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« Parfois, il arrive qu’un texte retrouve un nouveau souffle parce que l’acte même de le traduire lui a donné une nouvelle vie » (p. 207). Cette déclaration de Veena Das dans la postface du recueil illustre avec pertinence et sensibilité l’ambition de cette oeuvre. En effet, Voix de l’ordinaire constitue avant tout un projet porté par les professeurs Marco Motta et Yves Erard qui vise à rendre accessible à un public francophone la pensée de Das tout en lui donnant une résonance nouvelle. À cette fin, l’ouvrage réunit un ensemble de textes écrits par Veena Das entre 1996 et 2017.
Présentés de manière quasi chronologique, les huit articles qui composent ce recueil s’apparentent à des conversations, dont les interlocuteurs sont à la fois philosophes et anthropologues, romanciers indiens et pakistanais ou encore enfants des jhuggi de New Delhi. À travers les textes, ce sont toutefois deux figures ayant ostensiblement marqué le travail de Das qui discutent le plus : Stanley Cavell et Ludwig Wittgenstein. C’est sous leurs auspices que l’anthropologue imagine à nouveau l’engagement de la philosophie avec la violence et l’ordinaire.
Les différents chapitres prennent davantage la forme d’essais que d’articles scientifiques et oscillent entre analyse littéraire, réflexion théorique, observations de terrain et passages autobiographiques. L’article « Le langage et le corps » (chapitre 1) qui ouvre ce recueil illustre tout à fait les manières dont Das réussit à faire subtilement dialoguer ces formes d’analyse et d’écriture. Dans cet article, elle aborde l’enjeu des violences faites aux femmes lors de la partition des Indes par le prisme du langage et de la parole. Das souligne comment la fin du Raj britannique en 1947 est l’histoire de déportations, d’exil et de violences. La partition a trouvé son expression la plus infâme dans le viol et l’enlèvement de femmes du sous-continent. En faisant converser Wittgenstein, Rabindranath Tagore et Saadat Hasan Manto, elle s’intéresse avant tout aux vécus et aux discours liés à cette violence. Les souffrances sont inscrites autant dans les corps que dans le langage, et leur reconnaissance relève moins de la raison que de la compassion de ceux qui sont prêts à les recevoir et à leur donner refuge.
Ce premier article est suivi par un commentaire de Cavell. Le professeur de Harvard y encense l’essai de Das. Pour lui, Das aborde avec force et sensibilité les difficultés, autant théoriques qu’humaines, éprouvées pour parler de violences frôlant l’indicible. Cavell contribue aussi aux réflexions menées par l’anthropologue indienne en soulignant les voies par lesquelles la souffrance s’exprime dans les silences de nos sociétés. Il fait également valoir la déférence de Das quand elle exprime son incapacité « de nommer ce qui s’est éteint quand les citoyens indiens se sont réveillés indépendants et monstrueux » (p. 64). Ce texte marque le début de l’amitié et du compagnonnage intellectuel entre Das et Cavell, qui perdurera jusqu’au décès de ce dernier en 2018. Tout au long du recueil se ressent le désir initial des éditeurs de publier un ouvrage centré sur le dialogue entre ces deux penseurs.
D’un point de vue théorique, les troisième et quatrième articles sont selon nous les plus riches. Das y tisse les liens entre anthropologie et philosophie. Dans « Wittgenstein et l’anthropologie » (chapitre 3), l’autrice atteste la pertinence des travaux du philosophe viennois pour la recherche en sciences humaines. En s’appuyant sur les réflexions de Wittgenstein quant à l’ordinaire, le scepticisme et la douleur, Das s’intéresse aux enjeux d’expression des vécus dans le langage et de traduction des mondes. C’est en discutant de l’empreinte du scepticisme sur nos formes de vie comme êtres de langage que Das aborde la commensurabilité de la souffrance et la possibilité du savoir anthropologique. Dans « L’action, l’expression et la vie » (chapitre 4), Das mène une discussion critique sur la théorie austinienne des actes de langage au regard des écrits de Cavell. Elle appuie ensuite cette critique sur la base de son travail ethnographique dans les bidonvilles de New Delhi. Une fois encore, nous retrouvons dans cet essai le leitmotiv de Das, qui vise à ramener la philosophie du langage au niveau du quotidien et de la vie ordinaire.
Par l’originalité de son style et sa sensibilité ethnographique, Das ouvre une voie pour penser la violence, non seulement dans ses aspects extraordinaires, mais bien dans son funeste prosaïsme. En étudiant la manière dont la violence est portée dans nos mots, nos corps et nos silences, Das présente les stratégies ordinaires pour redonner du sens à un monde déchiré par le deuil. Si l’écriture de Das et sa tendance à briser les barrières disciplinaires constituent sa force, elles peuvent également dérouter le lectorat.
Par ailleurs, il nous est difficile de savoir à qui s’adresse ce recueil : à un public averti ou aux néophytes souhaitant découvrir la pensée de Veena Das en français ? Bien que la préface de Sandra Laugier et l’introduction de Motta et Erard aident grandement à la compréhension des différents textes et que la qualité du travail de Das est indéniable, l’appréciation de cet ouvrage semble contingente à une connaissance préalable de l’oeuvre de l’autrice et à son inscription dans les débats au sein de la philosophie du langage.