Corps de l’article
François-Xavier Garneau a beau avoir été désigné comme personnage historique en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel du Québec, sa vie est le plus souvent réduite à quelques images. Aussi y a-t-il longtemps qu’une biographie de François-Xavier Garneau était attendue. Celle que nous propose aujourd’hui Patrice Groulx permet de mesurer à la fois l’originalité du parcours de celui que l’on a désigné comme « notre historien national » et l’ampleur de sa contribution à la société de son temps. Le récit, principalement appuyé sur la riche correspondance de Garneau conservée au Centre de recherche sur la civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa (CRCCF), est rondement mené, agréable à lire, et le lecteur curieux y fera des découvertes qui éclairent non seulement l’homme et son oeuvre, mais aussi la société canadienne du XIXe siècle. On y trouve une efficace restitution du cadre urbain de Québec, une description dense des mouvements sociaux, politiques et médiatiques au fil des décennies et le déploiement de l’univers épistémologique dans lequel se meut Garneau, depuis sa naissance, en 1808, dans le faubourg Saint-Jean jusqu’à son décès, en 1866.
Le récit suit rigoureusement le déroulement chronologique et il apporte du neuf. Beaucoup de neuf. D’abord à propos de la première formation de l’historien. Les événements de la vie de l’enfant et de l’adolescent sont sobrement racontés, au plus près de sources dont la fiabilité est établie (correspondances diverses, textes biographiques de la main de Garneau lui-même[*]) : l’apprentissage précoce de la lecture chez le Bonhomme Parent, les études à l’école d’enseignement mutuel de Joseph-François Perreault, la contribution affectueuse de la famille élargie de Joseph-François Perreault au progrès intellectuel, professionnel et même économique du jeune François. Patrice Groulx met aussi en relief les lieux fréquentés, les déplacements dans la ville qu’impose cette formation, ce qui ajoute beaucoup d’épaisseur à un récit qui se révèle profondément urbain. Il reprend aussi, en la déplaçant dans le temps, l’anecdote du refus de Garneau de s’engager à devenir prêtre afin de pouvoir étudier au Séminaire – ce qui l’aurait empêché d’y accéder. Le récit est vraisemblable, toutefois, à l’époque, il témoigne de la méfiance à l’endroit de Garneau, auquel il sera beaucoup reproché de n’avoir pas fait ses lectures à l’ombre des bons prêtres. Il faut regretter que Groulx n’ajoute aucune autre source que Casgrain, car la dimension autodidacte de la formation de l’historien constitue un important fil d’Ariane dans la biographie. Dans cette même perspective, quelques explications sur l’enseignement mutuel auraient été bienvenues, car plusieurs des initiatives de Garneau participent à ce mouvement qui promeut une éducation pour tous, dont son rôle dans la fondation, en 1834, d’un périodique, L’Abeille canadienne, visant l’instruction des jeunes gens et des ouvriers.
