrogées, j’effectue ici une transition avec ma propre description de la discipline afin de souligner sa prédilection pour les origines du langage et les dynamiques du changement.

Les racines de la linguistique se trouvent dans l’histoire des origines

La linguistique est imprégnée, depuis le début de son histoire en tant que discipline, de l’histoire des origines, tant des langues elles-mêmes (par exemple, la philologie, la linguistique historique, les études des pidgins et des créoles) que des aptitudes langagières des êtres humains (l’acquisition du langage) et des mécanismes de stabilité et de changement (sociolinguistique). Cette prédilection pour les origines provient d’une préoccupation européenne pour la reconstitution de la langue adamique (Eco 1995 ; Żywiczyński 2018) à partir du XVIe siècle. Selon Przemyslaw Żywiczyński (2018), « [l]e problème de la langue adamique [est] le motif responsable de la promotion des origines du langage au rang de domaine essentiel de la réflexion occidentale sur la nature humaine. » Bien qu’il ne s’agisse pas d’une quête scientifique au sens moderne du terme, cela a préparé le terrain pour les questions qui ont préoccupé les philologues comparatistes de la première moitié du XIXe siècle, questions telles que la façon dont les langues étaient liées les unes aux autres et la façon dont le langage humain a évolué dans l’histoire des espèces. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les linguistes ont élaboré des méthodes de comparaison qui reflétaient celles de Charles Darwin, ce qui a concrètement amené la linguistique comparative ainsi que l’étude du langage des enfants à devenir un sous-champ de l’histoire naturelle. Réciproquement, Darwin a également emprunté des modèles linguistiques (Richards 2002). En 1866 — le fait est célèbre — la Société de linguistique de Paris a officiellement banni toute discussion sur l’origine et l’évolution du langage, et ce sujet n’a plus été inscrit à l’ordre du jour de la linguistique jusqu’en 1975 (Christiansen et Kirby 2003). Néanmoins, les travaux universitaires sur les pidgins et les créoles se sont poursuivis au début du XXe siècle. Durant la même période, des psychologues du développement tels que Clara et William Stern et James Sully se sont tournés vers le langage des enfants, qui n’avait pas été abordé par la linguistique avant la parution de l’étude de Werner Leopold en quatre volumes (publiés en 1939, 1947 et 1949) qu’il avait menée à partir des journaux qu’il tenait sur le développement du langage de ses deux filles. Le langage des enfants commença à devenir central en linguistique après que Noam Chomsky eut commencé, à la fin des années 1950, à défendre l’innéité du langage en se basant partiellement sur des affirmations concernant l’acquisition du langage par les enfants (Chomsky 1959). Chomsky avançait en particulier l’idée que, étant donné que les enfants recevaient de leurs parents et de leur environnement social au sens large un apport insuffisant, ils devaient naître en portant en eux une grammaire universelle, ce qui expliquerait leur acquisition relativement rapide de leur langue maternelle. Ce qui arriva ensuite, le linguiste Derek Bickerton nous l’a résumé ainsi en 2014 :

Au cours du dernier demi-siècle, la linguistique a été le champ de bataille des nativistes (les personnes qui croient que les structures grammaticales de la langue sont en quelque sorte imprimées dans le cerveau humain) et les empiristes (les personnes qui croient que ces structures doivent être apprises de manière sociale et inductive). C’est comme ces bagarres dans les films où un individu donne ce qui semble être un coup de grâce, mais non, l’autre se relève et il lui donne le coup de grâce, avec des résultats similaires.

Bickerton 2014

Si cette histoire devait être intégralement cartographiée, elle montrerait un intérêt pour les origines du langage, tant chez les individus que les espèces humaines, ainsi que des schémas et dynamiques de changement, intérêt que partagent les nativistes et les tenants de l’émergentisme. Cela n’exclut pas nécessairement la possibilité de porter attention au langage au cours de la vie entière. Mais, ainsi que l’a fait remarquer Bickerton, les divergences théoriques et méthodologiques au sujet de la façon dont les apprenants ne sachant rien au départ en viennent à parler leur langue maternelle se sont particulièrement accrues durant la période post-Chomsky. Par contraste, il n’existe aucun champ de bataille au sujet des comportements langagiers en fin de vie, ce qui produit une situation de serpent qui se mord la queue : la linguistique ne s’est pas intéressée au langage en fin de vie parce qu’il n’y a eu aucun débat théorique à ce sujet.

