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Si dix ans peuvent paraitre un horizon temporel relativement court pour un exercice prospectif, prévoir les principales problématiques ou questions éthiques qui émergeront pendant cette période demeure une tâche difficile. C’est à tout le moins le cas dans le domaine de l’action sur l’environnement ou, plus précisément, de l’aménagement, compris comme une démarche projetée d’intervention sur l’environnement humain, sur « […] les produits et les services de notre environnement construit, de notre cadre de vie privé et public quotidien, de notre culture matérielle[1] ». Cette difficulté de prévision est probablement tributaire de la complexité du système au sein duquel l’aménagement s’inscrit, caractérisé par l’interaction entre différents acteurs face à des problématiques socialement construites. S’interroger sur les enjeux éthiques émergents en aménagement revient donc à s’interroger sur des transformations à venir (et probablement déjà entamées) ayant trait à trois variables de ce système : la manière de concevoir les objets sur lesquels on intervient, les perspectives des acteurs, et les processus à travers lesquels les interventions sont effectuées.
En ce qui concerne les transformations dans la manière de concevoir les objets sur lesquels on intervient, notre époque est féconde, dans la mesure où, de crise en crise, nous sommes forcés à reconnaître des liens auparavant ignorés ou sous-estimés entre divers phénomènes. La relation entre les processus contemporains d’urbanisation, l’intensification de la production des gaz à effets de serre, les changements climatiques et, pour fermer la boucle, la vulnérabilité croissante des établissements urbains informels face aux catastrophes climatiques, en est un exemple éloquent. Sur ce plan, c’est donc la construction même de la notion d’environnement qui se joue et dont les dimensions humaine et matérielle, naturelle et bâtie, locale et globale, immédiate et à long terme… s’avèrent de plus en plus indissociables. Où s’arrête la responsabilité des acteurs ? Pour mieux saisir cette responsabilité, un dépassement des perspectives disciplinaires traditionnelles semble être de mise. Les enjeux éthiques à venir en ce qui concerne les perspectives des acteurs seront alors en partie liés à l’essor d’approches interdisciplinaires, qui se manifeste d’une certaine manière par la mise en place de nouveaux programmes de formation (interdépartementaux, interfacultaires, etc.) au sein de nos institutions académiques. La nécessaire collaboration entre les disciplines comporte néanmoins la confrontation de repères épistémologiques et, plus encore, axiologiques, pouvant être en conflit. Comment arbitrer les priorités et les responsabilités des différents acteurs ? Une meilleure compréhension des rationalités propres à chaque discipline, voire à chaque partie prenante, est donc à privilégier, afin d’adopter une posture plus critique face à leur légitimité et de mieux encadrer leur participation. La critique des rationalités et des exclusions qu’elles engendrent est d’ailleurs, depuis plus d’un demi-siècle, sous-jacente aux courants postmodernes en aménagement, qui interrogent sur les processus à travers lesquels les interventions sont effectuées. Aujourd’hui, alors que les changements démographiques pronostiqués pour les prochaines années vont certainement continuer à se traduire par le réajustement des systèmes d’acteurs au profit de groupes sociaux de plus en plus actifs (comme celui des personnes âgées), les questions de représentativité demeureront inéluctables. La participation affirmée de parties prenantes auparavant absentes ne devrait pas nous faire oublier l’existence d’autres groupes, de nouvelles exclusions. Qui sont les nouvelles parties prenantes et quels sont leurs rôles ? Toutes ces questions se posent dans un contexte où plusieurs problèmes s’aggravent et les marges de manoeuvre diminuent, rendant la prise de décision de plus en plus complexe et, en même temps, urgente.
La complexité des enjeux et l’urgence de l’action sur l’environnement sont deux traits des problématiques contemporaines et en émergence mis en évidence par les auteurs des deux articles regroupés dans cette section de la revue. À l’invitation faite par le comité éditorial, d’imaginer ce que nous réserve la prochaine décennie sur le plan de l’éthique dans leurs domaines respectifs d’expertise, les auteurs ont répondu à partir de deux perspectives complémentaires. Andrew Light préconise, d’une part, l’utilisation des théories morales existantes pour réfléchir immédiatement aux problèmes environnementaux émergents et, d’autre part, un travail plus minutieux de terrain, afin d’informer de la manière la plus rapide et pertinente les acteurs dans les très diverses situations de prise de décision auxquelles ils sont confrontés. Thierry Paquot, pour sa part, dresse les jalons d’un nouveau système conceptuel nous permettant de penser différemment l’environnement urbain et de poser de manière plus appropriée les questions éthiques que sa transformation suscite. Il s’agit de deux textes inspirants, exposant brillamment d’importantes préoccupations bien présentes dans les processus contemporains d’aménagement et qui orientent déjà les agendas de recherche.
Parties annexes
Note
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[1]
Findeli, Alain (2004). Les perspectives de recherche en design. Mode de Recherche, 1: p. 8