En 1825, grâce à Joseph-François Perreault, Garneau entre en cléricature au greffe d’Archibald Campbell, l’un des plus importants notaires de Québec. S’appuyant sur les pièces des greffes et des correspondances, Groulx rectifie notre perception des liens professionnels et personnels que Garneau a entretenus avec Campbell. Alors qu’on tend à croire que Garneau ne pratiqua guère le notariat, Groulx montre qu’entre 1830 et 1842, il signe ou contresigne de très nombreuses pièces (1 150) du greffe du Campbell, auxquelles il faut ajouter celles de son propre greffe et de celui de Louis Besserer. Loin d’être présentées comme une sorte de hors-d’oeuvre au travail de l’historien, les autres activités professionnelles de Garneau sont détaillées tout au long de la biographie, y compris dans leur dimension financière, autour de laquelle Groulx peut entrelacer les aléas familiaux et professionnels. Ainsi, pour la période 1833-1844, les changements professionnels qui font passer Garneau d’« assistant-traducteur » à la Chambre d’Assemblée, à caissier adjoint à la Bank of British North America et à la Quebec Bank, puis, à « assistant traducteur français » au Parlement de Kingston, et enfin à la fonction de greffier de la Corporation de Québec sont présentés comme étroitement liés aux événements personnels qui marquent la vie de Garneau – mariage, décès, naissances, dettes, déménagements. Parallèlement, Patrice Groulx brosse un vif tableau des enjeux sociaux et politiques, y joignant les réactions de Garneau telles que les livre sa correspondance, mais aussi les poèmes, les récits et les textes plus polémiques qu’il a publiés à l’époque dans Le Canadien d’Étienne Parent, Le Castor de Napoléon Aubin et L’Institut. Publication scientifique, industrielle et littéraire, le journal qu’il a cofondé. L’effet global est saisissant. Garneau apparaît comme une figure importante de Québec bien avant la publication de son Histoire. Sa participation, dès 1831, aux réseaux savants de Québec, son travail auprès de Denis-Benjamin Viger à Londres de 1831 à1833, les six poèmes parus en première page du journal Le Canadien en 1833 et le fait d’avoir été parodié dans les Comédies du statu quo (1834) avaient déjà fait de lui une personnalité publique.
La suite du récit témoigne des mêmes capacités de synthèse. Je retiendrai, entre autres, la découverte que nous faisons des péripéties liées à la publication des diverses éditions de l’Histoire, des sommes considérables engagées à cette fin par Garneau et impossibles à récupérer, des attaques organisées du clergé qui visent à disqualifier son travail, de la quête incessante d’archives à laquelle se livre Garneau et de l’importance qu’il accorde à son propre jugement dans l’écriture de son Histoire. L’aventure de l’Abrégé (dont Garneau ne tira presque aucun profit) et celle de la traduction en anglais d’Andrew Bell qui, sur de nombreux points vise à contredire le texte publié en français, apparaissent comme autant d’épreuves dans la vie de Garneau. À cela se joignent les malheurs personnels et la maladie dont les progrès sont nettement marqués. Heureusement, il y a quelques moments plus heureux, qui permettent à Garneau de sentir que ses concitoyens lui font confiance. C’est lui, nous apprend le biographe, qui a rédigé le mémoire de la Corporation de Québec qui présentait la candidature de la ville de Québec comme capitale du Canada-Uni, lui encore à qui l’on a demandé de contribuer à diverses cérémonies commémoratives, dont celle du Monument aux Braves, lui encore qui se trouve placé au centre de la visite de la frégate La Capricieuse par le commandant Belvèze. Autre bonheur, sa fréquentation de la Bibliothèque de l’Institut canadien où il a emprunté tant de livres, dont le biographe égrène régulièrement les titres, à partir des registres d’emprunt, mais sans les mentionner.
À côté des déboires éditoriaux et des rebuffades critiques, de l’échec de la diffusion de l’Histoire en France, la vie intime de Garneau est exposée : ses relations avec sa famille – dont son affection pour sa petite-fille, Minette, et les relations franches et ouvertes qu’il entretient avec à son fils Alfred ; ses problèmes financiers, liés aux hypothèques contractées pour l’impression de son Histoire ; les polémiques autour du montant de sa retraite ; ses relations cordiales avec des figures aujourd’hui peu connues de la vie culturelle de l’époque, comme Henri-Émile Chevalier, Joseph-Guillaume Barthe ou le leplaysien Gauldrée-Boilleau.
Patrice Groulx fait un récit sobre, mais émouvant du décès de Garneau. Ayant auparavant, sans y insister, souligné la coïncidence qui fait tomber Garneau, lors de sa dernière promenade, devant le monument élevé en l’honneur de Wolfe, le biographe raconte la dimension nationale des funérailles ainsi que le mouvement d’appropriation de l’écrivain, lequel ne va pas sans quelques détournements du sens de son oeuvre. Puis il suit quelques-uns des personnages de l’histoire jusqu’à leur décès, sachant qu’on se sera attaché à eux. Il expose brièvement l’importance qu’aurait une étude de la réception de l’oeuvre de Garneau, laquelle reste à faire, ne résistant pas au passage au plaisir de relever une forgerie de document réalisée par l’abbé Casgrain.