Cela ne revient pas à dire que la linguistique ne traite pas du tout de la décroissance et du déclin. Cependant, il s’agit principalement de langues qui peuvent mourir ou se perdre, et non de locuteurs de ces langues — bien qu’il existe des travaux sur les derniers locuteurs, tels que ceux de Nancy Dorian (1981) et Nicholas Evans (2001). Ces 35 dernières années, depuis que Ken Hale et ses collaborateurs (1992) ont sonné l’alarme, la linguistique s’est réorganisée autour de la documentation et de la revitalisation de langues menacées, de même qu’elle s’est efforcée d’atténuer la perte de la diversité linguistique mondiale. Autre tendance notable, les recherches en neurolinguistique et en psycholinguistique portent plus volontiers sur l’attrition linguistique, c’est-à-dire sur la façon dont les locuteurs ou les personnes parlant le langage des signes perdent le contact avec leur langue première ou seconde en raison de conditions sociolinguistiques, du vieillissement ou de blessures ou maladies neurologiques (Seliger et Vago 1991 ; Schmid et al. 2004 ; Köpke 2007). Ces recherches ressemblent davantage à celles sur l’acquisition du langage en raison de l’attention qu’elles portent à la décroissance graduelle de la maîtrise verbale, de la compréhension et de la complexité grammaticale chez un locuteur donné. Parallèlement à ces travaux, l’analyse des conversations et la linguistique appliquée nous ont procuré un nombre considérable de travaux sur la communication dans le domaine de la santé, en particulier sur les conversations entre les patients, les cliniciens ou les membres de familles au sujet de la fin de vie (pour des travaux récents, voir Pino et Parry 2019 ; Anderson et al. 2020 ; Marlow et al. 2020). Ces travaux visent principalement à aider les cliniciens à devenir de meilleurs communicateurs et à évaluer la santé et les conséquences psychosociales des interventions en communication. Ils ne décrivent pas les aptitudes des patients ou les dimensions essentielles de leurs énoncés et de leurs interactions, faisant ainsi écho à l’opinion des personnes que j’ai interrogées, selon laquelle travailler avec cette population entraînerait des difficultés à obtenir un financement ou l’approbation d’un comité d’éthique.

Une linguistique de la fin de vie contre vents et marées

Bien qu’elle se concentre sur l’ontogenèse et la phylogenèse du langage, la linguistique peut effectivement contribuer à la compréhension du langage, de l’interaction et de la communication au cours du processus de la fin de vie. Afin de progresser sur ce plan, la « fin de vie » doit être définie plus clairement, dans l’optique d’une linguistique descriptive. Les néophytes en médecine seront étonnés d’apprendre que le diagnostic de la mort est « une décision clinique complexe », fortement marquée par l’incertitude (Kennedy et al. 2014), même au XXIe siècle. Les médecins cliniciens doivent diagnostiquer le mourir de façon à déclencher les prises de décision médicale visant à s’assurer que les patients reçoivent les soins appropriés. David Hui et ses collaborateurs (2015) ont découvert huit symptômes fortement associés à la mort dans les trois jours, dont l’un est la réaction décroissante aux stimuli verbaux. Cela suggère un certain nombre d’hypothèses axées sur le langage concernant le comportement linguistique et interactif. Les personnes réagissent peut-être moins aux stimuli verbaux, mais quelle est la part d’intention de communiquer qui subsiste ?

En outre, les linguistes devraient s’engager dans une perspective ethnographique qui situe les derniers énoncés, les interactions et les silences dans le cadre des attentes — qui ont un fondement culturel — des interlocuteurs, observateurs, témoins et soignants au sujet de la faculté de communication des mourants. Les chercheurs en socialisation langagière ont commencé à aborder précisément de telles questions dans les années 1960 et 1970 (Ochs et Schieffelin 2008), à nouveau en se concentrant sur de jeunes enfants. Au terme d’un travail de terrain ethnographique, ces chercheurs ont conclu que le fait d’acquérir des compétences communicationnelles était indissociable du processus d’acquisition du statut de personne, et que la mise en actes du statut de personne compétente se produisait par l’intermédiaire du langage (Ochs 1982 ; Schieffelin 1990). Cela rend le champ d’études de la socialisation langagière hautement pertinent pour la linguistique de la fin de vie, où sont à l’oeuvre des processus de désocialisation langagière, surtout en contexte médical. Les pratiques de sédation commencent à dépersonnaliser le patient, limitant sa capacité de communiquer, tandis que les pathologistes du langage, qui pourraient soutenir les efforts de communication, ne sont généralement pas impliqués dans les soins palliatifs (Pollens 2020). La fin de vie représente une matrice de dé-socialisation dans laquelle les compétences volent en éclats devant les facteurs légaux, médicaux et personnels.

