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Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-1920) est la réédition du premier ouvrage d’Isabelle Merle paru en 1995 chez Belin et issu de sa thèse de doctorat en histoire. Cette thèse reposait sur une enquête menée entre 1989 et 1991 dont l’objectif était de comprendre la formation des identités coloniales entre 1853, date de l’annexion définitive de la Nouvelle-Calédonie par l’Empire français, et les années 1920.

Il s’agit d’une analyse de ce qu’il convient d’appeler, depuis l’article de Georges Balandier (1951), la « situation coloniale » en Nouvelle-Calédonie. L’auteure rappelle ainsi l’influence de ce dernier, mais aussi de Max Gluckman ou Bronislaw Malinowski (p. 10) dans l’élaboration de sa problématique et de son travail, s’inscrivant par ailleurs dans le sillage des travaux d’Alain Saussol (1979, 1985) sur les spoliations foncières ou encore d’Alban Bensa (1988, 1990) et Jean Guiart (1968, 1983), anthropologues des sociétés kanak.

Pour répondre à sa question principale (« Qu’est-ce qu’un colon ? » [p. 9]), Merle a conduit une enquête originale se situant à l’articulation d’un travail de terrain anthropologique, d’une histoire orale par le bas alors promue par les historiens, et d’un travail archivistique. Dans la première partie, composée de deux chapitres, l’auteure revient sur le projet de colonisation à la fois pénale et libre en Nouvelle-Calédonie mis en oeuvre en 1864 avec l’arrivée des premiers convois de condamnés. La colonisation est marquée par des rapports de force violents avec les populations autochtones, dont le paroxysme est atteint en 1878, moment d’une insurrection kanak. Cette année constitue un point de basculement : la colonisation pénale devient la priorité aux yeux des autorités et prend le pas sur la colonisation libre.

Dans la seconde partie — qui constitue l’essentiel de l’ouvrage avec huit chapitres —, l’auteure analyse plus précisément les trajectoires des colons afin de montrer comment se sont formées leurs identités. Elle brosse le portrait d’une administration pénitentiaire extrêmement violente détruisant les corps et les esprits des condamnés et dresse le constat de l’échec de la colonisation pénale : au total, seuls 12 % des condamnés purent accéder à l’une des concessions foncières pénitentiaires à l’issue de leur peine, principe pourtant à la base du projet de peuplement. Elle s’intéresse ensuite à deux villages fondés pour la colonisation libre en brousse, Voh et Koné. Tout comme pour son étude précédente portant sur les prisonniers, elle présente des statistiques sous forme de tableaux ou de graphiques permettant de voir les évolutions et les écarts entre les différentes données. Après une analyse de l’échec de la politique du gouverneur Feillet qui met fin à la colonisation pénale en 1897, Merle livre l’essentiel des résultats de l’enquête orale réalisée dans les communes de La Foa, Fonwhari, Farino, Pouembout (colonisation pénale) et Koné, Voh, Témala (colonisation libre). Ce dernier chapitre montre à quel point la période précédente a fortement pesé sur la construction des identités coloniales contemporaines.

Merle conclut que ce projet de colonisation particulier, porté par des autorités qui poussèrent à bout de bras l’arrivée de colons pénaux puis de colons libres en encadrant leur installation dans des centres dans la brousse, a été à l’origine de la production d’espaces fortement cloisonnés. Cette situation est liée au statut des différentes populations qui fonctionnent de façon hermétique et indépendante.

L’auteure réussit un tour de force : donner une vision d’ensemble de la société de colons libres et pénaux ruraux sur près de 70 ans et ne sacrifie jamais la précision à cet objectif ambitieux. Pour ce qui est de la forme, le texte est clair et limpide. Les sources iconographiques — qui complètent ou remplacent celles de l’ancienne édition — apportent un éclairage supplémentaire au propos, mais auraient gagné à être analysées en tant que telles, comme le sont les sources écrites ou orales. La borne chronologique finale (1920) aurait aussi mérité d’être mieux explicitée, car l’ouvrage est centré sur le 19e siècle et les premières années du 20e siècle. On s’étonne par exemple que quelques lignes à peine fassent référence à la révolte kanak de 1917 (p. 445), dont on ne comprend pas comment elle a pu avoir lieu étant donné l’état d’affaiblissement et de marginalisation tant politique que spatiale des populations autochtones décrit par l’historienne.

La réédition de l’ouvrage en version poche s’inscrit dans une actualité forte avec les référendums successifs depuis 2019 sur l’indépendance néocalédonienne. Aussi l’ouvrage s’adresse autant au grand public qu’aux spécialistes. L’introduction rédigée en 2020 apporte en outre un éclairage sur la façon dont Merle a réalisé cette enquête en tant qu’apprentie chercheure dans un contexte marqué par les « événements » des années 1980 et sera utile aux étudiants (p. 9-21). L’ouvrage a fait l’objet d’une réactualisation et de nombreuses références sont faites aux travaux réalisés depuis. La bibliographie, d’une grande richesse, a également été mise à jour. L’ouvrage correspond encore pleinement aux problématiques historiographiques contemporaines sur les sociétés issues d’un projet de colonisation de peuplement visant à en montrer toutes les facettes et surtout les zones grises. Il est aujourd’hui incontournable pour qui veut étudier l’histoire coloniale néocalédonienne.