Le biographe dépeint Garneau comme un personnage aimable et complexe qui s’affirme précocement et sait organiser sa vie de manière disciplinée, tout en profitant de toutes les occasions qui lui permettent de développer sa pensée : un premier emploi modeste chez Perreault pour faire un peu de sous et aider les siens ; le rôle d’accompagnateur d’un convalescent pour découvrir les États-Unis ; un don de livres pour accéder à une première société savante, la Société des Artisans de Québec, à 21 ans, puis à la Literary and Historical Society of Québec, à 22 ans ; un voyage de deux années en Angleterre et en France pour découvrir le monde culturel et politique et les luttes nationalitaires. Il démontre aussi que l’intérêt de Garneau pour les archives et pour l’histoire du Canada remonte bien avant l’hypothétique anecdote de Casgrain qui place l’origine du projet de l’Histoire du Canada dans une réponse faite en réplique aux quolibets des clercs de Campbell : il vengera « l’honneur de son peuple en écrivant sa véritable histoire[**]. » La grande majorité des actions de Garneau semble en effet, dès le séjour londonien, ordonnée vers l’écriture d’une Histoire qui soit nationale, du type même dont il regrette qu’il n’en existe pas qui rende justice aux sociétés amérindiennes, comme le révèle sa poésie. Car un regret me reste. Que le travail proprement littéraire de Garneau dûment recensé ait été peu pris en compte dans la dynamique heuristique de son travail d’historien. Le recours aux travaux de Robert Melançon, de François Dumont et de Gilles Marcotte, entre autres, aurait permis de comprendre l’importance du souffle poétique dans l’écriture de Garneau.
Tout n’a pas été dit, et il faut souhaiter, avec le biographe, que la correspondance de Garneau soit publiée, comme le souhaitait ardemment Gilles Marcotte, et qu’une édition courante plus ambitieuse que celle qu’il avait pris le soin de publier soit bientôt accessible aux lecteurs de tous horizons. Nous devons bien cela à ce François qui signait F.-X. Garneau et qui acheva sa vie en retravaillant, à partir de la relecture d’ouvrages d’Augustin Thierry, l’ultime conclusion de son Histoire.
L’ouvrage de Patrice Groulx offre un tableau vivant des échanges intellectuels à Québec : vie urbaine, courts portraits, évocation de pratiques usuelles. Il faut regretter que les sources de ce travail considérable soient le plus souvent élidées, renvoyées à cette bibliographie générale dont parle l’auteur à la fin de l’ouvrage, disant qu’il la tient à la disposition des lecteurs. Est-ce l’éditeur qui n’a pas souhaité la publier ? Si c’est le cas, un tel mépris pour l’érudition nécessaire à la réalisation d’un tel ouvrage est inacceptable. De même l’incomplétude de l’index. Les lecteurs peu familiers avec le dix-neuvième siècle québécois en seront quittes pour des explorations sur le web…
Parties annexes
Notes
-
[*]
Parfois la fiabilité des sources n’est établie que plus loin dans l’ouvrage, en particulier à propos des diverses notices biographiques circulant du vivant de Garneau, dont plusieurs sont de Garneau lui-même. Voir par exemple, dans Groulx, op. cit., la section « Ego-histoire », p. 226-229.
-
[**]
Groulx, p. 35. Le texte même d’Henri-Raymond Casgrain est plus lyrique et place un vers de Paradise Lost de Milton dans la bouche de Garneau (François- Xavier Garneau, Québec, J.N. Duquet, imprimeur, 1866 p. 26).