Même si l’acquisition du langage n’est pas analogue au langage de la fin de vie, l’étude du langage des enfants nous offre encore des avenues utiles pour une linguistique de la fin de vie. À peu près à l’époque où les linguistes spécialistes du développement ont investi ce champ d’études, leurs collègues des laboratoires se penchaient sur la transition entre le babillage canonique des premiers mots et l’acquisition du premier vocabulaire. Les travaux de cette période montrent une certaine perplexité devant l’identification des premiers mots, et les scientifiques actifs à l’époque (j’en ai interviewé plusieurs pour mon projet plus vaste) ont mentionné des discussions interminables avec des collègues de laboratoire au sujet des critères de « mot » et « premier ». Il s’est avéré que l’expression « premiers mots » était davantage un idéal culturel qu’un fait distinctement observable. Ainsi que l’a observé la linguiste Catherine Snow dans un essai en 1988, le premier mot est

le reflet de la position de la culture sur de nombreuses questions — le statut d’un enfant par rapport à celui d’un parent, l’attribution de l’intentionnalité, les croyances et pratiques de la socialisation langagière, et les croyances au sujet des capacités sociales et communicatives des membres prélinguistiques, ainsi que les théories du langage et du sens.

Snow 1988 : 350

L’acquisition du langage est davantage que l’étude des premiers mots, bien sûr, mais il est intéressant de noter que le statut des premiers mots en tant que phénomène cohérent s’est effondré sous l’examen empirique. Certains chercheurs spécialisés dans le domaine de l’acquisition lexicale ont réagi en examinant les cinq premiers mots, les quarante premiers mots, tout ce qui était produit pendant une durée particulière ou ce que les parents qualifiaient de « mot ». Mais cet effondrement est instructif parce que l’on peut ouvrir de larges avenues à la recherche linguistique en effectuant certaines substitutions précises dans le paragraphe de Snow cité ci-dessus. Les derniers mots d’une personne mourante sont le « reflet de la position de la culture sur de nombreuses questions — le statut [de la personne mourante et de ceux qui lui survivent], l’attribution de l’intentionnalité, les croyances et pratiques de la socialisation langagière, et les croyances au sujet des capacités sociales et communicatives des [mourants] ». Si l’on a pu dire que les premiers mots de tant d’enfants se ressemblent, c’est parce que les parents des mêmes communautés leur ont uniformément enseigné ces mêmes mots. Cela pourrait fonctionner de la même façon en fin de vie — bien que la réalité contemporaine de la sédation au moment de la mort en contexte médical ne puisse répondre aux attentes culturelles qui entourent « la bonne mort », qui se produit dans des circonstances extrêmement différentes.

Cela pourrait finalement expliquer pourquoi les linguistes ne se présentent guère au chevet des mourants (pas en tant que scientifiques en tout cas) parce que la linguistique n’appartient pas (ou n’a pas appartenu) à de tels lieux, alors qu’elle a joué un rôle considérable dans les garderies et les salles de classe. On pourrait concevoir que lorsque les personnes meurent, les types de sens véhiculés, les types de systèmes de communication employés, ne sont pas avant tout linguistiques. Ils deviennent à la place musicaux, émotionnels ou haptiques. C’est presque comme si les éléments conventionnels du langage se dissipaient. Et bien que je puisse accepter certaines de ces notions, j’ai du mal à accepter que la linguistique, en particulier une linguistique large d’esprit, puisse renoncer à tenter de situer dans un contexte culturel les profondes racines de notre besoin de décoder le signal lorsque nous sommes confrontés au bruit. Quand un énoncé provient-il du soi intentionnellement communicatif ? Quand provient-il du cerveau ? La véritable linguistique de la fin de vie devrait expliquer pourquoi une personne mourante communique (ou non) comme elle le fait, mais aussi pourquoi ceux qui l’écoutent (et qui lui survivent) entendent ce qu’ils entendent. On serait tenté d’attribuer tant aux premiers qu’aux derniers mots une volonté obstinée de signifier quelque chose de la part des locuteurs d’une langue, quand en réalité ils sont ancrés dans la volonté d’interpréter.